La
vallée du Manset
par Phil Casoar pour Libération (1994)
La
vallée du Manset
Trois
ans après Territoire de l'Inini, l‘étranger du rock français revient, à
coups de Terre endormie et autres Vallée de la paix, baliser son
paysage extrême. Portrait, description, légende. Le topo habituel.
Un
salon vide. Manset apporte deux fauteuils. Posés sur un carton
d'emballage, téléphone et répondeur.
On
croirait une planque provisoire d'espion ou de tueur à gages, louée
sous un faux nom pour exécuter qui sait quelle besogne, travail
d‘écoute, repérages.
Dans
la pièce voisine, à peine davantage de mobilier. Sur un divan-lit, un
sac de voyage bouclé. Pour un prochain départ ? Non, le sac n'a pas été
défait, et, faute de temps, il sera probablement rembarqué tel quel
vers la prochaine destination inconnue.
Sur
un ton popotte
Gérard
Manset s'assit de biais dans un fauteuil Voltaire. Habillé résolument
pratique : jean, Nike Pegasus 93, T-shirt. Routard clean - plus ou
moins -.
Crinière
encore noire dans laquelle il fourrage. Visage plus rond que sur les
photos connues, avant brouillage systématique. Voix qui dérape dans le
fluté quand il s'emballe.
Cet
homme étrange qui signe de si graves chants, des textes déchirants
comme des épines, coupants comme des cailloux du Golgotha, âpres comme
l'éponge de vinaigre, cet homme qui n'a rien à raconter parle
d'abondance de son art sur un ton popote, bonasse, prosaïque, en
gloussant parfois:
On
me prend pour ce que je ne suis pas. J'ai l'air sombre,
tyrannique, autoritaire; alors que mes amis me trouvent plut6t cynique,
drôle, léger dans d'autres registres.
Quand
on lui demande s'il a conscience qu'on peut l'écouter comme on
prendrait une espèce de purge amère, Manset, qui ne dit jamais public
mais clientèle, comme un praticien, opine mais encore faut-il que
la purge serve à quelque chose de positif. Il est évident qu'il y a
toujours le côté...je ne dis pas docteur-miracle, mais remède. C'est le
problème de la littérature, de la peinture aussi.
L’équilibre
de Poussin
Parmi
les peintres qu'on peut aller voir pour être parfaitement en règle avec
soi-même,
il cite Poussin. Dans l'éventail des titres à enregistrer, il préfère
donc favoriser ceux dont l’architecture se rapprocherait plus de
l'équilibre d'un Poussin que de l'anarchie
d’un Giacometti.
Manset
refuse de croire qu'on peut mettre du mal sur du mal:
Sans
vouloir rouvrir la plaie bouddhiste, je pense qu'il ne faut livrer à la
consommation que des choses rigoureusement propres.
Les
métiers manqués
Ce
que Manset veut savoir, c'est si cet album en quelque sorte stabilise ou
déstabilise.
Il
dit s'être interrogé après Matrice sur des chansons comme camion bâché
qu'il juge trop dure,
hard , et éviter désormais ce genre de descriptif
susceptible de déborder.
Je garde les trucs qui me
semblent être à énergie positive plutôt que... mais enfin
(se marrant), il
transparait toujours des choses galériques.
N'était-ce
pas lui qui disait il y a quelques années:
On
est tenté, lorsqu’on écrit, d'aller vers le drame, le côté noir parce
que ça inspire plus.
C‘est
lui, là-dessus pas de désaveu:
Le
baume et le mal, on n'a pas l'un sans l'autre; c'est le baiser au
lépreux, la douleur côtoie la félicité. Il serait difficile d'imaginer
un baume qui ne serait que nirvanesque.
A
propos de baume, Manset regrette de ne pas être médecin dans une ONG,(
Dans tous ces pays-là, on prend la main d'un gosse, c'est plein de
chancres, on ne sait pas ce qu'il faudrait y mettre, moi je ne sais
rien. On voit des fièvres, des mecs secoués des pieds à la tête
...et d'énumérer la panoplie des métiers manqués: instituteur (pour la poésie intarissable de
l’enfance),prof de philo (je
n'y connais rien, mais ça m'aurait amusé de voir la façon dont se sont
éreintés tous ces pauvres philosophes pour trouver des vérités qui
tiennent en quatre lignes dans le bouddhisme...),prof de
dessin (on
pose une fleur sur la table, on dessine cette fleur du mieux qu'on
peut, et on est récompensé non par une note, mais parce qu'on a
pratiquement réussi à recréer cette fleur en deux dimensions).
Conclusion
à la blague : Je suis
une ONG à moi tout seul.
Une
sorte de bric-à-brac un peu dadaïste
Sur
le mode du commentaire raisonné
de l'œuvre, rencontre à la volette avec l’oiseau de paradis.
On
croit toucher du doigt le paradis
On
en sort abimé, on en sort sali
En
deux vers, tout est dit. Pas d'erreur, on est chez Manset.
Paradis,
évangile hard-rock selon saint G, éprouvant par d'absurdes guitares
baston , et pourtant grandiose et secouant, grâce aux paroles
imprécatoires,
Si
l'on est effaré du chahut de métal qui plombe ce morceau, Manset n'en
démord pas:
Il
est né comme ça, point. Ce serait - comment s'appellent-ils -
Scorpions, si j'étais anglais ou allemand et si j'étais né dans le hard
rock. Bon alors c'est du pseudo hard-rock, on peut rigoler, on peut
faire ce qu'on veut.
Quand
on lui dit qu'après le coup de tonnerre pharaonique de Paradis, c'est
une caravane qui s'ébranle avec La vallée de la paix, le nomade dresse
l'oreille: Ah, caravane, l'image lui plait. Il faut se mettre au pas
des dromadaires, ne pas se presser:
C'est
vrai qu'il y des albums à pénétration plus ou moins rapide.
Quinzième
album dense, donc, long (54 min, surement le plus long depuis feu Orion
), dont tous les titres auraient été composés l'année dernière:
A
peu près dans la même foulée, il y en a d’ailleurs une autre "giclée ".
Il
s'agit aussi de passer outre le son parfois "maquette", oublier
l'enveloppe un peu rebattue des orchestrations pour goûter l'amande
amère des paroles et de la voix fêlée. Quand on l'entend, c'est-à-dire
quand le mixage en a laissé un peu.
Lorsque
Manset dit qu'il a l'impression de faire un acte littéraire plutôt que
musical, on ne peut qu'acquiescer. L'album, en tous cas, est revendiqué
comme 100% Manset,
sans certaines
faiblesses assumées, enfin...lâchetés des premiers albums.
Là,
par exemple, La vallée de la paix, je n'ai pas besoin d'aller le
déposer à la SACEM, personne ne l'aurait fait.
Paradis,
il n'y a pas aujourd'hui un auteur qui va me balancer : "On en sort
abimé, on en sort sali", point.
Mais
on ne peut pas être tout le temps dans le 100% Manset, parce que c'est
oppressant. C'est pour ça que j'ai balancé "Les échinodermes".
Qui sont quand même "100% aussi".
(riant)
La
ballade des échinodermes, un boléro mollusque qui s'étire, spirale,
s'éteint dans une ultime éruption de guitares:
C'est
la fin de ce monde-ci
Et
de sa chair en dent de scie
Tout
est profondément perdu
Sait-on
ce que l'on a connu
Des
singes ou des échinodermes
flasque
fin de siècle.
Épilogue
frileux
Plus
misérable que galeux
Il
y a un quart de siècle, Animal on était déjà mal, le dos couvert
d'écailles ; aujourd'hui, nous
sommes des échinodermes dont la carapace renferme un venin douloureux.
Manset a écrit cela comme suit.
Autour
du mot echinodermus attrapé au Brésil dans une conversation, il a
bricolé une sorte
de bric-à-brac, de savoureux mélange, un peu dadaïste sur les bords.
J'ai mis ça pour être un pont avec les années 68-70, détendre un petit
peu l'atmosphère de cet album trop grave peut-être; bon alors une
petite gaudriole, enfin ce n'est pas une rigolade d'ailleurs, parce que
finalement le texte est assez sévère: "mangera la chair de nos yeux",
ça vient quand même à la fin.
Nous
descendons des holothuries.
Les
réminiscences au Manset archaïque ne manquent pas, sur tout l'album
(voix en canon, effets, guitares sèches, arrangements à la fois datés
et intemporels, formules).
D‘où
sans doute la pochette, approximativement
psychédélique, c'est rien de le dire.
Quand
on lui signale que nous descendons tous, nous autres vertébrés, d'un
échinoderme, l'holothurie, sauciflard amorphe posé au fond de la mer,
impasse de l'évolution végétant depuis cent millions d'années dans cet
état de nullité béate, il coupe tout en mettant en garde contre toute
intellectualisation de l 'affaire: Voilà, holothurie; ben c'est très
bien, nous descendons des holothuries, j'en suis ravi. Je ne suis
moi-même qu'un tube par lequel passe l'information pour arriver à des
chansons malléables et en partie digérées.
Et,
au quart de tour, de s'approprier l'holothurie pour filer une autre
métaphore, quand on l’interroge sur Deux pigeons , où notre ménestrel
mélancolique détourne, sur fond d'épinette, le début célèbre
(…s'aimaient d'un amour tendre) d'une fable du bon Jean de La Fontaine.
On
a de grands ainés, de temps en temps ils retransparaissent comme ça
d'un seul coup.
Pour
justifier cette invocation, selon lui non préconçue, au fabuliste,
Manset en appelle à ce qu'il nomme son "imbécilité" qu'il nuance pour
finir en "clairvoyance":
On a envie de parler aux choses.
Un
état dans lequel je me plonge ou bien dans lequel je baigne, de la même
manière que l'hol0thurie de tout à l'heure, est au fond de son truc,
repue et immortelle. Et donc, dans cet état primaire, cette holothurie,
incapable de se mouvoir parce que sans membres, peut-être pas d'organe
de la vue ou de l'ouïe, je ne sais pas, pressens quand même dans ce
bouillon de liquide (qui avait été évoqué dans Matrice), qu’il y a des
choses autour. Et ces trucs un peu plus solides, il faut croire que ça
relève de mes pauvres études bâclées.
De
temps en temps des concepts, plus que des phrases classiques ou des
références, sortent; des trucs qui veulent surement dire beaucoup pour
d'autres, mais qui pour moi ne veulent absolument rien dire, puisque ça
ne se rattache à rien, sinon à de vagues souvenirs perdus. Peut-être un
mot dit par un prof dans une classe à un moment où je regardais par la
fenêtre, ou il y avait du soleil, et bon…
Quant
au thème de l'amour blessé, qui court de Deux pigeons à A qui n’a pas
aimé ?
Il
est évident que là c'est lié à l’âge. Plus on avance et plus on se rend
compte de la fourberie face à laquelle on n'est pas armé.
Le
couple de Deux pigeons pour le créateur de Un homme une femme, c'est
Roméo et Juliette, en butte au complot du monde extérieur. Comme les
paroles sont assez ambiguës, dit-il, elles peuvent laisser entendre que
peut-être tout n'est pas rose à l'intérieur du couple Roméo et
Juliette, mais néanmoins ce n'est pas ça qui justifierait une fêlure,
non, la fêlure c'est l'acharnement extérieur à déstabiliser tout ce qui
peut se rapprocher d'une pureté absolue.
Il
faudrait encore parler de Quand le jour se lève : voix exténuée, aube
recommencée. Avec cette vignette saint-sulpicienne pour livre
d'histoire jauni:
Tout
est semblables aux arènes
Aux
chrétiens écartelés
Au
divin dissimulé
Entre
les brûlures du sel
Il
faudrait parler de La terre endormie, au texte couleur de jour des
morts,
Mais
la ville est éteinte
Le
pare est glacé
Comme
l'est ton étreinte
Ton
bras délacé
et
ses voix dédoublées, comme aspirées par un vortex, un trou noir de la
table de mixage.
Parler
de Face aux objets, avec une légère tendance aux verbeux, sa rythmique
volée de bois vert:
Un
petit problème métaphysique comme ça qui m'est venu il n'y a pas
longtemps, c'est vrai qu'on a envie de parler aux choses (coup d'œil au
magnétophone), qu'on a des liens avec les objets qui sont pas toujours
aussi simples et gratuits qu'on ne pourrait le croire.
Il
faut surtout parler de A qui n'a pas aimé.
A
qui n'a pas aimé, élégie funèbre finale, avec violons pleureurs de
synthèse (pas de séances de cordes, exceptionnellement sur ce CD pour
cause de conflits entre musiciens et maison de disques). Quelques
couplets sans retour:
D'avoir
été ensemble, de n'être plus
Que
ce qui dans les larmes et dans l‘eau se dilue
Comme
une plante arrachée
A
la terre au fumier
Qui
par sa tige reste attachée
Et
ne peut ni grandir ni périr ni passer
Simplement
dépérir
A
qui n'a pas connu l'amour
N'a
pas aimé…
"A
qui n'a pas aimé", a l'origine faisait quatre minutes et ne
fonctionnait pas. Je voyais le texte tellement grand, apothéose,
tellement précis que je ne comprenais pas comment je pouvais avoir une
chanson aussi banale a l'arrivée.
C‘est
en cherchant ses harmonies de cordes avec un play-back sans la voix,
que Manset comprend comment le titre va et doit finalement s’étirer
majestueusement:
Il
se déroule sur neuf minutes, de temps en temps on vient, on écarte le
rideau de cordes, on chante trois phrases, et on s'en va.
Et
pourquoi donc, lui, qui expose ses peintures en galerie, n'a-t-il
jamais illustré une de ses pochettes ?
Ce
serait un autoportrait, alors ?
En
échinoderme.
Un
autoportrait en holothurie
Note
que dans holothurie, il y a tuerie.
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Extrait
d'une interview de cinq pages du "Bulletin" (de l'industrie du disque
et des médias) à la sortie de son quinzième album, "La vallée de la
paix"(EMI)
Gérard
Manset, ton image, c'est cette absence d'image?
GM:
Je gère ça sans problème. Il y a un titre "Mauvais karma": "tire le
manche vers le bas, les choses vont et viennent, s'allument et
s'éteignent et sont heureuses et saignent, interminablement, sur cet
écran..." j'ai souvent eu cette sensation: je suis seul maître à bord
avec la solitude que ça comprend, "Capitaine Courageux".
Si
demain matin je veux ouvrir, parfaire l'image, je le ferai en toute
connaissance de cause, je sais bien ou j'irais, ce que ça fera et les
retombées que ça aura. Ça peut sembler, pour le lecteur, au-delà même
du caprice, le jeu ultime. Ça ne veut pas dire que je joue avec le
public, que je m'amuse de lui ou que je le traite en dérision, mais
avant toute chose c'est moi qui continue à vivre, avant toute chose il
faut que je prenne du plaisir et, après ce plaisir, il en tirera
peut-être.
Mais
en même temps, il y a des choses que j'aurais du mal à oublier, c'est
les sensations, et là, on ne joue plus. Ce sont des éléments que je
pourrais combattre mais que je ne cherche pas à combattre, c'est
presque en rapport avec l'au-delà. Je suis de plus en plus proche de la
démarche conventionnelle de l'Indien qui ne veut pas qu'on lui prenne
son âme.
Pas
d'image. Alors peut-être que d'avoir beaucoup voyagé, beaucoup pris de
photos... d'ailleurs j'en prends de moins en moins, je fais de plus en
plus attention, ce n'est pas une pudeur, mais je trouve de plus en plus
illégitime de prendre des gens en photos.
Quant
à moi, je sens très précisément que je n'aime pas, que je n'aimerais
pas.
A
la limite, j'ai encore ce réflexe de prendre, de développer, de tirer,
et je déchire tout de suite. Et je jette.
Ça
ne m'empêche pas d'avoir sorti un nouveau livre de photos, mais on est
plus dans un registre poétique, je ne crois pas qu’il y ait d'âmes
volées dans ce livre. Disons qu'avec l'image, je prends beaucoup de
précautions, j'essaye d'avoir une action raisonnable.
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UNE AUTRE VILLE, UNE AUTRE PLAGE, UN AUTRE UNIVERS
LE MONDE | 08.01.1995 |
Par VÉRONIQUE MORTAIGNE
Auteur
énigmatique, compositeur solitaire, le chanteur Gérard Manset a pris
pour habitude de se tenir à l'écart. Après le roman Rêve de Siam (1987)
(sic !!), il vient de publier deux recueils de photographies, vision
fugitive de voyages lointains, et la Vallée de la paix, un album au
titre biblique.
Gérard Manset, le chanteur, voyage. De Nong Kai
(Thaïlande) à Iquitos (Pérou), il y a des gamelles en fer-blanc. Des
filles engluées dans une lente perdition. Endolories et souriantes.
Soumises et meurtries. Il y a des plages inondées d'embruns, des fumées
de brasero, des indigents innocents, des bleus délavés, des steakhouses
en bois ou en béton, des tearooms louches et des gogos-bars défoncés.
Un monde périssable où domine une inconstance qu'il convient de
photographier.
Après Wisut Kasat (1), récit en noir et blanc, paru
fin 1993, Aqui te espero (2), recueil de photographies en couleur, «
petite poussée de fièvre iconographique », dit l'auteur, vient
d'arriver, en même temps que "la Vallée de la paix", album à plusieurs
niveaux. Cet ensemble est censé en dire long sur l'état de ce monde que
l'on dit tiers, ces « pays où la liberté n'a besoin ni de lois ni de
règlements pour s'exprimer ».
Gérard Manset, le photographe, écrit,
combattant ainsi « les apparitions de plus en plus rapides du futile ».
« Il », le narrateur de ces voyages en terres lointaines, cherche « des
médecines » contre l'inutile. Les photos sont simplement terre à terre,
le verbe philosophique.
La pensée Manset, comme la musique ainsi
labellisée, est un édifice complexe, fait d'archaïsmes et de
virtualités. Du blanc et du noir. Des jours de déprime, d'autres de
soleil. Sourire et lunettes noires. Manset ne joue pas le jeu de
l'industrie. N'est jamais monté sur une scène, a passé au pilon une
partie de sa production discographique en 1990, par souci d'épuration.
Manset
aime Molière, Beethoven et Poussin. « Je suis, dit-il, pour une
organisation du monde à la Poussin : les hommes, les femmes, le ciel
sont à leur place, les anges aussi. »
Blouson de jean, T-shirt et
baskets, Manset choisit la sienne, en donnant rituellement ses
rendez-vous aux portes de Paris, XVIe arrondissement, dans une
quelconque brasserie enveloppée de velours kitsch : frontalier, un pied
ici, un pied ailleurs.
Manset n'aime pas les photos. De lui, une
seule représentation circule. Le visage est caché par la main (la
pochette de Matrice, en 1989, dévoilait le chanteur jusqu'au cou, mais
nous privait déjà du visage), pour s'opposer à l'impudeur du siècle.
Manset
n'aime pas les conversations enregistrées. « C'est de l'ordre du vol,
j'ai la sensation physique que l'on part avec un de mes bras, ou une
jambe. Comme les Indiens de l'Amérique du Sud croient qu'on leur vole
leur âme en les photographiant. »
Au croisement de l'an neuf, il
revient de son cinquième voyage à Cuba, il est bronzé et s'adonne,
c'est une nouveauté, avec une volupté de professionnel, au jeu des
questions-réponses.
Le bonheur sans intérêt.
Cuba est une chance
pour un partisan de l'anti-spectacle : « Sous cloche depuis trente ans,
le pays n'a pas subi les effets pervers du bombardement médiatique. »
Une
chance pour un défenseur patenté du bonheur sans intérêt, « de la
peinture d'État, de la musique de commande. Ni Goya ni Velasquez n'ont
manqué de talent en honorant les désirs des princes ».
L'argent du
rock, de la chanson, n'intéresse pas Gérard Manset. L'invention du
droit d'auteur « amorale » et de son collecteur, la SACEM, « une belle
machine », la cherté des concerts et la légèreté du show-biz où la
simplicité n'est pas de mise, mettent le chanteur en complet décalage
avec son époque.
« L'argent me fait peur, mais je suis retors. Je
suis capable de calculer exactement combien coûte un spectacle, et de
gérer un budget au moindre prix. C'est effarant. »
Une industrie,
une école de la vitesse et du gâchis, à laquelle Gérard Manset s'est
efforcé d'échapper en n'apparaissant jamais, gardant ainsi le mystère
entier. Tenté par l'expérience ?
Sûrement. « Mais les musiciens ne veulent pas de moi. Je les prive peut-être de chabada bada décontractant. »
Réactionnaire, dépressif, rabat-joie, Manset ?
«
Non, c'est du bon sens. J'ai été bouleversé par les banlieues que l'on
rasait : Montrouge, Levallois, Issy-les-Moulineaux. Qu'on y construise
des barres, d'accord. Mais tout raser...
Je m'y promenais. En voyant
les lambeaux de papier peint accroché aux murs détruits, je me disais :
voilà des millions de mètres-cubes de malheur qu'on installe chez les
gens. On les coupe de leurs racines. Comment voulez-vous dans ces
conditions qu'un fils respecte son père ? »
Sur les photos, les
objets et les enfants rassurent. Sur sa pochette de la Vallée de la
paix, dessins de fleurs aux couleurs saturées, le musicien affiche un
parti pris psychédélique.
« Flower-power » : je regrette d'avoir
vécu cette époque en surface. Peace and Love, voilà, c'est le dernier
mouvement idéologique qui coïncide avec le vivable. La société de
consommation atteignait son apogée. On commençait à fricoter à droite à
gauche, mais il y avait encore Papa et Maman. Depuis, le monde ne
tourne plus rond. »
Dans sa forme, la Vallée de la paix est un album
marqué de maladresses dont Gérard Manset se réjouit. La voix très en
arrière est parfois inaudible, le langage est codé.
« Les gens
n'aiment-ils pas que l'on cultive le côté fragile de l'homme ? J'ai un
timbre médium, et certains textes sont difficiles à entendre, même si
je les disais clairement. »
Serons-nous perdus dans ces sons outrés
(le monde tel qu'il est), guidés par la voix tremblante, droite et
aérienne, brisée dans sa logique (le mental et le spirituel).
Mélancoliques,
lancinantes, compost où la pureté rejoint la pourriture, les chansons
passent de l'ombre à la lumière, et au filtre du doute.
« Tant que
tout n'est pas mixé, cela peut passer à la poubelle », dit Manset,
champion de l'aléatoire. « La Vallée de la paix est un album baroque,
avec surcharge de stuc, de plâtre, d'or vrai, massif, de vierges sur
piédestal. J'aurais voulu mettre davantage de cordes dans les
arrangements, mais le conflit entre les musiciens et les producteurs
m'a obligé à limiter mes ambitions.
Pour les textes, on est dans le
sacré. » Un sermon. Un traité lunaire, où les gens respectables, curés,
instituteurs, médecins sont emportés dans le chaos de désirs angéliques
et impurs, dans la tourmente des mondes coexistants.
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Blah-Blah-News (1994)
"L'arête du poisson au milieu de l’assiette, c’est facile"
Il
ne faut jamais se fier à des intuitions dont le fondement n'est pas
stable, dont les bases ne reposent pas elles-mêmes sur du béton. La
preuve, cette rencontre avec Gérard Manset. Je me suis retrouvé
directement dans une conversation où chaque mot était tout sauf banal,
pas la petite causerie anodine sur un coin de table. A peine le
magnétophone branché, Manset démarre, les mots ont tellement
d'importance qu'il ne se laisse apparemment pas diriger par les
questions. D'emblée, il me dit qu'être journaliste rock doit être
passionnant si on s'attache à la vie des gens, des artistes en tournée,
car il y a peu à dire sur les disques et la profondeur de l'ensemble
des paroles dudit « rock ». Ce jalon posé, on sait devant qui on est
assis. Gérard Manset demanda aimablement que soit baissé le son de la
musique ambiante, déjà pourtant quasiment inaudible. Durant quelques
minutes, nous devisâmes agréablement de l'écriture, de la critique, de
l'art de rendre compte, que Gérard Manset mit en parallèle avec la
rédaction d'une saynète, qui est comparable à la composition d'un
tableau, lui-même fait d'un ensemble d'éléments que l'on dispose
suivant ses goûts, ce qui peut donner du Poussin ou du Giacometti.
Toujours selon l'auteur, Poussin est plus harmonieux que Giacometti,
c'est moins traumatisant, et aujourd'hui ce ne sera ni l'un ni l'autre,
mais un abstrait quelconque faisant du cubisme et qui sera exposé dans
une galerie du VIIIe arrondissement, même pas dans une galerie du Ve…
-Blah Blah: Gérard Manset, ces errances dans les bars de la couronne parisienne, elles te permettent des rencontres anonymes?
-Gérard
Manset : Non, juste une parenthèse sur ces bars, il est vrai qu'il y a
une dizaine d'années il y avait un circuit de bars au style 1930, dont
certains en banlieue, mais ils ont tous basculé dans les mêmes travers
que le reste de l’humanité, c'est-à-dire musique non-stop, on ne
pouvait plus boire de petit crème après dix heures du matin car ils
installaient leurs nappes en papier en prévision de l'avalanche de
déjeuners qui durera jusqu'à quatre heures de l’après-midi, il n'y a
plus de bar, il n'y a plus de café. Parenthèse fermée, mais où
écrivent, malgré tout, les Céline et les Rimbaud?
-BB: Peut-on
dire que Gérard Manset, depuis qu'il fait de la musique a une marque de
fabrique, qu’il a un style, qu'il a une unité de temps au-delà de
l'évolution des techniques d'enregistrement?
-GM : Évidemment il y a des points communs, des paramètres incontournables, le mot m’échappe.
-BB: C'est-à-dire des plots de sécurité, un savoir-faire, une volonté, il n'y a jamais de tentations?
-GM:
Il y a toujours des tentations, mais j'envisage toujours les différents
pôles, tous les éléments, et comme c'est lié à ma nature, à mon thème
astral, lion-cancer, j’associe tout ça au sens de l’entreprise, que je
rattache au lion, très rigoureux, net et carré, sans prise de tête,
clairvoyant, je suis pugnace, plutôt acharné, je ne laisse jamais le
moindre détail s'enfuir, se transformer, se modifier, sans que je
m'enferme dedans. J'y mets toute ma force de caractère, mais pas de
frénésie parce que c'est très froid, tout en ayant un grand sens de
l’analyse. Si je suis accroché par une idée, je suis prêt à y passer
quarante heures, pourquoi pas quatre cents heures, là où un autre n'y
consacrerait que quatre, c'est peut-être hors de proportions.
Je
ne perds pas de temps en nombrilisme de travail, j'envisage toutes les
conjonctures et toutes les configurations afin d’être certain que le
résultat soit parfait et incritiquable. Il y a un refus absolu de ne
pas aller au fond des choses, d'arriver à la compréhension du problème,
mais bien sûr il n'est pas question d'associer tout ce qui est
universel à cela, il s'agit de ma musique.
D'ailleurs
quand j'ai commencé à chanter c’était par pure provocation. Comment
est-ce que des mecs dans des maisons de disques ont accepté l’idée
qu'un type comme moi puisse chanter, qui plus est des trucs comme «
Animal on est mal », car c'est impraticable, mais en même temps il n'y
avait pas d'autre solution, je n’avais trouvé personne à qui le faire
chanter et depuis je suis auteur-compositeur-interprète, car je ne
capitule jamais, exception faite du domaine physique, tout le monde ne
peut pas courir un cent mètres en dix secondes. Donc on est dans le
domaine du possible, par exemple, si j'ouvre Zola, l'analyse se met en
marche, et il est possible, avec des périodes de temps différentes
suivant les vitesses d’analyse des gens, d'écrire comme Zola, il suffit
de partir à la découverte des mots, c'est un apprentissage, il faut
être curieux, voilà, c'est le maître mot. C'est cette curiosité qui m'a
amené très vite à lire et écrire la musique alors que par ailleurs, au
lycée, je n'ai jamais brillé par mes résultats. J’ai eu un zéro
éliminatoire en français au bac. J'en suis ressorti avec le sentiment
que les professeurs avaient un éminent savoir et que moi j'avais un
regard de naïf, d'avorton, de têtard sur les choses. Et finalement ça
me permet aujourd’hui d'être en contradiction avec beaucoup de mes amis
qui sont dans la même tranche d’âge que moi, qui se posent beaucoup de
questions auxquelles ils n'ont pas de réponse, ni de la part des
médias, ni même de la foi, tout au moins la foi avec un petit f, car
j’ai évacué tout ça une fois pour toutes. Moi j'y applique la formule
du déplacement, prôné notamment par le bouddhisme, ce qu'on ne trouve
pas ici, on le trouve ailleurs.
-BB: Une forme de compensation!
-GM:
Pas du tout, compensation voudrait dire que, n'ayant pas A, je prends
B. Pour moi, A existe ailleurs, je vais le chercher. Le globe est une
machine à remonter le temps, on peut trouver l'état de la France il y a
cinquante ans, un siècle et même au-delà.
-BB : Comme certaines parties de l'Inde, par exemple, pourraient être notre Moyen- Âge ?
-GM:
Et pour peu que l'on parle la langue, on doit trouver ce qu'on est venu
chercher. Prenons l'exemple de la Thaïlande, à l’époque je sortais du
Royaume de Siam et (je citais plus haut Zola) dans "L'Assommoir", pour
être précis, Il y a une scène où deux des personnages du roman se
donnent rendez-vous dans un restaurant. Zola décrit cette scène sur
plusieurs pages. Les personnages se parlent avec respect et toute cette
scène est d'une grande délicatesse, on y retrouve la même forme de
rapport notamment vis-à-vis des jeunes filles qu'en Thaïlande. Voilà
qui illustre le propos du déplacement. Cet acharnement à aller chercher
ailleurs est vital pour moi, alors que d'autres se contenteraient plus
simplement.
-BB : Finalement, vous êtes en train de vous décrire, de dépeindre votre caractère?
-GM
: Pas tout à fait car j’y suis contraint. C'est peut-être mon côté
infantile, on sait que Prévert avait cinq ans d'âge mental, Gauguin
était un marginal, quant au douanier Rousseau? Je ne suis pas non plus
dans un processus de recherche continuel, je suis plus simple que ça.
Je me suis fait piéger, je suis un peu comme un cobaye, c'est un peu
comme le type que la NASA fourre dans une capsule pour qu'il tourne
autour de la Terre, on lui palpe le pouls et tout le reste durant son
séjour dans l'espace et moi, je suis palpeur et palpé, je suis obligé
de faire les deux.
-BB:
Dites-moi, pour faire suite à la première question, Manset travaille
quasiment toujours sur le même tempo, avec le même volume?
-GM:
Il y a eu une époque où j'ai eu des mots plus hauts que d'autres, mais
aujourd’hui, chemin du juste milieu, parole du juste milieu, pensée
juste, et tout ceci n'est pas théorique, d'ailleurs je parle trop. Mais
je me suis éloigné actuellement un peu, de cette voie. Pour en revenir
à la question, aujourd'hui j'ai une rigueur froide et trente, quarante
fois je me pose la question et finalement ce rythme est le mien, mais
chaque fois je me pose la question. Je ne me contente pas de réponses
faites. Si la réponse me semble trop aisée, alors une lumière s’allume
au fond de moi et m'incite à y retourner. Mais à un moment donné
l'objet doit sortir, il contient certainement quelques maladresses,
mais je suis lucide, il y a deux types de maladresses„ celles dont je
pourrais débattre avec celui qui les mettrait en évidence tout en
sachant que si j'avais le temps nécessaire je pourrais y remédier, et
puis d'autres qui pourraient être des légèretés dues à la fatigue, des
erreurs de production. Alors que, depuis « Lumières », je sors des
produits sans erreur, ce sont ceux-là qui sont critiqués, alors que
pour « la Mort d'Orion » personne n'a jamais rien dit.
- BB:
N’est-ce pas lié aussi à la culture des médias, aujourd'hui, n'est-ce
pas dans l'air du temps de critiquer plutôt que d'extraire le bon?
-
GM : Il y a un peu de tout ça, mais il y un phénomène général qui fait
que beaucoup d'œuvres ne sont pas abouties, on en voit les trames, sur
Orion, il est facile d'occulter les manques et de ne voir que
l'inspiration à l'état brut, par exemple Giacometti, mais dans un album
comme « La Vallée de la paix », on est dans Poussin, les personnages
sont là, les allégories existent, les coins sont remplis, il y a une
vraie masse sonore, tout se tient, c'est certainement plus dur d'y
pénétrer. Il est plus ardu de tendre vers Poussin, car des
pseudo-Poussin il en existe beaucoup et il suffit d'un rien pour gâcher
l’harmonie. Mon but est de tendre vers du classique, c'est un risque,
l'arête du poisson au milieu de l’assiette, c’est facile. Prenons Goya
comme exemple, il y a de la folie dans ses toiles et c'est un des plus
grands classiques en peinture, aussi pour retomber sur mes pieds et
revenir à la musique, donc avec un texte tel Mur de sable, on est sur
te corde raide, donc, avec du métier on s’en sort et avec Les
Echinodermes on peut être proche du texte conventionnel type SACEM, la
marge est mince, c’est comme Zola, il, emploie les mots de tout le
monde mais il y a, par page, les quatre lignes qui font Zola.
-BB:
Manset c'est aussi, si j'ose dire, des formules, des associations de
deux mots, l'un physique, géographique, l'autre plus sentimental?
-GM:
On est dans un registre auteur-compositeur, je ne finis jamais un texte
sans finir la musique qui va avec. Il y a des règles, mais je ne les
connais pas, mais par contre il y a des non-règles et c'est celles-là
qu’il faut éviter, je peux très bien avoir un quatrain et, si je
continue sur ma lancée, je me retrouve avec un texte qui ne va plus
aller avec la musique, parce que, à cause de la voix, de
l’articulation, il est inéluctable que ces choses se terminent avec une
guitare à la main, par contre, à côté, j’écris un peu, de la prose, et
là, les règles ne sont pas les mêmes. On ne peut pas appliquer l'art du
vers totalement à la chanson.
-BB : Pourtant, une chanson, c'est rigoureux?
-GM:
Oui, mais j'essaie de casser ce jeu, et on se retrouve avec des mesures
parfois impraticables, je pourrais réorganiser le tout, mais il n'y
aurait plus l’esprit, alors il faut explorer Dans ce disque, la chanson
« A qui n’a pas aimé » (n’a pas connu l’amour …sic) à cause des
accords, do mi et ré mi, s'est faite dans la douleur, mais au final,
j'en suis extrêmement fier, j’ai cherché toutes les combinaisons et je
ne suis pas tombé tout de suite sur la bonne, car en général, pour les
trois quarts des chansons, je trouve facilement l’harmonisation. Donc
pour cette chanson, ces quatrains qui semblent parfaits, finalement je
me suis retrouvé au niveau rythmique avec du 4/4, du 3/4, du 2/8, j’ai
eu les pires problèmes avec les musiciens, alors que ce truc m'était
venu simplement à la guitare, on peut le comparer avec Blue Rondo à la
Turc, à l'oreille pas de problème, mais à jouer !
-BB: Manset, c'est aussi un son, une apparente monotonie?
-GM
: C'est un phénomène d’époque, si on écoute la Troisième, la Quatrième
ou la Cinquième de Beethoven, il y a ce phénomène de monotonie, c'est
donc, disais-je, lié à cette époque où tout va trop vite, c’est un
problème qui est lié au compositeur et à son style très personnel.
Dans
mon cas, il y a l’effet voix, elle peut, à elle seule, partager le camp
en deux équipes, ceux qui supportent et les autres. Je ne fais pas une
musique neutre, ce ne sont pas des play-back que je mets en
circulation. La partition, l’instrumentation de « Face aux objets »,
c’est quelque chose de merveilleux, si un jour je veux me mettre à de
l’instrumental, je n'aurai que peu de choses à réécrire, car c'est déjà
très riche en harmonies, et puis je chante beaucoup, presque tout le
temps. J’ai peut-être un problème d'équilibre entre la voix et la
musique que je n'ai pas résolu, peut-être laisser plus de place à la
musique?
-BB: Est-ce qu'il y a des musiques ou des textes jetés ?
-GM
: Oui, « A qui n'a pas aimé » a failli être écarté, car je ne me suis
pas tout de suite rendu compte qu'il fallait que je fasse une
introduction longue comme un péplum et qu’au bout de trois plombes je
pouvais chanter trois minutes. Je ne l’avais pas envisagé sous cet
angle et c'est une donnée qu'on ne maitrise pas, je la voyais durer
quatre minutes et finalement elle en dure neuf. Elle devait être faite
comme ça, je ne concède rien à la trahison, le destin de cette chanson
n'a pas été modifié, j'aurais très bien pu faire quelque chose de
simple et facile, j'avais le texte, la musique, tout allait bien, mais
comme j'envisage toujours les différents aspects d'une même chose, je
me suis rendu compte que je devais trouver une autre voie.
Le
bonhomme est tel qu'on pouvait l'imaginer. Il utilise à merveille les
mots. il est proche et loin, il charme et effraye, il n'est pas
versatile, il n'a qu’une obsession, faire mieux, pas dans le sens «
peut mieux faire », mais parfaire à l’infini sans rien oublier. Même
s’il donne l’impression de ne pas être là, de ne pas subir les
contraintes douces et dures du monde de tous les jours. Manset s'est
construit un rôle et un univers dont il connait les portes de sortie
et, s'il fait croire que ce domaine est fermé à double tour, il n'en
est rien, tous les ponts sont ouverts, tous les gués franchissables,
tous les chemins praticables.
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Émission « Rendez-vous vous êtes cernés » France-Inter / Janvier 1995
Animateur : Sylvain Augier
-Bonjour Gérard Manset…
-Bonjour…
-J’avais
jamais vu votre visage avant de vous rencontrer, c’est quand même rare
ça…pour quelqu’un qui produit des disques à 100.000 exemplaires
systématiquement dès qu’il en sort un, ce qui est le cas en ce moment.
-Oui,
ça c’est une question de stratégie...euh.. ça fait une bonne dizaine
d'années que j'ai préféré, comment je pourrais dire, installer une
sorte d’aura un peu mystérieuse, enfin mystérieuse c’est pas le terme,
mais de pudique, disons autour du matériel musical, voilà..
-Je sais
aussi que vous n’aimez pas trop rencontrer parmi les journalistes
auxquels,… les rares journalistes auxquels vous accordez des
interviews, ces Mansénophiles ou ces Mansénomanes, parce qu'il y en a,
il y a vraiment une centaine de milliers de personnes en France qui
sont des fanas complets de tout ce que vous faites, qui se jettent sur
vos disques et nous en avons d’ailleurs fait parler avec Stéphane
Malard, et ce sera amusant d’écouter par ma voix ce que nous avons
recueilli, mais vous préférez avoir à faire à quelqu’un qui vous
connait pas forcément très bien, c’est vrai ?
-Euh non, c'est pas
tout à fait vrai, non, je n'aime en fait avoir à faire, ni à ceux qui
me connaissent, ni à ceux qui ne me connaissent pas, la réalité serait
que j'aime parler des produits et pas tellement de ce que je suis ou
des raisons pour lesquelles je fais quelque chose, j'ai aussi développé
souvent l'idée que je serai une sorte de tube par lequel passerait des
informations, que je suis simplement censé consigner, mettre en forme
et que mon travail serait un travail comme ça, d'ordre presque
technique et que j'ai beaucoup de mal à m’égarer à partir dans un
certain flou artistique sur… sur la nature de la personnalité, de
l'individualité, de l'authenticité, toutes ces choses-là…
-Vous êtes
très mal tombé dans cette émission parce que je ne vais vous poser des
questions que sur vous, vous êtes quand même au courant ?
-On répondra mais on essaiera d’être bref…
-
(rires) Ben pas trop parce qu’on a quand même une heure à combler tous
les deux…et puis ça m’étonne, dernier petit mot avant de passer de la
musique, que vous parliez de produit, ça vous va très mal de parler de
produit, vous n’êtes pas un vendeur, vous…
-Si, disons que je ne
suis pas tout à fait un vendeur, disons que je serais, non pas un
prophète, comment je pourrais dire, mais une sorte de…, y’a un côté un
peu sermon, un côté bonne parole, y’a une sorte de prosélytisme, en
quelque sorte dans la poésie qui fait que… on est censé véhiculer le
mot de la meilleure manière possible, c'est un peu réducteur et
succinct mais… et non pas le laisser promulguer sous différentes formes
qui ne seraient pas justement conformes à cette éthique.
-Alors
nous avons décidé ensemble de passer cette chanson, « Paradis » qui est
la première de votre album qui vient de sortir « La vallée de la paix
», c'est pas très optimiste comme paroles, hein ce que vous avez…?
-C’est
très drôle, j’ai pensé pour une fois faire un album, au contraire,
d'une sérénité absolue. Si on prend mot à mot chaque phrase et qu'on
cherche à les expliquer, ça peut effectivement ne pas être d’une gaité
folle, mais l'acte en lui-même est positif, c'est ça que j'aurais aimé
qu'on retienne, et « La vallée de la paix » c'est quand même une vision
paradisiaque et, non je peux pas admettre que… bon mais je me trompe….
-
« Paradis », Gérard Manset, extrait de ce dernier album qui donne lieu
aussi à un clip d’ailleurs, à une vidéo, c’est rare aussi avec vous,
Gérard Manset, extrait de cet album qui s'appelle donc « La vallée de
la paix », qui va d'ailleurs en même temps avec un recueil de photos,
de textes, mais y’a surtout beaucoup de photos, qui est en fait
l’expression des voyages que vous menez, souvent, vous passez pas
beaucoup de temps en France, vous ?
-J’ai passé la plus grande
partie de mon temps en France mais c’est vrai que je peux donner
l'impression de quelqu'un qui s'est installé longtemps dans différents
pays mais c'est pas tout à fait la vérité ou la réalité ; la réalité
c'est que je… il m’est arrivé très rarement de rester plus de 2 nuits
d'abord dans une ville ou dans un endroit dans une localité et ensuite
rarement plus de 8 jours, 5, 6, 7 jours dans un pays et rarement plus
de 3 semaines dans un continent quoi …
-Qu’est-ce que vous allez chercher dans ces voyages ?
-Bon,
là c'est un chapitre sur lequel j'aurai à m'étendre trop longtemps ;
j'en ai d’ailleurs rarement parlé, c'est une des raisons pour
lesquelles j'écris quelquefois, quelques pages, je préfère parler
de…enfin parler… à demi-mots d'ailleurs, des sensations que je peux
trouver ou rencontrer durant ces voyages par l’intermédiaire de
l'écrit…C’est très difficile et y’a toujours une question de pudeur… On
est entrés dans une époque où il est très difficile d’être compris en
quelques phrases …
- Ah, ben d’ailleurs, vous aviez eu une réflexion
qui disait quelque chose comme : « Ma vie privée, je ne pense pas que
vous puissiez la comprendre, j'ai déjà assez de problèmes pour la
comprendre moi-même…», c'est bien vous qui l'avez dit ça ?
-Ça m'étonnerait…
-Ah bon ?
-Ça
m'étonnerait que j’ai…, alors je ne sais pas d’où ça sort, mais il est
possible que j’ai dit ça, que ça a été extrait, voilà, c’est tout, y’a
pas de… y’a une erreur dans l'interprétation du mot vie privée, dans la
façon dont le journaliste a pu relever cette phrase, il semblerait que
j'ai dû parler à ce moment-là de tout ce que dans l'artistique, ou dans
le phénomène de création ou de motivation artistique, de tout ce que je
ne disais pas sur tout ce qu’il y avait en amont disons, les 9 dixièmes
de l'iceberg, qui était peut-être dissimulés alors là je suis en
parfaite… comment je pourrais dire, clairvoyance, clarté et je navigue
là-dedans, mais seul bien évidemment,…
-Qui disait pour voyager loin, il faut voyager seul….
-Voilà
et je préserve, et j’essaie de préserver dans la mesure du possible,
toute cette part cachée parce que c’est ça qui peut faire fructifier le
reste et qui est productif. Plus on en dit… y’a un phénomène qui fait
que je me suis rendu compte très tôt, que toutes les choses qui étaient
dites étaient mortes instantanément donc j'essaie d’en dire le moins
possible, et plutôt de les faire ressortir par l'écriture, hein…
-Ce
qui est sûr, c’est que vous pensez que nous sommes dans une société qui
parle trop, qui imprime trop, qui montre trop, vous dites, vous
l’écrivez et vous le pensez, je crois, que le paradis c’est celui où il
n’y a pas de journaux, y’a pas de télévision, y ‘a pas de
radios...n’est-ce pas ?
-Oui, ça c’est certain. Dans mon côté un peu
primaire, peut-être un peu imbécile, premier, …euh, sans que j’ai
d’ailleurs à expliquer cette affirmation, j’en suis resté, moi,
peut-être aux années 1920, 30, 40, je disais Pasteur pour la médecine,
alors, ça pourrait être la première radio, ça pourrait être la première
émission de radio, ça pourrait être 2 chaînes télé, la noir et blanc et
la première chaîne en couleur, un ou deux quotidiens et dix hebdos dans
les kiosques, et voilà, bon…on en a fait le tour…
-Et là, vous êtes
submergé par cette logorrhée verbale, par ce torrent qui…verbal et
écrit d'ailleurs, et images n’en parlons pas, ça vous pèse quand vous…
-Ah
non, comprenons-nous, moi ça ne me pèse absolument pas, là, je…c’est
par identification à la population en général, c’est-à-dire à mon
semblable, euh... Je sais quel mal habite cette manœuvre
médiatique, et à son corps défendant, hein et de manière tout à fait
involontaire, mais et donc je vois le le le… la façon dont ça détruit
une population ; et c'est élémentaire.
-Détruit, vous dites carrément…
-Détruit, bien évidemment…que c’est le mal du siècle absolu...
-La médiatisation…
-Et
la communication, la communication à outrances, et le fait presque de
culpabiliser les gens qui voudraient s’en échapper…ou y échapper. Un
phénomène tout simple, qu’on soit dans un café, quel qu’il soit, dans
n’importe quelle ville de France aujourd’hui, il y a de la musique, on
ne peut pas demander à la baisser, à baisser le son, on ne peut pas
demander à la couper, et moi je le fais, euh, où un écrivain peut-il
s'asseoir ? Où peut-il réfléchir ? Les gens ont même pris cette seconde
nature, enfin ce qui c'est absolument phénoménal, ils en viennent à
pouvoir manger, marcher, avec ce fond sonore perpétuel, avec ces
publicités non-stop dont le son d'ailleurs est plus violent que la
musique et donc les paroles qui accrochent, qui normalement, tout
esprit sain et ouvert devrait être accroché par un texte, une parole,
une phrase, que ce soit France Gall ou que ce soit n'importe qui, par
des voix bien évidemment en général bêlantes, la mienne n’y n'échappe
pas, hein, je ne me mets pas en marge de cet état de.. mais… eh
bien tous ces cerveaux continuent à fonctionner, à traverser, à
travailler, sans être…en prime une sorte de carapace par rapport… j'ai
beaucoup de mal à concevoir un monde qui continuera dans ce sens-là,
mais ça continue… non la vraie raison, c'est une question d'emplois, de
marchés, d'économie, c’est tout, on le sait bien…
-Ce qui est sûr
Gérard Manset, c'est que vous avez appliqué cette fameuse phrase qui
dit : « Si tu peux pas changer le monde, change de monde », vous, à 32
ans, vous avez tout plaqué, …
-J’ai pas tout plaqué… J’ai, de façon
insidieuse, rencontré, enfin, été au fait du bouddhisme, enfin d'une
certaine philosophie de détachement et d’évitement effectivement, mais
mon rôle n'est pas de trouver des remèdes, d'inventer des solutions et
de raisonner ou de philosopher là-dessus, non j'ai peut-être comme ça ;
pour mission entre guillemets avec un tout petit « m », de voyager et
d'essayer de remonter le temps, on trouve, dans certains pays, ce
qu’était le nôtre il y a 20 ans, il y a 50 ans, il y a 100 ans, je suis
plus quelqu’un, bien évidemment des abysses du Moyen-Âge que de l’ère
du fax et du…
-Mais votre démarche explique quand même, est quand
même collée à l'homme que vous êtes, vous étiez dans le show-biz, vous
étiez producteur de disques pour Pathé-Marconi et puis vous avez dit il
était urgent d'arrêter, vous pensiez toujours : je pars demain, et
c'est là que vous avez commencé vos grands voyages, bien entendu vous
avez continué à produire vos albums, et c’est là que vous êtes partis
en Asie, que vous avez appris d'ailleurs pas mal de langues là-bas, et
que vous n’avez plus jamais cessé d’avoir cette vie itinérante…bon
-
Je l'avais avant, ça ne se… ça se dit d'une autre manière mais ça
contient la même chose ou les mêmes ferments, en 6ème, j'écrivais déjà
des pièces en alexandrins, je publiais des petits trucs sur ronéos avec
d’autres copains, après j’ai écrit un roman policier, après j’ai été
aux Arts-Déco, j’avais des dossiers d’illustrations, j’étais plutôt un
touche-à-tout, hein, alors touche-à-tout, faut bien qu'à un moment ou à
un autre, il y a un domaine qui démarre, alors ça a été le disque, bon
mais « Animal on est mal », les premiers titres, j'en suis pas très
fier, c'est pour ça que je les ai supprimé de la circulation, jusqu'au
ben, apprenant, je suis pas plus bête qu'un autre, donc j'ai fini par
apprendre un certain métier, qui est celui du disque, et celui de la
musique, donc c’est vrai que, c'est plus par jeu que j'ai finalement
très vite appris à écrire la musique et diriger les musiciens, très
vite su ce que c'était qu'un studio et même sur le plan technique ou
électronique, pour pouvoir presque, je vais pas dire réparer, mais
faire une sorte de maintenance de console le cas échéant, j'ai fait
très vite mes mixages, j'ai produit d'autres artistes, bon tout ça pas
par boulimie, mais par sens de la curiosité comme des tas de gens ont
cette curiosité, alors, il se trouve que cette curiosité était mise au
service, je m’en suis vite rendu compte de particularités, on va
appeler ça des particularités, ces particularités qui font que j’ai
écrit des textes totalement différents, et dont les mots, il semblerait
que les concepts sont en résonance, quand je fais « Matrice », il n’y a
pas de hasard, je ne l’ai pas inventé, je ne sais même pas ce que j'ai
fait, je garde des choses dont j'ai pas vraiment la préscience ou la…
ou la.. ou la conscience et à l'arrivée je vois les visages devenir
blêmes autour de moi mais ils sont pas blêmes, ils sont blêmes parce
que ça retourne, parce que ça touche à des points très sensibles
auxquels personne ne touche, mais je ne le fais pas exprès, donc je
suis simplement en résonance avec ces choses-là, en symbiose, en
harmonie parfaite avec ces problèmes que chacun porte en soi, et
qu'aujourd'hui plus personne n'écoute…
-Message reçu. Gérard
Manset, vous avez choisi une chanteuse au rythme afro-cubain, c'est le
moins qu'on puisse dire, qui s'appelle Gloria Estefan, et cette chanson
qui s'appelle « Mi Tierra » pourquoi ?
-Parce que le texte est
magnifique, parce qu’elle l'interprète très bien, et parce que
l'orchestration est à tomber à genoux, parce que bon je vais pas, …je
suis pas revendeur d’Amérique latine mais bon voilà…
-Ce rythme et cette musique, Gérard Manset, ça vous plait, hein ?
-Oui,
oui, oui, oui, oui ; disons de toute manière dans tous les coins du
monde où j’ai été, la musique populaire ou locale m’a toujours soulevé,
bien évidemment comme tout le monde, bon… j'aimerais, je dis pas jouer
de la trompette comme dans toutes les salsas locales ou du bandonéon
mais je préférerais pouvoir être latino ou thaï ou indonésien que
d'être clodoaldien, c’est-à-dire né à Saint-Cloud, je suis quand même
très tributaire de mon passé, il s'agit pas, il n'est pas question de
pouvoir changer, j'ai pas ce rêve, ce fantasme, de pouvoir imaginer un
jour vivre ailleurs, comme un local non, je suis condamné à me balader
dans ce cinémascope sans jamais réellement y pénétrer, et en sachant
que je n’y pénétrerai jamais. Mon cinémascope, c'est celui de «
Banlieue Nord », qui était il y a quelques années c’est la zone, enfin
c’est la zone, c’est la banlieue, et c’est aujourd’hui le petit costard
bien repassé de la politique française et autres… voilà, on est
condamnés à ça…
-En tout cas une chose est sûre, vous vous sentez
mieux quand vous êtes en Asie ou en Amérique latine que quand vous êtes
ici, dans votre pays natal…
-C'est évident, oui… c’est évident.
-Qu'est-ce
qui se passe quand vous partez voyager, vous avez toujours un sac qui
est même pas forcément défait du voyage précédent et en tout cas qui
est prêt à repartir pour le prochain…
-Il se passe alors une chose
qui est personnelle, qui est alors peut-être d’une subjectivité totale,
et qui ne colore que ce que je vois parce que c'est moi, c'est que je
m'oublie bien évidemment. Alors ce n’est peut-être pas ce que tout le
monde recherche en voyageant, mais il faut bien admettre que dès que je
débarque n’importe où, que ce soit Maracaibo ou n’importe où, y’a plus
d’identité, y’a plus de passé, je veux pas dire y’a plus de famille
mais on est quand même très loin, hein, on a le passeport quelque part
dans une chambre d’hôtel, au fond du sac ou planqué n’importe où et
puis on a, je sais pas, 1 ou 2 Traveler’s chèques sur soi et puis ça y
va, ça y est, c’est parti là, on descend, on parle, il fait nuit, il
pleut, il fait jour, c’est voilé, n’importe quoi, tout est bon. On
parle, on rencontre le premier venu, la première venue et c’est
l’histoire qui commence, et c’est le roman, toujours, toujours,
toujours, toujours…
-Toujours…
- Et ça n’a jamais de fin…, donc,
on reprend l’avion et ça a une fin, je veux dire, et on revient dans un
pays froid, où personne se parle effectivement et où rien n’est
intéressant parce qu’il suffit d’ouvrir la première page de n’importe
quel journal, on sait que rien n’est intéressant puisque c’est langue
de bois, on connait tout avant de l’ouvrir, bon... Alors ça, c’est
l’aspect personnel, peut-être qu’il y a aussi quelque chose de plus
universel qui serait une sorte de d'esthétisme glorifié qui coule de
partout, tous les paysages sont admirables, tous les gens sont d’une
beauté graphique sublime, comme était notre Bretagne avant, hein, en
France aussi, on a eu tout ça, mais bon…
-On a eu…
-Oui, on a eu,
on a eu, on a eu…, parce que bien évidemment, lié à la démographie, là
c’est la faute de personne… c’est le problème des lapins bon, lié à la
démographie, on a eu droit au parpaing, partout, maintenant et au
béton, et au machin, et bon…euh…ça, c’est un problème de générations.
On n’y peut rien, personne n’y peut rien, bon. On va quand même, on
peut se déplacer quand on en a la chance, bien sûr qu’il y a un immense
privilège, on prend l’avion et on se retrouve …
-J’allais vous le dire…
-Oui
mais y’a pas qu’un immense privilège, parce que y’a le privilège de
pouvoir se déplacer à l’âge que j’ai, mais à 20 ans, à 25 ans, c’est
quand même dans les possibilités de beaucoup de prendre le sac et de se
tirer… si ce n’est pour aller au Nicaragua, ce sera en Inde, si ce
n’est en Inde ce sera au Venezuela, ou ailleurs, donc c’est quand même
relativement simple… vivre une autre vie ailleurs….
-En tout cas, je
retiens une chose de vous, Gérard Manset, entre autres, c’est que vous
êtes follement attaché à votre liberté, vous, vous voulez pouvoir
partir dans le quart d'heure si vous en avez envie, il faut que rien ne
vous retienne ici si vous l'avez décidé…
- Non, oui, c’est
vrai mais c’est pas que je suis ou je veux, c’est que mon caractère,
les composantes de mon caractère lion, cancer de mon signe astral,
c'est que je suis quelqu’un d’excessivement…, peut-être pas compliqué
mais pointilleux, s’il y a 50 solutions, il faut que j’envisage les 50,
je sais toujours tout sur tout, quand c’est un domaine qui m’intéresse,
hein, et notamment en ce qui concerne le voyage, toutes les façons de
prendre un avion, toutes les modalités d’une connexion aérienne, et
tous les tarifs possibles, et toutes les escales possibles je les
connais…
-Ah oui…
-Donc je sais quand partir, par quelle
compagnie, à quelle heure, donc toutes les possibilités sont
envisageables, et bien évidemment je suis libre parce que même en ce
qui concerne les agences ou les compagnies aériennes ou les
possibilités encore une fois, tarifaires, les connaissant, je peux
partir dans le quart d’heure où je veux, aux conditions les meilleures,
ça se comprend…
-En fait, vous avez organisé le voyage comme vous
savez travailler une console ou un enregistrement de disque, vous
voulez tout savoir faire vous-même…
- Oui, ben on est bien
obligé…ben… attendez, une fois ça m’est venu, parce que une fois aux
Philippines, il y a très longtemps, je me suis trouvé coincé, je crois
que c’était à Iloilo, euh, parce que il y avait pas de connexion, parce
que j'avais dû… j'avais dû rater un des vols inter-iles et donc j'en
avais pas avant 3 jours, alors ou je prenais le bateau ou je restais 3
jours et j'étais absolument…,il était, j’étais…on ne peut pas me
contenir dans ces cas-là, je ne resterai pas 3 jours…alors j’ai bien
été obligé de rester 3 jours mais j’ai fait ça une fois dans ma vie, et
je ne le ferai plus jamais.… donc je connais toutes les possibilités,
et il y a des endroits par exemple, où j’ai reculé longtemps d’aller
parce que, une fois qu’on y est, on n’en sort plus, c’est le cas
d’Iquitos par exemple, enfin la connexion Iquitos, euh, Leticia, bon,
se fait en avion, une fois ou deux fois par semaine, et sans ça, ça se
fait en bateau…bon, donc on sort pas, on revient en arrière, j’aime pas
non plus revenir en arrière, faut que j’aille toujours… que je change
de pays…je reviens pas, bon, ou alors y’a d’autres raisons pour
lesquelles je reviens en arrière…
-Pourquoi Gérard Manset davantage l'Asie et l'Amérique latine et pas d'autres endroits du monde, il y en a tellement…
-Ah
c’est vrai que j’aime quand même là où il y a du parpaing, où il y a de
la boue séchée, où il y a où on se balade, où on vit dans la rue et où
il y a la salsa, la bière et les machins… moi je suis très sobre, je
bois pas, je fume pas mais j'aime bien voir la nature humaine un peu
Zola, décavé, ça j'aime beaucoup…
-Vous voyagez toujours tout seul ?
-
Oui pour l'essentiel j'ai voyagé seul ; il m'est arrivé plusieurs fois
de partir avec quelques acolytes ou comparses sur certaines
destinations plus… je dirais pas plus difficiles, mais où je savais que
j'aurais pas les nerfs assez solides pour passer deux nuits dans un
trou, j'aime pas quand la nuit, la nuit tombe à 6h, et il y a de plus
en plus d'endroits quand même au monde où, et même d'ailleurs où samedi
dimanche y’a plus rien qui fonctionne, et où, et où, bien évidemment
dès qu'il fait nuit, ça traîne encore une heure puis après il y a plus
rien donc ça j'aime pas, la campagne, je suis pas fait pour ça, moi il
me faut des villes grouillantes, hein, moi, il me faut Calcutta, hein…
-Ah oui ?
-
Ah oui … il faut que ce soit non-stop, non-stop, 24 heures sur 24…il
faut toujours un bus à prendre, un hôtel où entrer, quelqu’un dans la
rue, des trucs ouverts, allumés, ah oui, oui, oui, pas du tout glauque,
hein, non, non, c’est toujours même très bon enfant je vais dire, mais
ça vit, ça vit tout le temps tout le temps tout le temps tout le temps
tout le temps…
-Et vous en avez besoin, hein, de ce moment-là ?
-Oui,
parce que peut-être que c'est une façon de me rassurer sur la marche du
monde, la pérennité du monde et une connexion comme ça avec Dieu, tant
que ça fonctionne donc, tout ça fonctionne, ça veut dire que le monde
n'a pas changé, que c'est ici qu'on est dans l'illusion en fait, c'est
ça que je vais chercher ailleurs c'est cette confirmation que
l'illusion est ici et pas ailleurs…
-Et quand vous revenez ici dans
nos latitudes tempérées, quand vous vous retrouvez ici à Paris, vous
avez quand même un appartement, vous retrouvez votre famille aussi
vous… vous êtes marié, vous êtes père de deux enfants donc il y a un
autre univers, ça compte pas ça ?
-Qu’est-ce qui ne compte pas ?
-On
a le sentiment que vous ne vivez que dans l'idée de retrouver ces
autres mondes dont vous parliez… Vous comprenez ce que je veux dire ?
-Mais
c’est des vies, c’est des vies qui sont parallèles, mais je veux dire,
euh, il s’agit pas de les confronter, de…y’a pas d’interconnexions, y’a
pas de…, c’est comme quelqu’un qui est chirurgien, je sais pas, je
prends un exemple, il passe sa vie, il passe sa vie dans les hôpitaux,
on pourrait lui dire aussi, mais quand il rentre chez lui le soir il
retrouve sa femme, ses enfants…oui, bon, ben je passe ma vie dans les
hôpitaux…voilà, non c'est pas clair ?
- Si, si, si, très…
-Ah, bon.
-Très,
mais c’est quand même plutôt rare, vous êtes quand même conscient de
pas être représentatif de beaucoup de monde…y’a pas beaucoup de gens
qui vivent comme vous…
-Y’a peut-être pas beaucoup de gens qui se
posent vraiment les questions et qui essaient d'y répondre, je sais
pas, j'en sais rien, je dis pas non plus je me les pose vraiment, je
sais pas, c'est peut-être instinctif ou naturel, non j'ai pas de
réponse à ça…
-Est-ce que vous êtes heureux quand vous repartez ? La perspective de repartir…
-Non,
non, non, alors, soyons clairs aussi, je ne pense pas réellement être
heureux ni en partant ni en revenant, je pense que, sans entrer dans un
cas personnel, les plus grandes satisfactions ne peuvent provenir que
de la famille, la famille romaine et catholique, euh... et rien
au-delà, bon, néanmoins, euh, je fais partie d’une époque mouvementée
et disons que j'ai navigué dans cette mouvance comme le fœtus…
(rires)…non, mais donc, il n’y a pas plus de satisfaction réelle à
partir qu’à revenir, je ne suis encore une fois même pas un témoin, je
veux me confronter à ces choses-là comme…, je reprends encore une fois
l’exemple du chirurgien, vous lui demanderiez : « Alors, est-ce que
vous êtes heureux d’aller dans ces hôpitaux ? Dans ces… », non, il
coupe, il recoud, il voit de la viande, il voit… bon c'est tout, il a
pas d'état d'âme…
-Mais finalement Gérard Manset, c’est pendant
ces voyages que votre processus de création se fait, c'est de là que
vous ramenez vos bouquins, vos photos, vos textes, vos chansons, vos
musiques…
-Euh…oui et non, oui à 90%, euh, je ne fais d'ailleurs
quasiment jamais rien sur place sauf que j'écris, j’ai toujours le
carnet bien sûr…le…bon
-Et l’appareil photo ?
-Et l’appareil
photo…en ce qui concerne, enfin le boitier, c’est un petit Nikon F-90,
le plus léger, d’ailleurs là aussi, c’est pareil, j’ai tout étudié à la
loupe, j’en ai tiré des conclusions très précises, et je connais tous
les matériels les plus efficaces, bon passons, mais c’est vrai que je
n’ai jamais composé par exemple et travaillé réellement qu’ici, qu’en
France, qu’à Paris ; et je n’envisage pas pouvoir travailler ailleurs.
J'ai essayé d'ailleurs, j’ai vaguement envisagé deux, trois fois, non
mais ailleurs c'est pas fait pour ça, ailleurs c'est fait pour vivre,
donc ici, on ne vit pas, ici on travaille, on met à jour quand même,
bon, on met en forme, mais ailleurs on peut vivre, ou tout au moins
côtoyer des gens qui vivent… se rendre compte de ce que c’est, c’est
comme si on ouvrait un livre, on nous l’a raconté, on ne le connait pas
ici, mais ailleurs on voit que ça s’exerce, c’est le conte de fées,
c'est Andersen…. Euh…alors on peut, on peut marcher à côté, on peut
côtoyer cette chose, on en fait pas partie, on a droit à des miettes,
mais…mais on sait que ça existe. Alors j’ai dit 90%, c’est en ce sens
que c’est…euh…fructueux, c'est que je reviens toujours à cette
confirmation, cette certitude qui ré-attise à chaque fois le feu, et
qui fait que…, alors on trouve tout à fait légitime, à ce moment-là,
d’écrire quelque chose, alors on a vu, on peut dire, c’est
légitime…tant qu’on n’a rien vu, qu’on ne sait pas, qu’on est dans le
doute, qu’est-ce qu’on va raconter ? Des fantasmes personnels, des
hésitations…. Enfin voilà.
-Autrement dit, là-bas vous allez vous faire des perfusions de vie, quoi, finalement.
-Oui, c’est tout à fait ça, c’est normal, hein…
-Normal…euh,
oui, enfin quand on vous connait pas ou peu, Gérard Manset, c’est pas
si évident… Je commence à le comprendre en vous écoutant parler,
maintenant…
-Dans un bouge, que ce soit à Calcutta ou à Bogota,
c’est pas différent que d’être seul en mer, hein… c’est exactement la
même démarche, y’en a une qui parait peut-être plus respectable que
l’autre mais, ce sont des apparences, effectivement le but de la
manœuvre est le même, c'est respirer l'air pur, et c’est se régénérer,
bon, c’est la perfusion, mais c’est la même au cœur de l’océan et seul,
que encore une fois au plus fin fond de la dernière des « calle » ou
ruelles de…d’Amérique latine…
-Vous avez appris à parler ces
langues et notamment les langues asiatiques pour pouvoir avoir un
contact avec ces gens que vous adorez côtoyer finalement…
-C’est
vrai, c’est vrai, j’avais oublié pourquoi… j’avais oublié, je crois que
c’était simplement par souci encore une fois du détail comme je suis
souvent… Je suis rentré…, la première fois où j'ai été en Thaïlande, ne
serait-ce qu’à l’aéroport d'ailleurs, j'entends les voix des hôtesses,
ça m'a beaucoup marqué, comme tout le monde, et cette langue m'a semblé
si belle que ça justifiait de l’apprendre, mais c’est surtout parce
que, je me souviens tout à fait de l'anecdote, je l'ai oubliée très
longtemps, parce que j'oublie beaucoup de choses que je ne note pas, et
puis elle m’est revenue il y a pas longtemps, c’est que, durant ce
premier voyage, j’ai été à Chiang Mai comme tout le monde, hein, c’est
l’itinéraire tracé, fléché…
-Dans le nord, oui
-… et donc et un
soir, la nuit,…euh je rentrais sûrement à l'hôtel et j'ai marché, il y
avait une petite fille qui devait avoir peut-être, je ne me souviens
plus, il me semble que je la vois physiquement, elle était assise par
terre adossée à son mur, euh peut-être 7-8 ans maximum, et alors, elle
était seule, assise par terre, elle m'a regardé passer, et je l’ai
suivi des yeux, je l'ai regardé et sans plus, alors j’ai continué une
cinquantaine de mètres, et puis je sais pas pour quelle raison…
euh toujours sûrement ce sens de culpabilité qu'on nous imprime là,
vis-à-vis de ce qui est censé être le tiers monde, euh je suis revenu
ou j'ai dû faire un détour, j'ai été chercher un soda quelconque, un
Fanta, je ne sais plus quoi, et je suis revenu, je l'ai fait ouvrir et
je lui ai amené le Fanta, et elle m'a fait le Wai qui est le salut
thaï, avec ses deux mains, donc elle a dû rest… ça je me souviens plus
si elle s’est levée…, elle a dû rester assise, elle m’a fait son salut
thaï, alors là, bon, j'ai été submergé d'un sentiment indéfinissable
de… je sais pas de, de, de, de… comme si j'étais vraiment sur.. sur une
planète, enfin si… on est dans le Petit Prince là, c'est la Lune, c’est
Mars, on sait pas où on est, et en rentrant à l'hôtel j'ai… j'ai…
réalisé que ce sentiment était fait pour l'essentiel de frustration
immense de ne pas avoir pu lui dire un mot, de ne pas savoir comment
elle s'appelait, ni son prénom, ni qui elle était, ni où elle allait,
et pourquoi elle était là, enfin rien, de ne pas avoir pu échanger une
parole, ça a été le… je crois le… en l'occurrence le déclic, donc j'ai
appris le thaï dans les trois mois et j’ai…(rires)
-Ah oui, vous
êtes, vous êtes étonnant, vous hein, vous êtes d’abord submergé par des
émotions, parce que vous êtes très émotif, ça se voit et puis après
quand vous décidez quelque chose, vous allez au bout…
-Oui mais
enfin qui ne le serait pas, à partir du moment où… enfin, je pense
qu’il y a beaucoup de gens…que tous les écrivains sont ouverts comme
ça, ils ont des émotions comme ça, dans ces registres-là, et puis après
il faut bien…on peut pas rester comme ça, on peut pas, c'est pas
possible…
-Vous vous oubliez complètement dans ces voyages-là ?
-…Complètement je sais pas, parce que maintenant je me connais tellement bien, j'ai beaucoup de mal à m'oublier…
-En tout cas c’est ça que vous cherchez…
-Ah
non, non…oublier celui d’ici, celui qui fait des disques, celui qui a
une affiche 4x3 sur les Champs, celui dans… ça c’est autre chose…oui
oublier ça, oui, et quoiqu’encore, je sais même pas, non oublier plutôt
la pression permanente…. Euh, sociale ici, le courrier, le téléphone,
les machins… je sais pas comment les gens…oui…enfin ils arrivent à
continuer à vivre avec ça…euh…pour 50 balles on vous coupe
l’électricité, pour je sais pas quoi, enfin il faut faire des
démarches, c’est comme ça toute la journée, pour tout le monde hein,
personne n’est à l’abri…euh, sinon dans le tiers ou le quart monde…
-C’est pour ça que je pense que vous auriez pu un jour, ne jamais revenir, vous pourriez un jour ne jamais revenir, vous…
-(soupirs)……On
verra ça, peut-être plus tard, j’ai du mal à l’envisager, il faut dire
que c’est vrai que la vie ici devient tellement absolument
insupportable, et sans arrêt, sans arrêt oppressante que… c’est pas une
question de niveau ou de statut social, c’est pareil pour tout le monde
à ce niveau-là, c’est ça que je dis, on ne peut pas s'en protéger,
alors je sais pas, oui c'est possible… possible chez les Esquimaux…
- (rires) …Comme il serait possible qu'un jour vous ne disiez plus rien…
-Oui,
ça… ça oui, enfin plus rien non, plus sous la forme orale, verbale,
enfin de la parole, je suis un peu sceptique et un peu méfiant
maintenant de la parole…
-Gérard Manset vous avez choisi pour continuer Bob Dylan, « Slow Train.. », pourquoi ?
-Pourquoi ? Parce qu’il me plait beaucoup, j’aime beaucoup Dylan, bien-sûr grand poète, grand machin, grand truc, indéracinable…
-Grand gourou même...pour votre génération…
- Grand gourou, mais bien-sûr, grand gourou.
-
Gérard Manset, il y a quelque chose qui me frappe dans ce que vous
ramenez de vos voyages, dans des réflexions qui sont presque
subliminales entre vos mots, entre vos lignes, mais qui sont très
frappantes, c'est l'enfance, le nombre d'enfants que vous
photographiez, la façon dont vous parlez de l'enfance, vous êtes très
marqué par les visages d’enfants et par l’enfance en général, je me
trompe ?
-Ben, si vous voulez, il est élémentaire, la question ne se
pose même pas, que…euh…une grande quantité d'artistes sont restés à un
stade primaire, ce qui est mon cas, ou tout au moins très proche de
l'enfance, et soit de manière consciente, soit de manière inconsciente,
alors moi je sais que j'ai pris conscience de ça, de cette magie
perpétuelle du langage, du geste, physionomie, et même des rapports,
comment je pourrais dire, tout à fait privilégiés de conversation,
quelquefois de très haut niveau ; dans l'ouvrage d’avant qui s'appelle
« Wisut Kasat », il y a une rencontre que j'ai eu, de nuit avec une
fillette, à San Salvador, qui m’a fait un cours magistral de….euh… à
base de religion, de catéchisme, et autres où je suis resté pendant une
bonne heure sous le charme, les parents étaient… enfin la mère et la
grand’mère, parce qu’en général y’a pas beaucoup d’hommes dans ces
cas-là, étaient assises à un mètre, c’était une petite… d’une sorte de…
la Mascota, je ne sais plus ce que c’était, enfin, bon, ils passaient 4
heures ou 5 heures à rentrer à pied chez eux, bref, un enfer, et elles
garaient les voitures, bon, toujours est-il que, c'est des
rencontres qui sont régulièrement enrichissantes voilà bon…
-Oui, vous les admirez, ils vous inspirent beaucoup…
-Par
exemple sur le plan pictural, de la même manière tous ceux qui ont eu
des enfants l'ont pratiqué chez eux, mais il suffit d'entrer dans
n'importe quelle école communale, les dessins qui sont affichés sont,
en général, tous remarquables, sans exception, alors l'enfant serait
aussi cette sorte de faculté de générer un art continuel, un fleuve
artistique non-stop, dans lequel il s'agit pas non plus, de puiser, ni
de s'y référer mais, bon qui, quand même, pour quelqu'un qui est né
avec un œil ou avec, bon je dirais, est une source inépuisable de
satisfaction, voilà…
-Vous dites d’ailleurs : « ...Ce côté banal,
lisse, vierge, au milieu du désastre on ne le trouve que chez eux... »,
n'est-ce pas ?
-Oui, c’est des mots faciles, que tout le monde a répété 10000 fois, tout le monde sait ça…
-Oui
? Je ne sais pas si tout le monde le formule de façon aussi aigüe que
vous le faites…parce que vous continuez, dans d’autres phrases que j’ai
retrouvées de vous, vous dites : « On ne vit que dans l’enfance, c'est
une des raisons pour lesquelles je suis obligé de me fabriquer des
souvenirs », vous le ressentez aussi fort ça ?
- Je peux pas parler
pour tout le monde, je crois beaucoup enfin, je crois… pas à
l'astrologie mais disons j'ai assez souvent eu à trouver des résonances
entre les grands traits de caractère qu’on attribue aux signes
effectivement et les natifs de ces signes, donc, bon, en l’occurrence
je suis Cancer, le Cancer vit dans l’enfance et est rattaché à
l’enfance, ne peut pas se détacher de son enfance et de son contexte
familial et alors il est évident que je suis peut-être plus, comment
dit-on, imbibé de ça que si j'étais seulement Lion ou que si j’étais
Gémeaux, que si j’étais Bélier, je ne sais pas, j’en sais rien…
-Et vous la regrettez votre enfance ?
-Ah,
pas du tout, pourquoi ? Non, non…non, non. J’ai eu une enfance tout à
fait lambda, tout à fait respectable et des parents que j’estiment
beaucoup, un père remarquable, une vie balançant entre …euh, comment je
pourrais dire, un côté très… peut-être difficile au début puis ensuite
assez bourgeois par la suite, non, non, j’ai pas à m’étendre, mais très
très bien…
-Écoutez, vous dites aussi cette phrase, là encore que
j’ai retrouvée : « Comment se fait-il, tous pays confondus, que
l’enfance soit à ce point encore préservée des imbécilités de l’âge
adulte ? » ; ça dit bien ce que ça veut dire…
-Oui, mais bien sûr,
non mais attends, qui ne serait pas d’accord, tout le monde est
d’accord là-dessus, on le sait bien, j’aurais voulu être instituteur,
enseignant, bon…
-C’est vrai ?
-Ben oui, bien-sûr… si j’avais eu,
je…je… j’ai fait les Arts-Déco, je suis parti trop tôt, j’ai fait que
deux années, je suis parti, bon, j’aurais été simplement jusqu’au bout,
j’aurais eu mon année de sortie, j’aurais pu enseigner comme prof de
dessin et j’aurais peut-être pas fait tous les albums que j’ai sortis
parce que vraisemblablement été prof de dessin dans un lycée, avec un
salaire de 500 sacs à l’époque, ou de 300 et ça m’aurait largement
suffi, ah oui, non, moi j’ai besoin d’un cadre très précis, très simple
et d’une conversation de haut niveau, et tout au moins de rapport de
haut niveau, et une classe de 6ème, de 5ème, de 4ème, m’aurait
largement suffi…
-Ah, oui…
-Maintenant je crois que j’aurais été
itinérance, parce que je pense pas que j'aurais pu passer plus de 2
mois dans le même lycée mais enfin, bon…voilà…
-Voilà, c’est que…. (Rires)…
-Ça
c’est autre chose…mais, mais…mais, je leur aurais enseigné à dessiner,
et bon, la…. Oui, oui, oui, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui,
bien-sûr…
-Quand vous dîtes : « Je suis obligé de me fabriquer des
souvenirs parce qu’on ne vit que dans l’enfance », vous arrivez à
continuer à rester dans cette impression d’innocence que donne
l’enfance ?
- Non, mais là, on sort du cadre de l’enfance, je suis
obligé de me fabriquer des souvenirs oui, ça j'ai remarqué très tôt, il
y a déjà très longtemps, que je vivais plus dans le passé que dans le
présent, ça c'est encore lié au Cancer, hein, donc j'en ai déduit,
alors là c'est la logique implacable, et la rigueur du Lion peut-être,
qui fait que le mécanisme pragmatique, qui fait que, ben, puisque je ne
vis que dans les souvenirs, autant que j'en fabrique aujourd'hui qui
seront les souvenirs plus tard, et qui seront susceptibles d'être
suffisamment intéressants pour que j'ai, tout au moins du plaisir à y
repenser, voilà…
-Est-ce que vous êtes vraiment, Gérard Manset, pour
reprendre vos propres termes, une fois de plus, : « Ce type lâché dans
un dédale, dans un jeu de pistes… » et c’est vraiment vous qui l’avez
dit, « qui cherche des indices, des traces d’amour… » ?
-Oui, mais,
euh… encore une fois, comme je disais tout à l'heure, peut-être plus
même pour les autres, c'est-à-dire que j'ai autant d'émotions… si je
peux vivre Roméo et Juliette je vis Roméo et Juliette, mais c'est déjà
magique de le voir s'exercer, et pas seulement au cinéma, alors donc
oui, bah il n'y a que ça qui gouverne le monde, c'est l'amour c'est pas
le reste, on essaie de nous faire croire le contraire mais, il n'y a
que l'amour, alors encore une fois tous ces pays d'Amérique latine ou
d'Asie, euh…on côtoie beaucoup plus d’amour qu’on en côtoie dans nos
pays occidentaux, là et en Europe, ou tout au moins pas la même nature
d’amour, on côtoie un amour à la Zola, c’est un amour propre, pur,
respectable, là ou ici je vais pas donner ou faire la critique de…
mais… euh, ce que vous me vous m'obligez presque à dire, et ce
que je regrette quelquefois d'avoir dit, ce sont des évidences que tout
le monde pressent, comprend, ressent … euh, y’a rien de
particulièrement nouveau dans ce que je viens de dire..
-Non, mais tout le monde n’en fait pas des disques, des textes, des photos comme vous…
-C’est
pour ça que, il n’est pas toujours bon de s’exprimer autour, puisque
tout est dit dans un texte, dans le dernier album, il y a « À qui n’a
pas aimé », y’a trois quatrains qui disent de manière beaucoup plus
précise, plus forte, plus violente, plus terrifiante même, peut-être
que ce que je viens de dire en 2 minutes là…
-Non il y a une phrase
qui n'est pas dite dans vos albums, qui m'a marquée, je vous le dis,
qui est celle-ci, vous dites : « Je suis inconsolable d'avoir grandi et
de ne pas avoir grandi … »
-C’est des mots, c’est des mots, c’est des mots… tout le monde…
-Ça dit bien…
-Non,
mais encore une fois en quoi suis-je original, à ce niveau-là, ou
particulier… qui n’est pas inconsolable d’avoir grandi et de ne pas
avoir grandi ? Qui ?
-Je sais pas, mais vous, vous le ressentez vivement, quoi…
-Ah
bon, disons que je le ressens plus vivement que d’autres, ça c’est
certain…je mets un doigt sur quelque chose où d’autres ne mettent pas
le doigt…
-Voilà…
-Mais ils mettent pas le doigt parce qu’ils
n’ont pas le temps, ils courent, ils sont pressés, ils ont d’autres
urgences et moi qui n'ai pas d'urgence, j'ai le temps d'y réfléchir et
de mettre un doigt dessus, on est dans un registre psychanalytique bien
sûr…
-M’enfin c’est pas une émission de psychanalyse que je vous
proposais… je vais abréger vos souffrances, vous avez choisi pour
terminer, et je dis ça en forme de clin d’œil, bien-sûr… vos
souffrances, euh… un air de la musique péruvienne qui s'appelle «
Huachaca »
-Quand on m’a demandé quel genre de titre ou quel genre
de musique, j'ai dit musique péruvienne avec une petite flûte quelque
part mais ça peut être harpe, et c'est très bien… tout…
-Merci en
tout cas d’être venu me rendre visite, ici chez moi, et puis à très
bientôt et longue route, bonne route…Gérard Manset...
-Merci, au revoir
-A bientôt, au revoir.
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