
Gérard
Manset : La Vallée de la paix

Par
Arnaud Viviant (Les Inrockuptibles N°62 ; Hiver 1995)
On
attendait un album seul au piano, à la William Sheller, c'est un disque
de guitares électriques sèches, ''plus lugubre qu'un monastère". Il y
a, de la part de Manset, quelque chose d'ultime dans cet album. La mort
y est omniprésente, c'est le seul thème. Une finitude partout, mais
sereine ... La mort, donc. Qu'elle y prenne la forme d'une valse
contrariée comme dans la Vallée de la paix, pulsée par derrière par un
vieil orgue Hammond et une batterie affirmative comme le glas qui
sonne, avec un crochet, sur le pont, par une guitare espagnole.
La
Vallée de la paix, c'est un peu le Cortez the killer de Manset ... On y
retrouve ce qui fait le curieux registre avantageux de ce nouvel album
du plus triste des chanteurs français. Pour une fois, la musique ne s'y
arrête pas à la chanson. C'est comme si Manset, enfin, avait lâché la
bride à ses mélodies, donné une chance à ses musiciens (parmi lesquels
trois guitaristes ! à la Lynyrd Skynyrd, carrément). Plusieurs chansons
persistent ainsi bien au-delà de leurs derniers refrains en des dérives
muettes où les guitares crachent qu'il n'y a plus rien à ajouter, plus
de mots ici-bas, et s'énervent ou s'ébattent seules, déchirées,
quasiment grunges ... Comme dans la plus belle chanson du lot, La
Ballade des échinodermes, bâtie autour de ce mot rare, scientifique,
antipoétique, qui désigne les animaux marins à symétrie rayonnante, les
oursins, les étoiles de mer, etc. Un morceau droit comme un I,
psychorigide, avec des breaks de batterie pour relancer la droite
mélodique, et qui va s'éparpiller à la fin en rugissements de guitares
contre l'ampli, en larsen et bruits de mécanique de Stratocaster. Eh
bien, mon petit Gérard, qu'est-ce qui vous prend? Ce coup-ci, on est
tout près du fantasme que tant de personnes ont voulu pour vous : que
vous enregistriez un jour avec le Crazy Horse ... la Ballade des
échinodermes est d'une modernité qui déringardise soudain Manset, le
ramène à nous qui tenions à lui par ses mots, sa cadence, mais pestions
souvent sur ses tendances à "bobsegeriser'' et "bulletbandiser" son
œuvre. Ce même sentiment on l'éprouve à la fin de "La Vallée de la
paix" avec le titre "A qui n'a pas aimé."
Plus
de rock. Plus de batterie, cette fois. Des violons en nappes roides,
mahlériennes, une guitare comme un métronome claquant, un synthé
nébuleux. C'est une chanson digne des "Marquises" quand, déjà bien
métastasé, Brel savait qu'il n'irait pas plus loin et qu'il fallait
désormais conclure. C'est une chanson parfaite pour achever un disque,
une œuvre. Il y est question du "pli du néant d'avoir été ensemble",
c'est un constat froid, une peine indefférente. Le sentiment
exact et géométrique que l'on doit éprouver, lorsqu'à la fin du
parcours, comme dirait l'autre, on s'enfonce dans la "vallée de la
paix".
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La vallée de la paix
(par Christian EUDELINE ; BEST n°316 / Janv.Fév. 1995)
Les
albums de Gérard Manset ont ceci de spécifique, ils ne ressemblent à
rien d’autre dans le paysage audiovisuel hexagonal. Manset est unique,
Manset est inégalable. Manset st un label de qualité à lui tout seul.
Et ses disques depuis « Animal on est mal », « Il voyage en solitaire »
ou « La Mort d’Orion » sont tous aussi indispensables. « La vallée de
la paix » ne déroge pas à la règle. Et le plus incroyable c’est que le
titre d’ouverture, « Paradis », qui donne dans le rock bien gras est un
monument du genre. Manset n’arrive pas à se prendre au sérieux et
finalement c’est ce qui me séduit le plus. Et toutes ces légendes qui
tournent autour de l’artiste ne font que renforcer le respect. Manset ?
Un grand ! Son disque ?
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BAS LE MASQUE, GÉRARD
(par Leslie BEDOS, VSD, Nov.1994)
"Manset, tu dis? Avec un t à la fin? …Oui, un t. Et qu'est-ce qu’il fait au juste ? Chanteur ! Oui…avec un r. "
L'énervant chanteur masqué est de retour ! Et tout ce qu'on peut dire
c'est qu'il a bien réussi à ne pas se faire reconnaître des gens
pressés qui ont mieux à faire. A Paris, France, dans le bureau chargé
de retrouver la photo du bonhomme, on connaît du monde pourtant. Mais
Gérard, comment déjà? Ça ne dît rien à personne Manset, tu dis ? Avec
un t à la fin ? Oui, un t. Et qu’est-ce qu'il fait au juste ? Chanteur
! Oui ... avec un r. Chanteur sans visage, de passage sur Terre ces
jours-ci. Pour très peu de temps, rassurez-vous.
L'homme qui s'efforce, depuis des années, de protéger sa gueule (qui
bientôt ne va intéresser que lui) déteste la vulgarité de ceux qui
s'attardent un peu trop. Lui, on l'oublie. De plus en plus d'ailleurs.
Sauf retour accidentel, le temps d'une, promo répugnante. Car
l'artiste, effondré dans ses mains comme toujours et maniéré jusqu'à
l'insupportable, a parfois quelque chose à nous vendre. Un collector,
par exemple ... Avec cinq titres introuvables, retrouvés par lui-même.
Oh Gérard ! Un tel effort est indigne de vous. Vous avez honte? Mais
qu'est-ce qu'on peut y faire ?
Et puis Gérard, c'est l'été. Est-ce qu'on vous l'a dit au moins, non? Quel dommage!
L'été, oui ! Une saison un peu idiote, où les gens s'habillent,
mangent, et pensent...légèrement. Une saison formidable, où on préfère
les petites choses toutes simples. Tout le contraire de vous.
Alors, Gérard, passez donc nous voir cet hiver. Et en attendant, prenez
la peine d’écarter les doigts. Vous verrez que chez les ploucs, il
arrive qu’il fasse très beau.
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MANSET : « LA VALLÉE DE LA PAIX » (EMI)
Par Fabrice Janicaud ( ROCK-SOUND N° 21, Janvier 1995)
Manset
est mort en 1986. C’est du moins ce qu’il aimait à dire en livrant un
douzième album aussi solennel qu’un testament resté sans héritier. Ce
disque, « Prisonnier de l’inutile », majeur et rasséréné, devait le
libérer de toutes ses obligations… Mais voilà, on sait le personnage
sujet à un perfectionnisme maladif (le même qui le pousse à «
"retoucher » certains disques et à rayer tous les autres du catalogue)
et peut-être pas à l’abri du besoin de reprendre le collier de
chanteur, de s’astreindre encore à l’écriture calibrée de chansons qui
met en valeur son sens de la formule. Et puis refaire un disque tous
les deux ou trois ans, entre quelques voyages en solitaire en lieu et
place des tournées et concerts habituels auxquels il s’est toujours
refusé. Suicide manqué donc, mais renaissance inespérée par le
truchement de « Matrice », la plus belle des voies sans issue,
manifeste de la régression (« Renvoyez-nous d’où on vient, d’où on est
né, d’où on se souvient… ») avant « Revivre » en 1991 qui va moins
profondément chercher refuge dans un passé révolu (« On voudrait
revivre…mais ça ne se peut pas »). À l’inverse, le nouvel album semble
jeter son regard loin devant lui et s’ouvrir sur de « grandes étendues
» qui repoussent l’horizon, sur « La vallée de la paix », métaphore
d’outre-monde, de l’enfer et du « Paradis ». Néanmoins, tout est
étrangement resté comme avant : même voix blanche à la prononciation
remarquable, son antidaté, mixage parfois approximatif (avec des gants
de boxe ?) et textes insondables à laisser infuser longtemps pour en
goûter toute l’amertume. Un disque de Manset ne saurait être
confortable. Celui-ci moins que d’autres avec sa prose douloureuse et
ses visions d’au-delà qui le traverse jusqu’à admettre que « c’est la
fin de ce monde-ci », que « tout est profondément perdu… » dans cette
sublime « Ballade des échinodermes ». Toujours donc, le même vieux
fonds de nihilisme d’où Manset se sort par le chemin le plus sombre,
tempérant par un « quand même » qui fait passer la même pilule depuis
des années… La fin de tout comme sujet unique pour ressasser encore que
« rien ne reste, rien ne demeure », que tout est voué à disparaître :
les choses (« Face aux objets »), les sentiments (« À qui n’a pas aimé
»), l’humanité (« La ballade… »). Quoi qu’il en dise, Manset a plus à
voir avec Ronsard qu’avec Bob Seger, plus il déclare qu’il n’a rien à
dire, que ses textes ne signifient rien pour lui, plus il alimente le
mythe tenace du reclus sans visage, plus il vend de disques… Avec ce
disque, Manset arbore encore son masque grave, « La vallée de la paix »
fouille et nous retourne moins en profondeur que « Matrice » mais nous
porte comme une onde épaisse qui semble finir là. Disque sur la fin et
l’achèvement avec un goût persistant d’inachevé, « La vallée de la paix
» succède logiquement au « purgatoire irrésorbable » décliné par les
disques précédents et finit par ressembler à un coup de grâce.
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