Auteur-compositeur,
musicien, interprète, arrangeur, orchestrateur, photographe,
peintre, écrivain, Gérard Manset, ou simplement Manset
dorénavant, jouit d'une aura presque unique. Suivi
par des fans extrêmement fidèles et admiré par de très nombreux
musiciens, il est reconnu par un public assez large sans être un
chanteur populaire. Sa personnalité qu'il découvre avec parcimonie
fascine et intrigue. Depuis toujours, il maitrise, comme peut-être
aucun autre artiste, ses productions, de la conception à l'emballage et
à la promotion. Ses textes dispensent une sombre mélancolie qui, depuis
la fin des années 70, vagabonde de par les continents,
portée par une désespérante lucidité. Aimer Manset, c’est
s’imprégner d'un univers qui évoluera au fil de quatre
décennies sans jamais céder à la facilité ni aux
compromissions, remettant constamment en perspective ses productions
antérieures, les replaçant constamment clans un grand puzzle
musical. Dans ce monde bien-pensant où l'hommage est
obligatoire, Manset ne revendique pas d'héritage musical.
Il dit aimer un morceau, une chanson par-ci, par-là, de Brel, de
Brassens, d'Yves Simon, de Cabrel, de Capdevielle et accepter tout
Ferré en bloc. Sinon, depuis toujours, il professe la supériorité
naturelle du rock anglo-saxon à la fois par l'usage d'une langue et par
l'attitude, citant Bob Dylan, les Animals, Bob Seger. Écrivain
affirmant ne pas être un grand lecteur, il prend les livres
comme ils viennent, il admire Céline et se sent des affinités avec
Gérard de Nerval, l'auteur des "Chimères" et des "Filles Du Feu",
peut-être une inspiration pour "Filles Des Jardins".Au
culot, à ses débuts, il avait réussi à négocier, avec
Pathé-Marconi/EMI, un contrat exceptionnel pour les années 60, lui
offrant une totale liberté artistique et le contrôle final sur ses
productions. Cette année, après quarante ans chez EMI, il change de
maison en signant chez Warner à qui il offre une superbe compilation/
recréation de dix-huit de ses compositions en cadeau de bienvenue.
Malgré des réticences à reprendre ce titre, il y revisite
notamment sa première chanson, "Animal On Est Mal", clans une
version pop grâce à la collaboration du groupe belge Deus. Perfectionnisme intransigeantNé
le 21 août 1945 à Saint-Cloud (92) dans une famille bourgeoise,
après avoir loupé son bac, il entre, en 1964, à l'école des Arts
Décoratifs puisqu' il faut bien faire quelque chose et qu'il est doué
en dessin. Il reçoit plusieurs distinctions lors de divers salons, mais
il s'oriente du côté des agences de pub. Manset se voit
alors un avenir dans les arts graphiques ou le cinéma. Parallèlement, il a appris la guitare, la batterie puis le piano en autodidacte.Ne
jugeant alors sa voix pas suffisamment intéressante, il écrit des
textes de chansons pour les proposer à différents artistes de
variété. C'est sur les trois EP, d'un intérêt anecdotique,
de son ami et condisciple du lycée Claude Bernard, Laurent Malek,
qu'il est crédité pour la première fois. Sur
le premier, au verso, on voit même une photo du duo, avec Manset
au piano. Cette collaboration va surtout lui permettre de
découvrir le fonctionnement d'un studio d'enregistrement et de voir en
pleine action des orchestres de cordes. En 1968, après avoir écrit avec
William Sheller "Je Me Repose" pour Dalida, il compose seul "Animal On
Est Mal". A l'évidence, pas une chanson pour Dalida, ni pour d'autres
d'ailleurs, puisque personne n'est intéressé. Décidant de la chanter
lui-même, il l'enregistre dans les studios Pathé avec des amis, en
travaillant, remixant, bidouillant à partir de bandes
pourries, selon ses propres termes, devant des ingénieurs du son
peu concernés. Finalement, elles seront améliorées au studio CBE du
producteur et arrangeur Bernard Estardy. Sorti en
plein milieu des évènements de 1968, "Animal On Est Mal" ne
se vend pas, mais bénéficie de bonnes diffusions radio grâce à des
animateurs comme François Jouffa et Michel Lancelot dans Campus,
émission phare d'Europe 1. Par la suite, Nadine, l'assistante de ce
dernier, deviendra Mme Manset. Avec ses deux filles dont Caroline
future manager de Raphaël, on la verra brièvement dans le
reportage "L'Atelier du Crabe" tourné en 1981 par le
photographe Frank Lords. Ce dernier avait déjà accompagné Manset à la
recherche de la beauté et de l’espérance dans les endroits les plus
déshérités de l'Asie.Oratorio de science-fictionA
l'automne 1968, sort l'album "Manset", réédité en 1971 sous le titre
"Manset 1968" après quelques modifications. Paroles, musiques et
orchestrations de Gérard Manset : «Je Suis Dieu » est une profession de
foi gonflée en ouverture, seul Eric Clapton peut alors être appelé
Dieu. "La Toile Du Maître", "On Ne Tue Pas Son Prochain" et "La
Femme Fusée" mettent en évidence un humour grinçant. Deux ans
plus tard, "La Mort D'Orion" est un autre choc, sorte d'oratorio de
science-fiction. Le succès est modeste (20 000 exemplaires tout de
même) mais le disque fourmille de trouvailles sonores. Manset y est
libre de multiplier les violons et d'orchestrer l'ensemble en
triturant les sons, les échos et les effets. Certes, comme il le
reconnaitra plus tard, les textes de la suite "La Mort D'Orion" sont
parfois dignes du travail scolaire d'un lycéen. La face 2, elle,
résistera mieux au passage des décennies, notamment ''Vivent Les
Hommes" et "Elégie Funèbre" dont la reprise sur ''Un Oiseau s'est
posé", en compagnie de Mark Lanegan, magnifie encore la noire beauté de
ce titre. L'emploi de cordes naissant telles des vagues
lointaines, qui vont peu à peu submerger l'espace et transporter
l'auditeur, va devenir une des balises dans l'univers Manset,
créant des sonorités immédiatement reconnaissables. Les coûts des
orchestres augmentant de plus en plus, les violons seront parfois
remplacés par des synthés, mais ne seront pas abandonnés, loin de
là, voir "Comme Un Guerrier", "Matrice", "Jadis Et Naguère". Outre sa
voix, reconnaissable entre toutes, un timbre plutôt grave avec une
légère fêlure, l'utilisation, l'amour pourrait-on dire, des
guitares avec un son tranchant caractérisent aussi son œuvre. Si sur la
photo de "Manset/ Long Long chemin", en 1972, Manset est représenté
avec sa guitare, c'est le piano qui occupe l'espace central
de compositions très épurées, les guitares prédomineront à
partir de l'album suivant, "Manset/ Y'a Une Route" en
1974, enregistré au studio de Milan qu'il vient de créer ex nihilo en
association avec Laurent Malek. En effet, "Manset/ Long
Long Chemin" avait été enregistré aux studios Pathé dans de
mauvaises conditions, le courant ne passant pas avec les
techniciens maison. Au final, bien que satisfait par
l'écriture de "Jeanne", l'album, inclus clans la série de
rééditions vinyle en 1978, ne ressortira jamais en CD, même si "Celui
Qui Marche Devant'' sera choisi par Axel Bauer pour figurer sur "Un
Oiseau s'est Posé". D'où sa décision de se libérer de ses
contraintes en montant le studio de Milan dans le 9e
arrondissement parisien.Studio de Milan, Atelier du Crabe et rock progressifDémarrant
sans trop de moyens financiers, Manset et Malek doivent tout
contrôler, pas seulement les
enregistrements, les orchestrations, les
arrangements, le mixage et les pochettes de disques, mais également la
gestion des lieux et le matériel. Souvent considéré comme un
démiurge solitaire, en réalité, Manset apprécie de travailler en
équipe, notamment avec un groupe de musiciens qui fluctuera assez peu
au fil du temps. On y retrouve, entre autres, le fidèle Didier
Batard à la basse, David Woodshill, Mike Lester, Marc Péru, Paul
Breslin aux guitares et Serge Perathoner aux claviers. Première
production du studio, "Manset/Y'a Une Route" va radicalement
transformer son statut grâce aux 300 000 exemplaires d' "Il Voyage En
Solitaire". Statut qu'il remet en cause dès l'album suivant,
"Manset" de 1976, avec des titres comme "Rien à Raconter"
et "Les Vases Bleues", sombres et traversés par les stridences des
guitares mixées en avant, des chansons superbes dans une ambiance entre
rock dur et progressif. La plupart des morceaux seront pourtant exclus
des rééditions CD. En 1978, "2870" poursuit clans la même
veine, mais en moins brut. Son échec commercial et critique
le déçoit. Épuisé par le cumul des travaux dans un studio où, bien
entendu, ont enregistré d'autres artistes de variété ou de
rock, Magma, par exemple, pour l'album "Udü Wudü",
Manset revend ses parts tout en restant simple utilisateur. Apprenant
plusieurs langues, il décide de commencer ses périples tout en
s'installant un atelier de création, l'Atelier du Crabe, dans le 16e
arrondissement, à la Muette. "Royaume De Siam", en 1979, complète le
paysage sonore qui définit le style Manset en mettant en
avant deux thématiques récurrentes, le voyage, l'ailleurs,
et l'enfance qui est source d'espoir dans un monde en décomposition. Le
disque, plus coloré que les précédents, est très bien accueilli par les
critiques et le public comme le sera "Matrice" en 1989, qui est
pratiquement son inverse par la noirceur qui le traverse de bout
en bout. De l'un à l'autre et jusqu'à "Un Oiseau s'est Posé" en
écoutant "Lumières", un de ses préférés qui n'eut pas le succès
escompté, "Prisonnier De L'Inutile", "La Vallée De La Paix"
et "Jadis Et Naguère", Manset démontre que, si ses
textes appartiennent à une tradition poétique française, il est
également le meilleur représentant du rock progressif en France.Revoir, remixer, réorganiser, détruire, photographier, peindre, écrireEn
1988, il décide de faire un tri dans sa production antérieure,
d'abandonner le vinyle pour tout publier en CD. "Matrice", en 1989 et
"Revivre'', en 1991, bénéficieront quand même d'une sortie vinyle.
Mais, contrairement à ce qui s'est fait pour la presque
totalité des artistes, il ne propose pas un simple transfert, il
retravaille et réorganise complètement les disques,
sort des compilations, des coffrets. Et, lorsqu'il juge qu'il ne
réussira pas à les améliorer, il jette des chansons et des disques
entiers, détruisant les matrices, dont celles de "Manset/ Long Long
Chemin" et la plupart de "Manset" 1976. Quant à "La Mort D'Orion", il
ne sera disponible sur CD qu'en 1996 en même temps que paraitra la
compilation hommage, "Route Manset".D'autre
part, il n'a jamais cessé d'écrire pour les autres, Michel Fugain,
Julien Clerc, Buzv, Jane Birkin, lndochine, Raphaël, Axelle Red, etc.,
sans parler des anciens comme René Joly ("Chimène"). Peu de
rockers dans tous ces noms à l'exception d'Alain Bashung en 2008,
"Comme Un Lego", "Je tuerai la Pianiste" et "Venus".Artiste
complet et très actif, il a réalisé au total une vingtaine
d'albums, autant de 45 tours, plusieurs compilations et coffrets, des
albums photos, des romans et des expositions de peinture.En
1987, il publie un livre de photos, "Chambres D'Asie", et un
premier roman lié à ses voyages, "Royaume De Siam"
dont la couverture, la photo d'un enfant nu, sera parfois
critiquée. Dans !es années suivantes, alterneront livres de photos et
romans dont deux paraitront dans la prestigieuse collection blanche de
Gallimard.Jamais de scèneManset
n'est jamais monté sur une scène. Il en eut quelques
velléités par moments, sans jamais concrétiser, avec
parfois une pointe de regret, peut-être bloqué par son
perfectionnisme intransigeant peu compatible avec les
approximations du live.Il
contrôle les photos sur les pochettes comme celles qui paraissent
dans la presse, mais se plie à certaines exigences de la promotion, du
moins pour les journaux et la radio. Il lui arrive de se contredire
entre deux interviews ou d'annoncer ses adieux avant de sortir un
nouveau disque peu après, mais, après tout, ce n'est qu'un
caprice d'artiste. Contrairement aux idées reçues, il n'est pas
spécialement difficile à interviewer mais il faut que son interlocuteur
soit un minimum compétent et connaisse son sujet, sinon il se referme
ou s'en va. Il y eut ainsi de mémorables catastrophes
radiophoniques.Concernant
la télé, dans les années 70, cédant aux pressions de son label,
il accepte de passer dans diverses émissions de télévision, entre
Claude François et Sheila, découvrant des animateurs spécialistes des
questions idiotes et de play-back mal calés. Très vite, il décide
d'arrêter de se cornpromettre et de vendre sa tête. A
l'heure actuelle, une belle leçon de
résistance, en ces temps de transparence forcée et
d'uniformisation.ExigencesManset
en promo; c'est le cauchemar des attachés de presse. Rare comme la
neige en août, cet autiste des medias a des exigences particulières.
Invité à France Inter, il exige que les caméras du studio
soient éteintes et refuse que l’émission soit disponible en podcast. Sa
rencontre à la 25ème Heure avec Bashung lui a inspiré un
curieux ouvrage, « Visage D'un Dieu Inca », paru en 2011. Une
centaine de pages sur une relation de travail avec son « Semblable, à
la fois différent, déférent » pour qui il écrivit trois chansons sur le
testament ''Bleu Pétrole'', dont le très long "Comme un Lego''.********************************************************************************************************* Manset, poète par nécessité
LE MONDE CULTURE ET IDÉES 30.05.2014
Par Véronique Mortaigne
Gérard
Manset, auteur, compositeur, interprète,
écrivain, photographe, peintre, s'est mis à
l'écart des systèmes. Le seul carcan qu'il
accepte est le sien, celui qu'il s'impose.
Observateur intransigeant du monde contemporain, il
en a rejeté les rituels et en particulier
les apparitions publiques - télévision,
scène-, toutes considérées comme autant
d'impudeurs. II n'a jamais donné de concert. II a
longtemps refusé de se laisser photographier. Puis il
a diffusé quelques clichés personnels, et
accorde quelques entretiens à la presse.
Mais
en quarante-cinq ans d'une présence jouée sur le mode du
retrait, Gérard Manset, 68 ans, a appliqué la ligne
de conduite décrite en 1878 par Arthur Rimbaud
dans une lettre à Georges Izambard, son ami et
professeur : « Je suis poète», et je travaille
à me rendre voyant... » Et considérant que le poète
est un monde en soi, paranormal et exposé, le
chanteur protéiforme a« revisité » ses chansons
passées pour son nouvel album, Un oiseau s'est posé, paru à
la mi-mai chez Warner Music.
Manset
les a libérées des contraintes des époques -
les boites à rythme de Lumières (1984) et
Matrice (1989), le mode d'enregistrement mono
d'Animal on est mal ... (1968). Jusqu'alors
travailleur solitaire, il a invité à ses côtés Axel Bauer,
Raphaël (Haroche), le groupe de rock belge
dEUS, le guitariste américain Paul Breslin ou encore
le chanteur à la voix rauque Mark Lanegan
ÉLEMENT DE LA NATURE
Ces
thèmes sans loi, sortes d'intérieurs-extérieurs, de
clairs obscurs, sont exposés sans que leur
maniaque concepteur en ait touché la structure, les motifs
de guitare, la tonalité ou la temporalité. Dix
minutes pour Lumières, près de sept pour Matrice ou
Comme un guerrier(1982), mais brièveté tranchée
pour Manteau jaune, composé pour Raphaël en
2010. Cet exercice d'exploration de ses propres
œuvres, qui les renouvelle sans presque rien en
changer, est unique. Et réussi, Gérard
Manset a réalisé la pochette : lui,
photographié de dos, de loin, large
chemise, cheveux couvrant la nuque, fondu dans
un paysage de montagne qu'il a dessiné en noir et
blanc. Manset, élément de la nature, atome qui
accroche les exigeants depuis son premier
45-tours, en 1968.
Avec
lui, il y a toujours une première fois. Fin
2012, l'ex-étudiant des Arts décoratifs, né à
Saint-Cloud (Hauts-de-Seine) le 21 août 1945,
expose en fin ses toiles dans une galerie
bruxelloise. II veut en rédiger le catalogue,
ne sait pas comment s'y prendre, nous disait-il alors
au cours d'un long rendez-vous. II cherche des
talents, ils sont rares - «de l'eau tiède ». II
est sans cesse déçu, parce qu'il est resté dans une sorte
d'état immature, et voit tout clairement, le
mensonge politique, social, économique,
plastique, esthétique. II cite Les Habits neufs de
l'empereur, un conte d'Hans Andersen - deux escrocs
prétendent fabriquer un costume neuf pour le
monarque, que, disent-ils, seuls les
intelligents verront. Mais c'est une farce : il n'y a
rien. De peur de paraitre idiots, les ministres se
taisent; le peuple, aliéné,
s'extasie sur l'habit fantôme. Seul un petit garçon ose crier
: « Le roi est nu ! »
Gérard
Manset crie autrement. Avec une voix qui vibre et une
méticulosité atemporelle qui lui ont permis de créer seul des
albums cultes, de parcourir le monde en le
photographiant et en écrivant des romans.
Moraliste, oui. Tolérant, certes, mais
partisan d'une « nature » que l'abject rebute. « Croire que
l'on peut reculer les limites par le trash, sans avoir la
notion élémentaire du beau, est une perversion. » Manset
est persuasif. II ne faut pas se laisser faire,
il vous culpabiliserait facilement, en vous convainquant de
nullité. II est un observateur des époques. La
nôtre, rnédiatique et virtuelle, est en lambeaux,
et nous en faisons partie. « Le
menteur, c'est celui qui colporte. Le mensonge est
conscient, lucide, et en ce sens il est éminemment répréhensible. »
Andy
Warhol a accompagné la seconde moitié du siècle
passé, il a décrit une génération qui découvrait les
voyages en avion, la mode, ou l'on pouvait boire, se
défoncer, être homosexuel. « Warhol, Kerouac ont été
une sorte d'ouverture tout a fait louable, très productive sur le
plan de la création, puisque d'un coup on a retiré les chaînes à
tout le monde. Mais forcément quelques farceurs sont arrivés
là-dessus. Ce n'est pas une machination, c'est juste le
produit de l'oisiveté. »
UNE DISCIPLINE VENUE DU VOYAGE
Les
mots lui viennent en logorrhée, nous disait-il encore ce
jour-là, S'il a quand même réussi à raconter,
décrire, inventer, ce ne fut pas par plaisir
mais par nécessité. La discipline lui est venue du
voyage, « un art sans retour » qu'il a pratiqué intensément
et où il a pris le pli du « carnet de route précis, mécanique,
mathématique ». Chaque jour, quatre ou cinq pages, conçues dans
une démarche similaire au dessin, retranscrivant « à titre
strictement nombriliste » les étapes de la journée,
dans un mouvement d'étude documentaire. Le
voyage impose l'urgence, comme le dessin ou le karaté.
«
C'est à 300 a l'heure, il faut choisir le bon bus, le bon
avion, le bon hôtel, le bon taxi, ne pas oublier la moitié
de son barda en route, sa brosse à dents, sa lame de rasoir, son colt.
II faut aller vite. Tout ramasser et dégager. Avoir la
sensation de l’acuité, d'attraper au vol. »
Gérard
Manset, enfant, va à la chasse avec son père.
Ensemble, ils débusquent la sauvagine -
bécassine, col-vert - en baie de Seine et dans
les marais de Carentan, dans le Cotentin. Voilà qui
génère des souvenirs très exotiques : de
longues marches avec des cuissardes sur des
kilomètres et des kilomètres de vase à marée descendante, «
la passée du matin, la passée du soir ». Cette chasse aux
oiseaux migrateurs est un exercice de patience, d'attente
et de vivacité. Au retour, l’adolescent fait des
dessins de gibier.
Ensuite,
Manset étudie aux Arts décoratifs. II expose, répond aux
invitations de salons, celui d'Automne, celui des
Artistes français. II est lauréat du concours
général de dessin en 1964. C'est André Malraux,
alors ministre de la Culture, qui lui remet le prix. La
famille Manset a un voisin, le peintre Maurice Brianchon
(1899-1979), membre du groupe dit de la « Réalité
poétique »et professeur aux Beaux-Arts. II
conseille a Manset de« dessiner de la main gauche»,
parce que son dessin «est trop parfait». L'habileté
est la pire des choses, elle ne traduit rien.
A
l'école, il a des mauvaises notes, plutôt hors
du monde, « plutôt là par erreur, rêveur d'autrement
». II ne se prend pas pour un artiste. Sans personnalité,
il n'a rien à dire, il ne voit rien. II sera fumiste.
« Après tout, je me suis dit l'habilité, ça fera la blague, ça en
trompera certains. » Fumiste, oui, mais fumiste
dans le défi, La musique en fut un, majeur. « Quand
la musique est arrivée avec Animal on est mal, en 1968,
la, c'était le contraire de l'habileté. J'avais tout
contre moi, je chantais mal, ça ne voulait rien dire. II y
avait un seul accord et je ne savais pas comment le produire. Et
j'ai dû résoudre des problèmes que personne n'aurait pu
résoudre. Là où j'avais tout contre moi, j'arrivais à être
magistral, tout du moins positif, concret, réaliste, productif. »
Les textes étaient surréalistes et « c'était facile d'y
voir du talent, une originalité ».
BACH « DOIGT A DOIGT »
Le
jeune dessinateur doué avait piqué la méthode de piano de
sa sœur. II avait appris Bach « doigt à doigt, pas à pas, et là,
j'ai bien été obligé de mesurer que je rentrais dans des domaines
irrationnels, qu'enfin les portes s'ouvraient sur l'autre côté du
miroir». Manset passe alors à la musique, publie un premier
album, Gérard Manset (1968), puis La Mort d'Orion
(1970), irrationnel, partant là « Où l'horizon prend fin/ Où
l'œil jamais de l'homme n'apaisera sa faim / Au seuil enfin de
l'Univers ». « J'étais dans l'inconscient, ce n'est pas moi qui ai fait
cet album, je ne sais pas qui l'a fait. » « Royaume de Siam,
Attends que le temps te vide, Matrice sont, en
comparaison, des disques responsables. » Ayant appris la
vigilance, l'artiste gère son inspiration.
Dès
lors, Gérard Manset avance sur trois fronts
: l'écriture, la musique, l'art pictural.
« La musique me venait du ciel, j’etais une sorte de paratonnerre. Le
truc me tombait, je transcrivais, en faisant très attention,
comme quelqu'un qui prendrait la foudre en veillant à ne prendre
que le nécessaire et en sachant où la diriger. Mais je suis
monomaniaque, je ne peux pas faire deux choses à la fois, donc
j'ai enfilé le costume de compositeur, du
gestionnaire de studio, d'ingénieur du son [au studio Milan, qu'il crée
en 1970], et je laissais tomber celui de l'artiste peintre
et du bonnet bouffant. »
Manset
musicien est en porte-à-faux avec l'industrie du
disque. Ses albums, publiés sur son label, Zénon, sont
entièrement «made in Manset », des compositions aux
pochettes. En 1980, il cède ses parts du studio Milan
à son associe, Jean-Paul Malek. II est revenu en
amour avec la peinture après la publication, en 1976, de
l'album Rien à raconter. Pendant trois ans, il « joue »
l’atelier, tout en continuant la musique, jusqu'à
enregistrer, justement, L'Atelier du crabe ( 1981) -
« L 'Atelier du crabe / Y’a rien sur les tables / Pas de
musiciens minables / De chanteurs inconsolables / On s'pousse un
peu / Pour voir le maître des lieux / Cligner des yeux /Mettre du rouge
ou bien du bleu / Du rouge ou bien du bleu ».
Daltonien,
il ne perçoit pas certains à-plats, et voit parfois
deux couleurs là où il n'y en a qu'une. Qu'importe.
Picasso, son héros, le peintre total, heureux,
prenait du bleu quand il n'avait pas de rouge. Peindre,
dessiner est une sorte de gymnastique ascétique,
martiale, comme faire des pompes, boire
du thé vert, manger du riz blanc, s'abreuver d'eau, en
essayant d'être transparent. Ce sont les leçons du
voyage, où Gérard Manset, amoureux du
Kodachrome, a utilisé la photo comme carnet de
croquis, rendant compte de la nourriture, des
rencontres OU des chambres d'hôtels,
modestes, à Manille, à Recife, à Nakon Pathom, à
Cotabato, à Vârânasî (Bénarès), à
Calcutta, à lligan, avec autoportrait, grand brun
assis sur un bord de lit, allongé, reflet
dans un miroir. II a photographié des mondes à
jamais perdus - des quartiers démolis à Paris,
en Haïti ou à Bogota; des temps heureux passés en famille
en Polynésie, avec ses deux filles alors
préadolescentes ; des villes tentaculaires qui
ont proliféré, avec leurs enseignes
publicitaires qui ont remplacé les bouges et
les bordels.
En
fin de compte, Gérard Manset continue d'avancer.
II a très peu de regrets. L'un est de n'avoir pas été
présent lors de la chute de Saigon, marquant la fin de la guerre
menée par les Etats-Unis au Vietnam, en 1975.
L'autre est de n'avoir jamais trouvé un
enseignant, un vrai, qui s'autorise à expliquer sans
discussion possible de l'élève les bases de la
peinture à l'huile.
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"Un oiseau s'est posé", Gérard Manset ne voyage plus seulement en solitaire
Par Jean-Francois Lixon - Culturebox (Publié le 20/05/2014)
Gérard
Manset publie "Un oiseau s'est posé", un double album qui parcourt la
carrière du chanteur le plus discret de la scène française. De dEUS à
Axel Bauer en passant par Raphaël, Mark Lannegan et Paul Breslin, il a
invité quelques artistes à ajouter leurs couleurs à sa propre palette.
Manset, pour une fois, ne voyage pas en solitaire et le résultat est
plutôt convaincant.
Gérard
Manset est un artiste à repentirs. Dans le sens du mot "repentir" qui
donne aux peintres l'envie de rajouter une touche à un tableau terminé.
Lui n'en a jamais fini. Son oeuvre toute entière est constamment en
progrès, constamment mouvante. Quiconque a suivi l'artiste depuis ses
débuts avec l'ovni "Animal, on est mal" le sait : il ne faut jamais se
défaire des vinyles de Manset, ni de ses anciens CD... On risquerait de
perdre des morceaux. C'est le cas par exemple d'une des chansons qui
l'ont fait connaître au grand public : "Marin' bar". Elle figure sur
l'album "L'atelier du crabe" en 1981, puis a complètement disparu de la
discographie officielle de Manset sauf à l'occasion étonnante d'un
"Best of" inattendu sorti en 1999. Elle ne lui plaisait plus, elle lui
semblait trop commerciale, trop dansante, ne collait plus avec l'image
de lui-même qu'il se faisait. Elle n'est pas la seule.
"Un oiseau s'est posé"
"Un
oiseau s'est posé" procède de cette constante révision de son parcours
par l'artiste de 68 ans qui n'a jamais eu la moindre complaisance vis à
vis de celui qu'il fut. Le double album est un voyage dans l'oeuvre de
cet auteur compositeur hors de toutes les normes. Il a choisi dix-sept
de ses anciennes chansons et les a réinterprétées, réorchestrées et,
pour cinq d'entre elles, a invité d'autres artistes à en partager
l'enregistrement. Il a pour l'occasion écrit une chanson nouvelle,
éponyme de l'album.
Pas perdu et pourtant...
On
n'est pas perdu à l'écoute de cet album. Et pourtant le Manset qu'on y
rencontre n'est plus tout à fait l'interprète détaché auquel il nous
avait habitué. Il s'implique davantage dans l'interprétation, apporte
des nuances, des sentiments qu'il s'interdisait autrefois. Manset
paraît plus rock, plus passionné ("Entrez dans le rêve"). Il appuie sur
les mots là où, autrefois, il était comme le témoin de ses propres
paroles.
Se frotter à d'autres mondes
En
1996, "Route Manset" rassemblait des versions de ses chansons
interprétées par d'autres chanteurs (Dick Annegarn, Salif Keita, Cheb
Mami, Brigitte Fontaine, Alain Bashung, Pierre Schott, Jean-Louis
Murat, Francis Cabrel et Françoise Hardy). Cette fois, avec "Un oiseau
s'est posé", c'est sa voix, mais pas seulement, qui reprend les
chansons recueillies à l'écoute de ses dix-neuf albums.
Manset
affirme ne jamais s'écouter. Il a pourtant du le faire pour la
préparation de ce nouvel album. Il a choisi certaines perles qu'on
aurait crues intouchables, l'immense "Lumières" (1984) par exemple, ou
"Elégie funèbre " tirée de "La mort d'Orion" (1970) devenu "Cover me
with flowers of mauve" avec Mark Lannegan, et encore "Il voyage en
solitaire" (1975) mué en un magique et désespéré "No man's land motel"
avec Paul Breslin. On n'aurait jamais imaginé une rencontre avec Axel
Bauer. Et pourtant, la voix de basse de l'interprète de "Cargo de nuit"
apporte une profondeur sonore qui s'accorde bien avec la fragilité
apparente de celle de Manset sur la nouvelle version de "Celui qui
marche devant" (1972). A contrario, la frêle voix de Raphaël, fournit
un contrepoint plein de fluidité sur "Toutes choses" (1989).
Auteur,
compositeur et interprète. Certes, mais bien plus cela, Manset ne
saurait se réduire à son activité musicale. On le sait également
écrivain, photographe, dessinateur et... voyageur. C'est lui qui signe
la très belle image d' "un oiseau s'est posé" qui le montre, mais de
dos. Manset ne se montre pas. On l'aperçoit, guère plus, sur certaines
pochettes d'album, jeans effrangé, tee shirt large et lunettes de
soleil. Routard sans doute, proche des habitants des pays où il
séjourne. Partout, entre Paris, le royaume de Siam ou Phnom Penh,
Manset reste à l'affût de l'idée, du vers, de la mélodie. Il fut une
époque où il pouvait demander à changer d'hôtel parce que la
disposition de la chambre ne lui permettait pas de poser à portée de
main un carnet et un crayon pour noter ce qui lui viendraient pendant
la nuit.
Manset
ne passe plus à la télévision, la dernière fois doit remonter au début
des années 70. On l'entend parfois à la radio, pas n'importe laquelle
et pas avec n'importe qui, mais alors il est impossible de réécouter
l'émission. Aucun enregistrement ne reste à la disposition des
auditeurs. L'artiste le dit, celui qui veut l'écouter doit fournir un
effort. Pour ce dernier album, Manset a fait celui de rencontrer
plusieurs journalistes de la presse écrite. A tous, il a dit grosso
modo la même chose.
Qu'il
faille faire un effort plaît bien à ceux qui le suivent depuis
plusieurs décennies. L'impression peut-être d'appartenir à un gotha de
privilégiés qui s'enthousiasment d'une joie presque physique à l'écoute
de chansons que les autres trouvent tristes à pleurer.
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Gérard Manset : un artiste rare
Par Francis Couvreux (pour « Je Chante » magazine n°11, 12/2014)
Pour ce premier disque sur un nouveau label, après 40 ans passés chez
EMI et 18 albums, Manset a rejoué live en studio avec des musiciens et
quelques invités, une bonne quinzaine de morceaux allant de 1968
-Animal on est mal (« Un petit truc de jeunesse [. . .] d'une banalité
affligeante », déclarait-il à Paroles et musique il y a quelques
années), ici dans une version très fraîche et très pop du groupe beige
Deus à 2008 : Genre humain, l'une de ses chansons emblématiques
selon lui.
Manset a apparemment pris du plaisir à plonger dans son œuvre (il ne la
réécoutait jamais) et à (re)chanter tous ces morceaux. Si la plupart
ont été réenregistrés, quelques-uns ont juste eu droit à un petit
lifting (ajout d'une guitare ou d'un piano sur les pistes originelles,
remplacement d'une boite à rythmes par une vraie batterie, mixages un
peu différents). Mises en boite en 2 ou 3 prises, ces versions plus
brutes constituent un peu le live que Manset ne fera sans doute jamais.
A signaler tout de même un inédit, Un oiseau s'est posé, qui donne son titre à l'album.
Difficile de dater les morceaux, de distinguer le nouveau de l'ancien,
tant il écrit, compose et interprète à peu près de la même manière,
chaque nouvel opus approfondissant un univers si personnel et singulier
qu'on a d'ailleurs du mal à lui trouver des racines et des influences.
Perfectionniste à l'extrême, cet esthète exigeant contrôle tout :
paroles, musique, orchestrations, mixage ...
Inadapté à ce monde, Manset est d'une autre planète. Pas étonnant que
ses textes nous fassent basculer dans une autre dimension (le disque
s'ouvre par Entrez dans le rêve, qui prend ici un sérieux coup de
jeune). Dictées par son subconscient, les paroles lui viennent en même
temps que la musique (déclaration à Télérama), un rythme d'écriture
qu'on pourrait qualifier de rock qui ne court pas les rues, et une
vision philosophique et spirituelle plutôt sombre du monde et de la
société, portée par des textes souvent déroutants, à l'imagerie parfois
un peu naïve, le tout porté par une voix profonde au grain unique,
entre chant et récitatif.
« Puisque la vie n'est pas ce qu'on nous fait croire
Mieux vaut le drap du désespoir »
(Entrez dans le rêve)
« Renvoyez-nous d'où on vient
Par le même canal le même chemin
De l'éternelle douleur
De la vallée des pleurs »
(Matrice)
« Le monde a tourné
Le monde a tourné sans nous, Sans nous attendre »
(Lumières)
Pas vraiment des chansons d'ailleurs, mais plutôt de petits portraits
ou de petits tableaux (Manset est aussi peintre et photographe).
Musicalement, il navigue entre musique classique et rock (omniprésence
des guitares électriques), Paul Breslin, son guitariste américain
chante en duo Il voyage en solitaire (quasiment le seul tube de Manset
en 1975) qu'il a adapté en anglais. En duo avec Axel Bauer, Manset
donne une version pleine de tension de Celui qui marche devant et
reprend Manteau jaune, un titre rock écrit pour Raphaël qui, lui, mêle
sa voix juvénile à celle du maitre sur Toutes choses, morceau tout de
rigueur et de concision, extrait du disque « Matrice ».
Soit Manset pénètre en vous et vous imprègne peu à peu (et dans ce cas
il ne vous lâche plus, et c'est le cas des quelques 50ooo fans qui le
suivent depuis le début), soit vous n'entrez pas dans le monde de cet
artiste rare dans tous les sens du terme, puisqu'il ne se produit pas
sur scène, refuse d'apparaître dans la petite lucarne et s'épanche
rarement sur les ondes et dans les gazettes.
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