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UN OISEAU S'EST POSÉ (2014)


 IL CONTRÔLE MANSET


Effacé  et pourtant très sûr de son génie,  le Français a publié un nouvel album de vieilles chansons récemment.
Qui est vraiment ce rocker symphonique à la mélancolie vagabonde?
PAR PHILIPPE THIEYRE (Rock’n’Folk, Octobre 2014)


Auteur-compositeur, musicien,  interprète, arrangeur, orchestrateur, photographe, peintre, écrivain, Gérard  Manset, ou simplement Manset dorénavant, jouit d'une aura presque unique.
Suivi par des fans extrêmement fidèles et admiré par de très nombreux musiciens, il est reconnu par un public assez large sans être un chanteur populaire. Sa personnalité qu'il découvre avec parcimonie fascine et intrigue. Depuis toujours, il maitrise, comme peut-être aucun autre artiste, ses productions, de la conception à l'emballage et à la promotion. Ses textes dispensent une sombre mélancolie qui, depuis la fin des années  70, vagabonde de par les continents,  portée par une désespérante lucidité.  Aimer Manset, c’est s’imprégner d'un univers qui évoluera au fil de quatre  décennies  sans jamais céder à la facilité  ni aux compromissions, remettant constamment en perspective ses productions antérieures, les replaçant constamment clans  un grand puzzle musical.  Dans ce monde  bien-pensant où l'hommage  est obligatoire, Manset  ne revendique  pas d'héritage musical. Il dit aimer un morceau, une chanson par-ci, par-là, de Brel, de Brassens, d'Yves Simon, de Cabrel, de Capdevielle et accepter tout Ferré en bloc. Sinon, depuis toujours, il professe la supériorité naturelle du rock anglo-saxon à la fois par l'usage d'une langue et par l'attitude, citant Bob Dylan, les Animals, Bob Seger. Écrivain affirmant ne pas être un grand lecteur,  il prend  les livres comme ils viennent, il admire Céline et se sent des affinités avec Gérard de Nerval, l'auteur des "Chimères" et des "Filles Du Feu", peut-être une inspiration pour "Filles Des Jardins".
Au culot, à ses débuts, il avait réussi à négocier, avec Pathé-Marconi/EMI, un contrat exceptionnel pour les années 60, lui offrant une totale liberté artistique et le contrôle final sur ses productions. Cette année, après quarante ans chez EMI, il change de maison en signant chez Warner à qui il offre une superbe compilation/ recréation de dix-huit de ses compositions en cadeau de bienvenue. Malgré des réticences à reprendre ce titre, il y revisite notamment  sa première chanson, "Animal On Est Mal", clans une version pop grâce à la collaboration du groupe belge Deus.

Perfectionnisme intransigeant

Né le 21 août 1945 à Saint-Cloud  (92) dans une famille bourgeoise, après avoir loupé son bac, il entre, en 1964, à l'école des Arts Décoratifs puisqu' il faut bien faire quelque chose et qu'il est doué en dessin. Il reçoit plusieurs distinctions lors de divers salons, mais il s'oriente du côté des agences de pub. Manset  se voit  alors  un avenir dans les arts graphiques ou le cinéma. Parallèlement, il a appris la guitare, la batterie puis le piano en autodidacte.
Ne jugeant alors sa voix pas suffisamment intéressante, il écrit des textes de chansons  pour les proposer à différents artistes de variété. C'est sur les trois EP, d'un  intérêt  anecdotique, de son ami et condisciple  du lycée Claude Bernard, Laurent Malek, qu'il est crédité pour la première fois.
Sur le premier, au verso, on voit même une photo du duo, avec Manset  au piano.  Cette collaboration va surtout lui permettre de découvrir le fonctionnement d'un studio d'enregistrement et de voir en pleine action des orchestres de cordes. En 1968, après avoir écrit avec William Sheller "Je Me Repose" pour Dalida, il compose seul "Animal On Est Mal". A l'évidence, pas une chanson pour Dalida, ni pour d'autres d'ailleurs, puisque personne n'est intéressé. Décidant de la chanter lui-même, il l'enregistre dans les studios Pathé avec des amis, en travaillant, remixant,  bidouillant  à partir de bandes pourries, selon ses propres termes, devant  des ingénieurs du son peu concernés. Finalement, elles seront améliorées au studio CBE du producteur  et arrangeur Bernard Estardy.  Sorti  en plein  milieu des évènements de 1968,  "Animal On Est Mal" ne se vend pas, mais bénéficie de bonnes diffusions radio grâce à des animateurs comme François Jouffa et Michel Lancelot dans Campus, émission phare d'Europe 1. Par la suite, Nadine, l'assistante de ce dernier, deviendra Mme Manset. Avec ses deux filles dont Caroline future manager de Raphaël, on  la verra  brièvement dans le reportage "L'Atelier du Crabe"  tourné en 1981  par le photographe Frank Lords. Ce dernier avait déjà accompagné Manset à la recherche de la beauté et de l’espérance dans les endroits les plus déshérités de l'Asie.

Oratorio de science-fiction

A l'automne 1968, sort l'album "Manset", réédité en 1971 sous le titre "Manset 1968" après quelques modifications. Paroles, musiques et orchestrations de Gérard Manset : «Je Suis Dieu » est une profession de foi gonflée en ouverture, seul Eric Clapton peut alors être appelé Dieu. "La Toile Du Maître",  "On Ne Tue Pas Son Prochain" et "La Femme Fusée" mettent  en évidence un humour grinçant. Deux ans plus tard, "La Mort D'Orion" est un autre choc, sorte d'oratorio de science-fiction. Le succès est modeste (20 000 exemplaires tout de même) mais le disque fourmille de trouvailles sonores. Manset y est libre de multiplier les violons et d'orchestrer  l'ensemble en triturant les sons, les échos et les effets. Certes, comme il le reconnaitra plus tard, les textes de la suite "La Mort D'Orion" sont parfois dignes du travail scolaire d'un lycéen. La face 2, elle, résistera mieux au passage des décennies, notamment ''Vivent Les Hommes" et "Elégie Funèbre" dont la reprise sur ''Un Oiseau s'est posé", en compagnie de Mark Lanegan, magnifie encore la noire beauté de ce titre. L'emploi de cordes naissant  telles des vagues lointaines, qui vont peu à peu submerger l'espace et transporter l'auditeur, va devenir une des balises dans l'univers  Manset, créant  des sonorités immédiatement reconnaissables. Les coûts des orchestres augmentant de plus en plus, les violons seront parfois remplacés  par des synthés, mais ne seront pas abandonnés, loin de là, voir "Comme Un Guerrier", "Matrice", "Jadis Et Naguère". Outre sa voix, reconnaissable entre toutes, un timbre plutôt grave avec une légère fêlure, l'utilisation,  l'amour pourrait-on dire, des guitares avec un son tranchant caractérisent aussi son œuvre. Si sur la photo de "Manset/ Long Long chemin", en 1972, Manset est représenté avec sa guitare, c'est le piano qui occupe  l'espace  central de compositions  très épurées,  les guitares prédomineront à partir de l'album suivant, "Manset/  Y'a Une Route"  en 1974, enregistré au studio de Milan qu'il vient de créer ex nihilo en association avec Laurent  Malek.  En effet, "Manset/ Long Long Chemin" avait  été enregistré aux studios Pathé  dans de mauvaises conditions, le courant  ne passant  pas avec les techniciens maison.  Au final,  bien que satisfait par l'écriture  de "Jeanne", l'album,  inclus clans la série de rééditions vinyle en 1978, ne ressortira jamais en CD, même si "Celui Qui Marche Devant'' sera choisi par Axel Bauer pour figurer sur "Un Oiseau s'est Posé". D'où sa décision de se libérer  de ses contraintes en montant le studio de Milan  dans  le 9e arrondissement parisien.


Studio  de Milan, Atelier  du Crabe et rock  progressif
Démarrant sans trop de moyens financiers, Manset et Malek doivent  tout contrôler,  pas seulement  les  enregistrements,   les  orchestrations,  les arrangements, le mixage et les pochettes de disques, mais également la gestion des lieux et le matériel. Souvent  considéré comme un démiurge solitaire, en réalité, Manset apprécie de travailler en équipe, notamment avec un groupe de musiciens qui fluctuera assez peu au fil du temps. On y retrouve,  entre autres, le fidèle Didier Batard à la basse, David Woodshill, Mike Lester, Marc Péru,  Paul Breslin aux guitares et Serge Perathoner aux claviers. Première production du studio, "Manset/Y'a Une Route" va radicalement transformer son statut grâce aux 300 000 exemplaires d' "Il Voyage En Solitaire". Statut qu'il remet en cause dès l'album suivant,  "Manset" de 1976,  avec des titres comme "Rien à Raconter"  et "Les Vases Bleues", sombres et traversés par les stridences des guitares mixées en avant, des chansons superbes dans une ambiance entre rock dur et progressif. La plupart des morceaux seront pourtant exclus des rééditions CD. En 1978,  "2870" poursuit  clans la même veine, mais en moins brut.  Son échec commercial et critique  le déçoit. Épuisé par le cumul des travaux dans un studio où, bien entendu, ont enregistré d'autres artistes de variété ou de rock, Magma,  par exemple, pour  l'album  "Udü Wudü", Manset revend ses parts tout en restant simple utilisateur. Apprenant plusieurs langues, il décide de commencer ses périples tout en s'installant un atelier de création, l'Atelier du Crabe, dans le 16e arrondissement, à la Muette. "Royaume De Siam", en 1979, complète le paysage sonore qui définit le style Manset  en mettant en avant  deux  thématiques récurrentes, le voyage, l'ailleurs, et l'enfance qui est source d'espoir dans un monde en décomposition. Le disque, plus coloré que les précédents, est très bien accueilli par les critiques et le public comme le sera "Matrice" en 1989, qui est pratiquement son inverse par la noirceur  qui le traverse de bout en bout. De l'un à l'autre et jusqu'à "Un Oiseau s'est Posé" en écoutant "Lumières", un de ses préférés qui n'eut pas le succès escompté, "Prisonnier  De L'Inutile", "La Vallée  De La Paix" et "Jadis  Et Naguère", Manset démontre que,  si ses  textes appartiennent à une tradition poétique française, il est également le meilleur  représentant du rock progressif en France.

Revoir, remixer, réorganiser, détruire, photographier, peindre, écrire

En 1988, il décide de faire un tri dans sa production antérieure, d'abandonner le vinyle pour tout publier en CD. "Matrice", en 1989 et "Revivre'', en 1991, bénéficieront quand même d'une sortie vinyle. Mais, contrairement à ce qui s'est fait pour  la presque  totalité des artistes,  il ne propose pas un simple transfert, il retravaille et réorganise  complètement  les disques,  sort des compilations, des coffrets. Et, lorsqu'il juge qu'il ne réussira pas à les améliorer, il jette des chansons et des disques entiers, détruisant les matrices, dont celles de "Manset/ Long Long Chemin" et la plupart de "Manset" 1976. Quant à "La Mort D'Orion", il ne sera disponible sur CD qu'en 1996 en même temps que paraitra la compilation hommage, "Route Manset".
D'autre part, il n'a jamais cessé d'écrire pour les autres, Michel Fugain, Julien Clerc, Buzv, Jane Birkin, lndochine, Raphaël, Axelle Red, etc., sans parler des anciens  comme René Joly ("Chimène"). Peu de rockers dans tous ces noms à l'exception d'Alain Bashung en 2008, "Comme Un Lego", "Je tuerai la Pianiste" et "Venus".
Artiste complet et très actif, il a réalisé au total  une vingtaine  d'albums, autant de 45 tours, plusieurs compilations et coffrets, des albums photos, des romans et des expositions de peinture.
En 1987, il publie un livre de photos,  "Chambres D'Asie", et un premier roman  lié à ses voyages, "Royaume De Siam"  dont  la couverture,  la photo d'un enfant nu, sera parfois critiquée. Dans !es années suivantes, alterneront livres de photos et romans dont deux paraitront dans la prestigieuse collection blanche de Gallimard.

Jamais  de scène

Manset  n'est jamais monté sur une scène. Il en eut quelques  velléités  par moments,  sans jamais  concrétiser, avec parfois une pointe de regret,  peut-être bloqué par son perfectionnisme intransigeant peu compatible  avec les approximations du live.
Il contrôle les photos sur les pochettes comme celles qui paraissent  dans la presse, mais se plie à certaines exigences de la promotion, du moins pour les journaux et la radio. Il lui arrive de se contredire entre deux interviews ou d'annoncer ses adieux avant de sortir un nouveau  disque peu après, mais, après tout, ce n'est qu'un caprice d'artiste. Contrairement aux idées reçues, il n'est pas spécialement difficile à interviewer mais il faut que son interlocuteur soit un minimum compétent et connaisse son sujet, sinon il se referme ou s'en va.  Il y eut ainsi de mémorables catastrophes radiophoniques.
Concernant la télé, dans les années 70, cédant aux pressions de son label,  il accepte de passer dans diverses émissions de télévision, entre Claude François et Sheila, découvrant des animateurs spécialistes des questions idiotes et de play-back mal calés. Très vite, il décide d'arrêter de se cornpromettre et de vendre sa tête.  A l'heure  actuelle, une belle  leçon  de résistance,  en ces temps  de transparence forcée et d'uniformisation.

Exigences

Manset en promo; c'est le cauchemar des attachés de presse. Rare comme la neige en août, cet autiste des medias a des exigences particulières. Invité à France Inter,  il exige que les caméras  du studio soient éteintes et refuse que l’émission soit disponible en podcast. Sa rencontre à  la 25ème Heure  avec Bashung lui a inspiré un curieux ouvrage, « Visage D'un Dieu  Inca », paru en 2011. Une centaine de pages sur une relation de travail avec son « Semblable, à la fois différent, déférent » pour qui il écrivit trois chansons sur le testament  ''Bleu Pétrole'', dont le très long "Comme un Lego''.

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        Manset, poète par nécessité

LE MONDE CULTURE ET IDÉES 30.05.2014
 
Par Véronique  Mortaigne

Gérard Manset,  auteur,  compositeur,  interprète,  écrivain,  photographe,   peintre, s'est  mis à l'écart des systèmes.   Le seul carcan  qu'il accepte  est le sien,  celui qu'il s'impose.  Observateur  intransigeant  du monde contemporain,  il en a rejeté les  rituels  et en particulier   les  apparitions  publiques -  télévision,  scène-,   toutes considérées  comme  autant d'impudeurs.  II n'a jamais  donné de concert.  II a longtemps  refusé de se laisser  photographier.  Puis il a diffusé  quelques  clichés personnels,   et accorde  quelques  entretiens à la presse.

Mais  en quarante-cinq  ans  d'une présence jouée sur le mode du retrait,  Gérard Manset,  68 ans,  a appliqué la ligne de conduite décrite  en 1878   par Arthur Rimbaud dans  une lettre  à Georges  Izambard,  son ami et professeur  :    « Je suis poète», et je travaille à me rendre voyant...   » Et considérant  que le poète est un monde en soi,  paranormal  et exposé,  le chanteur protéiforme  a« revisité  » ses chansons  passées  pour son nouvel album, Un oiseau s'est posé,  paru à la mi-mai  chez Warner Music.

Manset  les  a libérées  des contraintes des époques  -  les  boites  à rythme de Lumières (1984)   et Matrice  (1989),  le mode d'enregistrement   mono d'Animal on est mal ... (1968).   Jusqu'alors   travailleur solitaire,  il a invité à ses côtés Axel Bauer,  Raphaël  (Haroche),  le groupe de rock belge  dEUS,   le guitariste américain Paul Breslin  ou encore le chanteur à la voix rauque Mark Lanegan

ÉLEMENT  DE LA NATURE

Ces thèmes sans loi,  sortes d'intérieurs-extérieurs,   de clairs obscurs,   sont exposés  sans que leur  maniaque concepteur  en ait touché la structure,  les motifs de guitare,  la tonalité ou la temporalité.   Dix minutes pour Lumières,  près de sept pour Matrice  ou Comme  un guerrier(1982),  mais  brièveté  tranchée pour Manteau jaune,  composé  pour Raphaël  en 2010.  Cet exercice d'exploration  de ses propres œuvres,  qui les  renouvelle sans  presque rien en changer,  est unique.  Et réussi,   Gérard Manset  a réalisé la pochette :   lui, photographié  de dos,  de loin,  large  chemise,   cheveux couvrant la nuque,  fondu dans  un paysage de montagne qu'il a dessiné  en noir et blanc.   Manset,  élément de la nature,  atome qui accroche  les  exigeants  depuis son premier 45-tours,  en 1968.

Avec lui,  il y a  toujours une première fois.  Fin 2012,   l'ex-étudiant  des Arts décoratifs,  né à Saint-Cloud  (Hauts-de-Seine)  le 21 août 1945,  expose  en fin ses toiles dans  une galerie  bruxelloise.   II veut en rédiger le catalogue,   ne sait pas comment  s'y prendre,  nous disait-il alors  au cours d'un long  rendez-vous.   II cherche des talents,  ils sont rares - «de  l'eau  tiède ».  II est sans cesse  déçu, parce qu'il  est resté dans une sorte d'état immature,  et voit tout clairement,   le mensonge  politique,  social,  économique,   plastique,  esthétique.   II cite Les Habits neufs de l'empereur, un conte d'Hans  Andersen  -  deux escrocs prétendent fabriquer un costume  neuf pour le monarque,   que,  disent-ils,  seuls les  intelligents verront. Mais  c'est une farce :   il n'y a rien.  De peur de paraitre idiots,  les  ministres se taisent;   le peuple,  aliéné,   s'extasie  sur l'habit fantôme. Seul un petit garçon ose crier :    « Le roi est nu ! »

Gérard Manset  crie autrement. Avec une voix qui vibre et une méticulosité atemporelle  qui lui ont permis de créer seul des albums cultes,  de parcourir  le monde en le photographiant  et en écrivant des romans.   Moraliste,   oui. Tolérant, certes,  mais  partisan  d'une « nature » que l'abject rebute.  « Croire que l'on peut reculer les limites  par le trash, sans avoir la notion  élémentaire du beau,  est une perversion. » Manset est persuasif.   II  ne faut pas se laisser  faire, il vous culpabiliserait  facilement,  en vous convainquant de nullité.  II est un observateur  des époques.   La nôtre,  rnédiatique et virtuelle,  est en lambeaux,  et  nous  en faisons  partie.   « Le menteur,  c'est celui  qui colporte. Le mensonge est conscient, lucide, et en ce sens il est éminemment répréhensible. »

Andy Warhol a accompagné  la seconde  moitié du siècle  passé,  il a décrit une génération qui découvrait les  voyages  en avion,  la mode,  ou l'on pouvait boire, se défoncer,  être homosexuel.   « Warhol, Kerouac ont été une sorte d'ouverture tout a fait louable,  très productive sur le plan  de la création, puisque d'un coup on a retiré les chaînes à tout le monde. Mais forcément quelques farceurs sont arrivés  là-dessus.  Ce n'est pas  une machination, c'est juste le produit de l'oisiveté.  »

UNE DISCIPLINE   VENUE DU VOYAGE

Les mots lui viennent en logorrhée,  nous disait-il  encore ce jour-là,   S'il a quand même réussi  à raconter,  décrire,  inventer,  ce ne fut pas par plaisir  mais  par nécessité.  La discipline  lui est venue du voyage,  « un art sans retour » qu'il a pratiqué intensément  et où il a pris le pli du « carnet de route précis, mécanique, mathématique ». Chaque jour, quatre ou cinq pages,  conçues dans une démarche similaire  au dessin, retranscrivant  « à titre strictement nombriliste » les  étapes de la journée,  dans  un mouvement  d'étude documentaire.   Le voyage impose  l'urgence,  comme  le dessin ou le karaté.
« C'est à 300 a l'heure,  il faut choisir le bon bus,  le bon avion, le bon hôtel, le  bon taxi, ne pas oublier la moitié  de son barda en route, sa brosse à dents, sa lame de rasoir, son colt. II faut aller vite.  Tout ramasser et dégager. Avoir la sensation  de l’acuité,  d'attraper au vol. »

Gérard Manset,  enfant, va à la chasse avec son père.  Ensemble,   ils débusquent  la sauvagine -  bécassine,  col-vert -  en baie  de Seine et dans  les marais  de Carentan, dans  le Cotentin.  Voilà qui génère des souvenirs très exotiques :   de longues   marches avec des cuissardes  sur des kilomètres  et des kilomètres  de vase à marée descendante, « la passée du matin,  la passée du soir ».  Cette chasse aux oiseaux  migrateurs est un exercice  de patience, d'attente et de vivacité.  Au retour, l’adolescent  fait des dessins  de gibier.

Ensuite,  Manset étudie aux Arts décoratifs.  II expose,  répond aux invitations de salons,   celui d'Automne,  celui des Artistes  français.   II est lauréat  du concours général  de dessin en 1964.  C'est André  Malraux,  alors  ministre de la Culture, qui lui remet le prix.  La famille Manset a un voisin, le peintre Maurice  Brianchon (1899-1979),    membre du groupe dit de la « Réalité poétique  »et  professeur aux Beaux-Arts.  II conseille  a Manset de«  dessiner de  la main gauche», parce que son dessin  «est  trop parfait».  L'habileté est la pire des choses,  elle ne traduit rien.

A l'école,  il a des mauvaises   notes,  plutôt hors du monde,   « plutôt là par erreur, rêveur d'autrement ».  II ne se prend pas pour un artiste.  Sans personnalité, il n'a rien à dire,  il ne voit rien.  II sera fumiste.  « Après tout, je me suis dit l'habilité, ça fera la blague,  ça en trompera certains.  » Fumiste,  oui,  mais fumiste dans  le défi,  La musique en fut un, majeur.  « Quand la musique est arrivée  avec Animal on est mal, en 1968,  la,  c'était  le contraire de l'habileté. J'avais  tout contre moi, je chantais mal,  ça ne voulait  rien dire. II y avait  un seul accord et je ne savais pas comment le produire. Et j'ai dû résoudre des problèmes que personne  n'aurait  pu résoudre. Là où j'avais tout contre moi, j'arrivais  à être magistral, tout du moins positif,  concret, réaliste, productif. » Les textes étaient  surréalistes  et « c'était facile d'y voir du talent, une originalité ».

BACH « DOIGT A DOIGT  »

Le jeune dessinateur  doué avait piqué la méthode  de piano de sa sœur.  II avait appris Bach « doigt à doigt, pas à pas, et là, j'ai bien été obligé de mesurer que je rentrais dans des domaines irrationnels, qu'enfin  les portes s'ouvraient sur l'autre côté du miroir».  Manset passe alors  à la musique, publie un premier album,  Gérard Manset (1968),  puis La Mort d'Orion  (1970), irrationnel,  partant là « Où l'horizon prend fin/ Où l'œil jamais de l'homme n'apaisera sa faim / Au seuil  enfin de l'Univers ». « J'étais dans l'inconscient, ce n'est pas moi qui ai fait cet album, je ne sais pas qui l'a fait. » « Royaume de Siam,  Attends  que le temps te vide,  Matrice sont, en comparaison,  des disques responsables. » Ayant appris la vigilance,   l'artiste gère son inspiration.

Dès lors,  Gérard Manset avance  sur trois  fronts :   l'écriture,  la musique,  l'art pictural.  « La musique me venait du ciel, j’etais une sorte de paratonnerre. Le truc me tombait, je transcrivais, en faisant très attention,  comme quelqu'un qui prendrait la foudre en veillant  à ne prendre que le nécessaire et en sachant  où la diriger. Mais je suis monomaniaque, je ne peux pas faire deux choses  à la fois, donc j'ai enfilé  le costume  de compositeur,  du gestionnaire de studio, d'ingénieur du son [au studio Milan, qu'il crée en 1970],  et je laissais tomber celui  de l'artiste peintre et du bonnet bouffant. »

Manset  musicien  est en porte-à-faux  avec l'industrie du disque.  Ses albums, publiés sur son label,  Zénon, sont entièrement  «made  in Manset », des compositions  aux pochettes.   En 1980,  il cède ses parts du studio Milan à son associe,  Jean-Paul Malek.   II est revenu en amour avec la peinture après la publication,  en 1976,  de l'album Rien à raconter. Pendant trois  ans,  il « joue » l’atelier,  tout en continuant la musique,  jusqu'à enregistrer,  justement,  L'Atelier du crabe ( 1981) -  « L 'Atelier du crabe / Y’a  rien sur les tables / Pas de musiciens minables  / De chanteurs inconsolables / On s'pousse un peu / Pour voir le maître des lieux / Cligner des yeux /Mettre du rouge ou bien du bleu / Du rouge ou bien du bleu ».

Daltonien, il ne perçoit  pas certains à-plats,  et voit parfois  deux couleurs là où il n'y en a qu'une.  Qu'importe.  Picasso,  son héros,  le peintre total,  heureux, prenait du bleu quand il n'avait pas de rouge.  Peindre,  dessiner  est une sorte de gymnastique  ascétique,  martiale,   comme  faire  des pompes,  boire du thé vert, manger du riz blanc,  s'abreuver  d'eau, en essayant d'être transparent.   Ce sont les leçons  du voyage,  où Gérard Manset,  amoureux du Kodachrome,   a utilisé la photo comme  carnet de croquis,  rendant compte  de la nourriture,  des rencontres  OU des chambres  d'hôtels,   modestes,  à Manille,  à Recife,  à Nakon Pathom, à Cotabato,   à Vârânasî  (Bénarès),   à Calcutta,  à lligan,  avec autoportrait, grand brun assis  sur un bord de lit, allongé,   reflet  dans  un miroir.  II a photographié  des mondes à jamais   perdus -  des quartiers démolis  à Paris, en Haïti ou à Bogota;   des temps heureux passés en famille en Polynésie,   avec ses deux filles alors  préadolescentes  ;   des villes tentaculaires  qui ont proliféré, avec leurs  enseignes   publicitaires  qui ont remplacé  les  bouges et les  bordels.

En fin de compte,  Gérard Manset  continue d'avancer.  II  a très peu de regrets.  L'un est de n'avoir pas été présent lors  de la chute de Saigon, marquant la fin de la guerre menée par les  Etats-Unis au Vietnam, en  1975.   L'autre est de n'avoir  jamais  trouvé un enseignant,   un vrai, qui s'autorise  à expliquer sans discussion  possible  de l'élève  les  bases de la peinture à l'huile.

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"Un oiseau s'est posé", Gérard Manset ne voyage plus seulement en solitaire

Par Jean-Francois Lixon - Culturebox (Publié le 20/05/2014)

Gérard Manset publie "Un oiseau s'est posé", un double album qui parcourt la carrière du chanteur le plus discret de la scène française. De dEUS à Axel Bauer en passant par Raphaël, Mark Lannegan et Paul Breslin, il a invité quelques artistes à ajouter leurs couleurs à sa propre palette. Manset, pour une fois, ne voyage pas en solitaire et le résultat est plutôt convaincant.
Gérard Manset est un artiste à repentirs. Dans le sens du mot "repentir" qui donne aux peintres l'envie de rajouter une touche à un tableau terminé. Lui n'en a jamais fini. Son oeuvre toute entière est constamment en progrès, constamment mouvante. Quiconque a suivi l'artiste depuis ses débuts avec l'ovni "Animal, on est mal" le sait : il ne faut jamais se défaire des vinyles de Manset, ni de ses anciens CD... On risquerait de perdre des morceaux. C'est le cas par exemple d'une des chansons qui l'ont fait connaître au grand public : "Marin' bar". Elle figure sur l'album "L'atelier du crabe" en 1981, puis a complètement disparu de la discographie officielle de Manset sauf à l'occasion étonnante d'un "Best of" inattendu sorti en 1999. Elle ne lui plaisait plus, elle lui semblait trop commerciale, trop dansante, ne collait plus avec l'image de lui-même qu'il se faisait. Elle n'est pas la seule.

"Un oiseau s'est posé"
"Un oiseau s'est posé" procède de cette constante révision de son parcours par l'artiste de 68 ans qui n'a jamais eu la moindre complaisance vis à vis de celui qu'il fut. Le double album est un voyage dans l'oeuvre de cet auteur compositeur hors de toutes les normes. Il a choisi dix-sept de ses anciennes chansons et les a réinterprétées, réorchestrées et, pour cinq d'entre elles, a invité d'autres artistes à en partager l'enregistrement. Il a pour l'occasion écrit une chanson nouvelle, éponyme de l'album.

Pas perdu et pourtant...
On n'est pas perdu à l'écoute de cet album. Et pourtant le Manset qu'on y rencontre n'est plus tout à fait l'interprète détaché auquel il nous avait habitué. Il s'implique davantage dans l'interprétation, apporte des nuances, des sentiments qu'il s'interdisait autrefois. Manset paraît plus rock, plus passionné ("Entrez dans le rêve"). Il appuie sur les mots là où, autrefois, il était comme le témoin de ses propres paroles.

Se frotter à d'autres mondes
En 1996, "Route Manset" rassemblait des versions de ses chansons interprétées par d'autres chanteurs (Dick Annegarn, Salif Keita, Cheb Mami, Brigitte Fontaine, Alain Bashung, Pierre Schott, Jean-Louis Murat, Francis Cabrel et Françoise Hardy). Cette fois, avec "Un oiseau s'est posé", c'est sa voix, mais pas seulement, qui reprend les chansons recueillies à l'écoute de ses dix-neuf albums.
Manset affirme ne jamais s'écouter. Il a pourtant du le faire pour la préparation de ce nouvel album. Il a choisi certaines perles qu'on aurait crues intouchables, l'immense "Lumières" (1984) par exemple, ou "Elégie funèbre " tirée de "La mort d'Orion" (1970) devenu "Cover me with flowers of mauve" avec Mark Lannegan, et encore "Il voyage en solitaire" (1975) mué en un magique et désespéré "No man's land motel" avec Paul Breslin. On n'aurait jamais imaginé une rencontre avec Axel Bauer. Et pourtant, la voix de basse de l'interprète de "Cargo de nuit" apporte une profondeur sonore qui s'accorde bien avec la fragilité apparente de celle de Manset sur la nouvelle version de "Celui qui marche devant" (1972). A contrario, la frêle voix de Raphaël, fournit un contrepoint plein de fluidité sur "Toutes choses" (1989).
 
Auteur, compositeur et interprète. Certes, mais bien plus cela, Manset ne saurait se réduire à son activité musicale. On le sait également écrivain, photographe, dessinateur et... voyageur. C'est lui qui signe la très belle image d' "un oiseau s'est posé" qui le montre, mais de dos. Manset ne se montre pas. On l'aperçoit, guère plus, sur certaines pochettes d'album, jeans effrangé, tee shirt large et lunettes de soleil. Routard sans doute, proche des habitants des pays où il séjourne. Partout, entre Paris, le royaume de Siam ou Phnom Penh, Manset reste à l'affût de l'idée, du vers, de la mélodie. Il fut une époque où il pouvait demander à changer d'hôtel parce que la disposition de la chambre ne lui permettait pas de poser à portée de main un carnet et un crayon pour noter ce qui lui viendraient pendant la nuit.
Manset ne passe plus à la télévision, la dernière fois doit remonter au début des années 70. On l'entend parfois à la radio, pas n'importe laquelle et pas avec n'importe qui, mais alors il est impossible de réécouter l'émission. Aucun enregistrement ne reste à la disposition des auditeurs. L'artiste le dit, celui qui veut l'écouter doit fournir un effort. Pour ce dernier album, Manset a fait celui de rencontrer plusieurs journalistes de la presse écrite. A tous, il a dit grosso modo la même chose.
Qu'il faille faire un effort plaît bien à ceux qui le suivent depuis plusieurs décennies. L'impression peut-être d'appartenir à un gotha de privilégiés qui s'enthousiasment d'une joie presque physique à l'écoute de chansons que les autres trouvent tristes à pleurer.
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Gérard Manset : un artiste rare

Par Francis Couvreux (pour « Je Chante » magazine n°11, 12/2014)

Pour ce premier disque sur un nouveau label, après 40 ans passés chez EMI et 18 albums, Manset a rejoué live en studio avec des musiciens et quelques invités, une bonne quinzaine de morceaux allant de 1968 -Animal on est mal (« Un petit truc de jeunesse [. . .] d'une banalité affligeante », déclarait-il à Paroles et musique il y a quelques années), ici dans une version très fraîche et très pop du groupe beige Deus ­ à 2008 :  Genre humain, l'une de ses chansons emblématiques selon lui.
Manset a apparemment pris du plaisir à plonger dans son œuvre (il ne la réécoutait jamais) et à (re)chanter tous ces morceaux. Si la plupart ont été réenregistrés, quelques-uns ont juste eu droit à un petit lifting (ajout d'une guitare ou d'un piano sur les pistes originelles, remplacement d'une boite à rythmes par une vraie batterie, mixages un peu différents). Mises en boite en 2 ou 3 prises, ces versions plus brutes constituent un peu le live que Manset ne fera sans doute jamais.
A signaler tout de même un inédit, Un oiseau s'est posé, qui donne son titre à l'album.
Difficile de dater les morceaux, de distinguer le nouveau de l'ancien, tant il écrit, compose et interprète à peu près de la même manière, chaque nouvel opus approfondissant un univers si personnel et singulier qu'on a d'ailleurs du mal à lui trouver des racines et des influences. Perfectionniste à l'extrême, cet esthète exigeant contrôle tout :  paroles, musique, orchestrations, mixage ...
Inadapté à ce monde, Manset est d'une autre planète. Pas étonnant que ses textes nous fassent basculer dans une autre dimension (le disque s'ouvre par Entrez dans le rêve, qui prend ici un sérieux coup de jeune). Dictées par son subconscient, les paroles lui viennent en même temps que la musique (déclaration à Télérama), un rythme d'écriture qu'on pourrait qualifier de rock qui ne court pas les rues, et une vision philosophique et spirituelle plutôt sombre du monde et de la société, portée par des textes souvent déroutants, à l'imagerie parfois un peu naïve, le tout porté par une voix profonde au grain unique, entre chant et récitatif.
« Puisque la vie n'est pas ce qu'on nous fait croire
Mieux vaut le drap du désespoir »
(Entrez dans le rêve)

« Renvoyez-nous d'où on vient
Par le même canal le même chemin
De l'éternelle douleur
De la vallée des pleurs »
(Matrice)

« Le monde a tourné
Le monde a tourné sans nous, Sans nous attendre »
(Lumières)

Pas vraiment des chansons d'ailleurs, mais plutôt de petits portraits ou de petits tableaux (Manset est aussi peintre et photographe). Musicalement, il navigue entre musique classique et rock (omniprésence des guitares électriques), Paul Breslin, son guitariste américain chante en duo Il voyage en solitaire (quasiment le seul tube de Manset en 1975) qu'il a adapté en anglais. En duo avec Axel Bauer, Manset donne une version pleine de tension de Celui qui marche devant et reprend Manteau jaune, un titre rock écrit pour Raphaël qui, lui, mêle sa voix juvénile à celle du maitre sur Toutes choses, morceau tout de rigueur et de concision, extrait du disque « Matrice ».
Soit Manset pénètre en vous et vous imprègne peu à peu (et dans ce cas il ne vous lâche plus, et c'est le cas des quelques 50ooo fans qui le suivent depuis le début), soit vous n'entrez pas dans le monde de cet artiste rare dans tous les sens du terme, puisqu'il ne se produit pas sur scène, refuse d'apparaître dans la petite lucarne et s'épanche rarement sur les ondes et dans les gazettes.

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