Gérard Manset : “Je suis fait de 50 % de tristesse et de 50 % de sagesse”
RENCONTRE
: Gérard Manset sait s'imposer sans s'exposer. L'auteur-compositeur
discret mais très sollicité sort un double album de ses classiques
revisités. Entretien.
Propos recueillis par Hugo Cassavetti – Télérama 26/4/2014
Il
voyage en solitaire depuis longtemps. Discret, voire caché, Gérard
Manset a toujours refusé de s'exposer, sur scène ou sur les plateaux
télé. Son œuvre, depuis la fin des années 60, fait le bonheur d'un
public fervent qui ne trouve ailleurs la fragilité du chant, l'écriture
au long cours, l'intensité de ses chansons épiques, parfois généreuses,
souvent fâchées avec le genre humain. L'auteur-compositeur
natif de Saint-Cloud, écrivain, photographe et peintre à ses heures,
est aussi un voyageur en quête perpétuelle d'un monde d'émotions
préservées. Depuis La Mort d'Orion (1970), son ambitieuse œuvre de
jeunesse, Manset l'effacé, 68 ans, s'est imposé avec ses standards
ultérieurs (Y a une route, Lumières, Matrice, Revivre…) comme une
référence pour initiés et au-delà. Car
si Il voyage en solitaire (1975) demeure son unique succès populaire,
sa plume est depuis quelques années très sollicitée. Raphael, Birkin,
Gréco et, bien sûr, Bashung ont fait appel à cet orfèvre obsessionnel à
l'ego bien dimensionné. A l'heure où paraît Un oiseau s'est posé,
double album de ses classiques revisités, l'occasion était trop belle
pour ne pas tenter de cerner cet artiste phare et rare.
“Ce nouvel album est une revisitation.”
Que signifie un projet comme Un oiseau s'est posé ? Je
suis celui, en France, qui a eu le contrat le plus long avec EMI : une
quarantaine d'années, dix-neuf albums publiés. Lorsqu'il a été question
de resigner il y a cinq ans, le métier n'était plus le même. Les
téléchargements et le streaming, cette dérive où l'on donne tout à tout
le monde, contre laquelle je me suis battu, tout ça me fatiguait
beaucoup. J'aime les choses codées, que l'auditeur ait un effort à
faire. Les gens d'EMI étaient peut-être aussi fatigués de travailler
avec un type qui ne fait pas de scène, qui refuse les télés. Ma
position était ferme, mais ils remettaient ça sur le tapis. Ma volonté
de ne pas jouer le jeu, grisante, valorisante un moment, ne l'était
plus. Il n'y a pas eu rupture, mais usure. J'aurais pu en rester là.
Mais, chez Warner, j'ai rencontré une équipe qui acceptait mes
silences, mes obstinations, mon travail marginal, mes «
obscurcissements » artistiques. On a décidé que le premier album serait
fait de reprises d'anciens titres. Une revisitation. Comment avez-vous procédé ? Je
devais donc rejouer les morceaux avec des musiciens, live en studio. Et
ça a évolué vers de belles rencontres. Axel Bauer m'a proposé Celui qui
marche devant, extrait de l'album de 1972 que je n'ai jamais voulu
rééditer à cause du son… Avec Paul Breslin, mon guitariste américain,
on a adapté Il voyage en solitaire en anglais, que l'on chante en duo.
J'ai également repris Manteau jaune, titre rock écrit pour Raphael, qui
en a fait une ballade douce et somnambulique. Et je lui ai demandé de
chanter Toutes choses avec moi. J'adore l'écart entre ma voix âgée et
la sienne, très juvénile. Parfait pour chanter « Toutes choses… se
défont. » Vous avez exhumé votre premier titre, mythique, de 1968, Animal on est mal… L'idée
est du groupe belge dEUS, à qui j'ai proposé une collaboration. Je
m'attendais à ce qu'ils choisissent un titre un peu costaud, mais ils
ont préféré celui-là ! Du coup, c'était moi qui étais mal. Je ne tenais
pas à me le recoltiner. Mais j'ai trouvé leur version épatante, très
fraîche, pop dans le bon sens du terme, presque rose ! A l'arrivée, vous ressentez quoi ? Un
bonheur indescriptible. J'en ai les larmes aux yeux. Personne ne peut
l'évaluer, parce que mon matériel est si particulier, hypnotique et
psychanalytique. C'est pour cela que ceux qui me suivent gardent la
chose pour eux. Leur rapport à mes albums est de l'ordre de l'intime.
Je parle peu à la presse, rarement à la radio, jamais à la télé. Je ne
réécoute pas ce que je fais. Mes chansons s'accumulent et le temps
passe. Avec cet album, le Manset de 2014 peut phagocyter le Manset de
1994, 1984, 1982. Je suis aux anges. Je
me trouve face à deux cents chansons, paroles et musiques, dont une
trentaine qui n'ont pas d'équivalent. Manset est un phénomène musical à
part. Lumières, ce n'est pas du Cabrel. Chez lui, il manquerait ce
texte qui fait basculer la chanson dans une autre dimension, presque
clinique. Là, j'ai rejoué Lumières en direct, à la guitare sèche, un
peu comme j'avais refait Comme un Lego… Vous aviez besoin de vous réapproprier ce titre offert à Alain Bashung ? Alain
lui-même n'était pas satisfait de sa version, qu'il n'a chantée,
malade, qu'une fois. Mais ce n'est pas la voix le problème, c'est la
production. Trop lisse, trop léchée. Je suis de la vieille école,
j'aime que tout bouge, tel un bateau ivre. Une chanson, c'est du
modelage, comme en sculpture. Chez Rodin, on voit les traces de doigts
et de pouce. Longtemps,
Bashung avait ses propres auteurs. Je ne voulais pas marcher sur leurs
plates-bandes. Mais j'ai eu de la chance. Quinze ans plus tôt, je
n'aurais pas été aussi fasciné par le bonhomme. J'ai admiré son
éthique, ce monde qu'il s'était construit, tel un homme-araignée, avec
sa toile. Il était lent, exigeant, impressionnant. En même temps,
Bashung était un des rares artistes français à pouvoir faire passer un
côté inabouti. Tout comme il parvenait à enrichir et modifier ses
chansons sur scène. “Notre handicap vis-à-vis des Anglo-Saxons est incommensurable” Comme Bob Dylan qui n'arrête pas de défaire et déconstruire ? C'est
une grande douleur, un poinçon dans le cœur, d'imaginer qu'on fait le
même métier que les Anglo-Saxons. Eux ont tous les droits, ils ont une
langue très musicale pour eux, des musiciens d'instinct, une sorte
d'éternelle décontraction juvénile. Notre handicap vis-à-vis d'eux est
incommensurable. Sauf quand on s'appelle Brel, Brassens, peut-être
Cabrel, et qu'on est un véritable auteur qui utilise la langue
française. Mais alors on est plus proche du troubadour ou du ménestrel. On
n'aura jamais un John Lennon chez nous. Ce n'est pas une histoire de
talent. Beaucoup d'Anglo-Saxons ne chantent pas juste, ont la voix qui
déraille. Mais ça participe à l'ensemble, à la particularité sonore. La
même chose en français ferait pratiquement vomir. C'est cruel, mais
c'est ainsi. Cela n'explique pas votre éternel refus de vous produire sur scène… On
oublie que la scène, à mes débuts, c'était Dalida et Claude François.
Soit, pour quelqu'un de sensé, quelque chose d'assez repoussant. J'ai
été agressé par cette époque à paillettes. Que la musique soit réduite
à ça m'a traumatisé. Il n'était pas question de m'apparenter à ces
chanteurs. J'ai d'ailleurs gommé très tôt le mot « chanteur » de mon
vocabulaire dans mes entretiens. Auteur-compositeur, oui. Interprète
aussi. Mais pas chanteur. On a une langue riche, il faut appeler un
chat un chat. Il y avait également Ferré à l'époque, non ? Ferré
comme Brel avaient un besoin de mettre leurs tripes en avant. Mais
c'est un autre métier. Celui de l'impudeur. Les personnes qui m'aiment
en privé, je n'ai pas envie de les voir s'emballer, m'applaudir toutes
ensemble. J'ai horreur des mouvements de foules. J'aime la relation
individuelle. Ce que je chante n'est pas compatible avec le collectif. “Quand on est vraiment possédé, on peut faire fi de la technique.” Vous étiez plutôt porté sur le dessin. Vous auriez pu devenir peintre ? Oui,
si j'avais trouvé un enseignement digne de ce nom, c'est-à-dire les
Beaux-Arts d'avant 1968, avec dix heures d'Académie et de peinture à
l'huile par jour, et l'exigence. La peinture, ça ne s'improvise pas. A
moins d'être Gauguin. Quand on est vraiment possédé, on peut faire fi
de la technique. Peut-être est-ce ce qui m'est arrivé avec la musique.
J'étais tellement habité par un désir de création que j'ai pu m'en
passer. Comment êtes-vous devenu ce musicien qui impose ses règles ? A
Saint-Cloud, j'ai eu des parents qui m'adoraient, un frère aîné
éminemment respectable, brillant, que j'ai toujours admiré… Moi, je
suis le petit mouton noir. D'emblée, je me suis auto-flagellé, avec le
sentiment d'être humilié en permanence, même si c'était en partie
infondé. Entre 5 et 8 ans, j'étais à la fois très sûr de moi et très
solitaire. Pas inquiet, mais dans l'interrogation de tout. Un enfant
plus fragile, plus frileux, plus curieux que les autres. Cet enfant-là
n'a pas grandi. C'est le même qui vous parle aujourd'hui. A
14-15 ans, j'ai ramassé une guitare et me suis retrouvé dans des
soirées du 16e, à me faire draguer par des filles qui ressemblaient à
Sylvie Vartan. Submergé par ma libido, je suis devenu alors moins
renfermé, plus fréquentable, plus décontracté. Mais sans savoir à quoi
me destiner. J'avais fait des études médiocres, alors, je suis entré
aux Arts déco, et j'ai commencé à bricoler de la musique avec un
copain, Malek. On a fait des chansons. Ça a donné Animal on est mal. Le
titre marche. J'ai joué le kakou devant le président d'EMI en lui
disant que je savais tout faire. J'étais convaincant, j'imagine,
puisque j'ai signé un contrat qui me donnait la maîtrise de tout. Cette
responsabilité m'a assommé. Alors je m'y suis mis. J'étais assez imbu
de ma personne pour refuser de me conformer aux schémas tout faits. Je
n'ai pas fait un système d'Animal on est mal, mais j'étais intrigué par
ce texte tombé du ciel, écrit en quinze minutes. Même si je dessinais
très bien, l'inspiration ne venait pas. Je me suis alors mis à composer
La Mort d'Orion, et là, ça a déferlé, ça a reflué du passé, du Moyen
Age, du futur, du contemporain, de partout. Je suis soudain devenu un
tube, un récepteur à idées, et ça n'a pas cessé depuis. Un mystère. Aucun artiste ne vous a directement influencé ? Je
n'ai jamais rien écouté pour l'imiter ou m'en inspirer. C'est
l'écriture, le texte qui m'ont porté. Et la mélodie. La plupart des
auteurs respectables comme Brel ou Ferré n'ont pas de mélodies, ils
déclament ou récitent de l'alexandrin. J'ai un réflexe qui, dès que je
m'enlise ou m'égare, me rappelle à l'ordre musicalement. J'ai
écouté les Beatles il y a longtemps, mais, depuis La Mort d'Orion,
rien. Parfois, je tombe sur un titre qui m'émerveille, comme "Losing my
religion", de REM. Alain Souchon a écrit des choses d'une incroyable
beauté. Je pense à "8 m2", sur la prison. Et puis "Foule sentimentale",
sublime, avec ce riff de piano. Souchon, c'est peut-être celui dont je
me sens le plus proche. Vous niez l'influence des autres… Pourtant, vous avez eu des chocs culturels. La culture a donc des vertus ? Les
vertus de la culture… c'est beau. Je me suis pris des auteurs comme
Zola ou Nerval dans la gueule, tard, par hasard. Sur l'étal d'un
libraire, on est attiré par un livre. Ou bien c'est un ami qui vous
conseille. Mais je ne pense pas que ça influence ma création. En
revanche, c'est réconfortant. Comme
Aladin qui voit jaillir le génie de sa lampe, Nerval m'est apparu comme
une évidence, il était là subitement, vivant. Il me disait : « Gérard,
tu n'es pas tout seul. » Quand je lis Les Filles du feu, il monte
l'escalier, je monte avec lui. Il revoit sa petite copine, je revois ma
petite copine. J'ai trouvé dans Nerval tout ce que je ressentais, tout
ce que j'avais vu. Le contraire de tout ce que l'on m'avait dit. Avec
Gauguin, pareil. En
réalité, rien ne m'appartient. Je suis habité. Ces créateurs m'ont
nourri, à mon insu, depuis tout petit. Comme si j'étais un conduit,
imprégné d'eux. Mes préoccupations sont les mêmes, ce souci de se tenir
à l'écart des conventions sociales, du mensonge omniprésent. Ce qui est
fantastique dans la littérature, c'est cette trace d'éternité. “Quand je me suis mis à m’exprimer en chanson, la création a été instantanée.” Trace d'éternité que vous recherchez aussi dans vos voyages... Enfant,
chez ma grand-mère, je faisais des kilomètres en bord de Marne pour
pêcher, seul. Je finissais par connaître chaque trou, dans un parcours
très précis, comme un rituel. C'est ce qui a inspiré tous mes voyages…
Chaque fois que je marchais, en Inde ou au Nicaragua, je me disais que
le panorama, la colline, le bosquet au bout de la route cachaient
quelque chose que je voulais découvrir. Je renouais avec ce que j'avais
connu enfant, en marchant avec ma goujonnière. J'étais tellement
heureux, même quand j'étais triste, ce n'est pas incompatible. S'il
n'y a pas de violence physique, on peut se sentir très bien, même avec
l'impression d'être mal fagoté, d'être un paria. Chez ma grand-mère,
c'était la liberté absolue. On ne me menaçait de rien. On aimerait que
tous les enfants connaissent la même quiétude aujourd'hui, la même
compréhension. Il n'y avait pas cette course à la culture, à la
réussite, à la performance. Cette surveillance constante… Peut-être
étais-je dans une bulle ? Je considère comme un privilège d'être né
avec ce souci de ne rien vouloir changer. De rendre le monde, à ma
mesure et dans les limites de mes possibilités, immuable. Vous avez une vision très noire du monde et de la société… Je
suis fait de 50 % de tristesse et de 50 % de sagesse. L'ombre et la
lumière. A partir du moment où je me suis mis à m'exprimer en chanson,
la création a été instantanée : le texte vient en un quart d'heure, la
chanson se boucle dans la matinée. Entrez dans le rêve, comme d'autres,
ont été dictées par mon subconscient. Parfois, le propos est terrible.
Camion bâché évoquait le drame de ces pères qui ne voyaient plus leurs
enfants après une séparation. A l'époque, j'avais des enfants en bas
âge. Entrez dans le rêve, votre profession de foi, s'oppose plus que jamais à la dictature actuelle du « entrez dans la réalité »… C'est
le grand mal de l'époque, cette transparence idiote. Le monde était
bien plus beau quand les choses n'étaient pas dites, et que chacun
était libre de subodorer, de supposer, d'interpréter, avec maladresse
ou pas. Pour, devenus adultes, se confronter sur la pointe des pieds
avec une subjective réalité. Que représente "Il voyage en solitaire" pour vous ? Je
n'aurais jamais imaginé que cette chanson serait imperméable au temps.
C'est peut-être une des seules, populaires, intelligibles de prime
abord, qui résume aussi bien le parcours d'un artiste. Il y a des
succès que certains traînent comme un boulet toute leur vie ; moi, il
m'accompagne. Comme une niaiserie, une sorte de faiblesse, de légèreté,
belle surtout à cause du piano. « Et voilà le miracle en somme, c'est
lorsque sa chanson est bonne. » Ces paroles sont tellement bêtes et
gentilles en même temps. Tout le monde peut pondre et chanter Il voyage
en solitaire. Et votre voix, vous l'aimez ? Je
ne saurais dire. Elle était médiocre, je l'ai améliorée. Certains sont
mauvais et le restent. Moi, je peux me targuer, avec mon phrasé et
grâce à des textes signifiants, d'être devenu un interprète correct.
Expressif.
GÉRARD MANSET: L'ÉTERNEL VOYAGEUR SOLITAIRE (Paris Match 2/5/14) par B. Locogé
Le
plus secret des auteurs-compositeurs français n’avait pas publié
d’album depuis six ans. Il revient en force avec un disque de reprises
de ses plus grandes chansons. L’occasion de faire sortir l’ours de sa
tanière pour un rare entretien. Et
s’il avait raison ? Depuis ses débuts, en 1968, Gérard Manset n’a
jamais joué le jeu. Refusant de se produire en public, réorchestrant
ses chansons, évitant au maximum les photos. Au fil du temps un mythe
s’est forgé, Manset a tracé sa route sans compromis. « Comme un
guerrier », « Entrez dans le rêve », « Matrice » furent des cris contre
la noirceur du monde. Artiste lucide, Manset n’est pas de nature
optimiste, même si l’homme se révèle joyeux, brillant et fort
attachant. Depuis 2008, il s’éclatait ailleurs : des romans, un livre
de photos, une expo à Bruxelles. Mais un nouveau label l’a convaincu de
reprendre certaines de ses chansons avec d’autres. Axel Bauer, Mark
Lanegan, dEUS ont notamment participé à « Un oiseau s’est posé »,
vingtième disque donc en forme de bilan. Mais qui ouvre aussi des
portes pour l’avenir. Paris Match. Pourquoi avoir accepté de vous plonger dans votre passé ? Gérard
Manset. Au départ, j’étais forcément dubitatif. Mais des chansons comme
“Lumières”, “Matrice” ou “Entrez dans le rêve” souffraient d’avoir été
enregistrées avec des boîtes à rythmes. Elles étaient vraiment datées,
je me demandais comment faire mieux. Ce projet a été la bonne solution.
J’avais envie, par exemple, que “Lumières” soit institutionnalisée pour
vivre cinq mille ans, que l’on puisse l’envoyer sur la Lune, entre
Mozart et Beethoven… [Il rit.] Etiez-vous nostalgique en rechantant les morceaux de vos débuts ? Nostalgique,
non, heureux d’avoir une voix plus âgée, plus rauque. J’ai pu lisser
les titres, j’ai rechanté tout cela avec une immense joie, c’était
extraordinaire. J’avais la clé de la caverne et je pouvais me servir. Eprouvez-vous du plaisir à être en studio ? J’en
éprouve depuis mon “Obok” [2006], car j’avais décidé à l’époque de
monter sur scène. Et pour que cela soit possible, il fallait avoir un
matériel qui s’y prêtait, donc que je compose des chansons taillées
pour la scène, plus structurées, avec moins d’accords, moins de breaks. Mais cela n’a pas abouti. J’y
pense pourtant encore tous les matins. J’ai effectivement répété avec
des musiciens, j’étais enchanté du résultat, ma voix sonnait bien, elle
éclatait même. J’étais prêt à attaquer ! Et parallèlement il y avait
l’autre, l’introverti, le mec qui ne veut pas parler, qui préfère la
nuit et le secret. Celui-ci refuse de monter sur scène face à des
téléphones portables qui permettent de tout diffuser sur YouTube.
Celui-ci a reculé. La seule raison qui vous empêche de chanter devant un public, c’est le téléphone portable ? Oui,
c’est l’unique raison. Je ne me vois pas installer un brouilleur à
l’entrée des salles. Ce serait mal venu… Je ne suis pas Bob Dylan, je
ne pourrais pas, comme lui, chanter presque sans lumière, dos au public
et sans lui parler. Les Français ont une culture du concert un peu
triviale, populaire. C’est donc difficile de faire avaler aux gens mon
éthique quasiment jésuite. Etre sujet aux critiques, au regard des
gens, est aussi quelque chose de lourd à porter. Mais je ne suis pas
décidé à ce niveau-là, j’ai tourné le problème dans tous les sens : je
sais que c’est une aventure que j’aimerais vivre, une des rares qui me
manque. Il y a dix ans, vous vous qualifiiez comme l’être du refus et du néant. L’êtes-vous toujours ? Oui.
Dans le quotidien, sur beaucoup d’idées qui surgissent, je n’en garde
que très peu. J’ai l’impression d’être celui qui est toujours exclu ou
mal compris. Avec le temps, certains, fidèlement, fraternellement, se
sont montrés affectueux envers moi. Rien n’y fait, cela ne comble pas
le manque, celui lié à une brisure d’enfance très certainement. Mais
laquelle ? Etes-vous
installé dans un certain confort ? Vous avez finalement la plus belle
position, celle du chanteur mythique, adulé par des fans qui ne vous
ont jamais vu. Je
suis dans le confort matériel et dans la liberté. J’ai toujours eu le
privilège de pouvoir partir au soleil, m’asseoir pour écrire, pour
composer, pour découvrir. Mais on ne peut pas créer dans le confort. Je
suis en contradiction permanente avec tout ce que la plupart des gens
acceptent et valident. Tout, dans notre époque, me semble anachronique,
contraire à mon éthique. Il n’y a pas une loi correcte à mes yeux.
Celles qui me paraîtraient honnêtes, altruistes seraient refusées,
personne ne les comprendrait. Je suis sans arrêt bousculé dans mon for
intérieur, c’est un dérangement permanent, et c’est ce qui fait que ça
explose de tous les côtés musicalement. « DEPUIS L’ENFANCE, JE SUIS INADAPTÉ À CE MONDE. JE SUIS RÉELLEMENT, DÉFINITIVEMENT, EN MARGE » Vous avez la chance de pouvoir faire remonter tout cela à la surface via l’écriture. Certains n’ont que le vote pour seule arme… Je
préfère ne pas aller sur ce terrain-là. La politique, la montée des
extrémismes, c’est une soupe inintelligible que nous servent les
médias, à laquelle je n’adhère pas. Moi, je suis pour l’opacité, le
silence et l’incommunicabilité. Je suis pour que chacun découvre seul
les quelques petites vérités. Je ne suis pas pour les études
supérieures pour tout le monde, je ne suis pas pour les 25 chaînes de
télévision, les 90 quotidiens, les 8 582 troupes de théâtre. Je me fous
de tout ça. Une bibliothèque suffit avec Verlaine, Rimbaud, Stendhal,
Balzac, Maupassant, Colette, Malraux et Duras. Ce sont de telles
merveilles, dont on ne fera que très lentement le tour. Vous sentez-vous oppressé par le quotidien ? Ah
oui, comme beaucoup, je n’ai qu’une envie : partir. Je suis tiraillé
entre ce que je sais faire, les outils dont je dispose et le rêve de
partir. Mais depuis Internet ce n’est plus possible, le monde est un
foutoir général. Il n’y a pas d’espoir, à part la campagne peut-être.
Et encore… Je suis réellement, définitivement, en marge. Depuis
l’enfance, je ne suis pas adapté à ce qui change, mais pas pour autant
réfractaire à tout : j’aime les papillons, les pierres, ce que les
enfants apprécient. “Les petites têtes blondes” sont d’ailleurs l’un des leitmotivs de vos textes. Bien
sûr, c’est mon pays. C’est la vallée de la Marne, les villages tels
qu’on les voyait dans les films de Louis de Funès où il y avait trois
voitures sur une minuscule départementale. Je n’ai jamais vu que ça. Le
reste m’encombre et me fait du mal. Depuis tout petit, je ne me suis
jamais remis de choses insignifiantes. Il suffit qu’un jour un verre se
brise pour que le monde s’arrête, le bruit et les éclats. Même si je
n’ai vécu aucun drame, il y a tout de même eu pas mal de verres brisés. La solitude vous est-elle insupportable ? Non,
absolument pas. Au contraire, je remercie tous les soirs cette divinité
inconnue qui m’a fait naître comme ça et me préserve de tout le reste.
Je suis imperméable à tout, même si on me prête pas mal d’humour. Je
suis versatile, mais très déterminé. Cet album est aussi un bilan de carrière. Etes-vous fier du travail accompli depuis quarante-cinq ans ? Franchement,
oui. C’est prétentieux, peut-être, mais j’assume. En me replongeant
dans tout ce matériel, je suis devenu fan de cette liberté, de ces
textes ! Si c’était pour écrire comme Francis Cabrel ou Adamo, on
n’aurait pas besoin de moi. Si ce disque ne marche pas, comment le prendrez-vous ? La
question ne se pose pas, cet album, c’est du bonus. Il n’y a jamais eu
d’enjeux financiers. Je ne l’ai fait que pour le petit nombre de
fidèles qui sont là, patients. Je suis concrètement concerné par ceux
qui se manifestent, qui quelquefois ont mis vingt ans à me faire signe.
Alors ce disque, oui, c’est pour eux. Avez-vous des regrets ? Je
suis virevoltant, exigeant, indépendant, mais cela ne m’empêche pas
d’être très lucide sur ce que les gens supportent et vivent. Je suis
d’une planète autre, ne veux ni ne peux m’interroger sur mes regrets
invisibles, informulés. Ce serait contraire à mes aspirations de
silence, et déplacé. «Un oiseau s'est posé» (East West/Warner).
INTERVIEW
- Énigme de la scène française depuis ses débuts, en 1968, il revisite
aujourd'hui les plus belles pièces de sa carrière dans de nouvelles
versions étincelantes, par Olivier NUC (30/04/2014).
À
68 ans, l'auteur-compositeur-interprète, photographe et peintre à ses
heures, publie Un oiseau s'est posé , double album dans lequel il
révise ses classiques. Cet artiste discret et secret raconte sa quête
de la perfection. LE FIGARO. - Votre nouvel album ne contient que des titres anciens que vous avez réenregistrés. Pourquoi ? Gérard
MANSET. -Après avoir été sous contrat avec EMI pendant une quarantaine
d'années, j'ai eu la possibilité de signer avec des gens que je ne
connaissais pas. Je n'imaginais pas rencontrer des équipes qui me
demanderaient de revisiter à ma façon mon catalogue complet. Dès que
j'ai mis le doigt dedans, c'était jubilatoire: moi qui ne réécoute
jamais ce que je fais, c'était comme se balader dans une petite
campagne où on a été enfant et adolescent. On connaît chaque banc,
chaque arbre, chaque ruisseau. Je me suis baladé dans mes dix-neuf
albums, en butinant et en réinsufflant telle partie de cordes, tel sax
ou autre. Petit à petit, ça s'est ouvert sur quelques collaborations,
notamment avec Axel Bauer, qui avait un regard neuf. Ou l'Américain
Paul Breslin, qui m'a permis de faire des choses en anglais, ce que
j'avais en tête depuis longtemps. Et Mark Lanegan, qui voulait
reprendre Élégie funèbre. Comment définiriez-vous votre approche ? J'ai
une manière très particulière de travailler. Je vis dans le secret
mais, de temps en temps, j'ai besoin que les gens que j'aime bien
soient disponibles pour donner un avis dans le dixième de seconde. Et
j'en tiens compte, contrairement à ce qu'on croit. Je fais les trucs
très vite, mais après, ça peut prendre des années avant que je finisse
par les mettre en circulation, après la quarantième ou la cinquantième
formule. J'aime bien participer, amener des gens, des couleurs, des
trucs. Vous
êtes un des seuls à avoir ré agencé votre œuvre en permanence,
supprimant des chansons, refaisant l'ordre des albums au fil des
différentes rééditions. Je
ne suis pas si démiurge que ça. C'est comme si Rodin, en voyant son
Penseur, trouvait qu'on voyait trop les doigts ou qu'il y avait un bras
de travers. Ça arrive très souvent, dans les arts plastiques, qu'il y
ait des repentirs. Dans le roman, c'est pareil. Dix ans après, on
trouve soudainement qu'une page est grotesque. Cette sorte
d'objectivité de l'auteur propre, personne d'autre ne peut l'avoir.
Pourquoi ai-je attendu aussi longtemps pour mettre La Mort d'Orion en
circulation? Parce qu'il y avait trop de voix dans le mix. Je suis très
sensible aux choses absolues ou éternelles, j'ai beaucoup de mal à être
tolérant avec les facilités. C'est aussi pour ça que mon album de 1968
n'est jamais sorti en CD. Je le réécoute tous les dix ans parce qu'il
est toujours question de le réinsérer dans d'autres. Mais je ne peux
rien en sortir: il est en mono, les arrangements partent dans tous les
sens et ma voix est celle d'une chèvre de 20 ans qui bêle. C'est assez
problématique: je suis face à un truc qui me plaît énormément mais qui
n'est quasiment pas utilisable. Ce n'est pas académique, et je suis
habité par cette course à l'académisme. «J'ai trop d'idées en tête. Je veux tout conserver, ça aussi c'est problématique» C'est du perfectionnisme? Ça
peut le paraître pour quelqu'un d'extérieur, mais ce n'en est pas. J'ai
trop d'idées en tête. Je veux tout conserver, ça aussi c'est
problématique. Je suis une sorte de Picsou, au coffre empli de petits
détails. Je repêche des trucs indéchiffrables pour d'autres. Ceux qui
sont amenés à travailler avec moi sont effarés du nombre de
déclinaisons que j'ai, et la manière dont j'archive tout ça. Ma
cervelle est modelée comme un labyrinthe permanent. Considérez-vous ces nouvelles versions de vos titres supérieures aux précédentes? Oui.
Mes albums les plus impressionnants, Lumières ou Matrice, ont des
boîtes à rythme. Ça a semblé béni quand c'est arrivé: on en avait marre
de discuter avec des batteurs qui tapaient tout le temps, on pouvait
avoir des trucs bien en place a minima. Sauf que, vingt ans après,
c'est pénible d'avoir ces coups de massue récurrents. Depuis sept ou
huit ans, j'avais en tête d'enregistrer des batteries à la place. Là,
j'ai refait les titres en live, comme Entrez dans le rêve, qui est
presque à l'identique, mais sur laquelle on a un très bon batteur. Je
m'éclate en studio: j'arrive avec ma sèche, je compte trois-quatre et
ça part à toute allure. En trois prises, on a le truc. C'est brut de
décoffrage. C'est un immense plaisir pour qui ne fait pas de scène. Vous avez été tenté de donner des concerts il y a quelques années, n'est-ce pas? J'ai
fait des répètes, qui étaient très bien. Je serais parti pour prendre
la route pendant un an, ça m'aurait amusé. Mais ma vie a été jalonnée
de modifications technologiques dommageables. Le portable, Internet,
YouTube et tous ces machins en ligne tout le temps, je n'en avais pas
envie. Je crois que les choses sont faites pour être codées,
difficilement accessibles, qu'il faut se coltiner un travail pour les
découvrir en partie. La vie, c'est de passer à côté de certaines
choses, ce n'est pas avoir Wikipédia au bout des doigts. C'est ainsi que vous vous êtes forgé votre culture? J'ai
très peu de culture, mais j'ai la chance de faire beaucoup avec peu. Si
j'ai lu cinquante ouvrages classiques en entier, c'est un maximum. Il y
en a vingt-cinq avec lesquels je pourrais passer quinze vies sur une
île déserte. Proust, Nerval, Balzac, Zola sont des frangins,
heureusement qu'ils sont là. Maupassant, je pourrais m'en passer. Mais
Balzac et Zola sont des sortes de béliers qui enfoncent tout. Ça
rassure. Comment vous définissez-vous? Je
suis un obsessionnel. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai
voyagé: j'avais un planisphère à remplir, des cases à cocher. La
question de l'enrichissement ne se posait pas. C'était un désir
enfantin de possession. Quand j'ai fait des photos, j'étais animé par
la même obsession. Une sorte d'urgence. Je me suis conditionné à avoir
toujours un crayon sur moi. Pourquoi cette obsession n'est-elle pas à l'œuvre chez d'autres auteurs-compositeurs-interprètes? Je
n'aimerais pas réfléchir aux choses avant de les mettre en œuvre. Je
crois en l'acte avant. Pour ne pas avoir à réfléchir, il faut être
habité par une sorte de sérénité. On se demande comment la plupart de
ces auteurs-compositeurs passent des mois à tourner autour de trois
mots. C'était déjà le cas de Gainsbourg, mais il y a d'autres
nombrilistes minimalistes. Ça peut faire rêver, mais moi, j'aime la
quantité. J'admire Bob Seeger, qui a fait trente albums en quarante
ans. Chez Dylan, il y en a cinquante… C'est comme un club privé: le
ticket d'entrée serait d'avoir réalisé une quinzaine d'albums. Un oiseau s'est posé,2 CD(Parlophone/Warner) 30/04/2014
GÉRARD MANSET - Un oiseau s’est posé (2CD Warner) Thierry Gandillot (Les Échos) Comme
le Saint-Esprit a visité les apôtres à la Pentecôte, Gérard revisite
Manset. On peut avoir découvert « Animal on est mal » en mai 68,
écouté le vinyle d’Orion à en abolir les sillons, voyagé en solitaire
sur des routes de terre qui font le tour de la terre, occupé des
parkings où il n’y avait pas de place pour se garer, être passé de
l’autre côté de la frontière où les bananier sont tombés, se découvrir
prisonnier de l’inutile, pris le train du soir qui roule dans la
mémoire, compté les mois, compté les saisons, soigné des rouges-gorges
à la gorge rouge et fatiguée, être revenu à la matrice qui nous a faits
pour admettre que le mal est fait, se reposer comme un guerrier
fatigué, fatigué, et prendre cet album comme une révélation. Après
quarante années et dix-neuf albums chez EMI, qui a accepté avec
abnégation sa philosophie promotionnelle (pas de concerts, pas de
télés, pas de photos sinon de trois-quarts dos, peu de radios, de
préférence pas en direct, pas de podcast, et quelques rares entretiens
dans la presse écrite), Gérard Manset a signé chez Warner. Le premier
fruit de cette collaboration est une reprise d’anciens titres _ « une
revisitation ». L’artiste a puisé dans un corpus de trois cents
morceaux, en a retenu une trentaine avant d’en publier dix-huit,
enregistrés « live en studio » avec des musiciens et quelques invités.
On y retrouve des incontournables : « Entrez dans le rêve », « Comme un
guerrier », « Matrice », « Lumières » (9.43 minutes), « Manteau
rouge », « Rouge-gorge » ou « Le train du soir ». (Bien sûr il en
manque beaucoup, - trop -, ce qui nous fait plaider pour une suite qui
serait royale même au « Marin’ Bar »). Parmi
les surprises du chef, on note le poétique et inédit « Un oiseau s’est
posé » ; un énigmatique « No man’s land hotel » qui se révèle
être une version en anglais et en français de « Il voyage et
solitaire », interprétée en duo avec le guitariste américain Paul
Breslin ; et un non moins énigmatique « Cover me with flowers of
mauve », élégie funèbre venu de la planète Orion ( guest star :
Mark Lanegan) : « Que reste ici de mon passé/dans ce caveau frais
repassé/ l’habit de noce et le carton/ de ma langue et de mon menton/
l’os ». Axel Bauer, que l’on retrouve à la guitare, a fait exhumer «
Celui qui marche devant » ( « Tu le connais depuis longtemps, tu le
vois de dos et dedans » ) où il pose sa voix en écho. Daté de 1972, il
n’avait jamais été réédité en raison de la pauvreté du son de la prise. Le
surdoué Raphaël est invité deux fois. Pour une reprise de « Manteau
jaune », morceau écrit pour lui par Manset. Interprété en ballade sur
« Pacific 231 » par le jeune homme, il retrouve ici son intention rock.
La plage suivante offre un superbe duo entre les deux artistes sur
« Toutes choses » ( ... « se défont, comme le plâtre des plafonds,
comme le vin du carafon.../ ..et que la plainte reste sans fond et que
personne ne répond ... / que toute chose est sans raison .. » ).
Enfin, le groupe belge dEUS, invité à choisir un titre, s’est emparé
d’« Animal on est mal » ( déjà revisité de manière foudroyante par
Bashung sur « Route Manset »). Il en donne une version pop joyeuse avec
bruitages animaliers. Entrez dans le rêve...
Manset
nous guide vers ce qui est Manset, reprend ses parutions et les affine.
Et les reprendre, ce sera les éclairer, les révéler, les rehausser, les
arracher aux livres d’histoire pour les rendre au tumulte, les
restituer à l’immédiat et aux consciences.
Donc les incontournables : Comme un guerrier, Entrer dans le rêve, Il
voyage en solitaire, Celui qui marche devant, Matrice… Ne pas vouloir
seulement les remplacer ni substituer de vraies batteries à quelques
boîtes à rythmes, débarbouiller un arrangement, glisser quelques mots
neufs.
Il a invité Mark Lanegan (ex-Queens of the Stone Age) à chanter avec
lui, Axel Bauer à jouer certaines guitares, dEUS à se réinsuffler dans
Animal on est mal… Lui-même s’est ingénié à se surprendre. Ainsi, il a
repêché un non reconnaissable playback pour y re-graver Manteau jaune -
donné quelques années plus tôt à Raphael, présent dans cet album pour y
chanter Toutes choses.
Puis Manset s’est gardé, seul, sa guitare sèche en main, de l’éloquence
et de la lumière dans justement Lumière, qui symbolise peut-être le
regret de ne pas avoir connu la scène.
Le temps éclaire différemment toutes ces chansons anciennes, fait
éclater une poésie aventureuse et rock dans un pays qui se refusait, en
ces temps-là, à voir le monde. Le
président Georges Pompidou, durant ses conférences de presse, citait du
Paul Éluard. Que proposait Manset ? Si l’on aimait l’envol ou la
distance, on le suivait ; sans cela, l’oreille au hit parade, on
restait là, piéton des variétés. Que ses domaines ont été vastes ! Enki Bilal a quelquefois tenté de les dessiner. Le
photographe Manset a lui aussi passé son temps et fatigué ses
déclencheurs à les saisir. C’est cela qu’il chante : le sort qui nous
est fait, habitants d’une planète toujours plus épuisée. Il nous dit la
splendeur et la solennité dans la simplicité et dans l’émerveillement,
dans la sincérité. Tout cela tient à la fois de la divination et du
récit, avec le classicisme intemporel qu’est la contemplation du
désespoir. Un oiseau s’est posé.
Le réalisme cru autant que le rêve irrépressible d’un voyage fascinant,
peut-être même dangereux. Bien heureusement, l’ombre bleutée nous
accompagne, celle de l’album qu’il a voulu ainsi, en transparence et en
pastel.
Gérard Manset, l'insoumis effacé. Nouvel album, Un oiseau s'est posé 16/05/2014
-Par Patrice Demailly (RFI)
Il se fait si discret médiatiquement que chacune de ses parutions
discographiques attise une indéniable curiosité. Pour son vingtième
album, Un oiseau s'est posé, Gérard Manset se fraye une percée dans son
abondant répertoire. Et pour cette remise au goût du jour d'anciens
morceaux, il ne voyage pas totalement en solitaire. Ermite.
Le mot revient de manière récurrente à propos de Gérard Manset. On
serait même tenté d'y accoler l'adjectif énigmatique. Discret jusqu'à
l'effacement, c'est un animal sauvage qui ne se laisse pas apprivoiser.
Plus à l'aise dans sa misanthropie qu'en pleine lumière, il est homme
qui ne se donne pas en spectacle, au propre – il n'est jamais monté sur
scène (l'armée de téléphones en concert se voulant rédhibitoire pour
lui) – comme au figuré.
Presque
un fantôme de la médiasphère. Manset parle peu, se cache derrière ses
lunettes noires, se laisse difficilement prendre en photo, fuit les
plateaux télé où il se montre fidèlement absent et refuse le podcast
après chaque interview radio. Ne pas compter non plus trouver la trace
d'un de ses morceaux sur un service d'écoute à la demande.
Dans
l'imagerie, il demeure opaque, sibyllin, en retrait. Lui se qualifie
d'obsessionnel. Un marginal tant par ses options artistiques que par sa
pratique du métier. Cet artiste, qui commet aussi roman et recueil de
photos, semble ne se lancer dans un projet que si celui-ci est mû par
une intense nécessité.
Miracle
du printemps. Le voilà qui sort de sa tanière six ans après « Manitoba
ne répond plus ». Ce retour s'inscrit dans un nouveau contexte
puisqu'il a quitté son historique maison de disques. Sous contrat avec
EMI depuis 40 ans, il a désormais rejoint l'écurie Warner. Certainement
parce qu'on lui a promis de lui ficher une paix royale. Signer Manset,
c'est coup à sûr devoir accepter ses silences, ses réticences et ses
désirs.
"Revisitation"
La
dernière volonté en question consiste en une relecture de son
répertoire. Ou plutôt une "revisitation" selon ses propres termes. Il
est donc parti en exploration au sein de ses dix-neuf albums. Un long
chemin de mots et de notes qui donne le vertige. Les moins de 40 ans
apprécieront peut-être Un oiseau s'est posé pour sa juste beauté, son
écriture racée et lettrée. Mais sans doute n'ont-ils pas vraiment
conscience de la portée discographique de Manset, de la place qu'il
occupe dans le paysage musical hexagonal.
Dans
ce double album, l'auteur-compositeur-interprète redonne vigueur et
agilité à une vingtaine de chansons, loin d'une approche nostalgique
pesante. Au menu : une adaptation anglaise de son unique tube populaire
(Il voyage en solitaire) en compagnie du guitariste américain Paul
Breslin, une cornemuse et des guitares à la force tranquille sur Deux
voiles blanches, un Entrez dans le rêve coloré de palettes moins
pâlichonnes, un Matrice au son plus massif, un Genre humain qui
surprend par son dépouillement.
Gérard
Manset ne s'est pas privé d'inviter quelques convives au festin. Dans
la langue de Shakespeare, on retrouve Mark Lanegan (ex-Queen Of The
Stone Age) pour une version souveraine d’Élégie Funèbre. La formation
belge dEUS offre une cure de jouvence jubilatoire au morceau Animal on
est mal, Axel Bauer place Celui qui marche devant sous tension et
Raphael se glisse dans les teintes élégantes de Toutes choses. Quant
aux réfractaires à la voix de Manset, qu'ils glissent une oreille : il
n'a jamais aussi bien chanté.
Manset: un artiste s’est posé (Libé) 18 JUILLET 2014 «De passage», une photographie de Manset. (Manset)
Il
se promène aux abords de la gare Saint-Lazare, demande un souvlaki, se
vit en voyageur solitaire, et se remémore sa propre histoire avec la
musique, ses notes et ses clés… Le chanteur Gérard Manset signe un
texte pour «Libération», alors que sort son nouvel album, «Un oiseau
s’est posé». C’était
un homme alerte qui descendait par le côté à l’ombre de la rue de
Constantinople. Se passant une main dans ses cheveux gris, il
sifflotait, observait une passante évidemment plus jeune,
primesautière, désinvolte, et se retournait sur elle, admiratif, très
sincèrement ému de ne rien avoir perdu du sentiment d’admiration
l’étourdissant comme à 15 ans. Une heure à perdre. Pourquoi ne pas s’en
aller aux environs de la patte d’oie revigorante qu’est la place de
l’Europe ? On voyage, on suppose. Le monde s’y rétrécit en quelques
capitales. Il y passait avant, le bras à la portière, grisé de soleil
et ne voyant que les toits comme on les imagine dans les romans de
Zola, la Bête humaine, ou la gare St-Lazare, les gouttières, les
oiseaux. Tout
y était dans le ciel, suspendu vers le ciel, exactement comme serait
une pomme luisante et peinte à la Magritte, sa moitié supérieure. Le
reste imaginaire. S’amuser à créer dans l’abstraction d’un univers bien
plus intéressant, celui des mélodies qui parcourent l’âme, celles de la
poésie. Il s’arrêta devant un restaurant crétois pour demander s’il y
avait des souvlaki pita et évoqua avec ce commerçant la Grèce qu’il
connaissait, lui précisant qu’il y mangeait longtemps avant, jeune, en
regardant le Pirée, des petites brochettes d’agneau roulées dans un
papier huilé. Il partait avec ça, l’oignon, le jus qui lui brûlait les
doigts, et c’était délicieux. Pita ? Le restaurateur lui confirma en
s’amusant que cela n’existait plus, que l’agneau c’était fini. Notre
flâneur reprit sa marche en se promettant de ne pas rater une occasion
de sillonner le Péloponnèse pour à nouveau y dénicher des souvlaki et
s’en gaver. Dans ce scherzo ensoleillé, il fut en vue de l’intersection
entourée de grilles d’où se surplombent les voies. On distingue une
horloge, qui n’a pas dû changer depuis quelques décennies. Ici,
longtemps avant, avait été créée l’image qui le poursuivait, devenue
avec le temps vaguement décolorée mais benoîtement gentille,
fraternelle, amicale. Le photographe était mort, non pas d’avoir commis
cet acte fortuit, mais simplement de vieillesse, comme tout, comme
beaucoup de choses sans même qu’on les suppose avoir été. Comme tout
sauf ce soleil et ce printemps, ne pût-il s’empêcher de songer, ce
voyageur des rues de Paris. Un solitaire, bien sûr. Il se rappela : de
même que tout devait posséder à un moment précis son sucre et sa saveur
un élément graphique s’était amalgamé à lui, le réduisant à ce à quoi
en fait il n’était pas si étranger : un voyageur, un solitaire. Quoi
de plus subtil qu’une équation à ce point fidèle et qui depuis autant
d’années était le phénomène de superposition auquel il s’habituait,
s’identifiait, s’en distrayant comme l’élément surnuméraire qu’on lui
aurait greffé à son insu. Le personnage de Kafka ne s’était-il réveillé
en se découvrant bien différent ? Lui, il avait cette ombre,
dédoublement vêtu d’un imper noir, de dos, personnification regardant
des rails qui convergeaient pour un futur en mécano, se dirigeaient
vers les chimères de sa complexité à lui, la sienne, multipliées et
multiformes, indivisibles, voies ou glissières vers un destin commun,
un horizon commun. De
même que les wagons vont quelque part, lui cheminait en parallèle,
jardin intime ou les fougères autant que les pois, les lys,
s’enroulaient à ses chevilles de façon couleuvrine. Une Brocéliande
jamais en reste de proposer en lieu et place de ses luxuriantes
verdures autre chose de plus rare : les mots. Tant d’albums, tant
d’années! Et jusqu’à aujourd’hui : un oiseau s’est posé. N’y avait-il
repris la mélodie devenue pour l’occasion un no man’s land motel
évocateur de Monument Valley? C’était le même, ce voyageur réinventé.
Qui ne s’en serait satisfait, de cette sorte de palanquin le promenant
dans l’univers des éventualités géographiques?
Un croquis préparatoire réalisé pour la pochette d’Un oiseau s’est posé. Oui,
il était repu, contenté de cet état, réduit a minima à ce qu’il avait
été en apparence : nomade et kaléidoscope d’une vallée des miroirs,
improvisé, allant dans la confrontation des expériences et hypothèses
paradisiaques autant qu’aphrodisiaques plutôt que celles, peu
ragoûtantes, du quotidien d’un XXIe siècle robotisé par toutes les
similarités et les équivalences. Sur ce tapis roulant, le sien, étaient
amenés les plats goûteux les uns après les autres, et il se disait cela
: n’avoir jamais aimé que son enveloppe de petit enfant ne voulant
grandir, finir ni se construire, alors il était là, curieux, avec les
pleurs, la joie, principe de la douleur et du plaisir, de l’amour ou du
songe, les consommer comme nourriture élue et leur livrer son corps tel
qu’on le donne à la science. Mais
pour le reste, après la rue de Florence, la rue de Turin et la rue de
Vienne, après l’Amazonie, la Chine, Constantinople, n’était-il pas en
vue de quelque chose de prévisible : la rue de Lisbonne, ce bâtiment
sur le trottoir de droite, au frontispice duquel était gravé
Conservatoire d’arrondissement ? Dès lors sa tête se vide. Boutiques
artisanales, luthiers, harmonie, contrepoint. Il est un instrument
lui-même, un archet, quelque chose. De petites affiches vantent un
concert, des enfants s’interpellent une portée à la main, ou bien cette
blonde, son étui de fifre en bandoulière, le violoncelle trop lourd
pour celle qui rit et qui traverse, les milliers de notes et les
milliards de rêves qui signifient de façon criarde que certains ne font
pas partie de cette connaissance. Oui,
il aurait appris, il aurait enseigné. Il serait un maître très
légèrement voûté qui cheminerait pour s’en aller prendre un café à l’un
des bars-tabacs, et dans sa tête dégringoleraient les pauses, les clés
et les armures de clé, les colonies de soupirs, quarts de soupir ou
blanches pointées en liaison fines et longues, hiéroglyphes orchestrés
au long de larges pages montrant toute la sagesse de ce silence
impénétrable et paternel. Oui,
il serait cet homme-là, et certainement se dirait que la pire des
injustices est bien celle-ci : ne pas s’être égaré dans les lacis de la
musicalité ; oui, il les entendrait, ces renoncements, ayant en tête
les sentiments contradictoires, contaminé de façon certaine par la
sensiblerie l’ayant exclu de tout ce qui n’était pas cela : l’écriture
musicale, abscisse et ordonnée d’une abstraction définitive, les notes,
les clés, ce manifeste algorithmique de stratosphères sonores se
fracturant et se re-fracturant sans fin dans un allegro, un andante. à
la devanture d’une officine étaient quelques images. Il voulut
apprécier, humer, sentir ces colles et ces essences, les matériaux qui
concourraient, verni et colophane, les larges et très profonds tiroirs
contenant les œuvres. L’intérieur était sombre, il s’approcha, choisit
dans le présentoir une carte postale étant la reproduction, mais en
plus petit, d’une des affiches de la vitrine. Il songeait cela,
duplication, redit, que la vie n’est qu’un décalque… en grand, en
petit… Sans interrompre son immersion, notre homme a préféré ressortir
pour s’en aller vers cette école. Il se souvint qu’il venait là en
maraudeur, sans se présenter, rasant les murs, impressionné, imaginant
être amoureux non pas d’une de leurs musiciennes mais de la musique
elle-même. La nuit, y effleurer le gravier qui devait être artiste,
pour chanter de cette façon, en tierce, en quinte. Dans les coursives
et les couloirs, il se pouvait qu’il tende l’oreille, les examens, les
auditions, les rires. Tout
cela avait changé, mais ces adolescentes étaient encore dès l’origine
plongées dans le liquide des spécificités aimables autant
qu’inamovibles de quelque féminité ici très proche de ce qui était
aussi la musicalité. Une blonde avait les traits de certaine divinité
du monde antique, ses amies la suivaient, la courtisaient, et toutes
ensemble amenées à être prodiges elles-mêmes un jour ou l’autre, l’une
au piano, l’autre à l’alto. Il
fallut qu’il s’asseye. Sur une estrade, jouait une enfant si envoûtante
qu’elle semblait dévorer la salle de ses arpèges. On aurait cru à un
domptage. On ralluma. Applaudit-on à tout ? Notre homme avait vieilli.
Cela lui serait interdit. Il aurait pu tout obtenir par manigance, dans
la rouerie, créer, feindre créer, ou plus exactement tromper son monde,
mais pas ceci, pas l’insolence charmeuse dont émanait ce que rien ne
saurait résoudre ni expliquer. Voilà pourquoi, troublé de ne pas en
faire partie, de la famille musicienne, il avait pu écrire ce texte :
Je tuerais la pianiste. Il ne l’avait pas tuée, elle continuait à
rayonner et renaissait de ses cendres, phénix de la rue de Lisbonne qui
persistait dans sa splendeur prééminente. Alors il s’est enfui en pensant à Chopin. Il reviendrait porter sa croix, et en silence.
Émission Culture Club sur Radio Classique 04 mai 2014 par Guillaume Durand
-Nous allons passer ce dimanche après-midi ensemble avec un des projets
les plus passionnants et les plus poétiques du moment puisque vous avez
réenregistré une partie des titres de vos 19 albums, si ma comptabilité
est bonne, à travers donc un nouveau projet qui s'appelle « Un Oiseau
s'est posé », dont on va parler évidemment tout au long de cet
entretien en diffusant trois extraits de titres qui sont extrêmement
connus puis on réfléchira sur d'autres formes de musique puisque nous
parlerons évidemment de grandes stars de la musique internationale avec
Madonna, Scorpions, John Lennon et on écoutera donc la musique qui a
été sanctifiée par l'histoire aussi, celle de Chopin, de Beethoven à
plusieurs reprises.
Gérard, je lisais dans le Figaro à chaque fois, ils mettent à côté de
votre nom le qualificatif Énigme, mais est-ce que c'est pas un peu
exaspérant après 19 albums et des années de carrière, d’être toujours
considéré comme une énigme.
-Peut-être que quand je me regarde dans une glace, il y a quand même une grande part d'énigme.
Oui, il y a une énigme surtout pour l'extérieur, quelqu'un qui
s'interrogerait sur le parcours, sur les refus, les reculades, la
versatilité du personnage. Oui, oui, oui, on peut...Non, il y a quand
même une énigme.
Il y a de toute manière, même sur le plan strictement personnel, il y a
pas mal d'énigmes, oui, que je n'ai même pas résolu moi-même. Mais je
les connais, je...
-Les énigmes visibles, c'est le fait de ne pas se produire à la
télévision, c'est le fait de pas jouer le jeu du showbiz en gros, pour
simplifier les choses.
-Pour simplifier, oui, mais enfin ça, c'est l'arbre qui cache la forêt. La forêt est beaucoup plus compliquée que ça.
Ce serait par exemple une sorte de perfectionnisme inégalable,
inhumain, presque inhumain, qui fait que je peux donner l'exemple sur
cet album. Ça remonte à y'a deux ans. J'ai dû enregistrer à peu près
l'essentiel de ce qu'il y a dans le double album, on va dire en trois
journées de studios, c'est ce qui est facturé au niveau des musiciens.
Et je suis depuis deux ans dessus, à remettre sur la table, à couper, à
stretcher, à rajouter, à retirer, à réfléchir, à m'interroger. Donc
voilà, c'est une sorte de ressassement.
-C'est une forme de perfectionnisme aussi.
-Oui, oui, oui, oui, oui, mais c'est plus que du perfectionnisme.
-Alors dans la famille Manset, est-ce qu'il y a quelque chose qui peut
expliquer, je ne parle pas de la famille au sens où on jetterait des
lumières crues sur ce qui a été votre enfance, mais est-ce qu’i y a
quelque chose qui peut expliquer justement ce que vous êtes
aujourd'hui. Et l'aventure de cet album d'aujourd'hui.
-Je me suis aussi pas mal interrogé là-dessus puisqu'on m'a quasiment
conditionné à répondre lors de...des N, N interviews au long de ma vie,
mais oui, petit à petit, il y a des choses qui...
-Un peu la phrase de Rilke, l'enfance est un destin.
-Peut-être, en tout cas, il m'est arrivé, oui, maintenant, de pouvoir visualiser précisément. Alors par exemple...
Alors par exemple, quoi ? Ben, le fait de ne pas réellement avoir
grandi, je ne suis jamais passé dans la maturité, pas plus artistique
qu'autre chose. Le côté, peut-être pas autisme, enfin, très écarté des
gens, très écarté du monde, non pas du tout que je ne sois pas
sociable, mais...
-Les singularités ?
-Oui, enfin, c'est un peu général, ça comme terme. Non, ce serait
presque clinique, c'est-à-dire un besoin viscéral, être dans le
silence, d'être dans mes rêves, dans mon imaginaire, et à ce qu'on
pourrait tolérer, admettre d'un enfant de six ans, de huit ans, de dix
ans, qui, à partir du moment où on entre dans la vie active, on se
marie, ou on produit des albums et d'autres choses, où on se permet
d'avoir un discours, voilà, c'est en total dichotomie, je sais pas si
le terme...Non, en total déphasage, en total déphasage.
-Mais comment ce déphasage, justement, s'est appliqué tout d'un coup à
une envie qui est celle d'être un auteur compositeur et d'enregistrer
des albums, d'enregistrer des titres qui sont extrêmement connus, comme
« Animal, on est mal », puis d'autres albums au fur et à mesure des
années.
-Non, à la racine, les prémices sont différentes, c'est-à-dire que
j'étais très jeune quand j'ai fait « Animal », j'étais aux Arts décos,
je bricolais dans différents aspects artistiques, en ne m'interrogeant
pas du tout, voilà, sur mon destin futur, comme tous les jeunes qu'ont
vingt piges, j'étais plutôt à m’amuser, essayer de voir les plus
jolies, les plus blondes ou les plus brunes. Et puis voilà, il y a eu
cette opportunité de faire un 45 tours, un super à l'époque, qui a
intéressé un des labels, enfin, un des directeurs artistiques, que je
connaissais à… bon. Et donc, on m'a un peu mis ça dans la tête, j'étais
un peu piégé, j'ai cru que c'était possible, je l'ai fait, je l'ai
produit intégralement à l'époque avec tous les aléas qu'on peut
imaginer. Je l'ai présenté chez Pathé-Marconi à l'époque, il a été pris
tout de suite et il est sorti pendant les événements de Mai 68 et puis
il a eu le petit destin, voilà, qu’on sait à l'époque et je l'ai retiré
depuis. Mais alors, ça m'a permis de signer des contrats, peut-être
plus intéressants, plus importants, et j'ai, dans l'année qui a suivi,
fait un album, qui s’appelait la mort d'Orion, une sorte d'oratorio, un
peu fumeux, on va dire très poético-littéraire ou, je ne sais pas quoi,
et quand même assez impressionnant, qui a impressionné beaucoup à
l'époque et qui m'a impressionné moi-même avec le recul, c'est-à-dire
que j'ai commencé à comprendre que c'était de l'irrationnel que venait,
voilà, mon autorisation de produire ou de créer ou de... Voilà, donc à
partir de ce moment-là, les choses me sont tombées, les unes après les
autres quasiment du ciel directement sur le papier et je me suis trouvé
face à un cas de conscience qui était d'être responsable de ça et c'est
ça qui a conditionné la suite. Et je suis entré dans l'âge
artistiquement adulte, voilà, par le côté responsable.
On va écouter trois extraits donc de ce nouvel album, « Animal on est mal » d'abord…
Donc, on vient d’écouter « Animal on est mal » l’album, le double album
s’appelle « Un oiseau s’est posé », nous passons donc ce dimanche
après-midi, cette fin d’après-midi avec Gérard Manset, il s’agit donc
de piocher dans tous ces albums, Gérard et de retravailler sur tout ce
qui a été produit au fil des années, alors, est-ce qu’il y avait une
ligne directrice, comment ça s’est passé, finalement ?
-Heu, c’était une resignature avec Warner après une quarantaine
d'années de bons et loyaux services avec EMI et donc dans le contrat,
contractuellement moi je suis quelqu'un qui aime beaucoup le côté
formaté, les murs, il faut faire telle chose de telle manière, je signe
et après je fais et j'en fais en général 3 fois plus que ce qui était
prévu, mais bon voilà, donc le deal c'était de commencer par un album,
non pas de reprises, le terme est un peu trivial mais où j'avais le
droit d'aller me balader, de faire ce que je voulais et j'en ai
profité…
-Parce qu'il y avait quoi…200 titres en gros
-Oui, oui à peu près, mais en tout cas il y a au moins 3 ou 4 albums
qui avaient été faits dans les années 80-90 où il y avait ce qui à
l'époque s'appelait les boîtes à rythmes donc j'avais toujours eu ce
projet de remplacer les boîtes à rythmes par des batteries, par des
batteurs et là en fait j'ai tout refait live donc il y a tous ces
titres comme « Matrice » et comme « Lumières » comme « Entrez dans le
rêve » qui sont maintenant enregistrés live.
-« Lumières » que l’on va écouter…
-Voilà, nous sommes avec Gérard Manset pour cet album, le double album
qui s’appelle « Un oiseau s’est posé » qui vient de sortir et dont on
parle beaucoup et dont nous vous faisons profiter, nous écouterons
évidemment un autre extrait et puis d'autres titres qui ont été choisis
spécialement pour vous par Gérard comme des titres de Madonna, de
Scorpions, de John Lennon, de Chopin ou de reprises de Beethoven, vous
avez dit Gérard ; tout-à-l ’heure, on a enregistré tout ça en trois,
quatre jours et après il y a une sorte de travail de post-production,
enfin de solitude peut-être de vous-même face au travail qui avait été
réalisé subrepticement….
-Non, non, en fait…
-C'est une méthode, c'est une option ?
-C’est très simple, je m'adresse à un auteur, puisque vous-même, vous
avez écrit beaucoup d'ouvrages, donc, on est dans un aspect presque
littéraire, c’est-à-dire quand on écrit un texte, on peut remanier
trente fois son ouvrage, on a des tas de feuillets sur la table, on
corrige, on réimprime, on relie, on inverse les chapitres, je suis
là-dedans parce que je suis un cas en musique, c'est que j'ai tous les
audio-files, on appelle les audio-files, c'est la base musicale chez
moi, je manie Pro-Tools comme un instrument, j'ai joué pas mal
d'instruments, les textes sont de moi, c'est moi qui chante, et donc
quand je veux changer une phrase, je la change, si je veux mettre le
troisième couplet à la place du premier, j’inverse, si je veux couper
un bout, je coupe, si je veux faire un chorus à un endroit, je le fais,
donc c’est sans fin, c’est plutôt ça. Donc j’ai un matériau de base qui
est celui que j'ai fait live avec les musiciens…
-Mais ça peut rendre dingue, ça, Gérard…
-Ben oui, mais…
-Couper, recouper…resimplifier, d’inverser
-Mais ça ne rend pas plus dingue qu’un auteur qui a remis 40 fois, non,
mais oui, mais c'est exactement comme encore une fois un ouvrage
littéraire qu’on a remis 30 fois sur la table… c’est pas…
-Mais il y a deux types de manuscrits, vous avez par exemple, « Sur la
route » de Kerouac, on voit le défilé de cette espèce de papyrus qui
est pratiquement écrit d'un premier jet et puis vous avez des
manuscrits classiques du XIXème siècle où on voit…
-Oui, oui…
-Sept fois les mêmes phrases retournées dans tous les sens…
-C'est exactement ça, c’est Proust ou c’est Balzac, voilà, les choses
sont retournées, re-mâchouillées, ré-inversées, un moment on croit….
-Mais pourquoi ? Parce que c'est une manie, une manière de travailler ou un goût de la perfection ou de l'obsessionnel ?
-Alors ce serait plutôt une sorte d'obsessionnel de ce qui doit être ce
que j'avais en tête ou ce que j'imaginais, c’est-à-dire que je vois la
ligne d’horizon, je sais ce que je veux entendre et quand j’entends ce
que j’imaginais devoir pouvoir entendre, ça me convient.
-Quand vous avez commencé dans ce métier, on était en pleine période
yé-yé, c'est à dire à peu près l'essentiel de tout ce que, non pas vous
pouvez détester, parce que j'ai jamais eu le sentiment que vous étiez
quelqu'un qui déteste les choses, mais qui était l'inverse de ce que
vous aviez envie de faire en gros, peut-être…
-En France ?
-Oui.
-La France n'a jamais vraiment été à la pointe artistiquement de tout
ce qui était musical, pas plus cinématographique d’ailleurs, que
pictural, je sais pas, je me rends pas compte, c’étaient des artistes
étrangers qui venaient chez nous travailler, mais voilà, non, la France
est quand même un tout, tout, tout, tout petit hexagone, donc… oui.
-Mais est-ce que ce contexte a joué un rôle pour vous ?
-Non, non…
-Ou ça vous a été totalement égal d'entendre Dalida brailler « Paroles, paroles », ou Claude François…
-Non, ça me dérangeait beaucoup évidemment, je l’ai toujours dit
c'était quelque chose de terriblement pénible moi, mais en tant
qu'auditeur, même si je n'avais pas fait de musique, j’aurais été
autant dérangé, que la France se ramène simplement à ça, bon,
musicalement, mais non, non, en ce qui concernait le fait que j'écrive
moi-même et que je sois devenu, que je suis passé au rang, de statut
d'auteur-compositeur, de compositeur, de réalisateur, tout ce qu'on
veut, pas du tout parce que j'ai cette...avec le temps, quand vous me
posiez la question tout à l'heure, de savoir quelles étaient les
origines ou les raisons de ce truc, de cette différence, une des
différences fondamentales, c'est que je n'ai jamais été conditionné,
influencé, que ça ne peut même pas m’atteindre, c’est le canard, l'eau
qui glisse sur les plumes du canard, je ne sais pas pourquoi, je ne
sais pas pourquoi, je n'écoutais d'ailleurs, j'ai quasiment plus jamais
écouté de musique depuis que j'avais, depuis mon âge de 20 ans, mais
non, j'ai quelque chose à faire, comme un croquis, je veux dire, comme
je reviens toujours à la littérature, c'est comme si on demandait à
quelqu'un qui est en train d'écrire son 25ème, son 10ème roman, son je
sais pas quoi, son autobiographie, ce qu'on veut, son étude
documentaire littéraire sur quelque chose si il était influencé, s'il
allait se replonger à droite à gauche, non, tant que, quand il est dans
l'action, je pense pas qu'il aille ouvrir qui que ce soit ni Maupassant
ni...
-Et d'où vient justement ce besoin du voyage, de l'évocation de la
poésie, parce que ça c'est tout lié à la littérature largement autant
qu'à la musique ?
-Non, moi c'est lié à l'enfance, c'est lié au paysage, je crois
vraiment que je suis dans le Grand Meaulnes, dans la Petite Fadette, et
que je n'ai jamais dépassé les saules, les marres, les étangs, les
tritons, les machins et après…
-C’est ce qu’on voit sur la couverture du double album, d’ailleurs…
-C'est assez vrai, ben le dessin, en l'occurrence, j'étais tout jeune,
je l'ai fait je devais avoir 13 ou 14 ans, j'ai mélangé cette image,
oui c'est vrai…
-Donc la phrase que j'évoquais tout à l'heure de Rilke, l'enfance est un destin est totalement vraie pour vous
-Oui, bien sûr, bien sûr, mais c'est d'une évidence, l'enfance est un
destin pour tout le monde, mais alors après, c'est plus ou moins
-4 ou 5 ans - 68 ans, même combat…
-Oui exactement, et d'ailleurs ça a amusé, je sais pas quel l'entretien
j'ai fait il n'y a pas longtemps et on en revenait à ça, et le
journaliste n’osait même pas le dire ; il me l'a dit j’sais plus sous
quelle forme, mais alors, rien ne change ? Alors on fait le même album,
j'ai toujours fait la même chose, je remets les mêmes choses sur la
table, bon ben ça a pas l'air de déranger…
-Toutes choses, titre de Gérard Manset, nous passons l’après-midi avec
lui sur Radio Classique, nous allons écouter évidemment, nous avons
écouté déjà trois extraits de son album, son double album qui s'appelle
« Un oiseau s'est posé »et après nous allons aborder d'autres types de
musiques, d'autres carrières dont il va nous parler…
-Toutes choses, donc de Gérard Manset, est-ce qu'on peut savoir Gérard,
avec qui vous avez travaillé, parce qu'on voit Axel Bauer, et puis donc
des américains donc, qui vous ont accompagné, un groupe belge, je
crois, si ma mémoire est bonne…
-Oui, Deus, oui, oui
-Vous les avez choisis comment ces…
-Et puis Raphaël surtout…
-Raphaël qu’on vient d’entendre…voilà
-Je les ai choisis comment ? Ben dans le contrat, j’en reviens toujours
à ce contrat, il y avait normalement une… enfin un artiste avec lequel
j'aurais dû faire un titre, bon je n'avais pas trop envie de faire ce
qui se fait habituellement, une sorte de truc qu'on fait défiler tout
le monde, alors j'avais en tête Deus parce que je les avais vus faire
un titre qui s'appelait « The Architect » il y a très longtemps chez
Nagui je crois, j'avais trouvé ça merveilleux, donc comme c'était pas
très loin la Belgique, et puis il y a eu une soirée à la SACEM après la
disparition d'Alain Bashung où j'ai croisé Axel Bauer qui était un…
dont j'ai découvert qu’il connaissait mon matériel et qui était depuis
l'origine un fan on peut dire, j'sais pas ou tout au moins un
inconditionnel, alors on s'est revus, je l'aime beaucoup, j'ai
découvert quelqu'un que je ne connaissais pas, j'ai participé à son
album, j'ai fait un texte, et puis après, il m'a amené un jour ce titre
: « Celui qui marche devant » qu'il avait refait entièrement, alors
j'ai pas tout pris, j'ai recomposé un peu à ma manière, les audio-files
en question-là, et puis et puis là le chant j’ai gardé, des bouts de
voix, et puis voilà on a chanté ensemble et alors ça, c'est lui qui m'a
dit, il y a un américain qui s'appelle Marc Lanegan qui est un
inconditionnel, qui sur son blog parle de toi, de La Mort d'Orion et
tout, je connaissais pas Marc Lanegan, mais ça a réveillé, voilà il y
en a plusieurs qui se sont réveillés au nom de Marc Lanegan, on a
communiqué par-dessus l’océan, on lui a demandé, il a sauté à
pieds-joints, il a proposé de faire « Élégie funèbre » qui était le
seul titre absolument infaisable pour lequel j'avais perdu d'ailleurs
les tracks d'origine parce que je garde tout, j'écris toutes les
cordes, tous les pianos, bon, et comme il y avait du à l'endroit et du
à l'envers et du à l'envers écrit sur le à l'endroit et du à l'endroit
écrit sur le à l'envers et du à l'envers écrit sur le à l'envers et du
à l'endroit écrit sur le à l'endroit, ça fait beaucoup de mélange, qui,
à la fin à l'audition, si on n'a pas les tracks écrites, la partition
originale, sont un peu...bon enfin bon voilà
-Est-ce qu'il y a dans la famille quelqu'un qui a un rapport avec la musique en dehors de Gérard Manset ou pas du tout ?
-Non, non, il y a simplement, je l'avais mentionné il y a longtemps
dans un ouvrage, mon frère aîné auquel je dois beaucoup, qui est très
brillant d'ailleurs, qui a été brillant, qui l’est encore mais qui… on
partageait la même chambre, pendant longtemps, et j'étais
pré-adolescent, lui était déjà post-adolescent, mais il écoutait de la
musique classique tout le temps, tout le temps, tout le temps, pas que
classique, il écoutait Harry Belafonte, bon, Elvis Presley à l'époque
et j'étais...
-Donc c'est une espèce de...
-Oui…
-D'éducation par l'infusion
-Oui, exactement, exactement, j'étais abreuvé, le biberon classique,
tout le temps, tout le temps, tout le temps, voilà, à mon corps dé…
-C’est peut-être ça aussi qui fait la différence par rapport à une époque…
-Ah mais c'est très possible, parce que, enfin je sais que dès que je
me suis mis à écrire, alors moi j'avais zéro partout en… tous les cours
de musique, je me suis même fait foutre dehors de différents lycées,
mais à 14, 15 ans, là, le truc s'est renversé, j'ai pris une méthode
qui s'appelle la méthode Danhauser, j'ai appris l'orchestration à peu
près en trois semaines, je l'ai toujours dit j'ai appris à… le piano en
un an comme tout le monde, mais assez vite, la guitare tout ça, mais je
me suis mis à déchiffrer des classiques, là encore voilà déjà c’est
complètement atypique, j'ai des tas d'exemples comme ça où maintenant
je me rends compte que j'ai des réflexes que personne n'aurait, en tout
cas, là, je me suis pas contenté de jouer trois accords de guitare, je
ne me posais pas du tout la question de la finalité ou de ce que ça
pourrait m'apporter ou des résultats, non ; j'ai besoin, j'achetais les
partitions originales, je parlais de Beethoven, voilà j'avais
l'empereur, et l'empereur, je regardais la partition de piano et il me
fallait un mois et demi pour arriver à faire les deux premières
mesures, ça ne me décourageait pas, ça ne m'a jamais découragé, chaque
note était une merveille même si je n'arrivais pas la reproduire, donc
je ne suis pas pianiste
-C'est une éducation en fait, c'est une autre forme d'éducation
-Ah, non, voilà un autre élément capital, en voyage, ça a été pareil,
j'ai voyagé pendant très longtemps, c'est la curiosité, c'est que je me
suis rendu compte un jour qu'il fallait que je sache ce qu'il y avait
de l'autre côté du mur, du machin, eh ben la musique c'est ça.
Beethoven je ne pouvais pas me contenter d'écouter, je voulais savoir
ce qu'il y avait dans la partition, et donc j'ai acheté les formats
orchestres
-Beethoven on écoute, c'est un choix de Gérard Manset, après donc on va
se retrouver, après la pause de publicité classique de ce Culture Club,
l’album, donc le double album de Gérard Manset, ça s'appelle « Un
oiseau s'est posé », Beethoven…
Cette pause de publicité passée, on va aborder puisque nous étions dans
la musique classique, eh bien on va aborder un continent que tout le
monde connaît ici c'est la Polonaise de Chopin que voici…
Une sorte de sourire de contentement sur votre visage, Gérard Manset…
-Oui, c'est quand même…il y a des gens qui ont rendu un tel service…
d'humanité, quand même Chopin. J'y suis venu du tard, hein…, il y a
deux artistes phénoménaux, qui sont des miracles, et donc c'est Renoir
aussi, et j'étais très jeune, j'étais très critique enfin, j'étais très
réticent
-Vous parlez du cinéaste ou de… ou de son père ?
-Je parle là de l'artiste peintre
-Oui, le père…
-Oui, exactement, et donc Renoir, bon, enfin disons qu'avec le temps et
l'âge, Renoir est devenu très très important, il s'est hissé peut-être
à la place 4-5, enfin alors les 5 ou 6 premiers, alors j'ouvre une
parenthèse, il fait partie de ces artistes plasticiens, enfin des
artistes peintres pour lesquels il est très très très très difficile,
enfin très dévalorisant pour eux de voir une reproduction aussi belle
soit-elle…
-C’est vrai, ça…
-Donc il faut vraiment voir d'abord… en général, c'est…
-La photo de la peinture…
-Voilà…
-Toute forme de peinture qui est photographiée, c’est un mensonge…
-Oui mais il y en a...
-Regardez « Les Ménines » de Velázquez
-Non non non…
-Prises en photo, c’est atroce…
-Non mais pardon mais il y a des artistes pour lesquels, enfin je veux
pas dire ça gagne, par exemple Magritte ne perd rien dans des
reproductions…
-C’est vrai…
-Voilà, mais en tout cas…
-Pas totalement…
-Renoir déjà ne serait-ce que le format, en général les toiles de Renoir sont petites, alors qu'une toile voilà….
-Et Chopin alors ?
-Alors Chopin c'est un…, Chopin c'est un peu pareil, j'y suis venu
tard, je sais pas, ça doit être l’âge, la nostalgie, la mélancolie, je
suis entré dans Chopin et j'ai du mal maintenant à ne pas le considérer
comme vraiment dans un trio du…
-Car la première ballade, je vous fais un petit cadeau qui n'était pas
prévu puisque tout-à-l ‘heure on a parlé de Beethoven avant que ce ne
soit prévu dans le programme, on va écouter donc cet extraordinaire
morceau qu'est la première ballade de Chopin, Bertrand notre bien-aimé
réalisateur va choisir l'interprétation qu'il veut pour les auditeurs
de Radio-Classique.
C’est cette extraordinaire attente qui est absolument prodigieuse…
-Oui, ça réconcilie avec tellement de choses…
-Mais est-ce qu’on a la possibilité aujourd’hui, parce que vous parliez
tout-à-l ‘heure avec beaucoup d’émotions, des gens qui vous aident ou
qui vous produisent ou qui vous soutiennent ou qui vous écoutent depuis
des années, justement de… d’installer ce temps ?
-Je ne me pose pas la question, je crois pas, je pense que c’est de plus en plus utopiste…
-Je dis ça parce qu’on va écouter Madonna que vous avez choisie dans le
programme, on se dit, comment le même type peut être intéressé par
Madonna et en même temps par la première ballade de Chopin ?
-Non, on m’a demandé simplement la tracklist, on m’a dit 3 titres,
c’est ce que j’ai fait, voilà… mais Madonna, c’est parce que c’est des
souvenirs, ça traite de mes voyages, Madonna, c’étaient les
Philippines, voilà, je sais pas quelle année, 82, 83, 84, j’en sais
rien… « Like a Virgin » avec un titre très évocateur, et voilà, elle
était plus jeune, non, non, non, c’est une sorte de virginalité
musicale de l’époque pop, du début du pop, quoi…
-Ce titre de Madonna qui donc était l’évocation d’un voyage, j’en
reviens à la comparaison, pas la comparaison mais la mise en abîme de
tout-à-l ‘heure, est-ce qu’il n’y a pas quelque chose de particulier à
juxtaposer la première ballade de Chopin avec « Like a Virgin » parce
que maintenant Madonna passe maintenant pour une… en tout cas des
auteurs-compositeurs américains ou anglo-saxons comme l’une des grandes
responsables de la perversion du système d’aujourd’hui ? On ne chante
plus autrement qu’en playback,
-Non, non, mais…
-Les concerts pour des sommes astronomiques…
-Tout ça ne me concerne pas, c’est des exégèses dans lesquelles je
n’entre pas…moi j’ai simplement entendu…là je deviens le fan,
l’auditeur lambda comme j’entendrais je sais pas quoi, Juliette Gréco,
comme on aimait la java, voilà, dans tous les coins du monde
j’entendais des musiques traditionnelles et populaires qui me
faisaient, voilà, y’a le bandonéon en Colombie, au Panama…
-Voilà, donc on entend ça et dans le voyage quelque chose de miraculeux se produit…
-Ah ben évidemment, enfin on est à notre place normalement tout ça
parce que j’ai toujours considéré qu’être dans un registre artistique
de création c’est très pervers, c’est malsain, ça n’est pas la nature,
on n’a pas besoin de Lascaux ou de ces machins-là, non, on n’est pas
faits pour ça, on est faits pour des histoires d’amour, on est faits
pour aller pêcher son poisson en le tirant à l’arc, pour le faire cuire
et voilà, c’est tout, mais donc ça, ça existait encore, alors j’dis pas
Madonna, mais dans tous ces coins du monde où j’entendais les hits
internationaux de l’époque que je n’entendais d’ailleurs pas en France,
parce que, après y’a Scorpions « When the smoke is falling down », je
l’entendais pas à Paris, je l’entendais que dans les avions ou dans les
juke-box…
-Et ça vous faisait quoi ? Ça vous ré-humanisait ou ça vous mettait dans la situation du contemporain de ses contemporains qui…
-Ah non, non, non, non, parce que je l’entendais comme n’importe quel
sauvage de Mélanésie l’aurait entendu…non non, je n’étais pas du tout
l’occidental entendant Scorpions…
-Y’a quelque chose qui m’amuse, vous vivez toujours Porte d’Auteuil ? Je vais pas donner l’adresse…
-Oui…
-Ce qui fait qu’en 68 ans vous êtes descendu de Saint-Cloud à la Porte d’Auteuil…
-Oui, enfin je suis descendu tout de suite de Saint-Cloud, et après je
suis resté pendant…quasiment tout le temps dans le XVIème, oui, ça on
le sait… non j’ai été dans le XVIIème, non, non puis dans le VIème,
non, non, j’ai un peu circulé quand même…
-Est-ce que vous vous reconnaissez dans l’idée gainsbourienne du dandy, par exemple ?
-Ooooh, je ne me reconnais dans…alors là, pardon, c’est…le mot est
lâché, je ne me reconnais dans rien, ni de près, ni de loin, par
rapport à Gainsbourg, je ne me reconnais absolument dans rien…
-Et pourquoi ?
-Parce que j’ai toujours considéré que c’était, peut-être pas un
fanfaron, mais enfin, il s’habillait de la peau de l’ours, c’est-à-dire
que…
-Lui, il a beaucoup pillé la musique qu’on a passé tout à l’heure…
-Oui…mais c’est pas tout à fait ça que je voulais dire, je voulais dire
plutôt faire travailler beaucoup de gens, c’est une sorte de metteur en
scène, il avait sûrement un talent mais…
-Mais il l’a reconnu d’ailleurs…
-Mais le talent n’est pas dans la création littéraire ou artistique du
rut, il a fait quelques chansons très bien, personne ne…, je ne vais
pas les contester, mais voilà, faut pas me parler de… non, c’est au
contraire, je crois qu’il a fait même beaucoup de mal parce que c’est
tellement représentatif d’un showbiz clinquant, une image… une fausse
image de ce qu’est le studio, ce qu’est la composition, de ce qu’est…
enfin, bon, c’est personnel, hein ?
-Bien sûr…
-Mais voilà, je n’entre pas trop là-dedans. En même temps, je ne l’ai
jamais croisé, c’est quelqu’un que je regrette de ne pas avoir croisé,
je pense qu’il a souffert qu’aucun de ses proches ne lui dise,
peut-être pas entre guillemets ses 4 vérités, tout au moins être un peu
sincères de temps en temps, je sais pas si d’ailleurs, je crois qu’il
l’aurait bien vécu, y’a beaucoup d’artistes qui sont comme ça, qui
préfèrent, auxquels on ne dit rien, euh donc je crois que c’est plutôt
de ça dont il a pâti, je pense qu’il aurait pu faire des choses
beaucoup plus importantes et réellement pérennes s’il avait été entouré
de critiques
-Mais est-ce que ça ne vient pas…après on va écouter les fameux
Scorpions, est-ce que ça ne vient pas de l’idée qu’il a défendue un
jour, Gérard Manset, chez Pivot, qu’au fond la chanson, les variétés ou
la Pop culture, c’était pas très sérieux par rapport justement à
l’ambition qu’il avait c’est d’être peintre donc à partir du moment où
on considère que tout ça n’est pas sérieux, c’est en tout cas ce qu’il
a dit je me souviens dans une réponse à Guy Béart, ben à ce moment-là
on peut tout bricoler…
-C’est tout à fait juste, j’avais pas vu la chose sous cet angle, ça,
je… comme avocat de Gainsbourg, l’argument est imparable, oui, si on
prend la chose sous cet angle-là, à partir du moment où il avait fait
cette assertion, d’accord.
-Il l’a avoué…
-Oui…sauf qu’il l’a jamais repris en disant je fais le pitre parce que
j’ai dit une fois chez Pivot que… donc je crois qu’il a simplement fait
le pitre une minute chez Pivot en le disant mais c’est tout…
-Scorpions, le choix de Gérard Manset dont le double album vient de
sortir, on vous le recommande évidemment chaleureusement, c’est « Un
oiseau s’est posé ».
Scorpions, donc le titre choisi par Gérard Manset, dont le nouveau
double album vient de sortir: « Un oiseau s’est posé », on va retrouver
Gérard dans un instant après une dernière pause de publicité.
« Entrez dans le rêve », « Comme un guerrier », « Matrice », « No man’s
land motel », « Lumières », « Un oiseau s’est posé », « Celui qui
marche », « Manteau jaune », « Toutes choses » …, etc., etc., c’est
péjoratif de dire ça mais voilà les titres qui composent le premier CD,
il y en a un deuxième, on retrouve « Le pont », « Manteau rouge », « La
ballade des échinodermes », « Rouge-gorge », « Animal, on est mal » et
« Le train du soir », donc c’est l’essentiel de ce programme, je vous
conseille vivement donc de vous procurer cet album. La question,
puisqu’on réfléchit sur la musique ensemble, Gérard Manset, en passant,
je l’espère, un bon dimanche après-midi ensemble, on va introduire
cette question qui, est celle de ce qu’est devenu le rock’n’roll
aujourd’hui qui est un peu l’aventure de votre génération et aussi de
la mienne, en écoutant Instant Karma, John Lennon.
John Lennon Instant Karma, donc, choix de Gérard Manset.
La grande question qui se pose de plus en plus concernant le rock and
roll, ou même une partie de la musique pop, Gérard Manset, puisqu’après
tout, c'est aussi l'aventure de votre génération, c'est l'idée de la
répétition. C’est-à-dire est-ce que vous avez le sentiment que…J'ai lu
un, par exemple, un entretien de Houellebecq, récemment qui disait au
fond, il écoute cette musique qu’il aime profondément, mais jusque dans
les années 70, puisque depuis il a l'impression qu'il s'est en gros
rien passé, c'est-à-dire depuis Lennon, Dylan, et les autres, et que
tout ça, est une éternelle… un éternel duplicata, une éternelle
répétition. Est-ce que vous, qui êtes auteur et compositeur, vous avez
le même sentiment ?
-Alors, la réflexion de Houellebecq, dont au demeurant, le personnage,
je l'aime beaucoup, l'auteur aussi, je ne serai pas tout à fait
d'accord avec lui, je dirais…
-C'est pas un choix de sa part…
-Non, non, non…
-Il constate que…Il n'arrive pas à écouter le reste.
-Il ne dit pas ce qu'il faut dire. C'est-à-dire ce qu'il faut dire,
c'est que, comme dans beaucoup d'arts, majeur ou mineur, mais comme
dans toute création artistique ou technique artistique ou nouveauté de
création artistique, il y a très vite une usure, surtout dans notre
époque où tout s'accélère, voilà. Donc ce que je veux dire, c'est que
c'est un peu, si je voulais prendre un exemple avec la photo, c'est
Cartier-Bresson, toute la journée, on nous sort des ouvrages,
des…comment dit-on…des commémorations, enfin je sais pas...
-Il y a une grande rétrospective à Beaubourg….
-…des rétrospectives, des expositions, des trucs, bon, oui, il y a des
clichés intéressants, oui, c'est forcément que c’est un artiste, c’est
un être sensible, c'est un poète comme Prévert était un poète, mais
comment dire depuis, il y en a eu 100, 2000, 5000 des photographes qui,
peut-être, ont autant de talent que lui, sauf qu'ils n'ont pas été là
au tout début, lui, il était là au tout début. Donc, il y a, non
seulement une nostalgie, mais il y a, parce qu'il a pris un Paris qui
n'existe plus, donc, ce qu’on voit c’est pas simplement ses images à
lui, c'est des images qui ne lui appartiennent pas, qui ont appartenu à
un passé, ça s'appelle la nostalgie. Donc, on est tous sensibles à ça,
et puis, il y a aussi le fait qu'il était le premier à utiliser cet
outil. C'est comme le premier qui a traversé en biplan l’Atlantique,
bon ben, voilà, il a été vénéré comme un héros ; depuis des pilotes
d'avion, il y en a eu des millions.
Bon, tout le monde traverse l'Atlantique, tout le monde peut passer un brevet de pilote. La photo, c'est ça…
-Ça dépend de la création au sens strict…
-Et donc, pour en revenir au rock, pardon, c'est un peu ce qui se
passe, quand Houellebecq dit que depuis 70, il a l’impression que rien
ne s’est renouvelé…
-Il dit pas exactement ça, il dit moins, c'est plus poétique, c'est
moins analytique et méchant, finalement. Il dit finalement, moi,
j'écoute Dylan, j’écoute les Beatles, j’écoute des gens de cette
génération-là, et après, il dit pas que ça lui tombe des mains, il dit
pas que c'est mal, mais il dit qu’il ne les écoute pas.
-Voilà, je reprends, je reprends l'exemple, l'analogie avec la photo et
avec Cartier-Bresson, c'est exactement similaire, c'est-à-dire que ça
lui tombe des mains, parce que non pas, évidemment que le talent des
plus jeunes auteurs n'est pas en cause, simplement, on a déjà entendu,
non seulement on a déjà entendu ce qu'ils font, forcément…
-C'est tragique, pour toutes les générations qui viennent après.
-Ben c’est tragique tant que…
-Tous les gens qui sont nés dans les années 40 et 50 ou 60, ont
réinventé cette musique populaire, qui vient en gros de la musique
noire et du folk mélangé, avec aussi l'ascendance de la musique
classique, et puis, depuis, on répète, on répète, on répète, on répète.
-Ils l'ont réinventé, je rebondis là-dessus, avec des instruments
nouveaux, c'est-à-dire les guitares électriques, c'est-à-dire la
sonorisation, des micros différents, avec l'enregistrement sonore, qui
est passé de 3 pistes à 8, qui permettaient de mélanger les pistes,
avec les recordings de voix qui n’étaient plus simplement du live,
donc, il y a toute cette technologie qui a fait qu'il y a eu un rebond
important. Mais là, il faut attendre un autre rebond, par exemple, je
prends un exemple, un créateur qui aurait 25 ans, aujourd'hui ou 22
ans, d'ailleurs, il y en a 1 ou 2 qui font ça.
-Soit…
-Non, mais il ne serait pas simplement compositeur avec une guitare
pour aller faire quelques chansons avec d'autres ou jouer de la
batterie, il ferait des clips, il tournerait de la vidéo, il aurait
Pro-Tools, il aurait le final cut chez lui, il ferait tout.
-C’est un peu Pharel Williams...
-Oui, c'est un peu pour ça que je disais ça, mais voilà, donc
forcément, qu'il y a un moment il faut rebondir, il faut aller plus
loin que ce que les précédents ont fait. Et évidemment, il restera
toujours quand même des gens comme Dylan, on espère que de temps en
temps, il y aura un auteur qui va se réveiller avec des chansons neuves
et des trucs originaux, mais c'est vrai que même ça, c'est très
difficile, parce que s'il est obligé de s'habiller d'un costard, qu'on
a déjà entendu ou passé soi-même tellement de fois, oui, il y a un
handicap qui est pas le même, il est pas sur la même bande de départ.
-Est-ce que vous seriez capable, ou est-ce que vous auriez l'envie,
justement d'aller à un énième concert de Dylan, jouant d'une manière
qu'il recherche, tout comme toujours différentes, des choses que son
public lui demande de jouer à l'identique.
-Alors là, il y a encore un autre élément…
-C'est assez amusant le dialogue de Dylan avec son public.
-Non, mais pardon.
-Les gens veulent entendre « Like a Rolling Stone » et il le triture de telle manière qu’ils ne peuvent le découvrir à moins….
-Mais non, mais pardon, là, il y a encore un autre élément.
-C'est une autre revisite, comme vous.
-Il y a un élément en musique, enfin tout au moins en chanson, en rock
ou en tout ce qu’on veut, qui est très particulier, qui n’a pas son
équivalent dans tout le reste des domaines artistiques qui est la voix,
y’a un côté y’a la sensualité de la voix, on aime certaines voix et on
en n’aime pas d’autres, et quelques fois on passe même beaucoup de
choses à des voix qu’on aime et donc Dylan ce serait précisément ce
cas-là, il y a la nostalgie, il représente une époque et quand si…,
ceux qui vont voir Dylan, ils ont besoin de ce timbre de voix, ils ont
besoin de cette petite silhouette avec son feutre, qui chante de dos
dans le noir, ils ont besoin de voir ça, ça les rassure, ils sont en
liaison avec ce passé, c’est un lien, c’est freudien presque enfin
probablement, c’est psychanalytique, je veux dire ; voilà…
-C’est un itinéraire qui vous plait…quand même
-Celui de Dylan ?
-Ouais…
-Ben oui, je le trouve un peu tristounet, à force, à la fin…oui, d’ailleurs…
-Le côté camion, le tour du monde en camion…
-Non le tour du monde, non pardon, c’est le côté justement, lui-même a
très bien vu que… après 15 albums, qu’est-ce qu’il allait…il allait
continuer, il est auteur, mais je veux dire, non il aurait fallu qu’il
fasse un film, des romans ou je sais pas quoi…
-Il a écrit très bien…
-Ou qu’il abandonne tout, non, notre maître à tous quand même que
je…j’en emmènerai pas sur une ile déserte j’en emmènerai d’autres mais
notre maître à tous c’est quand même Rimbaud qui a considéré très vite
devoir cesser ces sortes d’enfantillages que sont la création
artistique pour passer à des ventes d’armes, à des amourettes exotiques
somaliennes et voilà, à des choses concrètes
-Dylan quand même, merci Gérard Manset d’avoir passé cet après-midi
avec nous, je rappelle quand même le titre de l’album que vous venez
donc de publier qui s’appelle donc : « Un oiseau s’est posé », on a été
ravis de vous recevoir et on félicite donc votre maison d’édition, je
sais pas comment on dit maintenant, Warner Music de vous accompagner
donc dans cette aventure.
-Merci.