STUDIO DE MILAN, PARIS
sdm

INTERVIEW
(Par Daniel Werbrouck, parue dans LE HAUT-PARLEUR n°1574- Nov.1976)

En plein cœur de Paris, dans un quartier où les immeubles glacés et sans histoire n'ont  pas encore  leur  place, nous voici devant la porte de M. Manset.Un bref instant, et nous sommes dans son bureau, échangeant les poignées de mains traditionnelles. Hormis la table de travail envahie de papiers, se trouve un piano parsemé de partitions et notations, puis une guitare adossée sur une chaise. De partout, sur le sol il y a des affiches, des cartons, des piles de disques, et au mur, un poster  de Paul Mc Cartney,  mélodiste préféré de Gérard  Manset.
Que ce soit dans les textes qu'il écrit ou dans la musique qu'il compose, ou bien encore dans sa façon  de travailler au studio, c'est le perfectionnisme, dans le sens noble du mot, qui place  les  disques  de  G. Manset en marge des productions actuelles. Ce thème, nous le détaillons avec lui:

SONO : Afin de vous  définir davantage, comment expliquez-vous que vos  disques  ne “ passent”, pas  à la radio et qu'il soit difficile de les trouver chez les revendeurs ?

G.M.: Bien que la maison qui distribue mes disques, fasse actuellemenr de gros efforts, je ne suis pas exactement le type même du “fabricant de succès de saison”..   D'abord parce que je ne pense pas à l'impact commercial, mais avant tout à satisfaire mes exigences au plus profond de moi-même. D'autre  part,  je ne  veux  pas accepter le couteau sous la gorge : j'entends par là le fait  de produire un disque quand on me  le demande; ce  n'est pas  forcément le moment où je me sens prêt et disponible. Il peut très bien se passer un ou deux ans entre chaque disque. Je serais angoissé d’avoir une échéance, avec ce que cela comporte de négligence et de travail bâclé. Je me plais aussi dans le 30 centimètres, hormis pour l'avant dernier où le public et les radios se sont emparés de “Il voyage en solitaire”:  pourquoi ce titre a-t-il accroché les hit-parades, je ne le sais pas, mais ça aurait été une erreur de ne pas sortir alors le 45 tours et de satisfaire ainsi les gens qui n'étaient pas forcément mes auditeurs habituels.  Je viens de sortir un  nouveau 30 cm “ Rien à raconter” qui est pour moi une sorte de “garde-fou” où je me  suis replacé dans mon contexte général. Bien que les radios aient commencé de nouveau à sélectionner un ou deux titres, croyant sans doute à une suite commerciale,  ce qui est dommage, avec le recul du  temps, maintenant ce disque a l'air de « rentrer» dans le créneau où je voulais qu'il aille.  Cela  ne veut  pas dire  que  le “Voyage en Solitaire”, soit  une  erreur, au contraire, c'est simplement un titre peut-être plus  naturel, d'une structure différente,  c'est tout.

SONO: Après« Animal on est mal, la mort d'Orion» de nombreux spécialistes vous ont baptisé un peu comme le représentant en France de la musique anglo-saxonne, est-­ce votre avis?

G.M.  : Depuis dix ans. je n'écoute pas davantage la radio que les disques et je ne me  sens vraiment pas influencé par la musique anglo-saxonne, ou par toute autre d'ailleurs; dans  mon domaine, je  me  considère comme un créateur: l'influence est uniquement une question de sentimentalité : on ne fait pas dans la voie de celui qu'on aime parce  qu'on l'aime.  Je suis fasciné par Beethoven et par Picasso, il ne me viendrait pas à l’idée d’écrire un quatuor ou de peindre dans le style Picasso.
A la limite, on prend dix peintres issus de milieux différents, sensiblement du même âge mais de cultures disparates, on les enferme dans dix points du globe et on regarde ce qu'ils font : il est possible qu'ils tendent vers le  même art graphique: c'est peut-être ce que l'on nomme une école, une tendance. Alors pourquoi pas dans la musique? Personnellement, j’entends, je sens des choses qui n'existent pas... c'est simple. Peut-être que certains anglo-saxons entendent de la même façon, sans qu'ils soient non plus influencés par tel ou tel style. Bien sûr, aujourd'hui, l’électronique, l’acoustique, les instruments, les instrumentistes, la gamme chromatique ou diatonique sont internationaux.  C'est donc avec le même matériau de base que nous travaillons, et nous nous en servons sensiblement de la même façon. Mon seul point commun avec les anglo-saxons est que, tout comme eux, je suis un autodidacte. Je crée ma musique, mes textes, je joue de plusieurs instruments. Donc, j'ai une opinion très précise sur chaque étape de cette création: dans un disque, je veux qu'on entende correctement le pied de la batterie parce que j'en ai joué et que je sais toute l'importance de cet instrument. Tous ceux qui connaissent cet éventail de précisions font partie de la vague actuelle, avec le même besoin de recherche. Sur ce point je suis d'accord.

SONO: Avez-vous une méthode de composition, différenciez-vous la musique des textes?

G.M. : Non,  j'écris un  texte, mais j'ai déjà le contour,  la base de la musique en  tête ça  vient en  même temps.  En général, je trouve tout de suite la totalité du texte. Mais cela n'a encore rien à voir avec ce que je vais chanter, en ce qui concerne la façon de le chanter, uniquement.  Il y a des gens qui interprètent des œuvres de Prévert: à mon avis cela n'a pas d'intérêt.  Ce qui doit être lu ne doit pas être dit. Un orateur devient passionnant quand il a quitté son texte des yeux et qu'il improvise. Il faut donc composer sa chanson pour qu'elle soit chantée, ce qui la rend indissociable de la musique. J'estime que les gens capables d'écrire seulement des textes et pas de musique ou vice-versa sont profondément handicapés. Ils s'expriment dans un milieu relativement restreint.   Cela impose une limite, et un créateur doit être le plus loin possible de ses propres limites, ne jamais penser qu'il atteint le summum de lui-même dans une œuvre. C'est une question de foi. Et c’est beaucoup plus qu’une qualité, c'est un défaut effrayant et angoissant.

SONO: La technique a-t-elle beaucoup apporté au compositeur?

G.M.: Oui, bien sûr, surtout le multipiste. Mais pour moi ce n'est pas avant tout un aspect d'économie, ou d’organisation dans le regroupement des musiciens. Maintenant il devient possible de composer section par section, enregistrer, puis écouter. En fonction du résultat l’écriture des chœurs ou des voix peut-être modifiée. Il y a dix ans,  je composais ma  musique, directement  pour 15 ou 20  musiciens : c'était sans appel, au risque, cette  fois, de dépenser beaucoup trop d'argent. Ainsi, j'enregistre la basse, la batterie, puis le piano, la guitare.  Cette structure bien en place, j’écoute plusieurs fois et j’écris la ligne mélodique des voix, puis celle des cordes, etc., avec d'autant plus de précisions.  Lors de la séance, avec les musiciens, j'ai l’habitude de travailler très vite,   là, c’est vraiment une question de moyens financiers...  Il faut que tout soit prêt. Pour la rythmique, je fais 3 à 4 titres dans l'après-midi, la séance suivante c'est le tour des cordes et des cuivres. J’ai très peu d'heures d'enregistrement, contrairement à ce que tout le monde pense.
Par contre, avant de mixer, je prends le temps d'écouter: j’ai la chance de travailler aux studios de Milan à Paris où l'on me connait bien et où j'ai la liberté de tout faire moi-même. Je viens, en dehors des heures habituelles, très tôt le matin. Je m'enferme seul et j’écoute... Cette ambiance est capitale, je me sens vraiment responsable et c'est un moment fantastique. J'oublie tout: la pensée que le mixage pourra “déplaire” à l'auditoire Gérard Manset ne m'effleure même pas.  A cet instant je me fais véritablemenr plaisir. Le mixage terminé, je laisse la bande dans un coin et je prends du recul: plusieurs jours. Puis j'écoute et quelquefois je recommence certains titres, ou je modifie quelques corrections.
 
SONO:   Etes-vous conscient que l'amateur n'écoute pas vos compositions avec la même rigueur et sur tout avec le même support?

G.M.: Pour moi; c'est évident: si je donne tel ou tel effet à un titre, c'est que l’auditeur va ressentir ce que j’ai voulu dire. Mais à la limite, s’il ne perçoit qu'une partie de l’impact artistique, ce n'est pas gênant, et me prouve qu'il ne faut rien négliger, même dans la plus petite phrase musicale. Côté support, c'est-à-dire le disque, il y a effectivement un malaise qui m'ennuie profondément.
J'écoute ma bande en 38 cm avec tout ce que cela comporte de finesse, de pureté, de précision, de   dynamique. Le disque m'attriste déjà par  le principe rétrograde, la  matière et,  ce qui est  plus grave,  la détérioration importante qu'il améne. La musique anglo-saxonne est réceptive à la gravure, car l'instrumentation est souvent limitée et les instruments eux-mêmes sont enregistrés à la limite de la distorsion.  De tels produits gagnent encore de leur dureté à la gravure. En France, par contre, la création d'un succès de variétés mobilise pratiquement un orchestre symphonique, avec ses cordes, ses chœurs et instruments aux sens cristallins. Toute la grandeur et la finesse d'une telle formation ne sont pas restituées sur un disque. Je m'en suis très vite aperçu et c'est devenu un des critères importants lorsque je compose.
Je mets en place des instruments comme la guitare électrique que je n'avais presque jamais utilisée auparavant, afin de rendre gravables mes créations sans qu’elles perdent leurs impacts.  Je recule le niveau des cordes, car il est inutile de créer une image artistique à cet endroit, puisque toute la brillance et l’aigu sont perdus. En somme,  lors d'un mixage de cuivre et de violons, par exemple,  il faut garder ce  qu'il y a de  dur et  d'efficace, toute l’énergie des  instruments, mais estomper la finesse générale. Celui qui désire graver une partie musicale allant de l'extrême grave à l'extrême aigu, avec un maximum de dynamique et d'expression dans différents degrés d'écho et d'effet, court au suicide pur et simple de son œuvre.
En fait, c'est d'abord à la prise de son qu'il faut penser à tout cela : la  première des règles est d'avoir un  instrument  qui  “sonne” correctement, .. Une caisse claire doit être bien réglée, la peau tendue uniformément.  Si elle donne un son brillant à tel endroit et un son mat à tel autre c'est la catastrophe, le timbre doit être précis. Admettons que ceci soit réglé; le son est bien en place, rond, gras, pas trop résonné, il reste l'interprétation, ne pas frapper trop fort ou se laisser emporter par la musique. Il y a très peu de batteurs qui tapent bien régulièrement au centre et pas sur les bords de caisse. Ces gens ne se rendent pas compte qu'instantanément, dans les enceintes de la cabine, la correction ou l’effet apporté perd toute son ampleur. Quand tous les instruments sont enregistrés correctement, c’est déjà un grand point d’acquis.  Puis c’est le mixage, toujours avec dans un coin de la tête, les limites imposées par la gravure. On doit laisser les basses vers 60 Hz assez rondes, mais par contre, creuser le bas médium entre 400 et 1 kHz. Le son devient propre sur le disque. Je ne touche pas exagérément la présence vers 2.5 kHz à 3 kHz lors d'un mixage.  Quant aux aigus, je leur laisse le pouvoir de préciser les transitoires; en rajouter deséquilibre le peu de profondeur obtenue sur le disque. Ma bande mixée en stéréophonie, je pars à la maison de disques.  Puis je demande plusieurs gravures avec les échantillons pressés correspondants. Quelquefois, ça n’a rien à voir avec ce que j’ai voulu dire.  Je reprends mon mixage...

SONO:  L’équilibre sonore trouvé, croyez-vous que les acheteurs de vos disques, écoutent à “CHAINE HiFi égales”?

G.M.: Bien sûr que non; mais je suis dans l’alternative suivante: doit-on enregistrer pour les possesseurs d’électrophones ou pour les détenteurs de chaîne HiFi? Je n’ai pas le droit, et pas envie de sortir un disque qui ne donnera rien sur une bonne installation au risqué d’être en contradiction avec toutes les subtilités obtenus sur la bande originale. Lorsque j'ai les échantillons, je vais les écouter chez des amis sur plusieurs écoutes différentes, je prends des notes, je réfléchis et si, ça ne me convient pas, je retourne une fois de plus à la cabine de gravure avec de nouvelles corrections…
En ce qui concerne la façon d’écouter de l'auditeur, sïl décide d'augmenter les graves ou les aigus, c’est son affaire. Nous n’avons pas tous la même oreille, ce n’est pas du vandalisme de changer “la couleur" à partir du moment où l’on se fait plaisir... J'estime qu'il ne participe en rien à l'élaboration artistique de mes titres mais qu’il en modifie l'interprétation: 4 orchestres symphoniques exécuteront une œuvre de Beethoven différemment, mais il s'agit toujours de la même architecture, l'intention primaire n'est absolument pas dégradée. Disons simplement que psychologiquement nous ne sommes pas motivés de la même façon.  Peut-être le matin écoutera t-il “droit”, et le soir avec davantage de basses parce qu'il ne sera pas réceptif au même degré.

SONO:  Beaucoup de jeunes compositeurs et musiciens amateurs essaient d’enregistrer chez eux leurs œuvres. Croyez-vous que techniquement ils aient à faire face à des problèmes insolubles?

G.M.: Je disais, au début de notre entretien, que le 24 pistes m'a beaucoup aidé, c’est vrai. Mais quand j'ai enregistré “La mort d'Orion” je n’avais qu’un quatre pistes! Une petite console munie simplement de deux filtres correcteurs extérieurs. Il fallait bien réfléchir à leur affectation! Il faut certes davantage de temps à consacrer aux   impasses techniques, mais la foi aidant ce n’est que plus intéressant.  Un vrai musicien, muni d'une guitare, d'un amplificateur et d'un correcteur est déjà très riche. Car il sait se servir de son installation et en tire tous les profits.  Aujourd'hui, sur les consoles ultra sophistiquées un rapide coup d'œil nous montre que deux tiers des fonctions n'ont jamais servi ne serait-ce qu'une fois! D'autre part ce matériel oblige la présence d'un preneur de son connaissant parfaitement le complexe technique et surtout, ce qui est plus rare, possédant les bases essentielles de  la musique, comprenant immédiatement ce que vous  attendez de lui et sachant délimiter lui-même son action, ses responsabilités.
Mon cas est différent, car je fais pratiquement l'ensemble du travail, seul. C'est pour ça que ceux qui s’amusent ou qui travaillent comme moi sont certainement les plus exigeants et les plus difficiles à satisfaire.

sdm2

Conclusion

Avec Gérard Manset, nous sommes passés au Studio de Milan afin de découvrir l'univers où naissent les créations de ce compositeur un peu hors du commun. Toutes ses confidences reflètent l'intransigeance, la précision, l’exactitude, une connaissance parfaite de la musique et de la technique;   autant de paramètres assimilés ne se rencontrent guère, habituellement, chez la même personne.Un autodidacte, sûrement; exigeant, sans ancun doute. Mais aussi un auteur compositeur interprète technicien de grand talent.