ROYAUME DE SIAM (1979)
rds79
BOUCHE D’OMBRE :

 

« Ce qui te fait fuir, c’est le monde et les hommes ». Que reste-t-il alors à Gérard Manset – cette étoile mystérieuse du rock français -, sinon l’ombre des studios et les machines pour seules amies ?

Chronique parue dans Rock’n’Folk (1979) par Bruno T.

 Une décennie dans la torpeur du siècle. Étrange itinéraire que celui de ce pèlerin du silence. Parti un jour - en pleine année 1968 - à la recherche du Harrar, il a découvert un refuge: le Secret. Il a choisi l’Énigme comme carte de visite. Porte fermée, masque d'escrimeur, peau d'animal, lunettes noires, téléphone mystérieux, adresse inconnue, visage d'ombre et famille surprotectrice. Lorsqu'on cherche à le joindre, il fuit. D'autres répondent pour lui. Sa mère dit : «Oh, vous savez, il n'a pas le temps... Il refuse presque toujours les interviews. » Notre homme a l'identité rare, C'est peut-être en cela que ce déconcertant muet, qui a choisi de chanter comme pour mieux se taire, est un reflet exemplaire de l'époque, On ne connaît de lui, au fond, qu'un nom : Gérard Manset. Et quelques disques fous. En cette fin de décade, quand la quincaillerie «  rock-français » — de si pâle farine et si vaste tintamarre - envahit la Une illusoire des journaux, il nous a semblé que ce grand singulier aux façons de Diogène (qui tient la place et reste sur la réserve depuis dix ans) méritait un peu le détour.

Gérard Manset est un grand bonhomme de trente ans au cheveu noir et au profil trouble. Habitué des masques, enveloppé de silence et de mystères, poète difficile et strict au code très secret, aux thèmes sibyllins et à l'expression rarissime, il ne se laisse appréhender que comme MYTHE naissant. Manset, l'homme sans visage.
Manset l'obscur. Manset — légende.

 JE SUIS DIEU

Dix ans déjà. Début d'un cycle en grenade. Il est né des vapeurs urbaines de 1968. Premier disque : «Animal On Est Mal». Le Sphinx compte ses écailles, Ses décoctions de sons sataniques, les paroles obscures et les thèmes si singuliers de ses compositions pleines d'écorchures, de malaise et d'abstractions scalpel, d'emblée le placent « à part ». Il y est resté. Superbement énigmatique. Avec son second disque, « La Mort d'Orion», ambitieux opéra électrique au ton d'épopée cosmique, qui a été salué par la critique comme «un prodigieux événement musical». Gianni Esposito — autre bizarre du temps » qui avait donné sa voix à ce disque funèbre, est mort après. L'album, noyé dans un mysticisme provocant, empli d'une sorte de «sacré» anachronique, théâtral et démesuré (qui aurait pu être composé par Malraux), mise en scène étonnante d'un vertigineux malaise en musique, cet album noir d'anticipation a fait date. Le suivant — « Manset » » tout en longs monologues ininterrompus, à peine troués de cris de guitares épisodiques, au ton plus simple et plus intime à la fois (« S'il chante/C'est qu'il est deux/C'est qu'il est heureux/Dans son monde à lui »), creuse la première rupture. C'était une manière de «Malone Meurt» gravée sur cire.

 QUAND J’ÉTAIS JEUNE, JE TOMBAIS DU LIT

L'ampleur se déplaçait, s'enfonçait. Gérard était «  Jeanne la Folle» marchant au feu, Pas tout à fait Dieu au calvaire, mais presque. Une étape. Le thème de l'animal-homme était repris (« L'oiseau de paradis/Chante toute la nuit ») et le thème de la route, avec «Long, Long Chemin » (« Où que tu ailles/Il y aura du lait, de la paille »), était nettement tracé. Vint le
«Voyage en Solitaire». Le mythe se ciselait. Manset se sculptait avec science. Recto: un quai de gare (Montparnasse) et un homme (étrange) vu de dos. Manteau de cuir noir. Verso: une sorte de Portrait de l'artiste en Grégoire Samsa. (Manset, qu'on croirait « transformé en une véritable vermine», se cache dans un coin de pièce, Il est indéchiffrable, sombre, barbu et chevelu.) Le personnage se stylisait fortement. Et l'inspiration éclatait. Ce nouveau disque de nuit ressemblait à un disque d'Aurore. Sonorités jazz et allégresse d'un enterrement à New-Orleans, La maîtrise technique proprement ahurissante de cet album et ses instants de joie communicative le firent remarquer du grand public.
Deux tubes de l'été : «Un Homme de Paille» (« Un homme exilé/Est rie/Sous la mitraille/Comment voulez-vous que sa chemise lui aille ?») sur refrain clarinette. Et « Il Voyage en Solitaire » dont le son fêlé —un piano plaintif et comme désaccordé —s'inscrivit bizarrement sur la première ligne des hit-parades périphériques. Quand les veaux se mettent à avoir des papilles d'esthètes !... Mais il y a maldonne. Manset semble s'être fourvoyé. Un cinquième disque — «Je N'ai Rien à Raconter », ou, plus précisément, « Manset-Manset»» — a suivi, qui remettait nettement les choses en place. En anéantissent soigneusement le bel espoir qu'avaient pu nourrir les industriels du disque de Variété de voir Gérard Manset rentrer dans l'ordre. Gérard, une nouvelle fois, décapitait Manset (« Rouge-gorge/Ouvre ta gorge/Rouge/Gorge »). L'homme lacérait son image. Le son était brisé, lui aussi. Multiplié. Brise de samba pour «Rouge-Gorge », rock électrique violent pour « Cheval-Chevaux», accompagnement acoustique rudimentaire pour «La Liberté ». Le disque fit un demi-tube: «Rien à Raconter». Ce qui était déjà une performance, vu le caractère paradoxal – pour ne pas dire cynique — du texte (« Le Figaro l’Humanité/Voyez la personne à côté !»). Un vaste pan de silence s'ensuivit. (Presque aussi long que celui qui avait séparé «Long, Long Chemin» (1972) de « Il Voyage en Solitaire» (1975).) Un hiatus que « 2870 », nouveau «chiffre» ésotérique de la lice sacrée, vint coder.

 J'AI FINI D'Y CROIRE

Plus de visage, même. La pochette — réalisée par Hypgnosis — constituait une épure de sens. Et représentait une ombre de présence — indistincte — derrière la grille d'un masque d'escrimeur. Le disque fut très fraîchement accueilli par la critique - « Rock'n'Folk » en particulier. On le jugeait «pas assez génial», c'était un « malentendu » de plus. « Le Pont», sur ce disque de transition, compte parmi les moments les plus impressionnants de Manset. Et le disque, bâti entier comme une manière de transcription électronique — impossible mais hallucinante — du vertige, est essentiel. Sa violence, ses paroxysmes, ses invectives, en sens comme en sons, en faisaient un pivot idéal entre « Rien à Raconter» et le septième L.P. « Parle-moi de Ton Ame Heureuse », sur « 2870 », entrouvrait « Le Royaume de Siam ». Dix ans déjà... Fin d'un cycle. La mangue après la grenade.
Ce disque vient fermer le livre d'une légende. Elaborée patiemment par son Héros même pendant une décennie d'hermétisme. Qui est Gérard Manset? Au bout du compte ?
Il se voit volatile. Avec insistance. Tantôt «oiseau de paradis», tantôt « rouge-gorge à la gorge ouverte et rouge», et tantôt « oiseau sans tête». Point commun avec cet animal: NE PAS PARLER. Et s'exprimer, malgré tout, en CHANTANT. Pourquoi? Pour rien.
Manset se constate aussi Voyageur. Et dans ce rôle, il se juge sans indulgence: « Voilà le miracle en somme/C'est lorsque sa chanson est bonne ». Oui a jamais entendu Sheila ou Ringo, ou n'importe qui d'autre — à part Gainsbourg — fredonner cela: «Je ne chante pas très bien»? Quel tube à imaginer!

LES DENTS SERREES, LA TETE HAUTE

 Manset a ses défauts: une certaine tendance à théâtraliser le réel à outrance, une certaine emphase, avec parfois de légers abus de violons larmoyants et souvent des surcharges dans l'orchestration qui gâtent un peu la matière première. Mais s'il n'y avait pas ça, il n'y aurait pas le «Style », cette espèce d’incision rigoureuse en plein banal qui fait la personnalité. Manset ne frime pas. Il est absolument, bon gré, mal gré, réincarnation de Pascal (le silence éternel, les espaces infinis, etc...), Kafka (« Je n'en peux plus », Proust (« Personne ne sait où je vis »), avec leurs rigueurs d’ascètes, leurs oreilles bouchées, leurs arches, leur hyperesthésie, leur inaptitude à vivre au dehors, leurs chambres de liège.
Il est réellement tourmenté, et vraiment dédoublé (« Y'a que mon .ombre qui me suit/Mais quand il faut descendre au fond du tunnel/Quelqu'un tient la lampe droit devant elle »). Il est aussi Beckett — homme de RIEN — « Ça va finir. Ça va peut-être finir, » Et Gaspard Hauser l’exilé de nulle part — « Suis-je venu trop tôt ou trop tard ?». Beckett conduit à Keaton. Chez Gérard Manset, le rire est à peu près mort. Les rares apparitions de l'humour ne sont jamais que des formes subtiles du Tragique (« Je me suis pris la gorge/Et j'ai serré/J'ai serré/J’essaierai/d’être meilleur ou pire/A  l’avenir »). Pas vraiment de quoi rire dans ces jeux de mots qui ressemblent à des maux de tête. Alors? Alors, le problème de Manset, comme de beaucoup de ses contemporains, est de trouver —d'urgence! — un Sens à Etre. Et, entre autres, à travers ses chansons. Comment aller droit ? « On marche de travers/Comme un crabe/Et la mer/Descend, » Manset ne se juge sûrement pas poète. Encore moins musicien.

 LE FER ET LA GRILLE

 Il essaie de s'y retrouver et, lorsqu'on le lui demande, explique que son seul problème est le TEXTE. Evoquer la femme («Où peut-elle être »). Elle le dérange vaguement («Mais pas un jour loin d'elle loin d'ici/Sans être encore à sa merci»).
Nostalgie mêlée d'amertume. On le sent obsédé par certaines scènes imaginaires — ou très réelles? — de rupture (« Un Homme Une Femme »), de départ, d'abandon (« Le Jour Où tu Voudras Partir»), de solitude.
Mais, comme l'Ami, elle est sans doute morte à ses yeux; absente. Devenue prétexte, thème sur quoi faire grincer la solitude idéale: « Quand on est/Malheureux/ On se tait/On parle peu ». Il est dramatique. Et pourtant, il dit les choses sans drame: « Un jour/Lamour/l/a quitté/S'en est allé/Faire un tour/De l'autre côté/D'une ville ou y'avait pas de place pour se garer». Il parle des enfants de même. De façon symbolique, stylisée à l'extrême.
Reste ? Presque rien. Le vrai tracas. Il y a des couloirs interminables, des escaliers, des portes, des ponts, des degrés, des grilles, des vides, des tunnels, des rivières qui y conduisent. Des peuples d'Orion qui y volent ou qui y marchent. Mais ce Rien reste toujours à redire, à identifier, à analyser.
Le mot «VIDE» se retrouve absolument partout chez Manset. Cela est morbide, si l'on Veut. Mais le «Journal» de Kafka, ou son « Terrier», sont pleins de la même morbidité, et pourtant il se trouve des gens pour trouver du plaisir à s'y plonger, comme à entrer dans  « L'histoire d'une de Mes Folies » de Rimbaud. Manset est —aussi — prodigieusement «intéressant» parce qu'il est tourmenté, et que sa tourmente, dans sa particularité même, porte celle de toute une société.

 NE CHANGE PAS

 Ceci explique cela: Gérard Manset est dur à manier. Il ne s'inscrit ni dans les hit-parades communs, ni dans les normes. Chansons trop longues et bizarroïdes, chansons anormales. Magny, Areski/Fontaine, Ribeiro, Béa, tout ça est marginal, bien sûr, mais «comme il faut». Étiquetable, rangeable à une place déterminée dans un casier de discothèque (casier «Emmordant») et utilisable le moment venu. Mais Manset?! Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire? Un ami me confiait un jour: « J'aime pas Manset parce que ça veut rien dire, ce qu'il raconte! » Il n'est même pas politiquement classable. Par où l'attraper? Asocial? Il murmure, depuis une décade: « On ne tue pas/Son prochain/Ça ne se fait pas/Ça n'est pas bien », et sa chanson est la plus insidieuse, la plus suave incitation au meurtre jamais ourdie. Comment passer cela à la radio? Et puis, à franchement parler, qu'est-ce que les gens  en ont à foutre des brumes et des bouffées sans fin de Monsieur Manset? De ses vertiges —«Pas moyen de se défendre/De voir du pont, le pont se fendre »? Réponse approximative: d'un point de vue formel, c'est irréprochable et exemplaire. Mallarmé non plus, ça n'est pas évident à déchiffrer.
Mais techniquement, c'est aussi impeccable. Il faut sans doute chercher d'abord là, et ensuite seulement dans la Légende qui entoure son nom, le sens de cette sorte de « culte » étrange, discret et obstiné, dont Manset fait l'objet depuis déjà si longtemps. Comment expliquerait-on autrement que l'auteur de «Ton Ame Heureuse» soit tenu par beaucoup, et à raison, pour un des deux ou trois uniques créateurs authentiques en matière de rock-music en France? Gérard Manset ne monte jamais sur une scène. C'est un alchimiste. Il travaille absolument seul. En autarcie. Ses musiques bourrées de trouvailles dignes des Beatles effervescents de «Abbey Road », ses trucages abracadabrants qui préfiguraient de loin bien des recherches électroniques d'avant-garde, ses décompositions insensées de bruits de laboratoire, ses sons synthétisés, mixés, distordus, réverbérés, filés, fondus, machinés, travaillés, l’identifient, de très loin, comme véritable explorateur. Travailler veut dire: torturer. Syd Barrett, Stevie Winwood, John Mayall travaillent sans doute comme ça, Dans le noir. Seuls.

 ET JE PARLE PEU

 Gérard Manset — ainsi le dit la légende — s'enferme des mois durant. Le studio d'enregistrement où il se met en bandes magiques comme d'autres se momifieraient, le réduit impeccable où il se disloque corps et âme en sons, échos, réflexions, tout seul, alchimiste aux cheveux poisseux, sera sa dernière demeure.
A moins qu'il ne s'enfuie un jour en Afrique. Pour jouer face au soleil avec la forêt derrière. Gérard Manset a peur du jour. Et il a raison. Pour plus de sûreté, il se passe de tout le monde. Et invente ses clavecins, ses trombones, ses percussions. ses clarinettes, ses pianos, ses cors, ses accordéons, ses banjos, ses saxophones et ses chœurs tout seul. Il faut aussi sa voix et ses souffles, ses silences. Ses photos, ses textes, ses arrangements, ses orchestrations. Tout son opéra fabuleux. En local clos. On pense à Brian Jones et à ses flûtes enchantées. Manset passe le temps, et il y passe sa vie. « Qu'il est loin le temps devant nous/Un jour ou l'autre il est pourtant au rendez-vous. » Quand son album-masque « 2870 » est sorti, noir, la légende voulait que Gérard Manset eût besoin d'une main pour le guider dans la foule. Entre deux séances nocturnes de studio. Dehors, il fait nuit. Il cache ses yeux sous des verres de ténèbres. Il n'est en paix qu'en lui. Est-il seulement en lui? Il s'enfouit dans un cocon d'ondes et d'ombres. Il va jusqu'à sa limousine. La légende funeste raconte que la vie lui fait peur (« Ce qui te fait fuir/C’est le monde et les hommes i»). Et la mort aussi l'épouvante (« Attends/Que le temps/Te brise/Comme un œuf»). L'ère de la machine-écran. Gérard Manset entre dans sa berline aux vitres offusquées comme on entre dans la légende. Nous sommes en 19?... « Y'a une route/Tu la prends qu'est-ce que ça coûte ? » C'est peut-être la dernière bande. Ça tourne. Comment fait-il dans ton âme. Gérard !

 LAISSE-TOI TOMBER DES NUES

Dix ans déjà, de nuit. C'était hier. C'est la légende. Gérard Manset est un jeune homme en tee-shirt à la peau dorée, plutôt mince, très brun, assez grand et glabre. Il se livre sans masques. En toute simplicité. A le voir assis les jambes écartées, en position de repos, on le croirait sans mystère. Transparent. Il a l'air du temps, et la couleur de l'Enigme angélique. C'est le nouvel Androgynosphinx.