« JE SUIS POUR L‘ACADÉMISME »
Entretien paru dans le Figaro en 1996 suite à la sortie de "Route Manset"

LE FIGARO. - Que prépare Gérard Manset en ce moment ? Un disque, un livre une exposition ?
Gérard Manset. - En ce qui concerne la musique, il y a des titres enregistrés. De ce côté-là, je ne suis pas près d'être exsangue, la roue tourne ad vitam aeternam. En ce qui concerne l'écriture, j'écris beaucoup de chose, mais je n'ai plus du tout envie de publier quoi que ce soit. J’aime écrire et j’essaie de m'améliorer, mais je ne tiens pas à ce que cela rejoigne ces monceaux de pages imprimées qui terminent dans les poubelles.
- Est-ce de la poésie, un journal, une forme romanesque ?
- Il y a un peu de tout que je considère d'un œil froid. Pour en conclure que ça ne présente pas beaucoup d'intérêt.  J'aime les choses utiles - j'allais dire "essentielles" mais c'est un mot ridicule. Il n'y a rien de plus "utile" que Noa-Noa de Gauguin. Le romanesque m'indiffère complètement, je n'ai rien à faire du Rouge et le Noir. J’aime Zola pour l'énergie, la force, l'envergure, quelque chose d'assez proche de Rodin, même si Rodin me laisse assez sceptique. En sculpture, je suis plutôt pour Donatello, Michel-Ange, et même Carpeaux.
- Si académique ?
- Je l’ai toujours dit, je ne prône que l’académisme. Je suis même pour un académisme outrancier.
- Sauf peut-être dans la musique...
- Si. Je suis un escroc, je viens de la périphérie. Il eut mieux valu que j'aie étudié la musique au Conservatoire, que je sois Prix de direction d'orchestre ou de composition. Ce n'est pas le cas. Alors j'ai fait des ersatz dès que j'ai su écrire trois notes, comme La Mort d'Orion. Mais je tire mon chapeau aux Prix de Rome - ceux d'il y a cinquante ans, pas ceux d’aujourd'hui. Maintenant, il n'y a plus d’académisme.
- Le prochain album est pour bientôt ?
- On a déjà entendu beaucoup de ma musique, il n'y a pas d'urgence. Peut-être l'année prochaine, ou dans deux ans. Je recentre tout sur une voix plus efficace. .le peux enfin commencer à chanter simplement, et donc je compose une musique différente: je tends vers l'auteur-compositeur conventionnel. Ça ne me gênerait plus aujourd'hui de faire un titre qui s'apparenterait au Brel d’Amsterdam ou de Vesoul. Il y a vingt ans, j‘aurais été horrifié de faire ce genre de chanson.  J’aurais tout voulu être sauf ça - écorché vif, artiste jusqu'au bout des ongles, mais artiste à gerber. Maintenant que j'ai montré d'autres choses, cela ne me gêne pas. Finalement, je vais peut-être revenir a la peinture, parce que c'est un peu troisième âge, et je n'en suis pas loin...
- A peine cinquante et un an...
- Oui, mais ici on fait tout pour que cinquante ans en soient quatre-vingts. La peinture a l'avantage du silence. Je suis un amateur de portraits d'atelier. J'aime l'écorché, ce qu'on pressent d'une anatomie, les articulations, les muscles. J'ai toujours une appréhension de la peinture comparable à celle d'un sculpteur- quelque chose de très modèle, d'architecture. Ma musique aussi a son architecture, et c'est pour cela que je n'ai jamais pu laisser le soin à d'autres de faire mes arrangements.
- Et là, dans "Route Manset", d'autres artistes s'emparent de ces chansons... C'est dépaysant ?
- Au début, je ne pensais pas que cette entreprise irait à son terme. Je ne voyais pas pourquoi on aurait repris mes chansons...J’étais censé n'être au courant de rien, ne rien écouter avant la sortie du disque. On me racontait seulement les panoramas sonores pour que j'imagine...Pourtant , en même temps, je trouve normal qu'on ait eu envie d'utiliser ce matériel, qui est parfois miraculeux... Sur chacun de mes quinze ou seize albums, il y a des titres très longs, comme la Ballade des échinodermes, par lesquels je m'exprimais de manière originale et personnelle, des autres. Pour ces titres-là, la question d'une reprise ne se poserait pas.
Mais il y en a une trentaine qui relève simplement de l'"acte SACEM", d'un travail conventionnel d'auteur-compositeur, et dont j'ai toujours imaginé qu'ils seraient valorisés par d'autres. Je ne me suis jamais considéré comme un artiste de variétés je bricole, j'avance en terra incognita. C'est plus le métier de ces chanteurs que le mien de défendre ces chansons-là. Cabrel ou Keita, par exemple, sont magiques, parce qu'ils chantent ces chansons comme si je les avais écrites pour eux. En fait, j'ai toujours écrit des chansons comme si je les faisais pour quelqu'un d'autre. Ce n'est pas à moi de chanter Capitaine Courageux, Lumières, ou La Vallée de la paix.
- Et quelle reprise pourrait-on entendre sur un disque de Manset ?
- Du Brel, peut-être. Mais pas de Brassens. Comme tout le monde, j'ai appris à jouer de la guitare avec ses accords, mais c'est trop bien ficelé, de l'artisanat de haut de gamme. Peut-être quelques-unes de Cabrel, dont les deux ou trois derniers albums sont absolument splendides.
- Et Dutronc ?
- Pourquoi pas plutôt Julien Clerc, à ses débuts avec Roda-Gil ? J’aimerais faire un titre grandiose comme la Cavalerie. Il n'y a pas d'autre exemple d'une telle homogénéité entre le texte et la musique que dans les trois ou quatre premiers albums de Julien.
- Et Goldman ?
- C'est un affairiste très talentueux. Mais il est très difficile, chez lui, de déterminer où commence le talent et où finit l'affaire. Mais je me jette la pierre aussi. J ‘ai été un affairiste malin. Dans mes premiers albums, il y a beaucoup plus de visualisation artistique que d'inspiration: un prix de Rome d'ébénisterie. Goldman, c'est un peu ça; du métier, du show-biz parfaitement épousseté, reluisant et inattaquable.
Et Gainsbourg ?
- Combinard, trop malsain. Comme il a tout de suite vu qu'il pouvait tirer parti de ses manques, il s'est entouré des meilleurs professionnels et il a reculé les limites de la vulgarité, avec des applaudissements à chaque fois. Il a assez joliment ficelé quelques textes, eu beaucoup d'idées. Mais pour moi, ça n'est en rien respectable, de la même manière que De Staël n'a pas sa place en peinture.

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SEUL VRAI GÉNIE DU ROCK FRANÇAIS, GÉRARD MANSET SE VOIT CÉLÉBRÉ PAR ONZE ARTISTES DE TOUTE ORIGINE ET TOUTE NATIONALITÉ EN UN ROUTE MANSET, HOMMAGE À L'ARTISTE ET AU VOYAGEUR

 

Manset, que onze chanteurs, de Bashung à Cabrel, de Jean Louis Murat à Salif Keita (auxquels il convient d'ajouter Enki Bilai, qui signe la pochette), célèbrent aujourd'hui dans un parcours à la fois rock et world (Route Manset), est sans conteste le plus singulier et le plus consistant de tous les artistes français, tous genres confondus.
Musicien autodidacte issu des Arts-Déco, où il s'est distingué comme graveur avant de passer à la peinture (on lui doit notamment un portrait-culte d'Eric Clapton), puis à la photographie, Gérard Henri Manset, né le 21 août 1945 à Saint-Cloud dans une famille bourgeoise, apparaît sur la scène musicale en plein mai 68 avec le morceau fondateur du véritable rock français, que l'on nomme alors "pop music". Jusqu'alors, le rock made in France n'est encore que du yé-yé adapté - parfois excellemment ("Excuse-moi Partenaire" de Johnny pour preuve) - des originaux américains, ou de la pop anglaise francisée - avec classe dans le cas de Ronnie Bird, Antoine et les Problèmes, plus encore Dutronc (et Lanzmann) et Gainsbourg (avec Bardot) assurent réellement, mais ça reste autre chose, qui ne rivalise pas, respectivement, avec Dylan et le Band, les Kinks, Scott Walker ou Dusty Springfield. "Animal On Est Mal" va y parvenir : les paroles, kafkaïennes, surréalistes, "I’ m The Walrus" revu par Aragon et Gérard Durell, sont à rendre Higelin et les Rita Mitsouko malades par avance; la mélodie, la production, le son, eux, sont directement hérités de Revolver, le chef d'œuvre des Beatles. Bashung, qui la reprend aujourd'hui, l'affirmait à Libération en octobre 1982 : "Animal nous a tous décomplexés". L'album qui paraît dans la foulée confirme cette inspiration, qui va bien au-delà des orchestrations du meilleur Michel Polnareff, celui du "Bal des Laze". "Je Suis Dieu", "La Toile Du Maître", "On Ne Tue Pas Son Prochain" (proto-rap entre Landru et Chabrol qu'électrocute aujourd'hui Brigitte Fontaine) sont des classiques baroques et psychédéliques, comme "Couleur", qu'il co-compose et produit avec William Sheller, dont c'est le premier single. C'est que ce Manset-là, pas encore déçu par le business, collabore à tout va : il coécrit et réalise un album entier pour René Joly sur lequel figure le slow de l'été 1969 au phasing pionnier, "Chimène"; il en fait de même pour Herbert Léonard et interviendra, à divers titres, sur des enregistrements d’Éric Charden, Dick Rivers et autres, jusqu'à ... Dalida !


En 1970, changement de braquet. Avec La Mort d'Orion, Manset signe son opus, qui dépasse en démesure les deux autres tentatives dans le même domaine que son Puzzle (Michel Berger) et Lux Eternae (William Sheller). Sorte de space-opéra métaphysique, cet album massivement orchestré auquel se joignent les voix d'Anne Vanderlove et de Gianni Esposito, est aussitôt salué comme un immense chef-d’œuvre par l'ensemble de la critique, qui compare alors Manset à Paul McCartney, Orion à Sgt Pepper's et à Tommy. Comme pour Melody Nelson de Gainsbourg, paru à la même époque, si les spécialistes sont dithyrambiques, le public, lui, reste assez indifférent : vingt mille albums vendus pour l'un comme pour l'autre ...
Aujourd'hui, Orion, que son créateur s'entête à refuser de rééditer, comme ses deux autres premiers albums, s'arrache pour de petites fortunes dans les foires de collectionneurs.
En guise de transition, cet allumé encore extraverti publie en édition limitée un "Caesar" en latin, qu'il fera suivre, bonne âme, de sa version française. Investi dans le versant business, il monte alors son catalogue éditorial, fonde un label destiné à ses productions (Zénon), démarre le studio de Milan avec son pote Malek, manque d'écrire pour Julien Clerc et Johnny Hallyday. En 1972, Long, Long Chemin, retour à la forme chanson, passe quasi inaperçu malgré la présence de morceaux monumentaux comme "Jeanne", "L'Oiseau De Paradis", "Celui Qui Marche Devant". Le destin va changer en 1975 avec la sortie de Y'a une route, dont le lancement est assuré par un road-movie réalisé par Gaya Bécaud. A France Inter, Daniel Hamelin retourne le merveilleux "C'est Un Parc" (que Salif Keita ramène aujourd'hui à ses origines tribales d'avant la déchéance) pour matraquer "Il Voyage En Solitaire". Hymne générationnel aux accents de "Imagine", de Rimbaud et de toute sorte de Rolling Stones, ce sera un tube retentissant, parfaite concentration de l'errance intérieure des années 70, que Cheb Mami restitue maintenant (après Danièle Messia, Hervé Vilard, Mike Lester et Marc Lavoine à TF1 pour les restos du cœur) aux Touaregs et à Salman Rushdie. C'est le pendant idéal de "Y'a Une Route" (mâtinée de "Hit The Road Jack" dans la version à la George Fame de Dick Annegarn), où Manset, qui s'est enfin trouvé en s’intériorisant, fait pour la première fois figure de Neil Young français.
Expédié chez Guy Lux, Manset, barbu comme Yves Simon et Maxime le Forestier à l'époque, flippe grave. Et se saborde aussitôt avec l'album dont le titre dit tout : Rien À Raconter. Refusant d'exploiter le juteux filon routard, le refuznik du succès facile poursuit ironiquement son long, long chemin en solitaire. Plus personne n'écoute "Les Vases Bleues", qu'il considère comme son chef­ d' œuvre, ni ce délicat "Rouge-gorge", auquel le brésilien Joao Bosco, compositeur fétiche de Elis Regina, rend aujourd'hui ses origines bossa.
La suite, c'est 2870, avec sa pochette signée Hipgnosis, agence qui s'est fait connaître du monde entier en réalisant les pochettes les plus fameuses de Pink Floyd (Dark Side Of The Moon, Wish You Were Here) dont l'influence pèse tout au long de l'album. Les guitares électriques sont omniprésentes, jusqu'à l'overdose, parfois, comme en plein rock anglais progressif. Chef-d’œuvre absolu, "Le Pont" ressemble à la confession d'un ermite électrique qui s'apprête à prendre le large pour de bon ("Et je parle peu, personne ne sais où je vis/Y'a que mon ombre qui me suit"). Royaume De Siam, en 1979, sera donc le premier album du Manset Voyageur, qui parle une demi-douzaine de langues, dont le Thaï et l'Indonésien, et qui abandonne les beaux quartiers de Paris pour explorer les terres du bouddhisme. Une nouvelle fois, on touche au sublime. De "Royaume De Siam ", que Cabrel caressa l’idée de reprendre, à "La Neige Est Blanche", et "La Mer n’a Pas Cessé De Descendre .. : plus que jamais, l’écriture est ciselée, les mélodies graves et majestueuses, la voix solennelle, le propos empreint. L'Atelier Du Crabe, deux ans plus tard, par contraste, aura l'air particulièrement guilleret : la découverte de Dire Straits (''Manteau Rouge", que Cabrel joue avec ses musiciens lorsqu'ils font la balance) et du reggae lui confère un air de fête trompeur, malgré "Marin' Bar". Pourtant, Manset Globe­trotteur n'est pas l'héritier de Tintin, mais un curieux "french doctor", un anti­Kouchner inspiré par Marguerite Duras et Paul Gauguin. Le Train Du Soir le rappelle dans la foulée, avec sa carcasse d'avion sur la pochette, ses "Marchands De Rêves", "Les Loups" et ce reggae zen, époumoné, "Quand Les Jours Suivent", que chante légèrement et impeccablement l'élève Pierre Schott. Ce Manset­là, prolifique et suractif, tente encore, dans l' euphorie médiatique qui suit 1981, de faire sa promotion et tourne en play­back pour Les Enfants Du Rock, interviewé par. .. Jacques Pradel ! Comme Un Guerrier, dans la foulée, se révèle sombre et difficile, nécessaire et essentiel pourtant, comme les autres, duquel Nilda Fernandez, fan absolu, a extrait le magnifique "La Route De Terre ".
Lumières, chef-d’œuvre total, disque le plus rond, le plus complet de toute l'admirable discographie Manset, de "Finir Pêcheur" en "Un Jour Être Pauvre", où poésie et théologie se confondent comme dans le Prophète de Khalil Gibran ou les Psaumes de David, frôlera le Disque d'Or, fournissant "Vies Monotones" au répertoire de Catherine Ribeiro et "Entrez Dans Le Rêve" aux voix respectives de Nicolas Sirkis (d'Indochine) et de Jean­Louis Murat, l'héritier­ qu'il le veuille ou non ­ dont la lumineuse version "Tour De France" ouvre la Route Manset 96.
"Prisonnier de l’Inutile", qu'a finalement choisi Francis Cabrel, nickel comme à son habitude, et qu'une collaboration avec Manset turlupina au début des années 90, lorsque ce dernier écrivait "Héros" pour David Hallyday, en offre le versant anecdotique, de "Chambres d'Asie" en "Enfants Des Tours" .. Puis c'est la démission. Démoralisé par l'apparition du Top50, l'autonormalisation de la FM, le règne de la télévision et de l'image, Manset annonce sa retraite. Et décroche un peu plus longtemps que d'habitude, sans pour autant pouvoir s'empêcher de s'affairer. En 1987, il publie un premier roman remarquable et compromettant (Royaume De Siam, Aubier), accompagné de son pendant photographique (Chambre D'Asie), expérience qui sera renouvelée e 1994 avec Wisut Kasat et Aqui Te Espero.
Dans le même temps, cet obsessionnel pinailleur impatient se livre à une entreprise de relecture et de réédition de son œuvre, recomposant ses albums dans leur version CD et "ingéniant à diverses intégrales et compilations sans cesse plus dégraissées, dans lesquelles Dieu aura du mal à reconnaitre les siens . Sa richesse, sa pérennité, sont toutefois telles qu'elle n'en souffre pas, ne perd rien de la fascination qu'elle exerce sur ceux qui ont la chance de l'entendre.
En 89, c'est le retour, inévitable. S'il chante en solitaire, nul ne l'oblige à se taire. Et Manset, à la stupeur générale et pour le bonheur des siens, cartonne avec un Matrice étonnant d'actualité, de la pertinence de "Banlieue Nord" qui en dit plus que toute la Rapattitude à venir au clip clinique de "Matrice", de ses "Filles Des Jardins", désormais avouées à la "Solitude Des Latitudes" qui séduira son interprète de saison, Françoise Hardy. Album d'or sous le bras, Manset décide de Revivre, qui parait symboliquement le jour de la mort de Gainsbourg. Richard Bohringer jouera dans le clip de "Lieu Désiré", qu'on crève d'entendre sur toutes les ondes. Ça ne sera malheureusement pas le cas et La Vallée De La Paix se fera attendre jusqu' en 1995. Plombée par les cordes synthétiques, cette "apnée musicale", un peu épuisante, sera privée de ce qui eut constitué de ce côté-ci de "Tostaky", le premier tube grunge français visionnaire, "Paradis", qui fera dire à Étienne Roda­Gil : "De nous tous, Manset est le seul qui a parfaitement réussi à vivre en accord avec ses idées et ne s'est jamais trompé". Pour preuve : "On croit toucher du doigt le para­ dis/On en sort abîmé, on en sort sali/Gardez­ vous des honneurs de ce monde­ci/De l'éclat de ce monde-là."
Aujourd'hui relancé par cette Route Manset forcément incomplète, rêvée par Bayon. Manset a le choix de continuer. Englué comme un albatros rock dont les ailes de poète géant l’empêchent de marcher sur le plancher de la variété. C'est que si le rock français existe, et non pas le rock en français ou le rock des français, ni même le rock à la française, un art qui serait aussi français que rock et rock que français alors il est l'œuvre, magnifique, inaltérable, sous-exploitée, de Manset.

(par Yves Bigot : paru dans Best n°7 - Août/Septembre 1996)

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Gérard MANSET L'Etoile du Maître
 
Par Alain RIVED (1996 Magazine Vinyl n° 7-8-9)


Né à Saint-Cloud en 1945, Gérard Manset reste sans aucun doute le plus énigmatique des artistes contemporains francophones. On connait peu de choses de sa biographie. A vrai dire, son œuvre suffit amplement à nourrir notre curiosité, à étancher notre soif. Ce qui intéresse avant tout Manset dans la création artistique, qu'il s'agisse de littérature, de peinture (il expose occasionnellement), de musique ou de photographie, c'est la technique. Il avoue volontiers que la chanson française l'indiffère. Le chanteur français peaufine ses textes comme un artisan, dans son atelier, taille, cisèle ou sertit. Manset est plus admiratif des locomotives que sont Mick Jagger ou Lennon. Il décolle sur Bob Seger et reconnait à l'occasion le talent d'un Capdevielle ou d'un Cabrel. Manset est un artiste rigoureux, exigeant. Il aurait volontiers travaillé à un passage télévisé, mais son souci du détail, son contrôle permanent, sa perception idéaliste du résultat final découragent les plus téméraires et renvoient l'auteur au silence médiatique qu'on lui connait et qui, paradoxalement, le montre du doigt. Sa renommée n'a pas été financée à grands coups d'arnaque, de pub fracassante, de spots envahissants. Gérard Manset s'est forgé seul, dans son coin, sachant parfaitement ce qu'il veut, et jusqu'où il peut aller. Pour asseoir son image, il n'écrase personne. Il rayonne de discrétion, de pudeur, de respect et, ce qui n'est pas négligeable, de talent. Peu enclin aux bavardages inutiles, tout est dit dans son texte, le sien, condensé à l'extrême, riche, profond. On comprend dès lors qu'il ne peut s'encombrer de conseilleurs, qu'ils soient musicaux, littéraires ou cinéastes. Il maîtrise son œuvre en totalité, il l'assume, la porte avec la noblesse d'une force de caractère qui le conduit inévitablement à une farouche solitude. Non pas de ces solitudes qui ferment leurs portes au monde extérieur, mais de celles qui, prenant du recul, n'en observent que mieux les travers, les espoirs, les illusions. Visionnaire lucide, Gérard Manset aime l'Homme, son imperfection comprise. Son œuvre est un bouleversant chant d'amour qu'il entonne en 1968.
1968 - Gérard Manset : Animal On Est Mal / Mon Amour / La Toile Du Maître / Il Rentre à Huit Heures Du Soir / On Ne Tue Pas Son Prochain / La Femme Fusée / Pas De Pain / L'Une Et L'Autre / Je Suis Dieu / Tu T'En Vas.
L'année 1968 bat le pavé ; plage utopique sous l'envol lapidaire des rues déshabillées. Sur les ondes radio passent inlassablement deux titres qui démarqueront dans le climat social ulcéré : La Cavalerie de Julien Clerc et l'étrange Animal On Est Mal d'un certain Gérard Manset. L'auteur-compositeur-interprète publiera cette année là son premier 30 cm qui réunit des morceaux auparavant pressés en 45 tours (certains titres, pratiquement introuvables aujourd'hui, n'ont jamais figuré sur aucun 33 tours). C'est bien sûr Animal On Est Mal, conçu par l'artiste quand il rongeait son frein aux Arts-Déco, qui signale au public un nouveau phénomène. Le son en est original, l'idée séduisante. Manset recourt à toute une panoplie de barrissements, de grognements étouffés, de voix nasillardes, bruitages saisissants survenus d'une autre ère, celle dont nous procédons. Nous sommes alors en pleine crise existentialiste. Les émules de Sartre veulent refondre la Société, en repenser le cadre. Dans cette agitation, que les forcenés de la Sorbonne entretiennent gaillardement, la voix de Manset se faufile, apaisante, sereine. Sur Europe 1, l'émission Campus diffuse La Toile Du Maître, magnifique démonstration de la solitude de l'artiste dont l'œuvre subjective est indifféremment soumise aux louanges, à l'incompréhension, au regard et au jugement de son prochain. L'idée d'un Dieu créateur est insidieusement glissée :
"La toile du maître / A comme diamètre / Six-mille kilomètres"... Il s'agit bien de la Terre, façonnée par un personnage à qui "le plus simple sera de lui pardonner". L'imperfection étant également le tribut du divin, l'homme peut enfin s'identifier à l'Etre suprême. Je Suis Dieu, musicalement élaboré (orgue, trompette, piano sont en parfaite union), décrit l'ennui souverain de l'omnipotent "qui n'a plus le moindre souci de la vie". Si plusieurs de ses textes réfèrent aux croyances chrétiennes ou orientales, Manset se défend d'être un mystique et allègue volontiers qu'il se sert de cette apparence comme d'un paravent. La dérision de Je Suis Dieu rejoint l'ambigüité, dans le texte de Manset, du sixième des dix commandements : On Ne Tue Pas Son Prochain. En voix off, des cris de foule, des applaudissements feutrés que couvre bientôt la voix sermonneuse : "Ça ne se fait pas, ça n'est pas bien". Catéchisme du sordide qui s'interroge soudain : "Et quand on l'a tué, qu’en fait-on ?". On l'a dit, Manset a observé l'homme. C'est un œil neuf qui nous délivre le symphonique Mon Amour à la poésie pure : "Les flocons sur sa taille fine / Comme s'il pleuvait des hermines / Des nues...". Sensible au malheur de ses congénères, ceux qui n'ont Pas De Pain, ceux qui le gagnent durement, Manset raconte dans une forme narrative très personnelle, Il Rentre à Huit Heures Du Soir. Un conte sans prétention de message qui n'a qu'une valeur anecdotique. Dans l'univers de Manset, la Femme tient une place privilégiée. Il la pare de toutes les vertus de l'innocence, de tous les atours de la pureté. A la fois inaccessible et proche, de cette virginale et plénière entité, Manset puisera ses plus belles inspirations. L'Une Et L'Autre, aux charmants balancements, mérite d'être signalée par sa valeur autobiographique, ce qui reste singulier chez l’auteur. La séparation, comme la solitude, gangrènent la dimension Manset. Elle est une obsession lucide et revêt un caractère inéluctable. N'est-ce pas chez l'artiste une diversion nouvelle qui anesthésie les effets de la souffrance générée par l'adieu, quand Tu T'En Vas ? Chez l'auteur, l'union du couple n'est guère durable, souvent la Femme a le courage de la rupture, toujours l'Homme en est malheureux, toujours l'Homme l'investit d'un infini pouvoir d'au-delà de la Terre. Dans cette trajectoire, La Femme Fusée donne son sexe à l'engin satellisé, l'humanisant avec bonheur. Vraiment, en cette année 68, Gérard Manset donne à découvrir une perspective et un son inédits. On pouvait penser qu'il s'agirait d'un feu de paille quand Serge Lama partait D'Aventures En Aventures, que Béart commandait Le Grand Chambardement, que Moustaki chantait avec la Dame Brune et Ferrat encensait Ma France....
1970 - La Mort D'Orion : La Mort D'Orion / Vivent Les Hommes / Ils / Paradis Terrestre / Elégie Funèbre.
Manset récidive en 1970, nous offrant un album d'une rare qualité visuelle et sonique. La Mort D'Orion remporte tous les suffrages. La critique ne tarit pas d’éloges. Pochette d'une remarquable sobriété, endeuillée par sa noirceur, mais vivante par la portée musicale qui orne le bas de l'album et lui ôte son austérité. Un livret de 12 pages complète ce joyau d'esthétique où nous pouvons suivre, dans son désir de retour aux sources, l'odyssée du peuple d'Orion. Etrange et mélancolique, cette épopée cosmique invente une longue pérégrination stellaire où se mêlent prêtres et anges. L'interprétation magistrale du chanteur est bientôt appuyée par les voix inattendues d'Anne Vanderlove et de Gianni Esposito. A mi-chemin entre musique orientale (voix de muezzin déclamant l'histoire des ancêtres) et occidentale (grégoriennes réminiscences), entre chant et récit, La Mort D'Orion s'embellit d'un majestueux harmonium et d'un sitar qui lui confèrent sa spiritualité. Il faut saluer ici la féconde imagination de l'auteur et son infatigable recherche de l'expression juste. Le poème, quant à lui, induit une fatalité propre à toute civilisation : "Il faudrait faire en sorte / Qu'aucun d'eux ne ressorte / Du monde dont nous fermons les portes". Avec Vivent Les Hommes, la face 2 apporte un souffle si pur qu'il gomme le tragique dénouement des cohortes d'Orion. Manset s'attendrit sur le sort de nos compagnons de route, "Chaque jour affairés /Le long des voies ferrées / De banlieue / Les voilà qui s'installent / A table / Les mains vides au milieu". Par son propos, il leur donne humblement une dimension quasi divine : "N'essayez de les mesurer". Sur cette seconde face, il semble que Manset n'ait rien voulu jeter de ses essais, de ses tâtonnements. Tout est enregistré. Les premières notes de Ils ne démarrent réellement qu'au bout de plusieurs tentatives de prises de son diverses, étranges et complexes, comme si l'auteur tourmenté cherchait sa voie dans un dédale de possibilités. Etrange encore ce Paradis Terrestre transformé par l'homme en chaos, où Manset évoque le phénomène paranormal de bilocation : "Hier en traversant la rue je me suis reconnu (...) j'avais l'air d'être en l'air à quelques centimètres au-dessus de la terre". Les mots jouent dans la poésie de Manset, se dédoublant à leur tour pour mieux renforcer le malaise : "Je me suis pris la gorge, j'ai serré, j'ai serré, j'essaierai d'être meilleur ou pire à l'avenir". Dans sa partition, Manset insère des bribes d'Animal On Est Mal, jouant la carte d'une atmosphère angoissée où nous parviennent des cris de mouettes, des vagissements disloqués. De ce lieu hanté montent de pénibles remuements suscitant les balbutiements originels ; savant cocktail sans cesse remanié que le Maître commande à plaisir derrière ses tables de mixage. Magnifique élégance que l'Elégie Funèbre jaillie, dirait-on, d'un poème moyenâgeux. La ravageuse tristesse des mots s'ennoblit d'une infinie détresse devant l'allégorique apparition de l'Homme à la Faux (la Femme n'étant probablement pas destinée, pour l'auteur, à l'horrible fonction d'exterminatrice).
1971 - Manset 68 : Animal On Est Mal / Mon Amour / La Toile Du Maître / Il Rentre à Huit Heures Du Soir / On Ne Tue Pas Son Prochain / La Femme Fusée / Golgotha / L'Une Et L'Autre / Je Suis Dieu / L'Arc-En-Ciel / Tu T'En Vas / La Dernière Symphonie.
En 1971, Manset réédite son premier album. Si la chanson Pas De Pain a disparu, l'auteur ajoute néanmoins trois titres nouveaux non négligeables. La longue marche de l'Homme vers son Golgotha creuse l'innéfable blessure de la race humaine en quête d'absolu :
"Où allez-vous donc ? Vous tomberez de haut si vous saviez ce qu'il vous faut pleurer". Les premières mesures de L'Arc-En-Ciel égrènent l'Adagio d'Albinoni. L'émouvante peinture d'une petite fille dans un champ de blé, qui attend contre vents et marées l'apparition d'un arc-en-ciel n'est pas sans rappeler, dans la Bible, le symbole de l'Alliance entre le Dieu et la Terre. Plus sinistre, La Dernière Symphonie reprend le thème abordé par Elsa Triolet dans son Cheval Roux. Les orages de l'Apocalypse roulent sur le deuil de l'humanité que la découverte de l'atome mène inéluctablement à sa perte. Pendant les années 70, Manset travaille beaucoup pour d'autres chanteurs : collaborations inattendues, quelquefois insolites, souvent méconnues. Le salon "BDisques" installé à Bourges ce 14 avril m'a permis de découvrir, sur le stand d’André Morison ("Art-Disques") ou celui de Philippe Richeux ("En Avant la Zizique"), de petites merveilles. Manset a co-signé, écrit ou arrangé pour Herbert Léonard, René Joly, Dalida (Je Me Repose), l'ami d'enfance Laurent Malek, Claude Léveillée... Surprenants encore, ces cours poèmes semblables à des Haïku, que l'auteur récite entre chaque chanson, sur un disque de Dick Rivers (L'Interrogation). Il faut noter encore, en 1968, un 45 tours de William Sheller paru chez CBS : la face A présente Couleurs, paroles et arrangements de Gérard Manset, musique de Sheller. Anne Vanderlove, Denis Pépin, Éric Charden ont aussi travaillé avec cet homme hors du commun, dont il faut bien dire que, sous une apparence ténébreuse et farouche, se cache une âme sensible, rayonnante et généreuse. Cette liste est sans doute bien incomplète. Quand il n'intervient pas dans la création d'un artiste, Manset signe parfois la photo de pochette de chanteurs plus ou moins connus. Son itinéraire personnel continue cependant....
1972 -Long Long Chemin : Long Long Chemin / Ne Change Pas / Celui Qu'Il Sera Demain / Celui Qui Marche Devant / L'Oiseau De Paradis / Donne-Moi / Jeanne.
L'album Long Long Chemin est le reflet d'une grande cohésion intérieure. La paix inonde chaque morceau. Chacun d'eux est indissociable, notamment sur la 1ère face où chaque plage est reliée à la suivante par un fil musical, ténu parfois, mais bien présent. L'introduction qui vogue sur un ruissellement de piano emmène Manset vers ce Long Long Chemin parsemé d'embûches où, "pour trouver celui qu'on aime", il convient de rester fidèle à son image. Ne Change Pas et sa poésie profusionnelle est servie par un accompagnement très pur. Si quelque ombre ternit l'ambiance, c'est par Celui Qu'Il Sera Demain. Obsédante comme la tristesse, comme une envie de pleurer, la musique avive par sa lancinance la douleur des mots qui disent la lente corrosion de l'amour. C'est encore l'homme qui fuit, vers une quête insoluble, négligeant dans son abandon celle qui fut sa compagne. Pourtant, "aime-le sans dire un mot, tiens-toi droite comme un drapeau"... Celui Qui Marche Devant impose l'image absolument précise de cette inexorable désagrégation du sentiment d'amour. Mieux que l'homme, la femme a ce discernement des choses qui se détachent. Elle vit en retrait, elle souffre de sa clairvoyance : "Tu le vois de dos et dedans". Manset analyse avec une finesse et une acuité de visionnaire le drame de ce que vivent les couples déchirés : "C'est toi qui traînes la valise des années que tu y as mises, le temps sur toi n'a plus de prise". La progression du chant, le piano, la guitare éclairent la solitude de celle qui, pourtant, "le suivra jusqu'au bout des souvenirs". L'Oiseau De Paradis nuance les tristesses. "S'il chante c'est qu'il est deux, c'est qu'il est heureux dans son monde à lui". Il pinsonne un moment de bonheur, une lumière d'Eden qui le met en marge du monde réel. Les paroles de Donne-Moi prolongent leur résonance au son du piano qui perdure jusqu'aux bornes de la magnifique épopée de Jeanne, dont elles annoncent déjà les médiévales méditations. L'hommage à la Pucelle est d'une fascinante poésie. Imaginative, fluviale, la longue marche de Jeanne vers son tragique dénouement se colore de personnages épiques. Elle rend la victime à sa dimension humaine et, partant, nous la fait aimer. Un final poignant permet à l'auditeur de continuer plus avant l'évocation de la condamnée.
1975 - Y'A Une Route : Y'A Une Route / ll Voyage En Solitaire / On Sait Que Tu Vas Vite / Qu'il Est Loin Le Temps Devant Nous / Attends Que Le Temps Te Vide / Un Homme Etrange / Le Verger Du Bon Dieu / C'Est Un Parc / Y'A Une Route (reprise).
Un silence de trois ans, que Manset a mis à profit pour monter son Studio de Milan, précède cet album placé sous le signe du départ. Une gravité nouvelle empreint l'ensemble des huit titres. L'émotion est intacte. Manset exorcise la peur des jours enfuis, cette lente érosion qui survient après des années de lutte et d'intense quête : Attends Que Le Temps Te Vide. La partance est sans doute un remède à ce mal d'être. Y'A Une Route invite au départ ; laisser derrière soi l'ancienne peau et se lancer dans l'aventure de la vie pour y trouver sa vérité, même si le chemin est escarpé, même si l'on est montré du doigt. Ce que Ferré préconisait en d'autres termes dans sa Méthode : s'extirper, s'auto-vomir !
Alors que Catherine Lara croise sur le Nil et que le "grand Jacques" s'établit aux Marquises, la mélodie dépouillée de Il Voyage En Solitaire révèle Manset au grand public, à la surprise générale (le 45 tours extrait est l'une des plus grosses ventes de l'année 1975 !). Par ses mots simples, l'auteur séduit un large auditoire. Sa voix étrange et douce psalmodie de vagues nostalgies ("mais il est seul, un jour l'amour l'a quitté, s'en est allé...'). Sentiment de solitude étayé par les violons et les chœurs feutrés. Chacun peut y reconnaître ses propres errances, au détour d'une phrase. C'est probablement ce qui explique l'impact de cette chanson dont Manset n'avait pas mesuré la portée. Danielle Messia enregistrera ce monument en 1983. Avec l'accord de l'auteur qui lui souhaite bonne chance, Hervé Vilard s'en empare à son tour et l'intègre à son album-florilège de la Chanson Française. Dans ces départs qui ressemblent à autant de fuites en avant, l'accident peut survenir. La vitesse est le mal de notre siècle. Que les guitares électriques contrefassent le rugissement d'un moteur ou suggèrent le feulement des freins, On Sait Que Tu Vas Vite est une originalité musicale dont le son très jazzy cède la place aux mesures moins syncopées de Il Est Loin Le Temps Devant Nous. Ici encore sont évoquées la fuite du temps et les batailles de la vie : "Chaque jour passe et chaque jour on compte les coups". La notion de combat est nettement présente dans cet album. Ainsi l'hermétique vision de cet Homme Etrange "né sous la mitraille, mais comment voulez-vous que sa chemise lui aille ?". Une remarquable création parachève cette réussite : la fusion de C'Est Un Parc et du Verger Du Bon Dieu apaise par sa poésie, sa douceur, son incomparable candeur. Le bestiaire de Manset réunit ici, parmi ses animaux favoris, chiens et chevaux.
1976_ Rien A Raconter : Les Vases Bleues / Rien à Raconter / La Pie Noire / Ailleurs / Le Moment D'Etre Heureux / La Liberté / Cheval Cheval / Rouge-Gorge.
L'immense succès du Voyageur Solitaire semble décontenancer Manset. Sa soudaine renommée lui pèse. Il affiche donc une désinvolture presque infantile et déclare n'avoir Rien A Raconter, titre d'autant plus suspect qu'on devine, derrière les mots, une richesse d'âme que les paravents de la pudeur ne parviennent pas à voiler. Cet album est celui du retranchement, de la tristesse, du découragement. Même si la musique et les mots s'emploient à gommer cette notion du vide, on s'englue dans Les Vases Bleues, on espère La Liberté, on attend Le Moment D'être Heureux. Il viendra, c'est certain. En attendant, comme le Rouge-Gorge, "évade-toi loin des fumées de la ville", Ailleurs, précisément vers ce Pacifique aux douceurs de l'oubli (pour la couleur locale, une pointe de guitare tahitienne). Le chant est pour Manset l'exutoire par lequel il se libère d'une souffrance (La Pie Noire).
1978 -Manset 2870: Jésus / Le Pont / Un Homme Une Femme / Amis / 2870 / Ton Ame Heureuse.

La noirceur du dernier album s'estompe. Mort Shuman bronze les cœurs sous Un Eté De Porcelaine, Serge Lama dévoile son Enfadolescence, et la planète danse Disco. Toujours en dehors des modes, Manset quitte la création convalescente des Vases Bleues pour saturer de guitares électriques le fulgurant 2870: 14'50" d'une lancinante fresque myriadaire plantée sur le décor d'une ville de verre. Le seul héros est un enfant abandonné dans un espace hostile et glacé. La sensation de vertige, de solitude et d'insécurité est savamment orchestrée. Par son rythme reposant, Ton Ame Heureuse apporte alors un apaisement magnifique : "Qu'as-tu fait de ton innocence ?". Manset aborde souvent le thème d'une certaine virginité perdue avec l'enfance. Qui sait si, avec la Connaissance et l'Amour, nous n'aurions pu éviter le pire ? Sans acrimonie, sur un tempo pleinement rock, Manset apostrophe Jésus : "Tu m'as bien compris de travers..." Belle leçon d'amour que ce Pont fragile au-dessus du vide, comme une délicate nacelle que des vents contraires peuvent rompre ("pas moyen de se défendre sans voir le pont, le pont se fendre"). Les pièges de l'amour sont en effet multiples. Un Homme Une Femme martèle le hideux destin d'un couple qui vit son déchirement : "Attends qu'il t'attrape, qu'il te pousse, qu'il te frappe... qu'il te condamne à vivre encore, avec sa marque sur le corps"... Désespérée, la chanson Amis se désole de l'Amour perdu qui nous laisse désemparé "comme un oiseau sans tête". Vraiment, "à quoi sert d'aimer, s'il faut le dire, le répéter ?..."

1979 -Royaume De Siam : Royaume De Siam / Balancé / La Mer N'a Pas Cessé De Descendre / Quand Tu Portes / La Neige Est Blanche / Fini D'Y Croire / Le Jour Où Tu Voudras Partir / Seul Et Chauve.
Jusqu'ici, Gérard Manset nous avait habitués à ses "voyages immobiles". Il découvre soudain les rivages envoûtants de l'Asie du Sud-Est et nous offre, avec Royaume De Siam, un album empreint d'une plénitude toute orientale. "Celui qui voit le monde par tes yeux, celui-là peut-être, il peut être heureux". Cette paix intérieure n'a pas éclipsé les réalités cruelles (Fini D'Y Croire) ni les vérités premières (Seul Et Chauve), mais l'angoisse a disparu. Une certaine résignation affleure. La Mer N'a Pas Cessé De Descendre. La souffrance est occultée : "A force de se regarder, de ne pas comprendre, de ne pas s'aimer, vraiment le temps nous est compté" (La Neige Est Blanche). L'impérieux besoin de laisser derrière soi ceux qui nous aiment trouve sa totale mesure dans Le Jour Où Tu Voudras Partir. Magnifique encore, ce chant pour l'enfant qui va naître, puis fatalement partir : Quand Tu Portes.
1981 - L'Atelier Du Crabe : L'Atelier Du Crabe / Il Faut Toujours Se Dire Adieu / Manteau Rouge / Les Iles De La Sonde / Les Rendez-vous D'Automne / Marin’Bar/ Le Masque Sur Le Mur / Musique Dans La Tête.
Alors qu'il décrit avec bonheur les paradisiaques rivages des Iles De La Sonde, Manset enfile son Manteau Rouge et révèle par là qu'il peut être plus que témoin de son temps. Manteau Rouge est un reportage étourdissant sur l'horreur de la guerre qui sévit dans les rizières. Sur un rythme précipité, les images se télescopent, flash de chaos, d'ignoble gâchis qui traumatisent le témoin : "Y'aura rien de plus pourri dans ma mémoire". Cet inventaire d'une Apocalypse Now revisitée fait exploser les visions les plus cruelles : "On s'approche au bord du trou brûlant, y'a quelqu'un qui demande à boire..." Façon reggae, Le Masque Sur Le Mur semble rayonner par son unique présence, dans cette demeure déshabillée de son passé pour n'en conserver que l'essentiel : une ampoule allumée, un collier des Indes, une photo sur le mur, la dernière page illisible d'un cahier, et ce masque sur le mur "qui fait froid dans le dos". Fidèle à cette idée de renaissance par le passage obligé de l'abandon, Manset allègue qu'Il Faut Toujours Se Dire Adieu. Difficile et ô combien douloureux exercice ! "Y'a rien d'changé, tu t'cognes la tête au plafond" (Musique Dans La Tête). L'Atelier Du Crabe et Marin’ Bar (autre gros succès de l'année) dosent tout le côté noir de l'album qui reste, dans le ciel de la planète Manset, une prestigieuse étoile...
1981 - Le Train Du Soir : Le Train Du Soir - Quand Les Jours Se Suivent - Les Loups -Pas De Nom - Marchand De Rêves - Pas Mal De Journées Sont Passées
Le graphisme de la pochette est évocateur, Le Train Du Soir aux lettres aérodynamiques, la carcasse d'avion échouée sur un talus sont révélateurs du contenu de l'album. Derrière la solitude qui s'abrutit au vacarme des aiguillages, pointe un désarroi qui s'avoue à peine : Y'a le train qui roule dans le noir et personne m'attendra ce soir... Ce désœuvrement de l'esprit, cet ennui, ce spleen incoercible, comme les instants de bonheur, d'ailleurs, doivent pourtant être vécus en entier, sans rien omettre, sans oublier de mettre ce qu'il faut d'amour, d'humanité. Quand Les Jours Se Suivent écoule sa philosophie dans l'hypnose d'un reggae de bon aloi.
Des personnages inquiétants rôdent cependant. Guerriers d'un vingtième siècle désemparé, ce sont Les Loups, terroristes sans foi ni loi, errant dans une ville qu'ils dominent de leur tyrannie. Moins romanesque, c'est aussi ce redoutable Marchand De Rêves dont les litanies rappellent les massacres d'Angkor perpétrés par ce monarque au règne dissolu et sanglant. Depuis, Pas Mal De Journées Sont Passées. On est loin des rades de l'enfance. Y'a pas mal de miracles, tu sais, y reste plus qu’à prier.
1982 - Comme Un Guerrier : Comme Un Guerrier - La Mer Rouge - L'Enfant Qui Vole - Toujours Ensemble - Maubert - La Route De Terre - Pour Un Joueur De Guitare - L'Epée De Lumière
L'album Comme Un Guerrier sort en 1982, bien que la plupart des titres aient été créés en même temps que certains morceaux du Train Du Soir ou de L'Atelier Du Crabe. Manset connait alors des périodes d'intense activité. Il travaille de front sur plusieurs albums et prépare dans le même temps son coffret laconiquement titré "Manset" ; coffret qui propose enfin la rarissime version latine de Caesar, de 1968. Chanson fétiche, Comme Un Guerrier s'écoule ainsi qu'une incontrôlable fuite en avant. Images viriles de baroud, de combats, de blessures se bousculent sur fond de rivière rapide et fière. D'étranges personnages sont emportés avec l'aventurier sur la frêle embarcation : une indienne et l'enfant aux cheveux de soie, qui soulignent par leur singulière présence tout ce qui demeure inaccompli (elle a jamais vu la mer, tu lui avais promis...). Sans être nihiliste, Manset dit simplement qu'on ne choisit pas son destin. Il amène aussi bien des dénouements heureux. Ainsi, La Route De Terre, à la fois symbole du départ et du retour : C'est par là qu'il reviendra, prendra l'enfant dans ses bras... Note d'espoir qui gomme la noirceur pessimiste, mais réelle, de La Mer Rouge, démythifiée, rendue à son véritable état pollué. Par cette mélopée, Manset adresse un clin d'œil à Henry de Monfreid : où sont les secrets de la mer Rouge ? Ces derniers titres situent leur action dans de lointaines contrées ; Paris, en revanche, est fortement présent dans cet album. Retour sur la capitale, donc, avec un Maubert qui démonte magistralement toutes les touches du piano. Le rythme et les mots y sont d'une actualité déconcertante. Ils traduisent le stress d'une jeunesse qui sait combien son temps est compté. Si on se perd en route, bye-bye quand même, et saute en marche et cours, cours, dis-moi que tu m'aimes... Le langage est celui que nous pouvons entendre dans nos banlieues ou dans certains quartiers parisiens bariolés de tags : marque donc sur le mur combien il reste encore de jours, de mois, d'années, de siècles à tirer...
Paris, c'est encore la désillusion du Joueur De Guitare qui panse ses blessures d'amour et songe qu'il lui faudra quitter sa "bohème" pour travailler. Amour perdu, amour éternel ne font qu'un dans l'esprit de Manset qui déclare, contre vents et marées, que nous resterons Toujours Ensemble. La pochette de l'album sera réimprimée à cause d'une coquille glissée dans ce titre. Certains d'entre nous ont ainsi la couverture originale qui présente : Toujours Ensembles. L'Enfant Qui Vole a les reflets oniriques des temps révolus. Images irréelles et nostalgiques d'un cirque où, sur le bord de la piste apparaissent et saluent tour à tour clown, cheval, nain triste. L'Epée De Lumière, au son très rock, clôt cet album qui marque chez Manset la fin d'une période.
On pourrait croire que cet artiste taciturne crée, enregistre, mixe et vend son produit derrière les remparts d'une farouche solitude. Il n'en est rien. Chaque album est le fruit d'une communion de talents. Parmi les fidèles, on compte Marc Peru et David Woodshill aux guitares, Didier Batard à la guitare basse, Bunny à la batterie, Serge Perathoner aux claviers, Mam aux cuivres. Contrairement aux assertions que nous entretenons sur son compte, il apparait que Manset s'accommode parfaitement du travail d'équipe.
1984  - Lumières : Lumières - Que Deviens-Tu ? - Finir Pêcheur - Vies Monotones - Entrez Dans Le Rêve - Un Jour Etre Pauvre
Il faudra attendre deux ans avant que notre homme intervienne à nouveau dans le paysage musical français. Dans le quartier latin, de rares panneaux d'affichage annoncent le nouveau "produit".
On répugne à parler de « produit » quand l'objet désigné atteint ce degré de perfection, de noblesse, de grandeur. Lumières s'annonce d'ores et déjà comme l'accomplissement d'un talent qui a longuement tâtonné, exigé, travaillé. La photographie noir et blanc qui illustre la pochette est sans aucun doute la représentation du jeune Manset-communiant. Au-delà du regard plein de méditations, une impression de paix intérieure se dégage des douces caresses de l'éclairage. Que dire alors de ce fantastique moment que propage Lumières au fond de nos consciences ? Le tempo répétitif, strié d'éclairs de cordes, balance entre la nostalgie des lumières qui nous guidaient, et le deuil de ces mêmes lumières que nous avons perdues, dont l'absence nous laisse frappés d'une intolérable cécité. Les Petits Chanteurs du Marais, par la pureté et la puissance de leur chant, ouvrent un espace quasi mystique à l'évocation des temps révolus. Manset a fait le point, depuis longtemps, sur la nécessité de se défaire du superflu. Il rejoint par-là les sagesses orientales (Parce que ça grandit l’Homme de vivre sans parler). Finir Pêcheur reste un monument par sa diction réduite à l'essentiel, par son étonnante densité. Son propos rejoint la déchirante aspiration : Un Jour Etre Pauvre, sans pleurer de rien, sans rire de tout. Manset nous invite au pire dénuement pour nous élever dans notre condition humaine. L'auteur de ce texte ne peut être fondamentalement mauvais. Pas la moindre trace de haine, pas la moindre trace de fêlure, de brûlure... Nous vivons, il le sait, des Vies Monotones. Comme on n'attend rien de personne, on n'a plus de réponse à rien. Ce texte est servi par un piano dont les sonorités cristallines laissent entrevoir l'océan de pauvreté où sont arraisonnées nos existences. A travers ces mots, il ne faut pas voir de la part de Manset un reproche, un grief, ni quelque tentative de tracer une ligne de conduite. Il s'intègre au contraire à cette fatalité qui fait que notre vie, c'est pas la fête qu'on croyait. Où sont les lumières qui brillaient ? répète-t-il en écho à la première chanson. Catherine Ribeiro reprendra avec maestria la superbe des Vies Monotones. Puisque la vie n'est pas ce qu'on nous fait croire, Entrez Dans Le Rêve. Ce morceau rythmé est une incitation au décollage. Derrière l'écran merveilleux qu'on allume, faut-il voir le prosaïque poste de télévision ou, dans un sens plus large, une invite à s'évader sur les tramways du rêve ? Chacun de nous a les clés de sa prison. Un chant de violon, un instant de lucidité : Que Deviens-Tu ?
1985 - Prisonnier De L'Inutile : Prisonnier De L'Inutile - Et L'Or De Leur Corps -Mauvais Karma - Les Enfants Des Tours -Chambres D'Asie - Deux Voiles Blanches -Est-Ce Ainsi Que Les Hommes Meurent ?
A quelques mois d'intervalle sort le deuxième opus, second volet d'un ensemble qui aurait pu constituer un double album. Enregistré au Studio de Milan, comme Lumières, Prisonnier De L'Inutile est de la même facture que son prédécesseur, les textes et les enregistrements ayant été finalisés dans le même temps. Dans Prisonnier De L'Inutile, Manset utilise le tempo qu'il affectionne particulièrement. Un balancement étrange, une lancinante oscillation que viennent appuyer, avec une infinie saveur, guitares électriques et piano. L'envoûtement est permanent dans cette mélodie incantatoire. Au-delà de nous, dans le ciel de plomb, y-a-t ‘il un Dieu, quelqu'un, nous l'appelons... Interrogation métaphysique que vient trancher la malédiction du Mauvais Karma. ...Regarde et voit passer les lumières, lumières et ténèbres... Victor Hugo, auteur des Rayons et des Ombres, amateur de sciences occultes devant l'Eternel, n'aurait pas dénigré ce texte qui nous initie aux croyances indiennes des vies multiples. On le voit bien, la mort n'est pour Manset qu'un recommencement. Dans une lointaine Océanie, l'esprit des morts veille sur la grande cabane d'où Paul Gauguin s'en est allé, les yeux emplis de L'Or De Leur Corps. L'hommage rendu au peintre est poignant par son dépouillement. Le texte est émaillé de titres de toiles célèbres qui s'inscrivent naturellement dans le propos.
Si Manset nous offre un doigt d'exotisme, il ne perd pas pour autant de vue les problèmes dont souffre l'hexagone. Avant que n'éclatent les émeutes qui ont embrasé les banlieues de Lyon et Paris, Manset prévenait : il faudra bien qu'on pense un jour aux enfants qui poussent dans les tours. Le pessimisme du chant, plaidoyer fraternel à l'égard des Enfants Des Tours, déplore l'indifférence et l'immobilisme des pouvoirs en place pour ces écoliers et ces écolières qui n'ont vraiment plus la moindre chance. Ici, ailleurs, le constat est le même. Témoin cette carte postale des Chambres D'Asie, à l'incroyable dénuement. La fascination qu'elles exercent sur l'auteur est définitive, lumineuse. L'aventure des verrous qui se ferment, des portes où se glissent les ombres furtives de la nuit, des corps déshabillés et confiants, des cris voisins, du reflet des miroirs, y est exaltante. Le danger voisine avec la paix. Là-bas, tout est différent. Même l'adieu n'y a pas la même implication que sous nos climats. C'est ici qu'intervient le déchirant départ de Deux Voiles Blanches. Avec le temps, les gestes meurent, et rien ne reste, rien ne demeure... Autre véritable réussite, ce chant qui emprunte son titre, judicieusement modifié, au poème d'Aragon : Est-Ce Ainsi Que Les Hommes Meurent ? Manset y donne de sa voix, qui a légèrement mué, de telle sorte qu'elle navigue dans les aigus ou perdure à loisir dans la tessiture des basses. Chant de la négation, d'une intense nostalgie, qui appelle à la rescousse d'étranges réminiscences, affleurements capiteux qui viennent à la mémoire avec un éblouissant sentiment de vertige : ... bruits de pas sur le gravier de mon enfance, des ombres dansent...
Fin 1985. Manset convoque Fred Hidalgo, de Paroles & Musiques, à qui il réserve l'exclusivité de sa déclaration. Excédé par un métier qui manifeste tant de réticence à l'exercer correctement, dégoûté par les exigences commerciales des requins du show-biz, qui sacrifient les vrais talents au profit de faiseurs de soupe, il annonce : "Manset, c'est fini." Plus loin, il s'explique ; "J'arrête, parce qu’ il y a ghetto sur le plan artistique" et n'écarte pas, cependant, l'éventualité d'éditer, d'exposer, d'enregistrer ou de publier, mais sous un autre nom. Manset disparait ! Première entorse : une exposition-photos le signale, un jour, à la FNAC du Forum des Halles, à Paris. En avril 1987, l'écrivain Gérard Manset publie Royaume de Siam, son premier roman, derrière lequel on devine une trame autobiographique. Plus qu'un livre d'aventures (la lecture peut paraître monotone), il s'agit d'un recueil d'états d'âme. L'ambiance y est sombre, indécise, peuplée d'êtres étranges et déchirés, sans-cesse en mouvement, toujours ailleurs, la tête vers un nouveau départ.
1989 - Matrice : Banlieue Nord - Avant L 'Exil - Filles Des Jardins - Solitude Des Latitudes - Camion Bâché - Toutes Choses - Matrice
Un long silence s'installe... jusqu'en novembre 1989 I Le public de Manset apprend la nouvelle, largement diffusée. Stupeur, puis enthousiasme. L'engouement ne sera pas déçu. Cet album du retour inespéré est une consécration. Pourtant, le ton n'est guère à l'espoir. Plus que jamais, Manset explore les gouffres, remue le couteau dans les plaies du mal de vivre, ouvrant des béances entrevues comme à travers un cauchemar. Les tourmentes de Banlieue Nord ne connaissent pas de solution. Le texte est pénétrant, qui s'élève parmi les visions de cette ville de bazars et de parkings déserts. Il prend bientôt des allures de supplique : Mon Dieu montrez-nous quand-même les jours de communion, les baptêmes, bénissez les robes blanches que les souillures un jour balaieront comme une avalanche. Devant le chaos prévisible, quelques réflexions Avant L'Exil. La justesse du sentiment que peut ressentir celui qui part y est poignante ; ça semblait facile de tout quitter. Lorsqu'on choisit d'abandonner sa ville et que l'on cherche ailleurs "sa guérison", on se sent orphelin.
On n'atteint pas encore les abysses. Noire comme le désespoir, belle par son lumineux détachement, Toutes Choses s'anéantit dans l'inanité de ce qui nous entoure et derrière quoi l'on aurait pu se sentir protégé. Descente aux enfers, donc, par les voies du désenchantement le plus total : et toutes choses se défont comme le plâtre des plafonds, comme le vin du carafon, quand il devient couleur de cendre et qu'on voit le niveau descendre et que la plaie reste sans fond... On pourrait en vouloir à Manset de nous asséner sa certitude de l'inutile, mais les mots et la mélodie contiennent un tel déchirement, une telle sincérité que son désarroi trouve en chacun de nous un écho, un appel, un coup de feu dans le lointain. Solitude Des Latitudes, lentement, s'insinue dans nos veines, dans notre sommeil, dans nos rêves d'enfants. L'effet d'écho provoqué à l'enregistrement, lorsque claque ce coup de feu dans le lointain, agrandit ['espace magique créé par Manset, qui exploite sa voix jusqu'à la performance de ce filet ténu qui rend aux Filles Des Jardins leur admirable pureté. Infiniment évocatrice, la scène aux couleurs rétro rappelle ce quatrain de Rimbaud extrait de son poème "On n'est pas sérieux quand on a 17 ans" Le cœur fou robinsonne à travers les romans I Lorsque dans la clarté d'un pâle réverbère I Passe une demoiselle aux petits airs charmants I Sous l'ombre du faux-col effrayant de son père.
Manset n'a pas troqué sa peau d'aventurier pour celle d'un romantique, bien que son attitude ténébreuse et farouche rappelle par bien des côtés celle d'un Verlaine sur la rupture ou celle, plus indépendante, d'un Rimbaud libéré de tout conformisme. Camion Bâché, au dénouement tragique, nous dit cette fuite improbable dans la nuit, d'un homme et de son enfant endormi sur la banquette arrière. De ces photos-choc - Sur un tronc d'acacia, hurlement de pneus, vitres en éclats - Manset nous rapporte l'essentiel et nous sert en prime une partition rock de toute beauté. Les images fortes sont adoucies de fulgurances métaphysiques, comme si la mort n'était qu'un éternel recommencement (l'ange aux cheveux clairs regarde son père conduire encore). Claviers et guitares guident encore pour notre bonheur le rythme progressif de Matrice. Matrice qui m'a fait, Mal, le mal est fait, plus tu vas vers l'infini, plus tu sais que c'est fini. L'affreuse vérité est heureusement sauvée par une force étrange, qui occulte l'insupportable et fait de la création Manset un lieu de beauté d'où sont bannis tous les vains ornements. A l'écoute de l'album, on s'aperçoit combien ce poète de la déliquescence nous est proche. A peine a-t ‘on assimilé l'album que l'on attend le suivant, avec une certaine curiosité, mais aussi une confiance certaine.
1991 - Revivre : Tristes Tropiques - Le Chant Du Cygne - Le Lieu Désiré - Revivre -Capitaine Courageux - Eden Bay - Territoire De L'Inini
Manset reprend son rythme de croisière et nous offre, en 1991, après deux ans de gestation, son nouvel album. Sur les pas de Sting, il enchante les vastes pans menacés des forêts amazoniennes. On peut penser qu'une telle inspiration lui a été dictée au terme d'un voyage dans ces Tristes Tropiques. Le mouvement qu'il insuffle à sa musique, cette houle magique, nous conduit auprès de nos frères indiens, parmi les fumées bleues et le son des flûtes apocalyptiques. Manset établit une fraternité entre ces hommes, dits ''sauvages", et nos populations, réputées : ne sommes-nous pas nous-mêmes Indiens des plus rares ? Car si nous ne possédons ni tube pénien ni curare, nous ne sommes pas moins des peuples opprimés.
Plus à l'Est, proche de Kourou, s'étend le Territoire De L'Inini. Ici encore, l'ambiance musicale évoque les cathédrales des forêts traversées du chant triste ou inquiet de ses habitants. La voix de Manset monte ainsi qu'une vapeur. Un sentiment de rémission, une sensation de bonheur irradient l'Eden Bay, quand Maria-Té revient. Après avoir baroudé, l'escale du Kangourou-Bar est un havre de paix où s'abandonnent comme dans un rêve des personnages vaguement irréels. La grâce du Chant Du Cygne, élégante, monte comme une symphonie. C'est ensuite, avant l'odyssée du Capitaine Courageux, le retour obligé vers Le Lieu Désiré. Malgré les tourments endurés, le sentiment de vide, le poids de l'inutile, on voudrait Revivre. Ce chant semble être improvisé, comme si Manset enregistrait tout-à-trac, en prise directe avec ses démons, son enfance, lointain embarcadère, ses batailles. Revivre est le chant désespéré qui veut reculer l'avancée du probable néant.
1994 - La Vallée De La Paix : Paradis - La Vallée De La Paix - Quand Le Jour Se Lève -Deux Pigeons - La Ballade Des Echinodermes - La Terre Endormie - Face Aux Objets - A Qui N'A Pas Aimé
Novembre 1994 : le nouveau Manset est arrivé. Sous un emballage coloré où baignent, dans un liquide amniotique vert, corolles ouvertes, bris de chaînes, poing fermé, le CD propose 8 titres aux valeurs universelles. Le Voyageur Solitaire s'est peu à peu métamorphosé. Manset continue son inexorable glissade vers la noire perspective du chaos général. Qu'on écoute les litanies de La Terre Endormie, qui se conjuguent à tous les temps (dans quel monde étais-je ?... dans quel monde suis-je ?... dans quel monde fus-je ?...) ou que l'on plane sur les envols lyriques de Face Aux Objets, la notion de néant submerge les mots et prolonge ses deltas sur les rives d'une partition cosmique. Somptueuse encore la mélodie qui accompagne le poème dédié A Qui N'A Pas Aimé. Comme une plante arrachée à la terre, au fumier, comme une main qu’on a lâchée... Chanson de la rupture douloureuse (d'avoir été ensemble, de n'être plus que ce qui dans les larmes et dans l'eau se dilue) qui tente vainement d'exorciser son mal (tout cela finit par m'être indifférent). Le kaléidoscope de La Vallée De La Paix se teinte de doute, de peine, se drape de soie pour ce cavalier qui s'avance face aux grandes étendues de la misère humaine. Les images de notre fin de siècle sont sans concession, comme celles de ce Paradis, dont on sort abîmé, on en sort sali. On découvre un Manset inhabituellement révolté qui s'est armé d'un coutelas : garez-vous des honneurs, clame-t-il avec fougue.
Si la question posée dans l'aventure amoureuse des Deux Pigeons (y-a-t ‘il un bonheur ici-bas ?) ne trouve aucune réponse, La Ballade Des Echinodermes en ébauche une. La vision de notre monde y est tellement sinistre qu'elle force le sourire. Tout est profondément perdu, se lamente Manset-Darwin qui voit dans les misérables carapaces de nos ancêtres oursins un lointain cousinage. Le rythme de cette dissolution de la race humaine et certaines images n'en restent pas moins intéressantes.
Dans les deux derniers CD, on regrette une difficulté phonétique à comprendre les paroles, tant elles se fondent à la musique. Le secours du livret est incontestable. Aujourd'hui, Manset nous laisse une œuvre discographique hors du commun, un roman, quelques albums-photos qui distillent çà et là de rares notes autobiographiques. Aussi, je recommande l'ouvrage de Daniel Lesueur, paru aux Editions Parallèles : Manset - Celui qui marche devant. Remarquable travail de l'ami et du professionnel qui délivre les clés d'un univers clos et lève les voiles sur bien des points obscurs de notre joueur de guitare. Nous attendons la sortie imminente de La Route Manset, juste hommage rendu au chanteur par 11 acolytes (dont Bashung et Ribeiro) qui feront scintiller autant d'étoiles de la galaxie Manset. Le prochain album de notre homme est attendu, dont certains morceaux seraient déjà enregistrés. Pour le reste, l'insaisissable Manset garde le secret. Ne change pas ! C'est ainsi que l'on t'aime.

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Gérard Manset
Quand t'écoutes Manset, c'est tu te l'allonges ou tu te la coupes
Par HERMANN VON BADABOUM / Charlie Hebdo n°218 (21/8/1996)
Dans Gérard Manset, il y a Manset, et puis il y a Gérard. C'est tout dire. Attention : mon propos n'est pas de dépriser le Gérard (robuste prénom que mon ami Biard porte à la perfection, bien qu'il écoute de la country), mais de pointer, par les hasards de l'état civil, la fantastique contradiction qui travaille le bonhomme et son oeuvre. D'un côté, t'as Manset : auteur-compositeur irréductiblement original, personnage crypté dont ni pochette, ni poster, ni cliché de paparazzi n'ont jamais dévoilé la tronche, vedette dont la renommée ne doit rien à Azoulay-Berda, artiste plus absent sur le plateau de Nagui qu'Ophélie Winter sur les ondes de France-Culture. « Y'a une route/Tu la longes ou tu la coupes/Tu t'allonges et on t' passe dessus/Ou tu tlèves et on t'tire dessus/Mais y'a une route/C'est mieux que rien/Sous tes semelles c'est dur et ça tient », dou-dou-doum, doum-da dou-da... Ça, c'est Manset : l'auteur d'une des plus belles chansons jamais écrites, avec des mots-hameçons et une ligne de basse qui dérivent dans ta cervelle croupie comme dans une mer poissonneuse, et, nom de dieu, ça mord ! Et puis, t'as Gérard : chanteur maniéré à la voix nasale et éteinte, pompeux et pompe l'air, zélateur religieux du Royaume de Siam, l'énervant qui chante « voyage en solitair-euh...Et nul ne l'oblige  à se tair-euh... ». Manset, c'est le mystère, tandis  que Gérard, c'est Gérard. Ça suggère tout ce qu'on veut. Gérard, sauf le mystère. Je ne sais pas si vous me suivez : je n'ai rien contre les Gérard, Manset aurait aussi bien pu se prénommer Marcel, Olivier ou Célestin. Tenez, les onze chanteurs qui viennent de consacrer à Manset un album-hommage, eh bien, je suis sûr qu'ils ne songeraient pas une minute à l'appeler Gégé. Le personnage intimide ses admirateurs, parce que son talent est aussi ambigu que stimulant : psalmodié par Cheb Mammi, même Il voyage en solitaire devient une grande chanson, ce qui n'était pas gagné d'avance. De Dick Annegarn à Brigitte Fontaine, de Joao Bosco à Cabrel, ils expurgent les excès grandiloquents de Manset pour mettre en lumière le tissage intime des mélodies et des textes. Seule faute de goût : la présence glaireuse de Murat. Jean-Louis Murat.