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JE SUIS POUR L‘ACADÉMISME »
Entretien paru
dans le Figaro en 1996 suite à la sortie de "Route Manset"
LE
FIGARO. - Que prépare Gérard Manset en ce moment ? Un disque, un livre
une exposition ?
Gérard
Manset. - En ce qui concerne la musique, il y a des titres enregistrés.
De ce côté-là, je ne suis pas près d'être exsangue, la roue tourne ad
vitam aeternam. En ce qui concerne l'écriture, j'écris beaucoup de
chose, mais je n'ai plus du tout envie de publier quoi que ce soit.
J’aime écrire et j’essaie de m'améliorer, mais je ne tiens pas à ce que
cela rejoigne ces monceaux de pages imprimées qui terminent dans les
poubelles.
-
Est-ce de la poésie, un journal, une forme romanesque ?
-
Il y a un peu de tout que je considère d'un œil froid. Pour en conclure
que ça ne présente pas beaucoup d'intérêt. J'aime les choses
utiles - j'allais dire "essentielles" mais c'est un mot ridicule. Il
n'y a rien de plus "utile" que Noa-Noa de Gauguin. Le romanesque
m'indiffère complètement, je n'ai rien à faire du Rouge et le Noir.
J’aime Zola pour l'énergie, la force, l'envergure, quelque chose
d'assez proche de Rodin, même si Rodin me laisse assez sceptique. En
sculpture, je suis plutôt pour Donatello, Michel-Ange, et même Carpeaux.
-
Si académique ?
-
Je l’ai toujours dit, je ne prône que l’académisme. Je suis même pour
un académisme outrancier.
-
Sauf peut-être dans la musique...
-
Si. Je suis un escroc, je viens de la périphérie. Il eut mieux valu que
j'aie étudié la musique au Conservatoire, que je sois Prix de direction
d'orchestre ou de composition. Ce n'est pas le cas. Alors j'ai fait des
ersatz dès que j'ai su écrire trois notes, comme La Mort d'Orion. Mais
je tire mon chapeau aux Prix de Rome - ceux d'il y a cinquante ans, pas
ceux d’aujourd'hui. Maintenant, il n'y a plus d’académisme.
-
Le prochain album est pour bientôt ?
-
On a déjà entendu beaucoup de ma musique, il n'y a pas d'urgence.
Peut-être l'année prochaine, ou dans deux ans. Je recentre tout sur une
voix plus efficace. .le peux enfin commencer à chanter simplement, et
donc je compose une musique différente: je tends vers
l'auteur-compositeur conventionnel. Ça ne me gênerait plus aujourd'hui
de faire un titre qui s'apparenterait au Brel d’Amsterdam ou de Vesoul.
Il y a vingt ans, j‘aurais été horrifié de faire ce genre de
chanson. J’aurais tout voulu être sauf ça - écorché vif,
artiste
jusqu'au bout des ongles, mais artiste à gerber. Maintenant que j'ai
montré d'autres choses, cela ne me gêne pas. Finalement, je vais
peut-être revenir a la peinture, parce que c'est un peu troisième âge,
et je n'en suis pas loin...
-
A peine cinquante et un an...
-
Oui, mais ici on fait tout pour que cinquante ans en soient
quatre-vingts. La peinture a l'avantage du silence. Je suis un amateur
de portraits d'atelier. J'aime l'écorché, ce qu'on pressent d'une
anatomie, les articulations, les muscles. J'ai toujours une
appréhension de la peinture comparable à celle d'un sculpteur- quelque
chose de très modèle, d'architecture. Ma musique aussi a son
architecture, et c'est pour cela que je n'ai jamais pu laisser le soin
à d'autres de faire mes arrangements.
-
Et là, dans "Route Manset", d'autres artistes s'emparent de ces
chansons... C'est dépaysant ?
-
Au début, je ne pensais pas que cette entreprise irait à son terme. Je
ne voyais pas pourquoi on aurait repris mes chansons...J’étais censé
n'être au courant de rien, ne rien écouter avant la sortie du disque.
On me racontait seulement les panoramas sonores pour que
j'imagine...Pourtant , en même temps, je trouve normal qu'on ait eu
envie d'utiliser ce matériel, qui est parfois miraculeux... Sur chacun
de mes quinze ou seize albums, il y a des titres très longs, comme la
Ballade des échinodermes, par lesquels je m'exprimais de manière
originale et personnelle, des autres. Pour ces titres-là, la question
d'une reprise ne se poserait pas.
Mais
il y en a une trentaine qui relève simplement de l'"acte SACEM", d'un
travail conventionnel d'auteur-compositeur, et dont j'ai toujours
imaginé qu'ils seraient valorisés par d'autres. Je ne me suis jamais
considéré comme un artiste de variétés je bricole, j'avance en terra
incognita. C'est plus le métier de ces chanteurs que le mien de
défendre ces chansons-là. Cabrel ou Keita, par exemple, sont magiques,
parce qu'ils chantent ces chansons comme si je les avais écrites pour
eux. En fait, j'ai toujours écrit des chansons comme si je les faisais
pour quelqu'un d'autre. Ce n'est pas à moi de chanter Capitaine
Courageux, Lumières, ou La Vallée de la paix.
-
Et quelle reprise pourrait-on entendre sur un disque de Manset ?
-
Du Brel, peut-être. Mais pas de Brassens. Comme tout le monde, j'ai
appris à jouer de la guitare avec ses accords, mais c'est trop bien
ficelé, de l'artisanat de haut de gamme. Peut-être quelques-unes de
Cabrel, dont les deux ou trois derniers albums sont absolument
splendides.
-
Et Dutronc ?
-
Pourquoi pas plutôt Julien Clerc, à ses débuts avec Roda-Gil ?
J’aimerais faire un titre grandiose comme la Cavalerie. Il n'y a pas
d'autre exemple d'une telle homogénéité entre le texte et la musique
que dans les trois ou quatre premiers albums de Julien.
-
Et Goldman ?
-
C'est un affairiste très talentueux. Mais il est très difficile, chez
lui, de déterminer où commence le talent et où finit l'affaire. Mais je
me jette la pierre aussi. J ‘ai été un affairiste malin. Dans mes
premiers albums, il y a beaucoup plus de visualisation artistique que
d'inspiration: un prix de Rome d'ébénisterie. Goldman, c'est un peu ça;
du métier, du show-biz parfaitement épousseté, reluisant et
inattaquable.
Et
Gainsbourg ?
-
Combinard, trop malsain. Comme il a tout de suite vu qu'il pouvait
tirer parti de ses manques, il s'est entouré des meilleurs
professionnels et il a reculé les limites de la vulgarité, avec des
applaudissements à chaque fois. Il a assez joliment ficelé quelques
textes, eu beaucoup d'idées. Mais pour moi, ça n'est en rien
respectable, de la même manière que De Staël n'a pas sa place en
peinture.
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SEUL
VRAI GÉNIE DU ROCK FRANÇAIS, GÉRARD MANSET SE VOIT CÉLÉBRÉ PAR ONZE ARTISTES DE
TOUTE ORIGINE ET TOUTE NATIONALITÉ EN UN ROUTE
MANSET, HOMMAGE À L'ARTISTE ET AU VOYAGEUR
Manset,
que onze chanteurs, de Bashung à Cabrel, de Jean Louis Murat à Salif
Keita (auxquels il convient d'ajouter Enki Bilai, qui signe la
pochette), célèbrent aujourd'hui dans un parcours à la fois rock et
world (Route Manset), est sans conteste le plus singulier et le plus
consistant de tous les artistes français, tous genres confondus.
Musicien
autodidacte issu des Arts-Déco, où il s'est distingué comme graveur
avant de passer à la peinture (on lui doit notamment un portrait-culte
d'Eric Clapton), puis à la photographie, Gérard Henri Manset, né le 21
août 1945 à Saint-Cloud dans une famille bourgeoise, apparaît sur la
scène musicale en plein mai 68 avec le morceau fondateur du véritable
rock français, que l'on nomme alors "pop music". Jusqu'alors, le rock
made in France n'est encore que du yé-yé adapté - parfois excellemment
("Excuse-moi Partenaire" de Johnny pour preuve) - des originaux
américains, ou de la pop anglaise francisée - avec classe dans le cas
de Ronnie Bird, Antoine et les Problèmes, plus encore Dutronc (et
Lanzmann) et Gainsbourg (avec Bardot) assurent réellement, mais ça
reste autre chose, qui ne rivalise pas, respectivement, avec Dylan et
le Band, les Kinks, Scott Walker ou Dusty Springfield. "Animal On Est
Mal" va y parvenir : les paroles, kafkaïennes, surréalistes, "I’ m The
Walrus" revu par Aragon et Gérard Durell, sont à rendre Higelin et les
Rita Mitsouko malades par avance; la mélodie, la production, le son,
eux, sont directement hérités de Revolver, le chef d'œuvre des Beatles.
Bashung, qui la reprend aujourd'hui, l'affirmait à Libération en
octobre 1982 : "Animal nous a tous décomplexés". L'album qui paraît
dans la foulée confirme cette inspiration, qui va bien au-delà des
orchestrations du meilleur Michel Polnareff, celui du "Bal des Laze".
"Je Suis Dieu", "La Toile Du Maître", "On Ne Tue Pas Son Prochain"
(proto-rap entre Landru et Chabrol qu'électrocute aujourd'hui Brigitte
Fontaine) sont des classiques baroques et psychédéliques, comme
"Couleur", qu'il co-compose et produit avec William Sheller, dont c'est
le premier single. C'est que ce Manset-là, pas encore déçu par le
business, collabore à tout va : il coécrit et réalise un album entier
pour René Joly sur lequel figure le slow de l'été 1969 au phasing
pionnier, "Chimène"; il en fait de même pour Herbert Léonard et
interviendra, à divers titres, sur des enregistrements d’Éric Charden,
Dick Rivers et autres, jusqu'à ... Dalida !
En 1970,
changement de braquet. Avec La Mort d'Orion, Manset signe son opus, qui
dépasse en démesure les deux autres tentatives dans le même domaine que
son Puzzle (Michel Berger) et Lux Eternae (William Sheller). Sorte de
space-opéra métaphysique, cet album massivement orchestré auquel se
joignent les voix d'Anne Vanderlove et de Gianni Esposito, est aussitôt
salué comme un immense chef-d’œuvre par l'ensemble de la critique, qui
compare alors Manset à Paul McCartney, Orion à Sgt Pepper's et à Tommy.
Comme pour Melody Nelson de Gainsbourg, paru à la même époque, si les
spécialistes sont dithyrambiques, le public, lui, reste assez
indifférent : vingt mille albums vendus pour l'un comme pour l'autre ...
Aujourd'hui,
Orion, que son créateur s'entête à refuser de rééditer, comme ses deux
autres premiers albums, s'arrache pour de petites fortunes dans les
foires de collectionneurs.
En guise de transition, cet allumé encore
extraverti publie en édition limitée un "Caesar" en latin, qu'il fera
suivre, bonne âme, de sa version française. Investi dans le versant
business, il monte alors son catalogue éditorial, fonde un label
destiné à ses productions (Zénon), démarre le studio de Milan avec son
pote Malek, manque d'écrire pour Julien Clerc et Johnny Hallyday. En
1972, Long, Long Chemin, retour à la forme chanson, passe quasi
inaperçu malgré la présence de morceaux monumentaux comme "Jeanne",
"L'Oiseau De Paradis", "Celui Qui Marche Devant". Le destin va changer
en 1975 avec la sortie de Y'a une route, dont le lancement est assuré
par un road-movie réalisé par Gaya Bécaud. A France Inter, Daniel
Hamelin retourne le merveilleux "C'est Un Parc" (que Salif Keita ramène
aujourd'hui à ses origines tribales d'avant la déchéance) pour
matraquer "Il Voyage En Solitaire". Hymne générationnel aux accents de
"Imagine", de Rimbaud et de toute sorte de Rolling Stones, ce sera un
tube retentissant, parfaite concentration de l'errance intérieure des
années 70, que Cheb Mami restitue maintenant (après Danièle Messia,
Hervé Vilard, Mike Lester et Marc Lavoine à TF1 pour les restos du
cœur) aux Touaregs et à Salman Rushdie. C'est le pendant idéal de "Y'a
Une Route" (mâtinée de "Hit The Road Jack" dans la version à la George
Fame de Dick Annegarn), où Manset, qui s'est enfin trouvé en
s’intériorisant, fait pour la première fois figure de Neil Young
français.
Expédié chez Guy Lux, Manset, barbu comme Yves Simon et
Maxime le Forestier à l'époque, flippe grave. Et se saborde aussitôt
avec l'album dont le titre dit tout : Rien À Raconter. Refusant
d'exploiter le juteux filon routard, le refuznik du succès facile
poursuit ironiquement son long, long chemin en solitaire. Plus personne
n'écoute "Les Vases Bleues", qu'il considère comme son chef d' œuvre,
ni ce délicat "Rouge-gorge", auquel le brésilien Joao Bosco,
compositeur fétiche de Elis Regina, rend aujourd'hui ses origines bossa.
La
suite, c'est 2870, avec sa pochette signée Hipgnosis, agence qui s'est
fait connaître du monde entier en réalisant les pochettes les plus
fameuses de Pink Floyd (Dark Side Of The Moon, Wish You Were Here) dont
l'influence pèse tout au long de l'album. Les guitares électriques sont
omniprésentes, jusqu'à l'overdose, parfois, comme en plein rock anglais
progressif. Chef-d’œuvre absolu, "Le Pont" ressemble à la confession
d'un ermite électrique qui s'apprête à prendre le large pour de bon
("Et je parle peu, personne ne sais où je vis/Y'a que mon ombre qui me
suit"). Royaume De Siam, en 1979, sera donc le premier album du Manset
Voyageur, qui parle une demi-douzaine de langues, dont le Thaï et
l'Indonésien, et qui abandonne les beaux quartiers de Paris pour
explorer les terres du bouddhisme. Une nouvelle fois, on touche au
sublime. De "Royaume De Siam ", que Cabrel caressa l’idée de reprendre,
à "La Neige Est Blanche", et "La Mer n’a Pas Cessé De Descendre .. :
plus que jamais, l’écriture est ciselée, les mélodies graves et
majestueuses, la voix solennelle, le propos empreint. L'Atelier Du
Crabe, deux ans plus tard, par contraste, aura l'air particulièrement
guilleret : la découverte de Dire Straits (''Manteau Rouge", que Cabrel
joue avec ses musiciens lorsqu'ils font la balance) et du reggae lui
confère un air de fête trompeur, malgré "Marin' Bar". Pourtant, Manset
Globetrotteur n'est pas l'héritier de Tintin, mais un curieux "french
doctor", un antiKouchner inspiré par Marguerite Duras et Paul Gauguin.
Le Train Du Soir le rappelle dans la foulée, avec sa carcasse d'avion
sur la pochette, ses "Marchands De Rêves", "Les Loups" et ce reggae
zen, époumoné, "Quand Les Jours Suivent", que chante légèrement et
impeccablement l'élève Pierre Schott. Ce Mansetlà, prolifique et
suractif, tente encore, dans l' euphorie médiatique qui suit 1981, de
faire sa promotion et tourne en playback pour Les Enfants Du Rock,
interviewé par. .. Jacques Pradel ! Comme Un Guerrier, dans la foulée,
se révèle sombre et difficile, nécessaire et essentiel pourtant, comme
les autres, duquel Nilda Fernandez, fan absolu, a extrait le magnifique
"La Route De Terre ".
Lumières, chef-d’œuvre total, disque le plus
rond, le plus complet de toute l'admirable discographie Manset, de
"Finir Pêcheur" en "Un Jour Être Pauvre", où poésie et théologie se
confondent comme dans le Prophète de Khalil Gibran ou les Psaumes de
David, frôlera le Disque d'Or, fournissant "Vies Monotones" au
répertoire de Catherine Ribeiro et "Entrez Dans Le Rêve" aux voix
respectives de Nicolas Sirkis (d'Indochine) et de JeanLouis Murat,
l'héritier qu'il le veuille ou non dont la lumineuse version "Tour
De France" ouvre la Route Manset 96.
"Prisonnier de l’Inutile", qu'a
finalement choisi Francis Cabrel, nickel comme à son habitude, et
qu'une collaboration avec Manset turlupina au début des années 90,
lorsque ce dernier écrivait "Héros" pour David Hallyday, en offre le
versant anecdotique, de "Chambres d'Asie" en "Enfants Des Tours" ..
Puis c'est la démission. Démoralisé par l'apparition du Top50,
l'autonormalisation de la FM, le règne de la télévision et de l'image,
Manset annonce sa retraite. Et décroche un peu plus longtemps que
d'habitude, sans pour autant pouvoir s'empêcher de s'affairer. En 1987,
il publie un premier roman remarquable et compromettant (Royaume De
Siam, Aubier), accompagné de son pendant photographique (Chambre
D'Asie), expérience qui sera renouvelée e 1994 avec Wisut Kasat et Aqui
Te Espero.
Dans le même temps, cet obsessionnel pinailleur impatient
se livre à une entreprise de relecture et de réédition de son œuvre,
recomposant ses albums dans leur version CD et "ingéniant à diverses
intégrales et compilations sans cesse plus dégraissées, dans lesquelles
Dieu aura du mal à reconnaitre les siens . Sa richesse, sa pérennité,
sont toutefois telles qu'elle n'en souffre pas, ne perd rien de la
fascination qu'elle exerce sur ceux qui ont la chance de l'entendre.
En
89, c'est le retour, inévitable. S'il chante en solitaire, nul ne
l'oblige à se taire. Et Manset, à la stupeur générale et pour le
bonheur des siens, cartonne avec un Matrice étonnant d'actualité, de la
pertinence de "Banlieue Nord" qui en dit plus que toute la Rapattitude
à venir au clip clinique de "Matrice", de ses "Filles Des Jardins",
désormais avouées à la "Solitude Des Latitudes" qui séduira son
interprète de saison, Françoise Hardy. Album d'or sous le bras, Manset
décide de Revivre, qui parait symboliquement le jour de la mort de
Gainsbourg. Richard Bohringer jouera dans le clip de "Lieu Désiré",
qu'on crève d'entendre sur toutes les ondes. Ça ne sera malheureusement
pas le cas et La Vallée De La Paix se fera attendre jusqu' en 1995.
Plombée par les cordes synthétiques, cette "apnée musicale", un peu
épuisante, sera privée de ce qui eut constitué de ce côté-ci de
"Tostaky", le premier tube grunge français visionnaire, "Paradis", qui
fera dire à Étienne RodaGil : "De nous tous, Manset est le seul qui a
parfaitement réussi à vivre en accord avec ses idées et ne s'est jamais
trompé". Pour preuve : "On croit toucher du doigt le para dis/On en
sort abîmé, on en sort sali/Gardez vous des honneurs de ce mondeci/De
l'éclat de ce monde-là."
Aujourd'hui relancé par cette Route Manset
forcément incomplète, rêvée par Bayon. Manset a le choix de continuer.
Englué comme un albatros rock dont les ailes de poète géant l’empêchent
de marcher sur le plancher de la variété. C'est que si le rock français
existe, et non pas le rock en français ou le rock des français, ni même
le rock à la française, un art qui serait aussi français que rock et
rock que français alors il est l'œuvre, magnifique, inaltérable,
sous-exploitée, de Manset.
(par Yves Bigot : paru dans Best n°7 - Août/Septembre 1996)
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Gérard MANSET L'Etoile du Maître
Par Alain RIVED (1996 Magazine Vinyl n° 7-8-9)
Né
à Saint-Cloud en 1945, Gérard Manset reste sans aucun doute le plus
énigmatique des artistes contemporains francophones. On connait peu de
choses de sa biographie. A vrai dire, son œuvre suffit amplement à
nourrir notre curiosité, à étancher notre soif. Ce qui intéresse avant
tout Manset dans la création artistique, qu'il s'agisse de littérature,
de peinture (il expose occasionnellement), de musique ou de
photographie, c'est la technique. Il avoue volontiers que la chanson
française l'indiffère. Le chanteur français peaufine ses textes comme
un artisan, dans son atelier, taille, cisèle ou sertit. Manset est plus
admiratif des locomotives que sont Mick Jagger ou Lennon. Il décolle
sur Bob Seger et reconnait à l'occasion le talent d'un Capdevielle ou
d'un Cabrel. Manset est un artiste rigoureux, exigeant. Il aurait
volontiers travaillé à un passage télévisé, mais son souci du détail,
son contrôle permanent, sa perception idéaliste du résultat final
découragent les plus téméraires et renvoient l'auteur au silence
médiatique qu'on lui connait et qui, paradoxalement, le montre du
doigt. Sa renommée n'a pas été financée à grands coups d'arnaque, de
pub fracassante, de spots envahissants. Gérard Manset s'est forgé seul,
dans son coin, sachant parfaitement ce qu'il veut, et jusqu'où il peut
aller. Pour asseoir son image, il n'écrase personne. Il rayonne de
discrétion, de pudeur, de respect et, ce qui n'est pas négligeable, de
talent. Peu enclin aux bavardages inutiles, tout est dit dans son
texte, le sien, condensé à l'extrême, riche, profond. On comprend dès
lors qu'il ne peut s'encombrer de conseilleurs, qu'ils soient musicaux,
littéraires ou cinéastes. Il maîtrise son œuvre en totalité, il
l'assume, la porte avec la noblesse d'une force de caractère qui le
conduit inévitablement à une farouche solitude. Non pas de ces
solitudes qui ferment leurs portes au monde extérieur, mais de celles
qui, prenant du recul, n'en observent que mieux les travers, les
espoirs, les illusions. Visionnaire lucide, Gérard Manset aime l'Homme,
son imperfection comprise. Son œuvre est un bouleversant chant d'amour
qu'il entonne en 1968.
1968
- Gérard Manset : Animal On Est Mal / Mon Amour / La Toile Du Maître /
Il Rentre à Huit Heures Du Soir / On Ne Tue Pas Son Prochain / La Femme
Fusée / Pas De Pain / L'Une Et L'Autre / Je Suis Dieu / Tu T'En Vas.
L'année
1968 bat le pavé ; plage utopique sous l'envol lapidaire des rues
déshabillées. Sur les ondes radio passent inlassablement deux titres
qui démarqueront dans le climat social ulcéré : La Cavalerie de Julien
Clerc et l'étrange Animal On Est Mal d'un certain Gérard Manset.
L'auteur-compositeur-interprète publiera cette année là son premier 30
cm qui réunit des morceaux auparavant pressés en 45 tours (certains
titres, pratiquement introuvables aujourd'hui, n'ont jamais figuré sur
aucun 33 tours). C'est bien sûr Animal On Est Mal, conçu par l'artiste
quand il rongeait son frein aux Arts-Déco, qui signale au public un
nouveau phénomène. Le son en est original, l'idée séduisante. Manset
recourt à toute une panoplie de barrissements, de grognements étouffés,
de voix nasillardes, bruitages saisissants survenus d'une autre ère,
celle dont nous procédons. Nous sommes alors en pleine crise
existentialiste. Les émules de Sartre veulent refondre la Société, en
repenser le cadre. Dans cette agitation, que les forcenés de la
Sorbonne entretiennent gaillardement, la voix de Manset se faufile,
apaisante, sereine. Sur Europe 1, l'émission Campus diffuse La Toile Du
Maître, magnifique démonstration de la solitude de l'artiste dont
l'œuvre subjective est indifféremment soumise aux louanges, à
l'incompréhension, au regard et au jugement de son prochain. L'idée
d'un Dieu créateur est insidieusement glissée :
"La
toile du maître / A comme diamètre / Six-mille kilomètres"... Il s'agit
bien de la Terre, façonnée par un personnage à qui "le plus simple sera
de lui pardonner". L'imperfection étant également le tribut du divin,
l'homme peut enfin s'identifier à l'Etre suprême. Je Suis Dieu,
musicalement élaboré (orgue, trompette, piano sont en parfaite union),
décrit l'ennui souverain de l'omnipotent "qui n'a plus le moindre souci
de la vie". Si plusieurs de ses textes réfèrent aux croyances
chrétiennes ou orientales, Manset se défend d'être un mystique et
allègue volontiers qu'il se sert de cette apparence comme d'un
paravent. La dérision de Je Suis Dieu rejoint l'ambigüité, dans le
texte de Manset, du sixième des dix commandements : On Ne Tue Pas Son
Prochain. En voix off, des cris de foule, des applaudissements feutrés
que couvre bientôt la voix sermonneuse : "Ça ne se fait pas, ça n'est
pas bien". Catéchisme du sordide qui s'interroge soudain : "Et quand on
l'a tué, qu’en fait-on ?". On l'a dit, Manset a observé l'homme. C'est
un œil neuf qui nous délivre le symphonique Mon Amour à la poésie pure
: "Les flocons sur sa taille fine / Comme s'il pleuvait des hermines /
Des nues...". Sensible au malheur de ses congénères, ceux qui n'ont Pas
De Pain, ceux qui le gagnent durement, Manset raconte dans une forme
narrative très personnelle, Il Rentre à Huit Heures Du Soir. Un conte
sans prétention de message qui n'a qu'une valeur anecdotique. Dans
l'univers de Manset, la Femme tient une place privilégiée. Il la pare
de toutes les vertus de l'innocence, de tous les atours de la pureté. A
la fois inaccessible et proche, de cette virginale et plénière entité,
Manset puisera ses plus belles inspirations. L'Une Et L'Autre, aux
charmants balancements, mérite d'être signalée par sa valeur
autobiographique, ce qui reste singulier chez l’auteur. La séparation,
comme la solitude, gangrènent la dimension Manset. Elle est une
obsession lucide et revêt un caractère inéluctable. N'est-ce pas chez
l'artiste une diversion nouvelle qui anesthésie les effets de la
souffrance générée par l'adieu, quand Tu T'En Vas ? Chez l'auteur,
l'union du couple n'est guère durable, souvent la Femme a le courage de
la rupture, toujours l'Homme en est malheureux, toujours l'Homme
l'investit d'un infini pouvoir d'au-delà de la Terre. Dans cette
trajectoire, La Femme Fusée donne son sexe à l'engin satellisé,
l'humanisant avec bonheur. Vraiment, en cette année 68, Gérard Manset
donne à découvrir une perspective et un son inédits. On pouvait penser
qu'il s'agirait d'un feu de paille quand Serge Lama partait D'Aventures
En Aventures, que Béart commandait Le Grand Chambardement, que Moustaki
chantait avec la Dame Brune et Ferrat encensait Ma France....
1970 - La Mort D'Orion : La Mort D'Orion / Vivent Les Hommes / Ils / Paradis Terrestre / Elégie Funèbre.
Manset
récidive en 1970, nous offrant un album d'une rare qualité visuelle et
sonique. La Mort D'Orion remporte tous les suffrages. La critique ne
tarit pas d’éloges. Pochette d'une remarquable sobriété, endeuillée par
sa noirceur, mais vivante par la portée musicale qui orne le bas de
l'album et lui ôte son austérité. Un livret de 12 pages complète ce
joyau d'esthétique où nous pouvons suivre, dans son désir de retour aux
sources, l'odyssée du peuple d'Orion. Etrange et mélancolique, cette
épopée cosmique invente une longue pérégrination stellaire où se mêlent
prêtres et anges. L'interprétation magistrale du chanteur est bientôt
appuyée par les voix inattendues d'Anne Vanderlove et de Gianni
Esposito. A mi-chemin entre musique orientale (voix de muezzin
déclamant l'histoire des ancêtres) et occidentale (grégoriennes
réminiscences), entre chant et récit, La Mort D'Orion s'embellit d'un
majestueux harmonium et d'un sitar qui lui confèrent sa spiritualité.
Il faut saluer ici la féconde imagination de l'auteur et son
infatigable recherche de l'expression juste. Le poème, quant à lui,
induit une fatalité propre à toute civilisation : "Il faudrait faire en
sorte / Qu'aucun d'eux ne ressorte / Du monde dont nous fermons les
portes". Avec Vivent Les Hommes, la face 2 apporte un souffle si pur
qu'il gomme le tragique dénouement des cohortes d'Orion. Manset
s'attendrit sur le sort de nos compagnons de route, "Chaque jour
affairés /Le long des voies ferrées / De banlieue / Les voilà qui
s'installent / A table / Les mains vides au milieu". Par son propos, il
leur donne humblement une dimension quasi divine : "N'essayez de les
mesurer". Sur cette seconde face, il semble que Manset n'ait rien voulu
jeter de ses essais, de ses tâtonnements. Tout est enregistré. Les
premières notes de Ils ne démarrent réellement qu'au bout de plusieurs
tentatives de prises de son diverses, étranges et complexes, comme si
l'auteur tourmenté cherchait sa voie dans un dédale de possibilités.
Etrange encore ce Paradis Terrestre transformé par l'homme en chaos, où
Manset évoque le phénomène paranormal de bilocation : "Hier en
traversant la rue je me suis reconnu (...) j'avais l'air d'être en
l'air à quelques centimètres au-dessus de la terre". Les mots jouent
dans la poésie de Manset, se dédoublant à leur tour pour mieux
renforcer le malaise : "Je me suis pris la gorge, j'ai serré, j'ai
serré, j'essaierai d'être meilleur ou pire à l'avenir". Dans sa
partition, Manset insère des bribes d'Animal On Est Mal, jouant la
carte d'une atmosphère angoissée où nous parviennent des cris de
mouettes, des vagissements disloqués. De ce lieu hanté montent de
pénibles remuements suscitant les balbutiements originels ; savant
cocktail sans cesse remanié que le Maître commande à plaisir derrière
ses tables de mixage. Magnifique élégance que l'Elégie Funèbre jaillie,
dirait-on, d'un poème moyenâgeux. La ravageuse tristesse des mots
s'ennoblit d'une infinie détresse devant l'allégorique apparition de
l'Homme à la Faux (la Femme n'étant probablement pas destinée, pour
l'auteur, à l'horrible fonction d'exterminatrice).
1971
- Manset 68 : Animal On Est Mal / Mon Amour / La Toile Du Maître / Il
Rentre à Huit Heures Du Soir / On Ne Tue Pas Son Prochain / La Femme
Fusée / Golgotha / L'Une Et L'Autre / Je Suis Dieu / L'Arc-En-Ciel / Tu
T'En Vas / La Dernière Symphonie.
En
1971, Manset réédite son premier album. Si la chanson Pas De Pain a
disparu, l'auteur ajoute néanmoins trois titres nouveaux non
négligeables. La longue marche de l'Homme vers son Golgotha creuse
l'innéfable blessure de la race humaine en quête d'absolu :
"Où
allez-vous donc ? Vous tomberez de haut si vous saviez ce qu'il vous
faut pleurer". Les premières mesures de L'Arc-En-Ciel égrènent l'Adagio
d'Albinoni. L'émouvante peinture d'une petite fille dans un champ de
blé, qui attend contre vents et marées l'apparition d'un arc-en-ciel
n'est pas sans rappeler, dans la Bible, le symbole de l'Alliance entre
le Dieu et la Terre. Plus sinistre, La Dernière Symphonie reprend le
thème abordé par Elsa Triolet dans son Cheval Roux. Les orages de
l'Apocalypse roulent sur le deuil de l'humanité que la découverte de
l'atome mène inéluctablement à sa perte. Pendant les années 70, Manset
travaille beaucoup pour d'autres chanteurs : collaborations
inattendues, quelquefois insolites, souvent méconnues. Le salon
"BDisques" installé à Bourges ce 14 avril m'a permis de découvrir, sur
le stand d’André Morison ("Art-Disques") ou celui de Philippe Richeux
("En Avant la Zizique"), de petites merveilles. Manset a co-signé,
écrit ou arrangé pour Herbert Léonard, René Joly, Dalida (Je Me
Repose), l'ami d'enfance Laurent Malek, Claude Léveillée... Surprenants
encore, ces cours poèmes semblables à des Haïku, que l'auteur récite
entre chaque chanson, sur un disque de Dick Rivers (L'Interrogation).
Il faut noter encore, en 1968, un 45 tours de William Sheller paru chez
CBS : la face A présente Couleurs, paroles et arrangements de Gérard
Manset, musique de Sheller. Anne Vanderlove, Denis Pépin, Éric Charden
ont aussi travaillé avec cet homme hors du commun, dont il faut bien
dire que, sous une apparence ténébreuse et farouche, se cache une âme
sensible, rayonnante et généreuse. Cette liste est sans doute bien
incomplète. Quand il n'intervient pas dans la création d'un artiste,
Manset signe parfois la photo de pochette de chanteurs plus ou moins
connus. Son itinéraire personnel continue cependant....
1972
-Long Long Chemin : Long Long Chemin / Ne Change Pas / Celui Qu'Il Sera
Demain / Celui Qui Marche Devant / L'Oiseau De Paradis / Donne-Moi /
Jeanne.
L'album
Long Long Chemin est le reflet d'une grande cohésion intérieure. La
paix inonde chaque morceau. Chacun d'eux est indissociable, notamment
sur la 1ère face où chaque plage est reliée à la suivante par un fil
musical, ténu parfois, mais bien présent. L'introduction qui vogue sur
un ruissellement de piano emmène Manset vers ce Long Long Chemin
parsemé d'embûches où, "pour trouver celui qu'on aime", il convient de
rester fidèle à son image. Ne Change Pas et sa poésie profusionnelle
est servie par un accompagnement très pur. Si quelque ombre ternit
l'ambiance, c'est par Celui Qu'Il Sera Demain. Obsédante comme la
tristesse, comme une envie de pleurer, la musique avive par sa
lancinance la douleur des mots qui disent la lente corrosion de
l'amour. C'est encore l'homme qui fuit, vers une quête insoluble,
négligeant dans son abandon celle qui fut sa compagne. Pourtant,
"aime-le sans dire un mot, tiens-toi droite comme un drapeau"... Celui
Qui Marche Devant impose l'image absolument précise de cette inexorable
désagrégation du sentiment d'amour. Mieux que l'homme, la femme a ce
discernement des choses qui se détachent. Elle vit en retrait, elle
souffre de sa clairvoyance : "Tu le vois de dos et dedans". Manset
analyse avec une finesse et une acuité de visionnaire le drame de ce
que vivent les couples déchirés : "C'est toi qui traînes la valise des
années que tu y as mises, le temps sur toi n'a plus de prise". La
progression du chant, le piano, la guitare éclairent la solitude de
celle qui, pourtant, "le suivra jusqu'au bout des souvenirs". L'Oiseau
De Paradis nuance les tristesses. "S'il chante c'est qu'il est deux,
c'est qu'il est heureux dans son monde à lui". Il pinsonne un moment de
bonheur, une lumière d'Eden qui le met en marge du monde réel. Les
paroles de Donne-Moi prolongent leur résonance au son du piano qui
perdure jusqu'aux bornes de la magnifique épopée de Jeanne, dont elles
annoncent déjà les médiévales méditations. L'hommage à la Pucelle est
d'une fascinante poésie. Imaginative, fluviale, la longue marche de
Jeanne vers son tragique dénouement se colore de personnages épiques.
Elle rend la victime à sa dimension humaine et, partant, nous la fait
aimer. Un final poignant permet à l'auditeur de continuer plus avant
l'évocation de la condamnée.
1975
- Y'A Une Route : Y'A Une Route / ll Voyage En Solitaire / On Sait Que
Tu Vas Vite / Qu'il Est Loin Le Temps Devant Nous / Attends Que Le
Temps Te Vide / Un Homme Etrange / Le Verger Du Bon Dieu / C'Est Un
Parc / Y'A Une Route (reprise).
Un
silence de trois ans, que Manset a mis à profit pour monter son Studio
de Milan, précède cet album placé sous le signe du départ. Une gravité
nouvelle empreint l'ensemble des huit titres. L'émotion est intacte.
Manset exorcise la peur des jours enfuis, cette lente érosion qui
survient après des années de lutte et d'intense quête : Attends Que Le
Temps Te Vide. La partance est sans doute un remède à ce mal d'être.
Y'A Une Route invite au départ ; laisser derrière soi l'ancienne peau
et se lancer dans l'aventure de la vie pour y trouver sa vérité, même
si le chemin est escarpé, même si l'on est montré du doigt. Ce que
Ferré préconisait en d'autres termes dans sa Méthode : s'extirper,
s'auto-vomir !
Alors
que Catherine Lara croise sur le Nil et que le "grand Jacques"
s'établit aux Marquises, la mélodie dépouillée de Il Voyage En
Solitaire révèle Manset au grand public, à la surprise générale (le 45
tours extrait est l'une des plus grosses ventes de l'année 1975 !). Par
ses mots simples, l'auteur séduit un large auditoire. Sa voix étrange
et douce psalmodie de vagues nostalgies ("mais il est seul, un jour
l'amour l'a quitté, s'en est allé...'). Sentiment de solitude étayé par
les violons et les chœurs feutrés. Chacun peut y reconnaître ses
propres errances, au détour d'une phrase. C'est probablement ce qui
explique l'impact de cette chanson dont Manset n'avait pas mesuré la
portée. Danielle Messia enregistrera ce monument en 1983. Avec l'accord
de l'auteur qui lui souhaite bonne chance, Hervé Vilard s'en empare à
son tour et l'intègre à son album-florilège de la Chanson Française.
Dans ces départs qui ressemblent à autant de fuites en avant,
l'accident peut survenir. La vitesse est le mal de notre siècle. Que
les guitares électriques contrefassent le rugissement d'un moteur ou
suggèrent le feulement des freins, On Sait Que Tu Vas Vite est une
originalité musicale dont le son très jazzy cède la place aux mesures
moins syncopées de Il Est Loin Le Temps Devant Nous. Ici encore sont
évoquées la fuite du temps et les batailles de la vie : "Chaque jour
passe et chaque jour on compte les coups". La notion de combat est
nettement présente dans cet album. Ainsi l'hermétique vision de cet
Homme Etrange "né sous la mitraille, mais comment voulez-vous que sa
chemise lui aille ?". Une remarquable création parachève cette réussite
: la fusion de C'Est Un Parc et du Verger Du Bon Dieu apaise par sa
poésie, sa douceur, son incomparable candeur. Le bestiaire de Manset
réunit ici, parmi ses animaux favoris, chiens et chevaux.
1976_
Rien A Raconter : Les Vases Bleues / Rien à Raconter / La Pie Noire /
Ailleurs / Le Moment D'Etre Heureux / La Liberté / Cheval Cheval /
Rouge-Gorge.
L'immense
succès du Voyageur Solitaire semble décontenancer Manset. Sa soudaine
renommée lui pèse. Il affiche donc une désinvolture presque infantile
et déclare n'avoir Rien A Raconter, titre d'autant plus suspect qu'on
devine, derrière les mots, une richesse d'âme que les paravents de la
pudeur ne parviennent pas à voiler. Cet album est celui du
retranchement, de la tristesse, du découragement. Même si la musique et
les mots s'emploient à gommer cette notion du vide, on s'englue dans
Les Vases Bleues, on espère La Liberté, on attend Le Moment D'être
Heureux. Il viendra, c'est certain. En attendant, comme le Rouge-Gorge,
"évade-toi loin des fumées de la ville", Ailleurs, précisément vers ce
Pacifique aux douceurs de l'oubli (pour la couleur locale, une pointe
de guitare tahitienne). Le chant est pour Manset l'exutoire par lequel
il se libère d'une souffrance (La Pie Noire).
1978 -Manset 2870: Jésus / Le Pont / Un Homme Une Femme / Amis / 2870 / Ton Ame Heureuse.
La
noirceur du dernier album s'estompe. Mort Shuman bronze les cœurs sous
Un Eté De Porcelaine, Serge Lama dévoile son Enfadolescence, et la
planète danse Disco. Toujours en dehors des modes, Manset quitte la
création convalescente des Vases Bleues pour saturer de guitares
électriques le fulgurant 2870: 14'50" d'une lancinante fresque
myriadaire plantée sur le décor d'une ville de verre. Le seul héros est
un enfant abandonné dans un espace hostile et glacé. La sensation de
vertige, de solitude et d'insécurité est savamment orchestrée. Par son
rythme reposant, Ton Ame Heureuse apporte alors un apaisement
magnifique : "Qu'as-tu fait de ton innocence ?". Manset aborde souvent
le thème d'une certaine virginité perdue avec l'enfance. Qui sait si,
avec la Connaissance et l'Amour, nous n'aurions pu éviter le pire ?
Sans acrimonie, sur un tempo pleinement rock, Manset apostrophe Jésus :
"Tu m'as bien compris de travers..." Belle leçon d'amour que ce Pont
fragile au-dessus du vide, comme une délicate nacelle que des vents
contraires peuvent rompre ("pas moyen de se défendre sans voir le pont,
le pont se fendre"). Les pièges de l'amour sont en effet multiples. Un
Homme Une Femme martèle le hideux destin d'un couple qui vit son
déchirement : "Attends qu'il t'attrape, qu'il te pousse, qu'il te
frappe... qu'il te condamne à vivre encore, avec sa marque sur le
corps"... Désespérée, la chanson Amis se désole de l'Amour perdu qui
nous laisse désemparé "comme un oiseau sans tête". Vraiment, "à quoi
sert d'aimer, s'il faut le dire, le répéter ?..."
1979
-Royaume De Siam : Royaume De Siam / Balancé / La Mer N'a Pas Cessé De
Descendre / Quand Tu Portes / La Neige Est Blanche / Fini D'Y Croire /
Le Jour Où Tu Voudras Partir / Seul Et Chauve.
Jusqu'ici,
Gérard Manset nous avait habitués à ses "voyages immobiles". Il
découvre soudain les rivages envoûtants de l'Asie du Sud-Est et nous
offre, avec Royaume De Siam, un album empreint d'une plénitude toute
orientale. "Celui qui voit le monde par tes yeux, celui-là peut-être,
il peut être heureux". Cette paix intérieure n'a pas éclipsé les
réalités cruelles (Fini D'Y Croire) ni les vérités premières (Seul Et
Chauve), mais l'angoisse a disparu. Une certaine résignation affleure.
La Mer N'a Pas Cessé De Descendre. La souffrance est occultée : "A
force de se regarder, de ne pas comprendre, de ne pas s'aimer, vraiment
le temps nous est compté" (La Neige Est Blanche). L'impérieux besoin de
laisser derrière soi ceux qui nous aiment trouve sa totale mesure dans
Le Jour Où Tu Voudras Partir. Magnifique encore, ce chant pour l'enfant
qui va naître, puis fatalement partir : Quand Tu Portes.
1981
- L'Atelier Du Crabe : L'Atelier Du Crabe / Il Faut Toujours Se Dire
Adieu / Manteau Rouge / Les Iles De La Sonde / Les Rendez-vous
D'Automne / Marin’Bar/ Le Masque Sur Le Mur / Musique Dans La Tête.
Alors
qu'il décrit avec bonheur les paradisiaques rivages des Iles De La
Sonde, Manset enfile son Manteau Rouge et révèle par là qu'il peut être
plus que témoin de son temps. Manteau Rouge est un reportage
étourdissant sur l'horreur de la guerre qui sévit dans les rizières.
Sur un rythme précipité, les images se télescopent, flash de chaos,
d'ignoble gâchis qui traumatisent le témoin : "Y'aura rien de plus
pourri dans ma mémoire". Cet inventaire d'une Apocalypse Now revisitée
fait exploser les visions les plus cruelles : "On s'approche au bord du
trou brûlant, y'a quelqu'un qui demande à boire..." Façon reggae, Le
Masque Sur Le Mur semble rayonner par son unique présence, dans cette
demeure déshabillée de son passé pour n'en conserver que l'essentiel :
une ampoule allumée, un collier des Indes, une photo sur le mur, la
dernière page illisible d'un cahier, et ce masque sur le mur "qui fait
froid dans le dos". Fidèle à cette idée de renaissance par le passage
obligé de l'abandon, Manset allègue qu'Il Faut Toujours Se Dire Adieu.
Difficile et ô combien douloureux exercice ! "Y'a rien d'changé, tu
t'cognes la tête au plafond" (Musique Dans La Tête). L'Atelier Du Crabe
et Marin’ Bar (autre gros succès de l'année) dosent tout le côté noir
de l'album qui reste, dans le ciel de la planète Manset, une
prestigieuse étoile...
1981
- Le Train Du Soir : Le Train Du Soir - Quand Les Jours Se Suivent -
Les Loups -Pas De Nom - Marchand De Rêves - Pas Mal De Journées Sont
Passées
Le
graphisme de la pochette est évocateur, Le Train Du Soir aux lettres
aérodynamiques, la carcasse d'avion échouée sur un talus sont
révélateurs du contenu de l'album. Derrière la solitude qui s'abrutit
au vacarme des aiguillages, pointe un désarroi qui s'avoue à peine :
Y'a le train qui roule dans le noir et personne m'attendra ce soir...
Ce désœuvrement de l'esprit, cet ennui, ce spleen incoercible, comme
les instants de bonheur, d'ailleurs, doivent pourtant être vécus en
entier, sans rien omettre, sans oublier de mettre ce qu'il faut
d'amour, d'humanité. Quand Les Jours Se Suivent écoule sa philosophie
dans l'hypnose d'un reggae de bon aloi.
Des
personnages inquiétants rôdent cependant. Guerriers d'un vingtième
siècle désemparé, ce sont Les Loups, terroristes sans foi ni loi,
errant dans une ville qu'ils dominent de leur tyrannie. Moins
romanesque, c'est aussi ce redoutable Marchand De Rêves dont les
litanies rappellent les massacres d'Angkor perpétrés par ce monarque au
règne dissolu et sanglant. Depuis, Pas Mal De Journées Sont Passées. On
est loin des rades de l'enfance. Y'a pas mal de miracles, tu sais, y
reste plus qu’à prier.
1982
- Comme Un Guerrier : Comme Un Guerrier - La Mer Rouge - L'Enfant Qui
Vole - Toujours Ensemble - Maubert - La Route De Terre - Pour Un Joueur
De Guitare - L'Epée De Lumière
L'album
Comme Un Guerrier sort en 1982, bien que la plupart des titres aient
été créés en même temps que certains morceaux du Train Du Soir ou de
L'Atelier Du Crabe. Manset connait alors des périodes d'intense
activité. Il travaille de front sur plusieurs albums et prépare dans le
même temps son coffret laconiquement titré "Manset" ; coffret qui
propose enfin la rarissime version latine de Caesar, de 1968. Chanson
fétiche, Comme Un Guerrier s'écoule ainsi qu'une incontrôlable fuite en
avant. Images viriles de baroud, de combats, de blessures se bousculent
sur fond de rivière rapide et fière. D'étranges personnages sont
emportés avec l'aventurier sur la frêle embarcation : une indienne et
l'enfant aux cheveux de soie, qui soulignent par leur singulière
présence tout ce qui demeure inaccompli (elle a jamais vu la mer, tu
lui avais promis...). Sans être nihiliste, Manset dit simplement qu'on
ne choisit pas son destin. Il amène aussi bien des dénouements heureux.
Ainsi, La Route De Terre, à la fois symbole du départ et du retour :
C'est par là qu'il reviendra, prendra l'enfant dans ses bras... Note
d'espoir qui gomme la noirceur pessimiste, mais réelle, de La Mer
Rouge, démythifiée, rendue à son véritable état pollué. Par cette
mélopée, Manset adresse un clin d'œil à Henry de Monfreid : où sont les
secrets de la mer Rouge ? Ces derniers titres situent leur action dans
de lointaines contrées ; Paris, en revanche, est fortement présent dans
cet album. Retour sur la capitale, donc, avec un Maubert qui démonte
magistralement toutes les touches du piano. Le rythme et les mots y
sont d'une actualité déconcertante. Ils traduisent le stress d'une
jeunesse qui sait combien son temps est compté. Si on se perd en route,
bye-bye quand même, et saute en marche et cours, cours, dis-moi que tu
m'aimes... Le langage est celui que nous pouvons entendre dans nos
banlieues ou dans certains quartiers parisiens bariolés de tags :
marque donc sur le mur combien il reste encore de jours, de mois,
d'années, de siècles à tirer...
Paris,
c'est encore la désillusion du Joueur De Guitare qui panse ses
blessures d'amour et songe qu'il lui faudra quitter sa "bohème" pour
travailler. Amour perdu, amour éternel ne font qu'un dans l'esprit de
Manset qui déclare, contre vents et marées, que nous resterons Toujours
Ensemble. La pochette de l'album sera réimprimée à cause d'une coquille
glissée dans ce titre. Certains d'entre nous ont ainsi la couverture
originale qui présente : Toujours Ensembles. L'Enfant Qui Vole a les
reflets oniriques des temps révolus. Images irréelles et nostalgiques
d'un cirque où, sur le bord de la piste apparaissent et saluent tour à
tour clown, cheval, nain triste. L'Epée De Lumière, au son très rock,
clôt cet album qui marque chez Manset la fin d'une période.
On
pourrait croire que cet artiste taciturne crée, enregistre, mixe et
vend son produit derrière les remparts d'une farouche solitude. Il n'en
est rien. Chaque album est le fruit d'une communion de talents. Parmi
les fidèles, on compte Marc Peru et David Woodshill aux guitares,
Didier Batard à la guitare basse, Bunny à la batterie, Serge Perathoner
aux claviers, Mam aux cuivres. Contrairement aux assertions que nous
entretenons sur son compte, il apparait que Manset s'accommode
parfaitement du travail d'équipe.
1984
- Lumières : Lumières - Que Deviens-Tu ? - Finir Pêcheur - Vies
Monotones - Entrez Dans Le Rêve - Un Jour Etre Pauvre
Il
faudra attendre deux ans avant que notre homme intervienne à nouveau
dans le paysage musical français. Dans le quartier latin, de rares
panneaux d'affichage annoncent le nouveau "produit".
On
répugne à parler de « produit » quand l'objet désigné atteint ce degré
de perfection, de noblesse, de grandeur. Lumières s'annonce d'ores et
déjà comme l'accomplissement d'un talent qui a longuement tâtonné,
exigé, travaillé. La photographie noir et blanc qui illustre la
pochette est sans aucun doute la représentation du jeune
Manset-communiant. Au-delà du regard plein de méditations, une
impression de paix intérieure se dégage des douces caresses de
l'éclairage. Que dire alors de ce fantastique moment que propage
Lumières au fond de nos consciences ? Le tempo répétitif, strié
d'éclairs de cordes, balance entre la nostalgie des lumières qui nous
guidaient, et le deuil de ces mêmes lumières que nous avons perdues,
dont l'absence nous laisse frappés d'une intolérable cécité. Les Petits
Chanteurs du Marais, par la pureté et la puissance de leur chant,
ouvrent un espace quasi mystique à l'évocation des temps révolus.
Manset a fait le point, depuis longtemps, sur la nécessité de se
défaire du superflu. Il rejoint par-là les sagesses orientales (Parce
que ça grandit l’Homme de vivre sans parler). Finir Pêcheur reste un
monument par sa diction réduite à l'essentiel, par son étonnante
densité. Son propos rejoint la déchirante aspiration : Un Jour Etre
Pauvre, sans pleurer de rien, sans rire de tout. Manset nous invite au
pire dénuement pour nous élever dans notre condition humaine. L'auteur
de ce texte ne peut être fondamentalement mauvais. Pas la moindre trace
de haine, pas la moindre trace de fêlure, de brûlure... Nous vivons, il
le sait, des Vies Monotones. Comme on n'attend rien de personne, on n'a
plus de réponse à rien. Ce texte est servi par un piano dont les
sonorités cristallines laissent entrevoir l'océan de pauvreté où sont
arraisonnées nos existences. A travers ces mots, il ne faut pas voir de
la part de Manset un reproche, un grief, ni quelque tentative de tracer
une ligne de conduite. Il s'intègre au contraire à cette fatalité qui
fait que notre vie, c'est pas la fête qu'on croyait. Où sont les
lumières qui brillaient ? répète-t-il en écho à la première chanson.
Catherine Ribeiro reprendra avec maestria la superbe des Vies
Monotones. Puisque la vie n'est pas ce qu'on nous fait croire, Entrez
Dans Le Rêve. Ce morceau rythmé est une incitation au décollage.
Derrière l'écran merveilleux qu'on allume, faut-il voir le prosaïque
poste de télévision ou, dans un sens plus large, une invite à s'évader
sur les tramways du rêve ? Chacun de nous a les clés de sa prison. Un
chant de violon, un instant de lucidité : Que Deviens-Tu ?
1985
- Prisonnier De L'Inutile : Prisonnier De L'Inutile - Et L'Or De Leur
Corps -Mauvais Karma - Les Enfants Des Tours -Chambres D'Asie - Deux
Voiles Blanches -Est-Ce Ainsi Que Les Hommes Meurent ?
A
quelques mois d'intervalle sort le deuxième opus, second volet d'un
ensemble qui aurait pu constituer un double album. Enregistré au Studio
de Milan, comme Lumières, Prisonnier De L'Inutile est de la même
facture que son prédécesseur, les textes et les enregistrements ayant
été finalisés dans le même temps. Dans Prisonnier De L'Inutile, Manset
utilise le tempo qu'il affectionne particulièrement. Un balancement
étrange, une lancinante oscillation que viennent appuyer, avec une
infinie saveur, guitares électriques et piano. L'envoûtement est
permanent dans cette mélodie incantatoire. Au-delà de nous, dans le
ciel de plomb, y-a-t ‘il un Dieu, quelqu'un, nous l'appelons...
Interrogation métaphysique que vient trancher la malédiction du Mauvais
Karma. ...Regarde et voit passer les lumières, lumières et ténèbres...
Victor Hugo, auteur des Rayons et des Ombres, amateur de sciences
occultes devant l'Eternel, n'aurait pas dénigré ce texte qui nous
initie aux croyances indiennes des vies multiples. On le voit bien, la
mort n'est pour Manset qu'un recommencement. Dans une lointaine
Océanie, l'esprit des morts veille sur la grande cabane d'où Paul
Gauguin s'en est allé, les yeux emplis de L'Or De Leur Corps. L'hommage
rendu au peintre est poignant par son dépouillement. Le texte est
émaillé de titres de toiles célèbres qui s'inscrivent naturellement
dans le propos.
Si
Manset nous offre un doigt d'exotisme, il ne perd pas pour autant de
vue les problèmes dont souffre l'hexagone. Avant que n'éclatent les
émeutes qui ont embrasé les banlieues de Lyon et Paris, Manset
prévenait : il faudra bien qu'on pense un jour aux enfants qui poussent
dans les tours. Le pessimisme du chant, plaidoyer fraternel à l'égard
des Enfants Des Tours, déplore l'indifférence et l'immobilisme des
pouvoirs en place pour ces écoliers et ces écolières qui n'ont vraiment
plus la moindre chance. Ici, ailleurs, le constat est le même. Témoin
cette carte postale des Chambres D'Asie, à l'incroyable dénuement. La
fascination qu'elles exercent sur l'auteur est définitive, lumineuse.
L'aventure des verrous qui se ferment, des portes où se glissent les
ombres furtives de la nuit, des corps déshabillés et confiants, des
cris voisins, du reflet des miroirs, y est exaltante. Le danger voisine
avec la paix. Là-bas, tout est différent. Même l'adieu n'y a pas la
même implication que sous nos climats. C'est ici qu'intervient le
déchirant départ de Deux Voiles Blanches. Avec le temps, les gestes
meurent, et rien ne reste, rien ne demeure... Autre véritable réussite,
ce chant qui emprunte son titre, judicieusement modifié, au poème
d'Aragon : Est-Ce Ainsi Que Les Hommes Meurent ? Manset y donne de sa
voix, qui a légèrement mué, de telle sorte qu'elle navigue dans les
aigus ou perdure à loisir dans la tessiture des basses. Chant de la
négation, d'une intense nostalgie, qui appelle à la rescousse
d'étranges réminiscences, affleurements capiteux qui viennent à la
mémoire avec un éblouissant sentiment de vertige : ... bruits de pas
sur le gravier de mon enfance, des ombres dansent...
Fin
1985. Manset convoque Fred Hidalgo, de Paroles & Musiques, à qui il
réserve l'exclusivité de sa déclaration. Excédé par un métier qui
manifeste tant de réticence à l'exercer correctement, dégoûté par les
exigences commerciales des requins du show-biz, qui sacrifient les
vrais talents au profit de faiseurs de soupe, il annonce : "Manset,
c'est fini." Plus loin, il s'explique ; "J'arrête, parce qu’ il y a
ghetto sur le plan artistique" et n'écarte pas, cependant,
l'éventualité d'éditer, d'exposer, d'enregistrer ou de publier, mais
sous un autre nom. Manset disparait ! Première entorse : une
exposition-photos le signale, un jour, à la FNAC du Forum des Halles, à
Paris. En avril 1987, l'écrivain Gérard Manset publie Royaume de Siam,
son premier roman, derrière lequel on devine une trame
autobiographique. Plus qu'un livre d'aventures (la lecture peut
paraître monotone), il s'agit d'un recueil d'états d'âme. L'ambiance y
est sombre, indécise, peuplée d'êtres étranges et déchirés, sans-cesse
en mouvement, toujours ailleurs, la tête vers un nouveau départ.
1989
- Matrice : Banlieue Nord - Avant L 'Exil - Filles Des Jardins -
Solitude Des Latitudes - Camion Bâché - Toutes Choses - Matrice
Un
long silence s'installe... jusqu'en novembre 1989 I Le public de Manset
apprend la nouvelle, largement diffusée. Stupeur, puis enthousiasme.
L'engouement ne sera pas déçu. Cet album du retour inespéré est une
consécration. Pourtant, le ton n'est guère à l'espoir. Plus que jamais,
Manset explore les gouffres, remue le couteau dans les plaies du mal de
vivre, ouvrant des béances entrevues comme à travers un cauchemar. Les
tourmentes de Banlieue Nord ne connaissent pas de solution. Le texte
est pénétrant, qui s'élève parmi les visions de cette ville de bazars
et de parkings déserts. Il prend bientôt des allures de supplique : Mon
Dieu montrez-nous quand-même les jours de communion, les baptêmes,
bénissez les robes blanches que les souillures un jour balaieront comme
une avalanche. Devant le chaos prévisible, quelques réflexions Avant
L'Exil. La justesse du sentiment que peut ressentir celui qui part y
est poignante ; ça semblait facile de tout quitter. Lorsqu'on choisit
d'abandonner sa ville et que l'on cherche ailleurs "sa guérison", on se
sent orphelin.
On
n'atteint pas encore les abysses. Noire comme le désespoir, belle par
son lumineux détachement, Toutes Choses s'anéantit dans l'inanité de ce
qui nous entoure et derrière quoi l'on aurait pu se sentir protégé.
Descente aux enfers, donc, par les voies du désenchantement le plus
total : et toutes choses se défont comme le plâtre des plafonds, comme
le vin du carafon, quand il devient couleur de cendre et qu'on voit le
niveau descendre et que la plaie reste sans fond... On pourrait en
vouloir à Manset de nous asséner sa certitude de l'inutile, mais les
mots et la mélodie contiennent un tel déchirement, une telle sincérité
que son désarroi trouve en chacun de nous un écho, un appel, un coup de
feu dans le lointain. Solitude Des Latitudes, lentement, s'insinue dans
nos veines, dans notre sommeil, dans nos rêves d'enfants. L'effet
d'écho provoqué à l'enregistrement, lorsque claque ce coup de feu dans
le lointain, agrandit ['espace magique créé par Manset, qui exploite sa
voix jusqu'à la performance de ce filet ténu qui rend aux Filles Des
Jardins leur admirable pureté. Infiniment évocatrice, la scène aux
couleurs rétro rappelle ce quatrain de Rimbaud extrait de son poème "On
n'est pas sérieux quand on a 17 ans" Le cœur fou robinsonne à travers
les romans I Lorsque dans la clarté d'un pâle réverbère I Passe une
demoiselle aux petits airs charmants I Sous l'ombre du faux-col
effrayant de son père.
Manset
n'a pas troqué sa peau d'aventurier pour celle d'un romantique, bien
que son attitude ténébreuse et farouche rappelle par bien des côtés
celle d'un Verlaine sur la rupture ou celle, plus indépendante, d'un
Rimbaud libéré de tout conformisme. Camion Bâché, au dénouement
tragique, nous dit cette fuite improbable dans la nuit, d'un homme et
de son enfant endormi sur la banquette arrière. De ces photos-choc -
Sur un tronc d'acacia, hurlement de pneus, vitres en éclats - Manset
nous rapporte l'essentiel et nous sert en prime une partition rock de
toute beauté. Les images fortes sont adoucies de fulgurances
métaphysiques, comme si la mort n'était qu'un éternel recommencement
(l'ange aux cheveux clairs regarde son père conduire encore). Claviers
et guitares guident encore pour notre bonheur le rythme progressif de
Matrice. Matrice qui m'a fait, Mal, le mal est fait, plus tu vas vers
l'infini, plus tu sais que c'est fini. L'affreuse vérité est
heureusement sauvée par une force étrange, qui occulte l'insupportable
et fait de la création Manset un lieu de beauté d'où sont bannis tous
les vains ornements. A l'écoute de l'album, on s'aperçoit combien ce
poète de la déliquescence nous est proche. A peine a-t ‘on assimilé
l'album que l'on attend le suivant, avec une certaine curiosité, mais
aussi une confiance certaine.
1991
- Revivre : Tristes Tropiques - Le Chant Du Cygne - Le Lieu Désiré -
Revivre -Capitaine Courageux - Eden Bay - Territoire De L'Inini
Manset
reprend son rythme de croisière et nous offre, en 1991, après deux ans
de gestation, son nouvel album. Sur les pas de Sting, il enchante les
vastes pans menacés des forêts amazoniennes. On peut penser qu'une
telle inspiration lui a été dictée au terme d'un voyage dans ces
Tristes Tropiques. Le mouvement qu'il insuffle à sa musique, cette
houle magique, nous conduit auprès de nos frères indiens, parmi les
fumées bleues et le son des flûtes apocalyptiques. Manset établit une
fraternité entre ces hommes, dits ''sauvages", et nos populations,
réputées : ne sommes-nous pas nous-mêmes Indiens des plus rares ? Car
si nous ne possédons ni tube pénien ni curare, nous ne sommes pas moins
des peuples opprimés.
Plus
à l'Est, proche de Kourou, s'étend le Territoire De L'Inini. Ici
encore, l'ambiance musicale évoque les cathédrales des forêts
traversées du chant triste ou inquiet de ses habitants. La voix de
Manset monte ainsi qu'une vapeur. Un sentiment de rémission, une
sensation de bonheur irradient l'Eden Bay, quand Maria-Té revient.
Après avoir baroudé, l'escale du Kangourou-Bar est un havre de paix où
s'abandonnent comme dans un rêve des personnages vaguement irréels. La
grâce du Chant Du Cygne, élégante, monte comme une symphonie. C'est
ensuite, avant l'odyssée du Capitaine Courageux, le retour obligé vers
Le Lieu Désiré. Malgré les tourments endurés, le sentiment de vide, le
poids de l'inutile, on voudrait Revivre. Ce chant semble être
improvisé, comme si Manset enregistrait tout-à-trac, en prise directe
avec ses démons, son enfance, lointain embarcadère, ses batailles.
Revivre est le chant désespéré qui veut reculer l'avancée du probable
néant.
1994
- La Vallée De La Paix : Paradis - La Vallée De La Paix - Quand Le Jour
Se Lève -Deux Pigeons - La Ballade Des Echinodermes - La Terre Endormie
- Face Aux Objets - A Qui N'A Pas Aimé
Novembre
1994 : le nouveau Manset est arrivé. Sous un emballage coloré où
baignent, dans un liquide amniotique vert, corolles ouvertes, bris de
chaînes, poing fermé, le CD propose 8 titres aux valeurs universelles.
Le Voyageur Solitaire s'est peu à peu métamorphosé. Manset continue son
inexorable glissade vers la noire perspective du chaos général. Qu'on
écoute les litanies de La Terre Endormie, qui se conjuguent à tous les
temps (dans quel monde étais-je ?... dans quel monde suis-je ?... dans
quel monde fus-je ?...) ou que l'on plane sur les envols lyriques de
Face Aux Objets, la notion de néant submerge les mots et prolonge ses
deltas sur les rives d'une partition cosmique. Somptueuse encore la
mélodie qui accompagne le poème dédié A Qui N'A Pas Aimé. Comme une
plante arrachée à la terre, au fumier, comme une main qu’on a lâchée...
Chanson de la rupture douloureuse (d'avoir été ensemble, de n'être plus
que ce qui dans les larmes et dans l'eau se dilue) qui tente vainement
d'exorciser son mal (tout cela finit par m'être indifférent). Le
kaléidoscope de La Vallée De La Paix se teinte de doute, de peine, se
drape de soie pour ce cavalier qui s'avance face aux grandes étendues
de la misère humaine. Les images de notre fin de siècle sont sans
concession, comme celles de ce Paradis, dont on sort abîmé, on en sort
sali. On découvre un Manset inhabituellement révolté qui s'est armé
d'un coutelas : garez-vous des honneurs, clame-t-il avec fougue.
Si
la question posée dans l'aventure amoureuse des Deux Pigeons (y-a-t ‘il
un bonheur ici-bas ?) ne trouve aucune réponse, La Ballade Des
Echinodermes en ébauche une. La vision de notre monde y est tellement
sinistre qu'elle force le sourire. Tout est profondément perdu, se
lamente Manset-Darwin qui voit dans les misérables carapaces de nos
ancêtres oursins un lointain cousinage. Le rythme de cette dissolution
de la race humaine et certaines images n'en restent pas moins
intéressantes.
Dans
les deux derniers CD, on regrette une difficulté phonétique à
comprendre les paroles, tant elles se fondent à la musique. Le secours
du livret est incontestable. Aujourd'hui, Manset nous laisse une œuvre
discographique hors du commun, un roman, quelques albums-photos qui
distillent çà et là de rares notes autobiographiques. Aussi, je
recommande l'ouvrage de Daniel Lesueur, paru aux Editions Parallèles :
Manset - Celui qui marche devant. Remarquable travail de l'ami et du
professionnel qui délivre les clés d'un univers clos et lève les voiles
sur bien des points obscurs de notre joueur de guitare. Nous attendons
la sortie imminente de La Route Manset, juste hommage rendu au chanteur
par 11 acolytes (dont Bashung et Ribeiro) qui feront scintiller autant
d'étoiles de la galaxie Manset. Le prochain album de notre homme est
attendu, dont certains morceaux seraient déjà enregistrés. Pour le
reste, l'insaisissable Manset garde le secret. Ne change pas ! C'est
ainsi que l'on t'aime.
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Gérard Manset
Quand t'écoutes Manset, c'est tu te l'allonges ou tu te la coupes
Par HERMANN VON BADABOUM / Charlie Hebdo n°218 (21/8/1996)
Dans
Gérard Manset, il y a Manset, et puis il y a Gérard. C'est tout dire.
Attention : mon propos n'est pas de dépriser le Gérard (robuste prénom
que mon ami Biard porte à la perfection, bien qu'il écoute de la
country), mais de pointer, par les hasards de l'état civil, la
fantastique contradiction qui travaille le bonhomme et son oeuvre. D'un
côté, t'as Manset : auteur-compositeur irréductiblement original,
personnage crypté dont ni pochette, ni poster, ni cliché de paparazzi
n'ont jamais dévoilé la tronche, vedette dont la renommée ne doit rien
à Azoulay-Berda, artiste plus absent sur le plateau de Nagui qu'Ophélie
Winter sur les ondes de France-Culture. « Y'a une route/Tu la longes ou
tu la coupes/Tu t'allonges et on t' passe dessus/Ou tu tlèves et on
t'tire dessus/Mais y'a une route/C'est mieux que rien/Sous tes semelles
c'est dur et ça tient », dou-dou-doum, doum-da dou-da... Ça, c'est
Manset : l'auteur d'une des plus belles chansons jamais écrites, avec
des mots-hameçons et une ligne de basse qui dérivent dans ta cervelle
croupie comme dans une mer poissonneuse, et, nom de dieu, ça mord ! Et
puis, t'as Gérard : chanteur maniéré à la voix nasale et éteinte,
pompeux et pompe l'air, zélateur religieux du Royaume de Siam,
l'énervant qui chante « voyage en solitair-euh...Et nul ne
l'oblige à se tair-euh... ». Manset, c'est le mystère,
tandis que Gérard, c'est Gérard. Ça suggère tout ce qu'on veut.
Gérard, sauf le mystère. Je ne sais pas si vous me suivez : je n'ai
rien contre les Gérard, Manset aurait aussi bien pu se prénommer
Marcel, Olivier ou Célestin. Tenez, les onze chanteurs qui viennent de
consacrer à Manset un album-hommage, eh bien, je suis sûr qu'ils ne
songeraient pas une minute à l'appeler Gégé. Le personnage intimide ses
admirateurs, parce que son talent est aussi ambigu que stimulant :
psalmodié par Cheb Mammi, même Il voyage en solitaire devient une
grande chanson, ce qui n'était pas gagné d'avance. De Dick Annegarn à
Brigitte Fontaine, de Joao Bosco à Cabrel, ils expurgent les excès
grandiloquents de Manset pour mettre en lumière le tissage intime des
mélodies et des textes. Seule faute de goût : la présence glaireuse de
Murat. Jean-Louis Murat.