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RECOMMENCER MANSET
Chronique et interview parue dans Libération le 8/4/1991 par BAYON

Entre Rimbaud et Dire Straits, Lévi-Strauss et Fitzcarraldo, le dernier Manset funeste et lent comme une descente de
l ’Orénoque ou une mort du père, est avancé. Son commentaire rituel.
Introduction : Disque d’or avec Matrice, n° 3 du « spécial 45 tours 1950-1990 » de l’Obs., derrière Dutronc et Brel, auto-mausolisé en coffret-CD préraphaélite il y a quelques semaines, on aurait pu espérer Manset calme pour un moment. Mi- Sting (pour l’écosystème), mi-Morrissey  revu Mark Knopfler (pour les grands airs et le cinéma), rien moins qu’attendu, il remet ça. Pfff. Voire... La majesté plus noire que jamais, suintant le morne par tous les sillons de son corps harassé, à renvoyer Melancholia de Dürer au rang des accessoires farces, en deux temps sept mouvements, ce Lancelot du Lagon nous laisse défaits. Refaits par Revivre.
La composition. Sous pochette évoquant soit l’envoutement vaudou, soit un livre de recettes de cuisine (exotiques), sans intérêt autre que celui de placer l’aventure sous les auspices manifestes du vert forêt vierge, ce volume XIII de Manset, CD de trente-sept minutes et sept chansons à la tonalité monocorde et au rythme medium, empreint de noblesse, s’ouvre, se développe et se ferme amplement sur une question métaphysique.

La question: Tristes Tropiques
Alors que des confidences extasiées récentes de l’artiste relatives aux Mémoires d’Outre-tombe (1) pouvaient laisser augurer quelque variation variétés sur le mode Natchez, l’ouverture Tristes Tropiques, communication socio-écolo-sexuelle à l’académie binaire sur les Indiens, est plutôt, deux fois paradoxalement, une manière de Lettres Persanes inclusion Cortez The Killer de Neil Young; d’où, à peine scolaire, ce registre passablement inédit dans la rhétorique Manset (ou sinon inédit ancien: Animal, Orion…un quart de siècle) : la satire (variante : « protest-song »).
Citons : «  On nous parle d’Indiens qui souffrent et se font rares /Ne sommes-nous pas nous-mêmes des peuples opprimés? / Pas d’étui pénien pas de curare (…) ». Zadig, Swift, Montesquieu donc - ou Leni Riefenstahl?
Mais le titre?
A son éminent sujet, référencié certes et pertinent (1955; autobiographie initiatique narrant la naissance de sa vocation anthropologique chez un philosophe français, à travers sa première expédition -ou Mission?-, chez les Nambikwara du Brésil), on se rappellera d’abord qu’autour de sa précédente livraison, Matrice, ethnologie médiumnique de Vaulx-en-Velin, (...les Minguettes-Sartrouville via Banlieue Nord rap grégorien), l’auteur de Caesar, Maubert ou Route de Terre, un voyageur comme on le sait, évoquait Mauss, disciple de Durkheim; voici la prévisible séquence Lévi-Strauss, impeccable compromis impossible de la rigueur scientifique (ethnologie), de la rigueur poétique (le « mot de la tribu»), et de la rigueur dandy (le «  blue-jean » implicite, bure moderne du pénitent-routard).
En passant, on se souviendra également à propos de cet autre titre-livre: (les Secrets de) la Mer Rouge (1982).
On évoquera aussi Et l’or de leurs corps, blason a la Femme à la fleur, c’est-à-dire à son peintre exilé Paul Gauguin d’Ira Oa (« là où il mourut »). On n’oubliera pas, enfin, que, depuis Rien à raconter, qui donnait en 1976, dans la foulée du classique-best-seller 1975 Il voyage en solitaire/Y’a une route, le signal de la débandade Ailleurs, l’homme est résolument passé, d’Iles de la Sonde en Chambres d’Asie, « tropical » -Potocki, Boas, Isabelle Eberhardt, Artaud... ou Antoine Muracciole le caboteur?
Or donc, pour en finir avec ce préambule broussailleux, que dit le texte de cette simili-thèse lyrique sur les Jivaros et consorts Opi (« qui souffrent et se font rares»)? Ceci: « Ne sommes-nous pas nous-mêmes Indiens des plus rares ?/ Pour nous sauver, peut-être, il n’est pas trop tard… » La question posée est celle du Salut

Des réponses. A cette interrogation « essentielle » vont dès lors se colleter tour à tour, en attendant le verdict final, les cinq plages intermédiaires qui suivent. Sur le mode général de l’ 
«approche de donnée » philosophique et dans deux directions, dynamiquement et géographiquement divergentes: l’immobilité (ici, contemplation et fatalisme -chansons2 et 3 : le chant du cygne et le Lieu désiré); ou le mouvement (là-bas, révolte et voyage -chansons -5 et 6: Capitaine courageux et Eden Bay).
Le tout, hante non par les animaux (2), contrairement à ce que suggère l’artiste dans une insolite prière d’insérer en javanais poétique, mais par les Indiens (c’est-à-dire l‘état sauvage), l’eau (c’est-à-dire le non-être des limbes), et la fin (c’est-à-dire la mort), s’articule et concentre en symétrie inverse autour du morceau-titre pivot Revivre, double dénégation patente, cœur du légume brésilien maléficieux coupé en deux sur  la pochette ; le même tout dichotomique étant appelé à trouver sa solution dans la chanson du septième jour, extenué de cette (re)création, Territoire de l’Inini, ode aux « cendres », au « sommeil » et aux « eaux ». Passons au déluge.
Réponse Chant du cygne. Disque de la réitération (« re»), du sursis –sans sursaut, ce laser-noyau tourne littéralement, selon l’expression populaire, autour du pot. Le pot, ou « blinde » de ce tapis de poker existentiel, c’est  Revivre -comme on dit: « se refaire»... quand on a tout perdu. Mais avant d’en arriver là, d’en venir au fait (« Pour voir... »),proprement chamanisé, écrasé entre « forêts », « pluies » et « rios»; l’album vert de « l’0iseau de Paradis» perdu, peut-être dans “un délire de possession orichaque digne du candomblé baian, déploie ses fastes vieille France sur un Chant du cygne typiquement symboliste - même si plus baudelairien que mallarméen à vrai dire, en dépit de son dictionnaire de « ténèbres»  et d’«étang».
Que dit Manset, Rouge-Gorge brésilien d’antan recyclé « cygne » des temps? « Escalier dans le noir où l’on s’appuie»; que dit Baudelaire? « Monte dans l’air du Soir comme une mélodie/ Un parfum d’encensoir, de paradis »; que dit Mallarmé? « Et ce que l’on croit voir, ce qu’une main désigne/ Ce sont les ailes noires, le chant du cygne ». Ne manque plus que Rodenbach; le Swan(n) aux yeux de ciels brouillés des béguinages amorphes et des canaux de Bruges la morte. La réponse proposée est: « l’avenir, soit les enfants (Ce sont eux qui seront légion, légion... ») .
Réponse le Lieu désiré. Du « cygne » aux canards il n’y a qu’un « coup d’aile ivre »; la scène suivante se passe à peu près au bassin du jardin du Luxembourg, entre « kiosque à musique » de rendez-vous d’automne et attractions (cf. photo puérile sur livret), à deux pas du Théâtre de Marionnettes (à gaine). Alentour rodent pigeons, familles; « enfants qui volent», voyeurs - avec ou sans visée pédérastique. Là où dans le domaine de Guermantes, aux Tuileries, ou n’importe où où l’on s’ennuie en somme, mais nécessairement au pays, ce Lieu désiré.
Autre Matrice, si l’on veut, ce Lieu désiré selon Manset c’est évidemment « là où l’on est né » et où l’on est pour toujours, en actes ou pensées,-Vendômois ou Neuilly-Les Sablons, Royan, où l’on se retrouve toujours; c’est la mère, ce sont les rues, les signes, la patrie, le square, la choucroute, c’est la « maison ». Vaille que vaille.
Ce qui se dit: « Ainsi les choses passent, les quartiers se vident / Et lui revient livide, la chemise ouverte », évocation sûre, après Charles et Stéphane, du poète pochard du « grand parc solitaire et glacé» rimbaldien, dont le fantôme aux « lèvres molles » (dont « on entend à peine les paroles ») reviendrait toujours, « vagabond » « au vent mauvais » hanter « l’allée déserte » et, « sur le banc glacé/ Venir se placer »... Entre ritournelle de limonaire (le 45 tours du disque) et air d’orphéon fané, pas tout à fait une valse de Vienne; la Pavane pour une « enfante » défunte.
La réponse proposée, double, est: a)s’arrêter (« Comme chienne met bas»), b) la schizophrénie (« Cadenasser les portes et les serrures »).
 Revivre. Voici notre héros «  à demeure »; une nostalgie l’agite, le ronge -de quoi? d’avant ou d’après? Il n’en sait rien ni nous (terrains vagues périphériques? « future vigueur »? romanichelles de préaux .sans chaussures? «  Carthage et ses éléphants»? « ciels de nacre »?...). En attendant, chaque seconde qui s’écoule ici c’est un peu de Lumière qui s’éteint, or un jour il sera trop tard, comme tous les jours, il sera l’heure d’Est-ce ainsi que les hommes meurent? ou de Seul et chauve, « le temps venu qu’on» se repose », heure dernière de ne plus vivre... « Vite, est-il d’autres vies ?», donc, vite Revivre. C’est-à-dire? « On se voit se lever / Recommencer / Sentir monter la sève» (outre une des nombreuses licences poétiques de l’album, une autocitation musicale cryptée du passage suivant de la Mort d'0rion 70: « [Is ont petits/ Grandi / Démesurés/ N’essayez de les/ Mesurer» -le Paradis Terrestre). Mais encore? « Tout vendu, tout donné », partir à la recherche du « point de non-retour», « toujours se dire adieu », traverser la ville « au milieu d’enfants endormis » vers la gare, ou prendre le Train du soir pour nulle part : « Allons! La marche, le fardeau, le désert, l'ennui et la colère. »
Ou François-René de Chateaubriand, « habitant, avec un cœur plein, d’un monde vide », et auteur du Voyage en Amérique, rejoint l’ « homme aux semelles de vent », auteur des Assis.
Tout anxiété,  instabilité chronique, cette typique danse de l’ours « danse et magie» dans sa formulation maison 1991(1983, en fait avec velléité de publication 1989 au lieu de Bergère, inédit compromettant remplacé par Juste avant l’exil), s’intitule donc pleinement: Revivre. Piètre programme. Vouée à l’échec total, si l’on réfère à la chute fêlée du morceau (« Mais ça ne se peut/Mais ça ne se peut…»), ces regrets de «  re-vie » antérieure sont une méditation rien moins que funèbre, l’enterrement de Vies monotones dont ce piano-blues en B (Beckett, Bernhard, Blaise P., Bossuet...) serait comme la retombée expirante, voix tombale déjà enlisée, vie enfonçant, avec les pelletées d’inspiration bredouille : « On croit qu’il est midi / Et le jour s’achève / Rien ne veut plus rien dire… »
Réponse Capitaine courageux, « Fini le rêve »? Une seule issue, on l’a vu, sempiternelle, inlassable, inévitable, à cette panique du rien en tout: l’errance. Celle du trouvère ambulant éternel, avec ses lais, ses vapeurs, son luth, ses visions d’Embarquement pour Cythère à la Lorrain. La déroute en chantant, I’0dyssée,.le périple, l'invitation au voyage.
Dans la lignée des grandes « dérades » Manset, type Marchand de rêves, Comme un guerrier, Camion bâché et autres chansons-fleuves, la course à l’abîme du Capitaine  courageux (7’37"), bien loin d’un hommage à Jules Verne ou à son capitaine Nemo nihiliste, est un évident Bateau ivre (3), radoubé 2870, dont la fin, « quille éclatée »/ « Sur le flanc, sur le côté », trente fois convertible de l’aveu même de l’auteur (« Capitaine/ Que le vide entraine/ Sous les étoiles/ Comme pollen/ Ta peine/ Dans le grand tumulte des cieux /etc. »), pourrait être celle, pré-atomique, des Aventures d’Arthur...Gordon Pym, aboli dans «  Les gouffres ultramarins aux ardents entonnoirs ».
La réponse proposée est: perdre la boussole.
Réponse Eden Bay. Mais non. Une pause après le tourbillon, ce maelström d’images du grand passage sous le signe du « cargo percuté » : le port. Un autre, perdu « à l’autre bout du monde » - l’ultime escale ? Notre Corto du Drugstore, rendu à son déterminisme baroudeur, y jette l’ancre; mataf endurci touchant terre titubant pour la millième fois, et partant illico en piste (« yo-oh! une bouteille de rhum!»).
On se retrouve avec lui, soutier d’un « Amazonian Queen » rescapé du « Delta d‘Andromède» ou assimilé Vaisseau Fantôme, dans le rade typique, annexe du Marin Bar inoubliable de 1981: Eden Bay. Après vous...
Là où, sans identité ni espoir, « au-dessus du Kangooroo Bar », « les grands fauves viennent boire» (« Ces féroces chasseurs retour des pays chauds » actualisés Manset), là « à des milliers de kilomètres », à l’abri de ses «  rideaux sales », est « le plus bel endroit du monde»; là, “dans ce Heartbreak Hotel du « spleen et chagrin » antipodin, vivent « les sirènes»: Maria-Té-(« corps de mendiante, profil de reine ») ou Estelita (« des coups de rasoir plein les bras »); là, le « grand Viking aux yeux d’or» et  « Nora » nous rejouent le Hollandais volant ou Amsterdam sur un air syncopé de Sarbacane (à drogue ou fléchettes empoisonnées, une spécialité du pays des piranhas) ; et voilà le morceau le plus guillerettement enlevé du disque, avec le Lieu désiré : lugubre.
C’est une chronique, une page de Journal écornée, carte postale pittoresque d’un « consul » qui se serait trompé de latitude et de (« cantina ») fatale. Là-bas, « au-dessus du Golden Gate », alors que « la longue nuit s’installe », on imagine le Voyageur, « passant considérable »1891 rectifié « anonyme passant » 1991, entamant, tel le Gérard Philippe transcendant des Orgueilleux, entre « les tables branlantes » et «  la caisse de San Miguel », une farandole triste avec l`esprit des lieux, gentille hérédo-syphilo-sérop’ aux « yeux sans paupières ».
Au fond de cette nuit de grâce pourrie amérindienne, de toute façon, « la chambre 311», aux probables et souhaités. «murs moisis », puis la « petite entaille / Rouge et dure comme une écaille/ Comme une marque sur du bétail ». Bonne nuit noire, « sinistre nuit ».
La réponse proposée est: le divertissement (sens pascalien).
La réponse: Territoire de l’Inini. Et après? Fuir encore au petit matin? Encore se rappeler? Partir re-tuer d`autres futurs souvenirs, « marques et brûlures» à effacer, « traces et blessures» à laver, mesures de la vie qui passe autrement sans laisser rien? Toujours s’envoler, condamné à  s`embarquer, se reperdre, ce qui veut dire « revivre»? Repartir au signal: « Assez ! Voici la punition -En marche! », encore et encore, sans repos, à perpétuité? Jusqu`au jour de tomber par terre « la tête à côté du corps », mort sans phrase?
Jusque-là, cancer du genou ou «  langue colombienne», quoi? Voici le programme : « Il faut refaire encore ce que l’on aime», définition épatante du bonheur selon l’artiste-peintre (-chanteur-graveur-compositeur-trafiquant d’art -producteur -photographe -maquettiste -père de famille (4) –écrivain (5)-karateka...): refaire peut-être le même « grand parcours » et le même petit disque sempiternel, les mêmes discours,: « repartir le matin, revenir le soir », remonter «  la même allée déserte» jusqu’au « bout du monde », le même «escalier dans le noir », reprendre tout à zéro, la mer (« l’océan, suivant la pente « ), la route (« tu la prends, qu’est-ce que ça coûte?»), l’avion («  Puisqu’on sait pas toujours où l’avion se pose/ Et qu’on a peur de perdre et, peur de rater quelque chose... »), le camion (« Depuis tant d’années / Tant de coups bas/ Camion s’en va »), le voyage (« en solitaire/ Qui se passe de commentaire/ Pendant des années entières...»), éternellement « vivre juste une seconde », en n’oubliant jamais que « jusqu’au dernier instant, il faudra être digne», revenir, « chien dans un jeu de quilles » repartir, marcher de travers « comme un crabe », flottant toujours, « saumon qui monte et qui descend », au fil du même arroyo du temps, et enfin….
Conclusion. Enfin, fini-Nini, l ’Inini; un peu-inane, un peu « ni, ni », un peu lianes, un peu inné, un peu nihil, un peu igname, un peu Ninive, un peu nu, un peu nina, un peu nul, résumant au passage la conception, très Thomas Edward Lawrence de l’Eden selon Manset, pèlerin du désastre en milieu primitif « pré-logique» (« Du fond de leur sinistre nuit / C 'est comme un bout de paradis » : gla-gla). Enfin, cette pure berceuse « Chaud comme un nid»), suavement abandonnée au dodelinement de l’émotion (« Glisse sur le Maroni ») telle une Claire Fontaine croupie au pays d’Aguirre le Cortezuma, messie des macaques (Enfin, métrique épurée, rime nettoyée jusqu’au lustral, boucle bouclée, sans plus ni début ni fin, ni bien ni mal, l`Eldorado de la Méduse: Territoire de l’Inini.
Écho à l’antique Ailleurs (« Rien ne fait peur /On vit on meurt /Et personne ne pleure»), réponse différée à la question du salut du début, Territoire de l’Inini, mélopée aux airs immémoriaux de complainte migrante arménienne au dibouk, c’est la plénitude dans le dénuement (« Dans la cabane pour la nuit... »), la lumière par la pénombre (« Flamme d’une bougie...»), l’éveil dans l’assoupissement de la conscience (« Dans le village endormi...»).
C’est le rachat par la malaria (« Fièvres, maladie/ Territoire de l’Inini ») la rédemption par le déluge (« Pluie sans répit / Sur le rio Kamopi »), c’est le salut dans la perdition (« Tout y finit/ S’enfonce vers l’infini…»). Saumâtre eurythmie, déréliction suave au  rythme atemporel des « piroguiers aguerris», antienne du « tronc équarri», dérivant... tout aboli part à vau-l’eau, album compris (jusqu’au prochain -mais pourquoi sent-on à ce point passer sur celui-ci le souffle des adieux à la vie ?, litanies.
Ce qu’un Chateaubriand eut ainsi exprimé: «  D ‘où me vient, Ô mon Dieu, cette paix qui m ’inonde » et se dit aussi : « Pleure et prie » en Manset tel qu’on le râle. Au nom du père, du fils et de l’Inini.
BAYON
Album Revivre CD/LP/K7, Pathé Marconi
Rappel : Matrice avant dernier album et Toutes Choses ( coffret-CD)
(1)Dernier emballement littéraire de Manset, plutôt lecteur de « S.A.S. » sur la Cathay, après Voyage au bout de la nuit (1986) et Illuminations (1988), (re)découverts de même : debout en librairie.
(2)Mentionnés: singe, bique, cygne, chienne, saumon, poulpe, abeille, sirènes, kangooroo, bétail,  fauves -rien de spécial. 
(3)Bateau Ivre hallucinogène lui-même inspiré en son temps (septembre 1871), de Verlaine (Angoisse) et du Parnasse Contemporain.
(4)Marié, deux filles adolescentes.
(5) Royaume de Siam, roman, Aubier.

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Tristes Tropismes
Le Nouvel Observateur -1991- par Serge Raffy

C’était un temps de mousson. Un de ces jours poisseux où rien ne va, sous une averse noire, boulevard de Saint Germain. Manset est arrivé avec son costume traditionnel: Battle-dress élimé, jean, baskets usés, la panoplie du routard éternel.
Comme d'habitude, il a parlé de Paris, cette putain de ville où les gens ne se parlent plus et où la pluie glace les os. Il a pris une feuille blanche et dessiné la carte de l'Amazonie, puis a tracé un cercle quelque part à l’ouest d'Iquitos.
C'est là, dans cette zone frontière humide entre le Pérou et le Brésil, qu'il compte déguerpir. Rejouer son rôle de voyageur solitaire. Sa mission.
« Je suis un volatile, dit-il. Mon problème, aujourd'hui, c'est la température. Je ne supporte pas plus de 24 degrés dans la journée. »
Avant la fuite ??, Manset l’anachorète veut bien parler de son dernier disque, le quatorzième. Comme d'habitude, il ne veut pas s’attarder sur les détails. Pour éviter les lectures déformantes, et raconter l'histoire d’un quadragénaire qui ne veut pas se débarrasser de sa peau d'enfant.
De cet homme lunaire qui prêche, comme Rainer Maria Rilke dans ses Lettres à un jeune poète, le devoir de solitude.
Manset, première, Titre de l‘album : Revivre.
Sept chansons
Climat : cotonneux sur fond de guitares équalisées.
Explication : le Manset déchiré, marginal, chanteur fantôme ne veut pas porter toute la douleur du monde.
L’ermite du rock a l'âme joyeuse.
« J'ai voulu écrire un album soft. Je ne veux plus être le chantre de la noirceur apocalyptique. J'ai réalisé que dénoncer ne sert à rien. Cela ne fait que démolir davantage. Je ne veux plus participer à tout ça. »
Manset en pleine métamorphose ? Pas vraiment. Simplement, il rajuste le tir, se concentre un peu plus sur sa tâche, la chanson, ce genre bâtard et pourtant délicieux:
« Je suis un type lâché dans un dédale, dans un jeu de pistes, et je cherche des indices, des traces d‘amour. »
Pour le reste. Manset ne change rien. Il ne veut toujours pas passer à la télévision, même sur la Sept, jure que jamais il n’apparaitra dans un autre clip.
Par mesure d'élégance mais aussi pour éviter les phénomènes parasitaires.
Pas question de salir la poésie.
Il faut distiller cette potion avec parcimonie,
La poésie ? Manset parle de l‘artiste Rimbaud et sa peur de la tempête qui va vers le trop-plein de mots, d'articles de presse.
La poésie est une confidence
« La poésie contient elle-même son propre suicide, puisqu’elle ne peut être qu'inaccessible, dissimulée, hors d‘atteinte. En théorie, elle s’exclut d'elle-même. Après, il y des médicaments, des remèdes qu'on distribue qu'au compte-gouttes. La poésie est un remède homéopathique. »
Retour à la forêt amazonienne, au silence des fleuves moites. On the road again. Kerouac and Co. La balade dans le poumon du monde. Manset évoque la guerre de survie des indiens dans ses chansons, Tristes Tropiques et Territoire de l'Inini.
« Indiennes nues,  femmes sans âge
Serez devenues tourbes ou feuillage
Vous vous réveillerez, le marécage
Sera couvert d’acier jusqu’aux nuages. »
Manset écolo.
« Non, non, » se défend-il. « Un simple électron qui veut fuir ce merdier. Je cherche cette putain d'étoile qui va me conduire vers le Sud. »
Sur le coin de la table, il récupère son croquis du fleuve Amazone, va glisser son index le long des méandres de Bella vista, Manaus, Iquitos. Il ira.
Avant, il visitera la poignée de journalistes qu'il a choisi pour parler de lui. Une confrérie de ?? qui dissèquent Manset au scalpel. Des exégètes accrédités.
Pour eux, il a remixé trois titres qu'ils avaient jugés inaudibles. A cause de sa voix. Organe métallique et rauque qui déclame le malaise d'un des très rates poètes de notre époque.
«La voix est impudique, » dit-il. « Elle dénature les mots. Mais nous n'avons pas le choix. Il faut faire avec. »
Il faut replonger dans le froid liquide des jours. Redevenir un volatile.
Sur le boulevard Saint-Germain ou à Iquitos.
Gérard Manset, sous la pluie, est reparti. Sans parapluie.