Par Philippe Barbot et Patrick Duval (Télérama N° 1867 du 23/10/1985)
Il pratique la musique comme un art martial, une ascèse. Complaintes en
clair-obscur, disques ciselés infiniment. Puis se tait, se terre, Mais,
pour nous il rompt le silence.
Un nouvel album de Manset, c'est toujours du Manset. A écouter entre
les lignes, à lire entre les musiques. Chansons à clés, murmures codés,
jeu de piste minutieusement fléché vers nulle part. Avec
les thèmes habituels et désespérément chers : la nostalgie, le
dérisoire, le mal d’être, la mort, l'enfance, la fuite.
« Animal on est mal »... Ça dure depuis 1968 où un barbu mystique,
embroussaillé de mystère, jouait, d'une curieuse voix chevrotante, à
être Dieu, perché sur la nébuleuse morte d'Orion. Rien à
raconter, mais tant à dire. Dans la marge.
Invisible et obstinément présent. Dans les ruelles de Bangkok, sur le
trône de Siam, dans quelque atelier pour crustacé cloîtré. Quelques
photos imprécises, silhouette en contre-jour, vue d'un pont
de lianes, d'une chambre nue. Seules preuves tangibles et concédées à
regret, de son existence.
Manset énerve et fascine. Son côté ténébreux damné, aussi sincère que
soigneusement cultivé. Ses tourments d'incompris intègre, ses couplets,
camisoles et ses envolées vertigineuses. Sa façon de
broyer du noir en mâchant la lumière. L'entretien qui suit est le cruel
condensé d'une occasion rare, arrachée au plus taciturne et au plus
méfiant des artistes diserts. « C’est certainement ma
dernière interview » conclut un Manset étonnamment bavard. Qui dresse
ici, à l'heure où parait son douzième album -Prisonnier de l'inutile
(voir critique page 42) - un déconcertant constat
d'échec.
— Encore une fois,
musiques, textes, orchestrations, production, pochette, sont signés
Manset. Ce souci de tout faire tout seul, c'est de l'artisanat maniaque
ou de
la mégalomanie ?
— Ça peut sembler paradoxal, mais ça fait des années que j'essaie
d’échapper au travail solitaire ! Or à chaque fois, j’y suis acculé.
Depuis dix ans, j'enregistre ma voix tout seul : j'envoie le magnéto,
je cavale dans le studio, je recule ou je m’approche du micro, je
recavale pour arrêter la machine… J'ai essayé de travailler
avec un technicien, c'est impossible : par exemple, le type téléphone
pendant que je suis en train de chanter. Je préfère arriver
tranquillement un dimanche désert : magnéto, silence, froid
glacial.
Et petit à petit ça vit, on se sent chez soi. C'est une question de
concentration. Nous sommes dans un monde déconcentré sur le plan
artistique, mais moi je suis un vieux jeton. J'ai commencé il y a
vingt ans…
— On vous reproche souvent de ne pas évoluer, de faire toujours le même disque…
— Alors je vais être virulent ! J'ai au contraire la prétention de
réaliser systématiquement un album différent. De prendre bien soin, en
tant qu'artiste et producteur, de tirer tout ce qui est
possible de mes chansons. De trouver une épine dorsale, comme une
vieille arête au fond de la soupe. Et de mettre du bouillon autour. Mes
thèmes sont similaires, c'est vrai, mais c'est le même type
qui les écrit, avec les mêmes musiciens. Brassens aussi, c'est toujours
la même chose.
Si j’enregistrais Le Train du soir aujourd’hui ce serait
pareil. Je n’ai pas changé de timbre de voix et les arrangements me
semblent définitifs. Je conserve la même forme de musique,
parce que je n’ai pas envie d'entrer dans la bagarre technologique, de
passer trois mois en studio
— On prétend aussi que, à défaut de les détester, vous vous méfiez des musiciens…
—Je leur demande d'abord de travailler vire et bien. Parce que je sais
que l'inspiration est très fugace, qu'elle disparaît dès qu'on prend le
temps de polir, de nickeler. Je préfère enregistrer une
chanson en deux prises. Après, à moi de me débrouiller, de couper,
d'effacer, de mélanger.
Et les musiciens se sentent frustrés dès qu'on leur impose des limites.
Ils voudraient exprimer davantage cet état d'âme que leur donne la
création de quelqu'un d'autre. Ils voudraient se sentir
artistes, par personne interposée. Mon problème, c'est que je n'ai pas
de groupe attitré, qui ne ferait que ça, studio, tournée.. Moi, je ne
fais de la musique que trois jours par an...
— Vous
vous méfiez aussi des photographies.... Pourquoi refuser quasi
systématiquement d'apparaître sur une photo, autrement que flou ou vu
de dos?
— Je ne veux pas qu'on me reconnaisse, dans la rue ou ailleurs. Je
tiens à l'anonymat. En général, tout ce qui est flou, indistinct, on a
envie de gratter pour découvrir, pour connaître. C'est une
démarche plus intéressante que d’avoir la photo du type, bien nette,
souriant plein cadre sur la pochette. Créer un doute, c'est une
question de stratégie, pas de nombrilisme.
— Vous n'avez jamais fait de scène, donné de spectacle... C'est le même souci d'invisibilité ?
— Je ne fais pas de spectacle, parce que je n’aime pas le spectacle.
J'essaie de me mettre à la place du pékin moyen qui a envie de voir un
artiste sur scène, et qui se retrouve à trois kilomètres, à
essayer de distinguer une silhouette gesticulante, reproduite sur des
écrans vidéo, la maladie du siècle. Quel intérêt ?
Les artistes ne sont pas des clowns, ni des saltimbanques. Peut-être
aurais-je fait de la scène très jeune, si j’avais eu un copain, un
alter ego, avec deux guitares sèches, une bonne rythmique
électrique derrière et hop, la route. Mais j'ai trop vu d’horreurs, ça
m’incite à rester dans mon trou !
— Comment vous situez-vous dans la chanson, aujourd'hui ? Vous voyez-vous comme un artiste de rock français ?
— Le rock français, c'est quoi ? Capdevielle, Téléphone ? Je ne suis
par un chanteur rive gauche, ni variétés. Alors je dois être rock. Mes
textes en ont l’inspiration. Ils sont infiniment plus
proches de ceux de Pink Floyd ou d'Alan Parsons, que de ceux de
Goldman, par exemple. Quant à la chanson, elle n'a pas évolué. Je ne
suis pas un amateur de Brel, mais c’est vrai que Le port
d'Amsterdam, ça vous remuait les tripes quelque part. Aujourd'hui, il n
y a plus d’auteur qui ait des textes assez cohérents, une dimension
suffisante, pour faire lever les foules. Ou alors c’est
comme dans la pub : « On est tous pour Danette »…
— Mais Higelin, Gainsbourg, ils tiennent bien les foules… Qu'est-ce qui vous distingue d’eux ?
— Les paillettes, les lasers, la sono à fond, ce n'est pas une forme de spectacle qui m’intéresse
« Je suis mystique, donc, j'attends »
-Tous les artistes passent par les mêmes fourches caudines et sont plus
ou moins déformés, mutilés pour les mêmes raisons. Mais il y a des
domaines dans lesquels il faut se retenir, ne pas véhiculer
les monstruosités qui vous passent par la tête.
— Vous vous autocensurez ?
— Bien sûr. Pas dans le détail, pas dans l'expression, mais au niveau
du produit fini. Je ne publie que ce qui me semble correspondre à un
manque chez les gens. Je conçois la musique comme un art
martial. La peinture aussi. Mais je cherche d'abord, c'est vrai, à me
faire plaisir. Si je ne réagis pas sur un texte, je le jette à la
poubelle. L'expression artistique, pour moi, ne se résume qu’à
l’inspiration.
— Est-ce que l' inspiration ne peut venir que de l'expérience, du vécu ?
— Oui, pour des gens comme moi, qui n'ont aucune imagination Je me
méfie de l’imagination. Souvent elle accouche d’œuvres d’une banalité
stupéfiante. Je m'en suis aperçu très vite, dans le domaine de
la peinture. A moins d’être un surdoué, un génie comme Chagall ou le
Douanier Rousseau, qui sont davantage des poètes que des peintres. Mais
les artistes moyens qui croient pouvoir se passer de la
réalité, se plantent complètement...
— Et vous-même, où se niche votre inspiration ?
— Je suis un mystique donc, j’attends. Je suis comme Jeanne d'Arc, de
temps en temps, il y a quelque chose qui me murmure un truc à
l’oreille. Alors, dans le métro ou dans la rue, je sors mon crayon
pour noter trois phrases su un bout de papier. Après, il faut passer
par toutes sortes d'horreurs pour mettre cette matière première en
forme. Ça, c’est le métier du producteur ; c’est terrible
!
— Peut-on être un artiste
aujourd'hui, et vivre en accord avec soi-même sans passer par ces
divers « compromis » que vous semblez tant redouter ?
— Si j’étais seul au monde, j’aurais arrêté depuis longtemps de faire
des disques. En ce sens, je vis depuis des années dans un compromis
perpétuel. C’est comme un remède que l’on mettrait en
circulation. Mais ça ne sert à rien de donner la formule, car personne
ne saurait le fabriquer à nouveau. Par contre, vendre le baume, peut
aider des gens. Ce n’est pas une question de charité mais
d’utilité.
Depuis l'album 2870, je m'étais dit que je voulais arrêter les disques.
Et puis Royaume de Siam m’a donné une nouvelle décennie. Je suis
reparti pour un tour. J'ai même cru que j’allais passer le
seuil fatidique, un seuil que j’estimais à 150000 ou 180000 disques
vendus. Mais je n'ai pas dépassé la moitié.. Lumières a été un nouveau
coup de semonce. J'avais l’impression d’avoir réussi un
petit événement avec cette chanson. Et puis...rien. C'est un constat
d'échec
— C'est un peu de la paranoïa, ça....
— Non, un simple constat. Je pense réellement que c'est la dernière
interview que je donne. J’ai livré une guerre contre les médias, sans
la livrer vraiment puisque c'était par la fuite. Je savais
pertinemment que c’était perdu d’avance, mais je voulais essayer de
convaincre, d'avoir autour de moi des artistes qui agissent de même, Ce
n'est plus la peine d'essayer. C'est l'époque du mariage de
Mourousi et des emballages de Christo. Eux ont gagné. Il n'y a plus
rien à faire.