Gérard Manset

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GÉRARD MANSET
GUERRIER DE L’INUTILE
GUITARE & CLAVIERS (Décembre 1985)


En combinant la pudeur d'une jeune fille à l'intransigeance d'un vieux garçon, l'Animal nous a donné du mal. Il voulait bien être en couverture, mais avec les yeux bandés. Comme sur le disque. Il voulait bien prêter des photos mais à condition de les choisir Alors, de guerre lasse, on lui a refilé le toutim; la couv., la maquette, les photos. Tu te démerdes. Voici donc Manset par Manset. Or, et c'est tout à son honneur, Gérard n'est jamais revenu sur ses propos (Il les découvre en même temps que vous.), recueillis par Yves Bigot.

Y.B. : « Prisonnier de l’inutile » marque un nouveau retour, avec la régularité, sinon d’un métronome, du moins des saisons.
G.M. : Exact. (Son expression favorite). Septembre.
-Je ne sais pas pourquoi, mais je ne l’attendais pas si tôt. Peut-être parce que « Lumières » n’avait pas encore cessé de nous éclairer.
-Je reprends mon rythme d’un disque par an, cassé avec « Comme un Guerrier ». Là, j’ai voulu publier cet album dans les  premiers jours de septembre. Le temps de l’installer commercialement, d’en assurer la promotion à ma façon, que les papiers sortent, tout ça me bloque deux à trois mois au moins, car tant qu’il ne s’est pas vendu une certaine quantité, je ne me sens pas en accord avec moi-même. Plus tôt c’est fait, plus tôt je suis libre de passer à autre chose.
- C’est incroyable, cette façon que tu as d’organiser ta carrière en fonction de ta vie privée !
- Petit à petit, j’ai de plus en plus de temps, ou de facilité à réfléchir sur moi-même. C’est vrai, je crois posséder une certaine faculté à m’organiser, née de l’urgence. En fait, je suis comme tout le monde, je laisse les problèmes s’entasser, je ne les résous que le jour où un signal d’alarme me fait réaliser, inconsciemment d’abord, consciemment ensuite, que je dois changer de peau et que cela ne peut se faire que par un balayage systématique, grâce à quoi je me retrouve dans une cellule vierge, monacale, et vide de tout. C’est alors que je fous tout en l’air. Il est évident que sur le plan discographique, cela se traduit par une difficulté commerciale de mes titres, qui me permet d’être en règle avec moi-même, propre et neuf. J’étais, à cet égard, dans une fausse situation depuis « Lumières », puisque ce nouvel album était quasiment terminé à l’époque et aurait pu alimenter un double : il m’en restait sous le coude. Maintenant pour la première fois depuis très longtemps, je me retrouve dans un état quasi virginal. Je n’ai aucun titre enregistré d’avance. J’ai de nouvelles chansons, mais rien en bande deux pouces qui soit gravable immédiatement. Je vais en profiter et ne pas retourner en studio avant un bail. Enfin libre !
- Là où « Lumières » possédait une intensité et une densité presque mystiques, « Prisonnier de l’inutile » semble traiter de problèmes plus périphériques. Le projet de double album non abouti l’explique-t-il ?
-C’est vrai que dans ma tête, et là seulement, puisque Pathé ne sait jamais ce que j’enregistre, ni quand, et ne reçoit que le produit fini, ce projet a existé. Voyant que la chanson « Lumières », de près de douze minutes, s’organisait au mieux, que le concept, pochette comprise, fonctionnait, j’ai pris le parti de choisir, parmi les vingt titres dont je disposais, ceux qui ne cassaient pas cette ambiance. « Lumières » a conditionné le choix des chansons qui figurent sur ces deux albums. Pour le dernier, il me restait en effet des titres plus divers en ce qui concerne leur esprit, leur sujet. Il y en a même un huitième, que j’ai omis, qui traitait de quelque chose d’encore différent. Cela dit « Prisonnier de l’inutile » était déjà prévu comme titre de l’album qui suivait « Lumières ».
-Cette chanson elle-même m’apparaît à la fois comme une séquelle de « Lumières », et aussi un clin d’œil musical à l’auditeur, comme si tu lui disais : « nous avons déjà été là auparavant, nous en avons déjà parlé. »
-C’est vrai. Si cela se remarque, tant mieux. Ça n’était pas explicite, mais tu as raison. Ce ne sont pas des réminiscences, mais nous sommes déjà passés par là et nous y sommes à nouveau.
- D’autre part, « Lumières » était un disque qui excluait toute référence géographique précise, ce qui là, n’est plus le cas. Bien que clairement fruit de voyages et d’expériences « Lumières » est abstrait, absolu : son successeur, non.
- C’est encore vrai.
- « Lumières » exhalait la foi et le doute, la quête, sans jamais le dire expressément, « Prisonnier de l’inutile » les chante, lui : « Y’a-t-il un Dieu, quelqu’un, nous l’appelons ».
- Exact, trois fois exact. Là, il y a des histoires. "Et l’or de leur corps" vient de mon immense admiration pour Gauguin. Ça n’est pas mal finalement, d’arriver à conserver des phares comme ça. Il existe quelques cahiers, quelques mémoires, quelques lettres de Gauguin, qui ont été publiés. En dehors de cette correspondance, il existe aussi le manuscrit original de « Noa Noa » où on peut toucher du doigt une réalité qui n’a plus court aujourd’hui, de vérité d’expression, à travers l’expérience d’artiste. Ça ne concerne pas le plus grand nombre, hélas, et c’est donc appelé à disparaître de la circulation sur le plan des médias. Mais il y a beaucoup de clés dans ce « Noa Noa » et dans les écrits de Gauguin. J’en suis aujourd’hui à chercher des preuves, pas des explications, du genre que ces grands artistes sont vraiment des gens exceptionnellement difficiles à vivre, très loin de la réalité du commun des mortels, et que c’est une erreur fondamentale de vouloir nous faire croire le contraire en les enfermant quelquefois dans des apparences de mecs un peu malades par certains côtés, point.
Ça n’est pas le cas. Ce sont des gens foncièrement différents, qui connaissent du début à la fin de leur vie les pires problèmes ; même avec leurs semblables.
- Parce que leur perception est différente ?
- Bien sûr. Une exigence toujours en éveil, une lucidité trop grande et des sens hors du commun. Un mec qui court le marathon n’est pas le même que celui qui va au bureau en costard tous les matins. Chrono en main, ils ne feront jamais le même temps ! Dans le domaine artistique, il en va de même.
- Selon toi, quelle est la proportion en chacun, de la création pure et de la régurgitation de ce qui est dans l’air ?
- Ça se résume en un mot : la personnalité. Un artiste qui a peu de personnalité ne sait pas faire la quote-part entre son inspiration et son savoir-faire. En revanche, quelqu’un qui arrive à s’affirmer vite et jeune, dépasse tout aussi vite la technique et les influences. Obligatoirement, c’est sa personnalité qui s’exprime. C’est le cas d’un romancier, qui toute sa vie écrit merveilleusement bien, dans un style parfait, mais qui ne montre aucune originalité. Si tu en prends deux pages, tu auras du mal à les identifier. A l’inverse, certains, peut-être plus tourmentés ou plus exigeants, un jour ou l’autre, se remettent en question, se rendent compte que le style qu’ils emploient est celui de Monsieur Tout-le-Monde. Ceux-là arrivent à dormir tranquilles le jour où leurs pages n’ont pas besoin d’être signées pour être reconnues : sans pour cela qu’ils aient forcément progressé.
- En dehors des toiles de Gauguin, je connais surtout le roman de Somerset Maugham, La Lune et soixante-quinze centimes qui transpose son itinéraire dans le contexte de l’Angleterre victorienne, Antoine avec plus de bonhomie et un côté image d’Épinal, et toi, êtes les deux seuls français que je connaisse qui avez succombé à ce qu’on appelle «  La tentation de Gauguin ».
- Refus d’une certaine forme de société. Aller chercher ailleurs par curiosité ou par envie personnelle.
- Par esthétisme, aussi…
- Je ne sais pas si c’est le cas d’Antoine. En ce qui concerne Gauguin, mais là, on entre dans les nuances, c’était plutôt en quête d’esthétique, ce qui est tout à fait autre chose. J’ai une attitude qui sur le plan des motivations, est identique à la sienne, c’est pour ça qu’il m’intéresse autant. On ne réagit pas parce que c’est mieux ailleurs, on réagit parce que ça n’est pas bien ici. Mais d’un autre côté, il a exprimé plusieurs fois et justement dans sa correspondance, le fait que c’est très difficile de vivre comme un sauvage. Or lui, c’était sa quête. La quête du sauvage. Je peux, à l’occasion, l’être. Je l’ai été, mais temporairement, plus pour des besoins qui seraient ceux d’un écrivain, c’est-à-dire de se mettre en situation, que pour une réelle et profonde adhésion à ce genre de vie. J’ai besoin de très peu de chose. De quasiment rien, même. Effectivement, je pourrais très bien vivre comme ça. Je suis attiré symboliquement par l’état de sauvage, mais je ne sais pas si je pourrais le vivre et je sais qu’entre Gauguin et moi, il y a cent ans de différence. C’est énorme parce que je suis d’une génération technologique. J’ai vu des avions. Je monte dans des Boeing, Gauguin n’en était pas là.
- On n’est jamais complètement coupé de tout maintenant !
- Exactement. Moi, il y a un chemin en arrière que je ne peux pas faire : que Gauguin pouvait faire. Donc, c’est un leurre, c’est une utopie, ou alors, c’est une tare, que de dire : « je peux me couper du monde et je peux aller vivre comme un sauvage dans un pays qui est meilleur, ou avec rien. » On ne peut pas couper avec sa jeunesse, sa formation, son entourage, son contexte. On vit avec.
Aujourd’hui, on est dans un cul-de-sac total, définitif, c’est pourquoi « Prisonnier de l’inutile » sera peut-être le dernier album. Mais je ne peux quand même pas me permettre de sortir un album et de disparaître. Quoique, dans ce cas, ça aurait sans doute une influence sur les ventes… La sortie d’un disque, il faut la faire savoir. C’est de plus en plus inhumain pour un mec comme moi de se heurter au relatif : comme Higelin, à Bercy, cherchant 300000 spectateurs ! Il y a des disproportions dans ce métier que je ne peux pas assumer. Quand j’avais dix-huit ans, vingt ans ou vingt-cinq ans, ça allait. Il y a de moins en moins de place pour un artiste qui ne joue pas selon les règles du chanteur de variétés. Higelin est un chanteur de variétés. Il va chanter ses chansons. Il fait chier une partie des gens. Il fait plaisir à l’autre partie. Il y a dix ans, son spectacle aurait coûté 40 fois moins : et c’était l’Olympia. Il n’y avait pas une disproportion telle que je puisse en arriver à me demander ce que je fous ici.
- …en même temps tu t’en tires bien : d’autant mieux que « Lumières » est un album qui a vraiment bien marché.
- Oui, oui, j’en ai vendu beaucoup. Enfin j’en vends beaucoup, mais moins que Capdevielle, moins qu’Higelin, moins que Julien Clerc : j’en vends moins que tout le monde. Je suis celui, dans les vendeurs, qui vend le moins. Certes, c’est déjà bien d’être parmi les vendeurs.
- Alors, donne-nous le chiffre de « Lumières » ?
- Aujourd’hui, c’est 70 000 exemplaires.
- Je trouve ça formidable de vendre 70 000 albums en France en ayant quasiment pas de 45 tours, en n’ayant pas fait de télé, en ne faisant pas de scène, ni de clips…
- Je vais être très clair. Ça n’est plus le propos aujourd’hui de dire : «  Je trouve ça très bien de vendre 70 000 ». Ça l’a été, cinq ans auparavant avec « L’Atelier du crabe » ou avec « Royaume de Siam ». C’est un argument qui arrivait encore quelquefois à me convaincre. Je me regardais dans une glace et je me disais : « Écoute ! Écrase un peu, estime toi heureux, sans faire tout ce qu’on a énuméré là de vendre 30 000, 40 000 ou 45 000 albums ». Mais aujourd’hui, ce n’est plus le propos : c’est le douzième album. Mon seul but, mon seul challenge, c’était que le chiffre soit atteint, non pas au bout de douze albums, mais après sept ou huit seulement. Or, dans ce cas, le chiffre c’est 150 000. Je ne cherche pas à en vendre 300 000. Mais j’en revendique 150 000 ou 180 000. Et il y en a 80 000 qui restent inaccessibles. Il ne s’agit plus pour moi de me consoler, de me convaincre, ou de me calmer en me disant : « c’est parce que tu ne fais pas ci ou parce que tu ne fais pas ça ». Ce n’est plus le problème, je constate de l’extérieur qu’il faut quitter le navire. Je quitte le navire. Non pas que je baisse les bras, mais j’ai fait la preuve qu’il n’y avait rien à tirer de la dernière décennie. Pour un auteur-compositeur, un poète efficace, caractériel comme moi, honnête et à mon avis excessivement performant, il n’y a pas de place. C’est tout.
- Pas de place au sommet…
- Non, il n’y a pas de place. C’est un phénomène de société, il n’y a pas de demi-mesure. Je suis un anachronisme, une demi-mesure qui n’a pas disparu.
- Ça fait partie de ton personnage…
- Tout ça c’était une forme de stratégie. Je vivais avec. C’était programmé. Des jours, je me demandais dans quelle mesure j’avais raison d’être aussi intègre. A d’autres moments, je ne me posais pas la question, parce que je n’aurais pas pu vivre autrement. Mais c’est révolu. Aujourd’hui, je n’ai rien à perdre, je n’ai rien à gagner. Je n’ai rien à foutre de rien. Ma vie est derrière moi ou une partie de ma vie est derrière moi. L’album que je peux revendiquer c’est « Lumières ». Avant, il y avait quelques titres. « Y’a une route », l’album était très bien, à peu près aux trois-quarts. « Royaume de Siam » c’est un album que j’ai aimé en entier. Aujourd’hui, l’alternative se passe simplement. Si c’est simplement de la variété, je me retire du jeu. Et si ça n’est pas simplement de la variété c’est inaccessible par les canaux conventionnels. C’est tout.
Si je remonte tout à fait à l’origine, c’est-à-dire en classe de 6ème ou de 5ème, je me souviens parfaitement m’être fait exclure du lycée à cause de la musique. Quel que soit le genre de musique qu’on pouvait me passer, ou genre de solfège ou de gammes qu’on pouvait me demander, je n’en voyais pas l’utilité, ça me semblait de l’hébreu. L’année suivante ou la même année, j’ai dû acheter une guitare, ma première sèche. C’était avant les Beatles, peut-être même avant les Shadows. Elvis Presley, je ne sais plus. Je commençais à gratter les anatoles comme tout le monde, à jouer dans quelques groupes. Je me suis mis à la batterie, donc je jouais guitare et batterie –mal, très mal des deux- mais enfin à seize ans on s’en fout. On tape. Je ne te cache pas qu’à mon avis tout le monde jouait mal. J’ai vu des mecs jouer mieux que moi, mais mal quand même. J’ai vu des mecs apprendre, c’est-à-dire piquer des plans, les travailler, restituer très bien des choses qu’ils avaient apprises ou travaillées. Mais je n’ai jamais vu chez des Américains ou des Anglais de dix-huit ans, des mecs prendre une guitare et jouer comme des dieux, sans rien connaître.
A l’époque, ici, tout le monde peinait, bricolait, était médiocre. J’étais comme les autres. Quelques années plus tard, vers vingt ans, j’ai eu l’occasion de faire une musique de film, je me suis mis au piano et j’ai suivi la méthode Rose. J’ai appris le classique assez vite parce que je pige rapidement. Ce qui, au lycée, m’avait semblé complètement inaccessible, stérile et absurde, m’est venu en quinze jours sans problème, tout seul. C’est une question de motivation personnelle quand tu es intéressé par quelque chose, ça va très vite. Mais te le faire rentrer de force dans la tête, c’est un autre problème.
Ma première chanson a été Animal. J’en avais déjà écrit pour d’autres vaguement comme auteur. Là, j’en ai trouvé une qui reposait sur un accord Ré mineur, c’était donc un texte tout à fait raconté, il n’y avait quasiment pas de mélodie. J’ai produit ce 45 tours avec quelques musiciens, quelques copains. Je n’avais absolument aucune idée de ce que je pourrais faire plus tard. A l’époque c’était : « Capri, c’est fini »et tout ça. Tout le métier du disque ne raisonnait qu’en « coup ».
Ceux qui ne faisaient pas de coups, dont les 45 tours n’étaient pas des coups, signaient des super 45 tours, des gens comme Jean Ferrat ou Brassens, ou Nana Mouskouri, des choses complètement show-biz et inaccessibles s’il n’y avait pas derrière les quinze années de scène. Le métier n’avait pas de position intermédiaire pour des gens comme moi, complètement non pas marginaux, mais auteurs compositeurs sans s’apparenter à la rive gauche. Alors, j’ai produit ce 45 tours… en pensant au coup parce qu’il n’y avait pas d’autre solutions.
Il est sorti en 1968, il est passé en radio. Et m’a permis de signer un contrat sans absolument savoir ce que j’allais enregistrer. Si on m’avait dit : «  Tu vas faire 5, 6, 10 albums derrière », je me serais marré. Le deal : laissez-moi faire 4 ou 5 titres en maquette : si ça vous plaît, vous me donnez des conditions de travail de façon à ce que je ne sois jamais emmerdé. J’enregistre les titres que je veux, quans je veux, avec les musiciens que je veux, suivant un budget bien déterminé, bien sûr, mais pas de directeur artistique, pas de planning, pas de machins.
- Dans ce que tu m’as dit de ta formation musicale, rien n’explique ou rien ne semble te prédisposer à écrire des orchestrations comme tu l’as fait, et brillamment dès « La Mort d’Orion », tu as appris de manière empirique ?
- Autodidacte, ce qui veut dire aussi, c’est vrai, empirique. Il n’y a pas d’autres moyens. La seule chose que j’avais pour moi : je jouais de la batterie, du piano et de la guitare.
- Tu n’as pas pris de cours d’orchestration, tu n’as pas acheté de traités d’orchestration ?
- Si, mais ça, ça tient en deux pages. Bien évidemment qu’il y a les tessitures. Faut écrire les instruments avec les bonnes clés.
- J’ai vu des traités d’orchestration, c’est pire que le Bottin.
- Oui, mais comprenons-nous : par exemple, ne serait-ce que sur le violon, tu peux en avoir 40 pages. Si tu veux écrire, même pas un concerto, mais une pièce pour violon, si tu veux lui mettre les positions, si tu veux lui indiquer les cordes, si tu veux lui noter le doigté exact et toutes les nuances, c’est vrai que tu peux en avoir 30 ou 40 pages. J’ai commencé comme ça puisque dans « La Mort d’Orion » il y a deux violons, deux altos, et puis un violoncelle, je crois. J’étais amoureux des cordes à l’époque. Je suis très exigeant, j’ai voulu aller dans le détail et quand j’ai convoqué les musiciens sur ce truc, c’est vrai qu’il y avait quasiment tout d’écrit. Ils étaient un peu morts de rire, parce qu’on ne leur en donne en général que la moitié. Depuis, je fais comme tout le monde. D’abord il y a des copistes dans ce métier qui font ça très bien. Pendant très longtemps, jusqu’à « Royaume de Siam », ça fait quand même presque 5 ou 6 albums, j’ai toujours écrit tout dans les tessitures, c’est-à-dire avec les renversements et les transpositions. Même pour les cuivres et tout ça !
Maintenant, je serais incapable d’écrire un cor autrement qu’en clé de Sol. Enfin…incapable, j’exagère, il suffit que je rouvre un bouquin, je lis la clé, je le fais….Mais quel intérêt ? Le secret tient dans le fait que je savais jouer du piano, d’une façon médiocre… mais suffisamment pour plaquer des accords, connaître les renversements, main gauche main droite et sur le plan strictement de l’harmonie qui est la chose essentielle dans l’orchestration si on veut parler technique. J’ai fait « Orion » pourquoi ? J’ai écrit la musique pourquoi ? Parce que c’est le côté graphique qui m’a retenu et qui m’a forcé à écrire les partitions musicales : les scores. J’en avais vraiment envie. C’est visuel. Je suis quelqu’un de tout à fait pratique. Je n’ai jamais imaginé quoi que ce soit : je suis, contrairement à ce que beaucoup de gens croient (il y en a qui tombent assis quand je leur dis ça) le contraire d’un imaginatif. Mes toiles sont toujours structurées, partent toujours d’une réalité, sont très graphiques. J’ai besoin d’un modèle sous les yeux, d’une photo ou d’un volume. Je suis le contraire de Chagall. Je suis en admiration devant lui pour le domaine poétique et imaginaire, je suis moi, incapable d’imaginer quoi que ce soit : autant une histoire qu’une musique, qu’une toile, qu’un dessin ou qu’une situation, rien. J’ai toujours besoin d’une réalité, quelque chose de concret.
Bref, revenons à l’arrangement.
J’écrivais des trucs, pas de problème ! Incapable de me relire le lendemain, je ne savais même plus ce que j’avais écrit, et les mecs pouvaient jouer n’importe quoi… Les quatuors d’ « Orion », quand les mecs les ont joués, je n’en revenais pas. Je disais : mais ce n’est pas moi qui ai écrit ça. C’est fantastique, très bien ! Je n’entendais pas en regardant la partition. Je suis incapable de lire une partition de quelqu’un d’autre. Tu peux me l’amener, je vais passer deux heures sur un piano, je vais faire un pain à chaque truc. C’est pour ça aussi que je ne peux pas chanter en direct avec des instruments ou faire de la scène, parce que je me planterais toutes les deux mesures. Beethoven, pour moi, c’est vraiment le compositeur, une architecture parfaite. A l’époque, je me suis vraiment penché dans des partitions et dans des formats d’orchestre. J’ai acheté « L’Empereur », notamment, que j’ai disséqué pendant un certain temps, incapable de jouer une seule mesure du piano, mais connaissant tellement l’œuvre en elle-même que, même déchiffrer seulement la main droite quelques mesures, plus lentement, et même avec quelquefois des hésitations sur les altérations, c’était quand même une récréation. Je le vivais, j’étais dedans, c’était comme s’il était assis à côté de moi. Cette partition d’orchestre de « L’Empereur », où j’avais les flûtes, les hautbois, les clarinettes, les douze violons A, les douze violons B, les altos, les violoncelles, les chœurs, les cors, il y en avait une tartine verticale énorme, je me prenais deux mesures d’une partie de clarinette qu’on discernait vaguement dans l’enregistrement et je voyais les harmonies, je voyais où il avait repris les basses, où il avait repris les quintes, ce qu’il avait répété comme thème ou pas. C’est exactement la dissection d’un cadavre et c’est absolument prodigieux, pour quelqu’un qui ne connait pas, ou si peu, la musique, qu’il a juste le bagage nécessaire pour se rendre compte. A l’inverse, un mec qui sort du Conservatoire n’en a rien à foutre de faire ce genre de démarche !
- Qu’est ce qui t’a pris, après un premier album  qui avait l’air à peu près normal, enfin normal pour 1968, de te lancer dans quelque chose d’aussi hermétique que « La Mort d’Orion » ?
- D’abord à vingt ans, les medias on n’en a rien à foutre. On ne sait pas ce que c’est ciblé, pas ciblé, hermétique, pas hermétique. Ensuite, le deuxième album ça a été un truc que j’ai fait tout seul, le premier tapait un peu dans tous les sens, tous azimuts, mais le deuxième, j’ai commencé à écrire quelques chansons, à faire attention et j’ai voulu le réaliser, jouer de tous les instruments moi-même, c’était l’époque, c’était comme ça. Il faut se poser des problèmes pour pouvoir les résoudre. J’avais une certaine idée de l’ambiance que je voulais créer, quelque chose d’assez intimiste. Ça a donné « Jeanne » et le reste. J’ai fait quelques recordings de cuivres, mais j’avais fait l’ensemble de toutes les pistes de basses, de guitares, de batteries, tout seul. Et le piano.
J’avais des morceaux un peu disparates. Par quel bout c’est venu ? Je ne m’en souviens plus très bien. Ça devait être le thème principal d’Orion. « Nous, par le droit que nous donne notre âge…. Même si nos yeux sont trop clairs, ensemble si demain chacun de nous, chacun de nous ressemble, nous franchirons les portes…. ». Ce thème n’était pas mal. De fil en aiguille c’était trop long pour en faire une chanson. Après, j’ai continué, l’histoire m’a pris par la main. J’étais dans l’état d’un type qui fait un roman, qui se laisse prendre par son récit. Une fois en studio, j’ai organisé tout ça très vite. J’ai coupé, j’ai monté, j’ai eu des enchaînements ; puis c’est devenu un truc qui faisait une face. Je m’étais ménagé ces conditions de contrat dont je te parlais, et j’étais avec un gars très bien qui s’appelait Bourgoin, directeur de chez Pathé à l’époque. Il n’y avait pas alors les problèmes économiques d’aujourd’hui. Ça ne veut pas dire qu’on pouvait dépenser de l’argent dans tous les sens, mais il avait décidé que, peut-être, il devait rencontrer un artiste, un créateur, et il m’a laissé ma chance sur deux, trois albums. Il l’a laissée à d’autres aussi, hein ! A l’époque, je ne me souviens plus des noms, mais il y en a eu d’autres qui ont fait comme ça, quelques albums concepts. C’est devenu la grande mode après, en fait.
- C’est ça qui a fait que certains te considèrent encore aujourd’hui comme un des enfants de « Sergeant Pepper’s ».
- Effectivement, à l’époque, c’était tout à fait proche de ce genre de trafic mais ça vient d’une chose très simple, c’est qu’il y avait peu de pistes à l’époque. On était en trois pistes, quelquefois en quatre pistes. Et donc, pour quelqu’un qui voulait avoir un son un peu plus complet, face à ceux qui enregistraient avec 40 musiciens en direct, comme les Jean Ferrat avec des Goraguer comme orchestrateurs : face à ça, il n’y avait que des copies de magnéto. Alors des copies en multipliant les effets, en faisant des trucs à l’endroit, à l’envers. En ce sens, oui, j’ai été un bricoleur, comme les Beatles, à une certaine époque.
- A part Beethoven, qui a pu faire impression sur toi, sur ta personnalité ?
- Il y a des choses que j’aime beaucoup, mais en quoi est-ce que ça pourrait m’influencer ou en quoi est-ce que je pourrais les utiliser ? Par exemple, Bob Seger si tu me le retires, je suis malheureux, parce que si j’écoute trois titres de musique par an, alors il y en a deux à lui. Mais peut-être est-ce parce que je suis fasciné par les gens qui savent faire des choses que je ne sais pas faire moi, qui sont à l’opposé de ce que je suis. En quoi Bob Seger pourrait m’influencer ? Il me rend malade parce que je ne serai jamais sur scène comme lui, et que je n’ai pas cette voix et que je ne suis pas Américain et que je suis à côté de la musique en ce sens.
- « Y’a une route », c’est le deuxième étage de la fusée Manset qui se détache …
- Il y a une raison toute simple à ça. J’ai monté, avec un copain, le studio e Milan en 1971. En 72, on a aménagé le local, et on a travaillé en 8 pistes, puis on est passé en 16 pistes en 1973-74, beaucoup de clients, les factures, la gestion et tout, et pendant deux ou trois ans, je n’ai pas fait de disques. Quelques après-midi, ou quelques week-ends, j’ai fait quelques titres qui ont donné cet album. La différence, c’est que j’étais enfin tout seul derrière la console. J’ai pu prendre le son comme je voulais, ce qui n’est pas bien compliqué d’ailleurs. Je me suis retrouvé avec « Il voyage en solitaire », on a amené le piano, un Yamaha, il n’était pas accordé. Il se trouve que pour l’essayer avant d’aller bouffer, en un quart d’heure, j’ai fait cette prise, je l’ai conservée alors que j’en ai refait de superbes avec des sons étonnants. Mais ce n’était pas ça, l’ambiance n’était pas là. « Y’a une route », c’était une découverte, je me mettais à faire quelques productions, avec Herbert Léonard, avec René Joly et aussi une production canadienne, j’ai rencontré une équipe de musiciens : François Auger, Didier Batard et David Woodshill. Dans la foulée, le week-end d’après on a fait au moins six titres de l’album en un après-midi, très vite, et notamment, Y’a une route, qui pour moi… est vraiment un des titres où la batterie est la plus étonnante de frappe, de précision, d’efficacité de son pour l’époque. A part un titre que je n’aime pas, Un homme étrange, l’album est original, il y a réellement là un auteur-compositeur, pas un malade dans un coin, pas un allumé… qui a fait « Orion », pas l’introverti qui avait fait « Le long chemin », pas le jeune allumé des arts déco qui avait fait « Animal ».
- Après l’énorme succès de « Il Voyage en solitaire », tu refuses de jouer le rôle de « l’Homme à la valise », le jeune homme, sensible, qui parcourt le monde une guitare à la main.
- Il y a eu sabotage volontaire de l’affaire. Autrement dit, j’ai été dans les hit-parades, j’ai fait une dizaine de télés à l’époque, et j’ai été obligé, plus ou moins contre mon gré, mais enfin une fois dans sa vie on peut se l’autoriser, de faire notamment quelques télévisions qui ne me plaisaient pas beaucoup. En deux, trois mois, j’ai senti les pressions, j’étais dans le cyclone. Je me rendais compte que si je me laissais légèrement malmener, il n’y avait plus d’inspiration. J’allais devenir un foutoir dans mon grand intérieur. Alors, il n’y avait pas deux solutions, quand tu as la gangrène, tu coupes. J’avais un titre tout trouvé, c’est « Rien à raconter ». Tous les espoirs qu’on avait pu mettre dans ce nouvel auteur-compositeur enfin arrivé sur le marché avec un si beau titre, a bien pris soin de saborder l’affaire en mettant des titres absolument indigestes pour les médias conventionnels : « Les Vases bleues », « On marche de travers comme un crabe et la mer descend ». Un album qui remettait les choses à leur place. Je suis redevenu marginal : plus de presse, plus de radio, et pas de télé. Je n’ai jamais voulu d’un tube comme « Il voyage en solitaire ». La vente de 45t, ça m’est complètement égal : ça va me faire vivre pendant un an de plus, je m’en fous, ce n’est pas le problème. D’accord, c’est rassurant une fois dans sa vie.
- « 2870 », ensuite, était un album à la fois dense et diffus, hardi en tout cas.
- J’ai toujours essayé de casser les rythmes, de ne pas sortir les mêmes albums ; je voulais une pochette dont on se souvienne, c’est-à-dire qu’on oublie la musique mais qu’on se souvienne de la pochette et du titre. Je voulais renouer avec le côté fiction parce que ça faisait des albums que tout le monde attendait que je fasse un truc de fiction. Il y a un autre élément qui a déterminé « 2870 », c’est la guitare électrique. J’étais avec David, qui avait donc fait trois albums avec moi, un Anglais, et j’ai voulu me faire une indigestion de guitare électrique, un pied personnel. J’allais à Londres assez souvent à ce moment-là, j’avais un copain qui s’appelait Mike Lester, avec qui j’avais fait deux trente centimètres et j’écoutais de temps en temps un petit peu de musique anglaise : un de ses paramètres, en dehors des problèmes de langue, c’est quand même que tu mettais le disque sur le plateau, puis tu pouvais discuter. Soit tu tendais l’oreille et éventuellement écoutais certains bouts, soit tu continuais à parler : ce n’était pas gênant. J’ai voulu avec « 2870 » faire un truc où tu puisses continuer à discuter, qui soit plus une musique de fond, où tu gaules un mot de temps en temps. « Rien qu’un enfant triste », trois plombes de guitare… Ça devait fonctionner comme ça. Avant les boites à rythme, avec des tempos qui ne bougent pas, avant les machines, quoi. Je voulais que ça ne bouge pas. Voilà la raison de « 2870 ».
- Le troisième étage de la fusée, c’est « Royaume de Siam » où se révèle véritablement Manset-auteur, et surtout Manset-chanteur.
- Je suis d’accord avec toi. A partir du « Royaume de Siam », j’assume.
- Tu as une assise, et donc une force de pénétration vers l’auditeur qui passe nettement mieux.
- Je chantais bien, à partir du Voyage en solitaire et « Y’a une route », mais je ne favorisais pas la voix et je la mettais toujours dedans, inconsciemment j’avais peut-être un peu plus les boules, enfin j’étais moins motivé, ou moins libéré qu’à partir de « Royaume de Siam ». Ça c’est sûr. « La mer n’a pas cessé de descendre », c’est voix/guitare : point final, comme j’ai fait aujourd’hui. « Et l’Or de leur corps », boum, envoyez la sauce.
- Là, on a l’impression que « Royaume de Siam »…est le disque à partir duquel tu n’as plus peur de te mettre à poil.
- Tout à fait d’accord. C’est d’autant plus vrai que j’ai écrit la chanson avant mes premiers trips systématiques en Thaïlande : c’est vrai aussi que sur la pochette j’apparais désormais sans barbe.
Après « Royaume de Siam », j’ai arrêté les violons. Pour des questions de budget ; ce n’est pas tellement que je manque d’argent, mais les prix des musiciens ont trop augmenté, les studios aussi, tout ce cinéma, ce cirque, autour du 30 de machin, d’untel qui coûte tant, de l’autre qui coûte le double, du troisième qui quadruple, pour en arriver aujourd’hui, à des chiffres faramineux. Depuis « Royaume de Siam », j’ai décroché. Je peux dire que je fais des albums qui coûtent quasiment à chaque fois le même prix.
Ça ne m’intéresse pas de payer Pierre, Paul, Jacques, des nuits entières pour des chorus, je n’en ai rien à foutre. Le premier guitariste venu… enfin j’exagère, mais je veux dire le premier bon musicien venu, on lui dit : chorus entre telle mesure et telle mesure, tel son, tel truc, et au revoir. C’est un peu catégorique, mais c’est comme ça.
- Est-ce une raison suffisante pour ne pas les créditer, comme sur « Lumières » ?
- On oublie des choses essentielles quelquefois, je ne sais pas si c’était volontaire : comme je fais mes pochettes, les maquettes suivent, les mecs ne vérifient pas parce que c’est moi qui les amène, ils ont tellement pris l’habitude que quelquefois il y a des erreurs grossières, comme ça. Sur « Lumières », je crois que j’ai eu des problèmes avec les musiciens, ce n’est pas la première fois que ça m’arrive et j’ai dû considérer que j’avais trop lutté avec eux pour les mettre effectivement sur cet album. « Prisonnier de l’inutile » c’est le premier où il n’y a pas David, qui lui, m’avait sauvé « Lumières » : une des plus belle séances de guitare de ma vie, un des moments les plus intenses, quand on a fait ces re-recordings sur « Lumières », j’ai chanté en direct pendant que lui faisait deux guitares qu’il a doublées et il a permis le petit miracle. C’est un grand guitariste, David.
- Un de mes fantasmes musicaux, ça serait d’entendre un vrai groupe de rock reprendre « Le Tain du soir ».
- Ce titre je ne voulais pas le réaliser, je voulais absolument le faire faire par un groupe de rock. Puis j’ai bien été obligé. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ! Comme « Entrez dans le rêve » sur le dernier album, je ne voulais pas la faire. Je voulais trouver quelqu’un pour la faire. « Ramenez le drap sur vos yeux, entrez dans le rêve. »
- Le plus étonnant c’est qu’il n’y a pas d’électronique dans tes disques. Il y en a sûrement un petit peu, mais elle ne s’entend pas.
- Je suis devenu tellement marginal dans la création même de l’album, c’est-à-dire des bandes que je ne sais pas si les lecteurs ou si des musiciens peuvent vraiment se rendre compte de ça. Depuis « Il voyage en solitaire », j’ai toujours fait mes voix seul dans le studio en cavalant de la cabine au truc, sans mettre de limiteur, donc en me reculant et en m’approchant selon simplement ce qui repassait dans le casque, puisque ne voyant pas les VU, cherchant mes corrections moi-même. J’ai toujours fait mes mixes tout seul, c’est-à-dire studio fermé, ayant les clés, un dimanche matin ou un samedi matin, souvent en une séance par titre, jamais plus, et je me suis toujours tenu à cette rigueur, pas seulement pour des questions d’argent, puisque maintenant j’ai les moyens d’enregistrer ou de refaire des mixages ou des re-recordings de cordes ou de cuivres si je veux, ou même de refaire un titre, hein ! Mais je me suis toujours tenu à cette rigueur de rapidité liée à l’efficacité parce que les quelques petites expériences que j’ai eues m’ont vraiment prouvé que je suis quelqu’un, ce qui est très rare, qui peut avoir 90 pour cent de ce qu’il veut, dans un minimum de temps. Et sans avoir à entrer dans les problèmes personnels de chacun. Ce n’est pas du fascisme, c’est simplement une façon de travailler tout à fait efficace, qu’on avait ici avant ; qu’on n’a plus mais qui existe encore ; à Londres, personne ne discute. Il y a certains mecs qui sont responsables de certaines choses, mais quand un preneur de son envoie une dose d’écho quelque part, il n’y a personne qui se lève dans la cabine pour dire, «  ah ben, attends, on va essayer autre chose avant ». Quand un arrangeur ou quand un gars qui est responsable d’une séance dit à un guitariste « tu vois, là, il y a la partie », le musicien ne pose pas la question, il y a marqué qu’il joue de la 3ème à la 12ème mesure, il joue de la 3ème à la 12ème, quel que soit le guitariste, et si Clapton fait des séances et qu’il y a marqué de la 3ème à la 12ème il joue de la 3ème à la 12ème. La raison pour laquelle je ne m’écarte pas tellement d’une certaine rythmique, c’est que j’aime beaucoup les guitares électriques, les choses qui se passent spontanément à la séance. Or, dans « Chambres d’Asie », paradoxalement, j’ai beaucoup de trous dans le play-back, c’est pour ça que je me suis aussi, plus ou moins engueulé avec un des guitaristes, un très bon, qui s’appelle Marc Perru. J’ai fait deux prises ; sur la première il n’a pas joué (il s’accordait), sur la deuxième il a joué la moitié du titre. Heureusement, la moitié qu’il a jouée est suffisante. J’ai pu garder à la fin trois interventions. Je ne refais pas le titre simplement parce qu’un guitariste en a joué la moitié ! Parce que sans ça, ça va être le pianiste qui va en jouer la moitié, puis après le batteur et puis on peut passer comme ça trois jours de suite. Donc, si tu veux, tout le monde accompli son job. On explique avant, on répète un peu, et puis on est des professionnels. On joue deux fois et c’est bon. Si je faisais de la scène, j’aurais un groupe, on répèterait et j’aurais un truc tout à fait homogène, sans problème, et qui aurait les avantages de la spontanéité, et aussi du professionnalisme. Dire Straits, quand il nous a bazardé dans la tronche « Sultans of swing », il n’y avait besoin de rien. Dylan, aujourd’hui, il n’a pas besoin de synthé. Il a un texte, tu as des mecs qui fonctionnent derrière. Il y a le tempo qui suit. Il faut remettre les choses à leur place, parce que dans cette musique, et je vais même tomber sur Bob Seger, qui est pourtant mon idole, trois albums sur quatre sont médiocres quant à la prise de son. Je ne parle pas des arrangements où il y a toujours des trouvailles, et puis c’est du rock, rock. Ce n’est pas la question, mais si tu veux, ce n’est pas Scorpions. J’aime beaucoup Scorpions. Ils ont apporté beaucoup de choses. Eux dosent les guitares, les interventions, les balances, les sons, les tempos, les basses, les trucs comme ça, ce qui n’est visiblement pas le problème de Bob Seger. Ça bastonne, de temps en temps il y a un super plan mais un plan de musicien, on est à la limite ; presque plus près du jazz, de l’esprit du jazz où chaque musicien joue son trip et basta. Dans le hard rock comme Scorpions, c’est vraiment le petit bijou d’organisation à l’intérieur de la partition, de la production. Je ne revendique pas aujourd’hui d’avoir un album bien enregistré avec un grand son, avec des innovations, avec des machins, c’est fini cette époque-là. Je l’ai fait : « Il voyage en solitaire », et puis avant « La Mort d’Orion », « Animal ». Depuis le « Royaume de Siam » c’est l’auteur-compositeur, le reste ça suit. Dylan n’en est pas à trouver s’il faut de l’écho à l’endroit ou à l’envers, il n’en a rien à foutre.

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Pollen - Jean-Louis Foulquier / France Inter (1985)
 
- Prisonnier de l'inutile, Gérard Manset, c'est le titre de l'album qui vient de sortir...
- Oui...
- Onzième album, Gérard...
- Douzième....
- Douzième ?...
- Oui...
- Mine de rien, ok, et tu es fier de celui-ci ? Je crois, c'est un bel album ....
- Oui... en quelque sorte, si je devais le résumer, il est à peu près né en même temps que "Lumières", et je les ai enregistrés quasiment ensemble, c'est le frère jumeau de "Lumières", mais disons que le titre de l'album précédent donc, a conditionné le choix que j'avais fait sur l'album numéro onze, donc "Lumières", et ce qui, ben ce qu'il restait parce que y'avait quand même "Prisonnier de l'inutile" qui devait être le titre de celui-ci, et donc, j’ai organisé les chansons qui restaient...
- Oui, c'est pas un disque particulièrement optimiste, hein...
- Ben, disons que si, si ça avait été un double album, il aurait peut-être été un tout petit peu moins pessimiste puisque, en quelque sorte les chansons les plus... pas neutres, mais...ou pas anonymes non plus, mais enfin il se trouve qu'effectivement, c'est pas les plus gaies qui sont restées sur celui-ci...
- Il faut dire aussi que, quand on te croise dans la rue, t'es pas d'un optimisme et d'une gaité débordants...
- C'est pas évident, il y a quand même des jours pas mal et pas mal d'humour qui se ballade, mais enfin faut tomber sur les bons, quoi...
- C'est vrai quand on, quand on te rencontre, t'as toujours l'air un petit peu comme ça, en dehors...
- Ah oui, si je suis seul, effectivement...
- Tu frôles un peu les murs.... 
- Je suis, ouais, ouais, je suis dans mes... 
- Dans tes pensées...
- Oui
- Tu prépares toujours l'album qui va venir.
- Oui, enfin, il y a quand même un côté spectateur, un peu. Je me balade un peu toujours, comme si j'étais de l'autre côté de la toile.
- Et pour un peintre, c'est pas mal.
- Oui, c'est vrai
- Prisonnier de l'inutile.  J'aimerais que tu nous en parles un petit peu. 
- Écoute... de la chanson, ce n'est peut-être pas celle que je préfère. On y a eu droit, on l'a bue jusqu'à la lie...
- Tu recommences...
- Mais c'était obligatoirement le titre de l'album. Parce que bon, il se trouve que ça correspond à un état d'esprit dans lequel je suis depuis un certain temps d'ailleurs, mais enfin qui semblerait me maintenir dans cet état, comment je pourrais dire, de sempiternel recommencement de choses qui ne me semblent pas excessivement utiles, voilà...
- Tu te sens complètement prisonnier de l'inutile. 
- Euh..., écoute, il ne faut pas prendre les choses à la lettre, mais c'est vrai que, parce que ce serait une conversation un peu longue, mais c'est vrai que nous sommes prisonniers d'énormément de choses qui sont complètement inutiles. Alors j'ai ce privilège de pouvoir moi, me sortir de ces choses-là, mais tout le monde ne l'a pas et il en reste quand même.
- Tu as la sensation d'en être complètement sorti ?
- Pas totalement, mais disons une très bonne proportion, oui...
- Quand même. Il faut venir faire des radios de temps en temps...
- C'est vrai, c'est vrai, mais dans la mesure où il y a un certain plaisir à le faire. Ce n'est pas toujours inutile.
- Pour voir, difficilement. C'est son tout dernier album. Il est sorti en même temps que le tien, à peu près. Vous vous êtes croisés l'autre jour quand il était dans cette émission, toi tu devais sortir d'une autre, dans la même maison et vous vous êtes rencontrés. Vous avez échangé les albums?
- Non, Pour l'instant, il est gagnant dans l'affaire, il a le mien, mais je n'ai pas le sien.
- Je ne sais pas s'il est gagnant pour autant,  vous avez des chemins un peu parallèles avec Yves Simon, avec une méthode de travail comme ça qui fait que vous disparaissez le temps de pondre, et puis vous revenez et puis vous disparaissez à nouveau, et plein d'autres activités à côté de la chanson.
- Oui, oui, c'est vrai que c'est un des seuls, disons, qui soit peut-être de mon côté de la barrière, mais on n'a pas les façons de travailler analogues.
Alors lui, il passe énormément de temps sur ses albums et moi j'en passe excessivement peu.
- Puis lui, il travaille avec quelqu'un d'autre.
- Exact
- Alors qu'avec toi, tu fais tout
- Exact
- Est-ce que tu es capable de t'entendre avec quelqu'un d'autre en séance de travail de toute façon. 
- Il semble me souvenir, qu'il y a très longtemps, j'ai dû le faire. Mais depuis, non, si tu veux, comme ça se passe quand même assez vite, j'arrive à m'entendre avec les gens, oui, je suis d'un caractère tout à fait souple, je pense simplement, je suis très exigeant. Je sais exactement ce que je veux et surtout et surtout par-dessus tout, je ne veux pas perdre de temps. 
- Pour l'utiliser ailleurs pour l'utiliser ailleurs.
- Oui, oui, oui, non, et je sais trop dans ce métier, sur le plan strictement technique, on a très vite, si on connaît bien ce métier, disons quatre-vingt-quinze pour cent de la qualité qu'on peut être en droit d'attendre. Mais si on veut avoir les cinq pour cent en plus, on tombe dans le cas quelquefois d'Yves Simon ou d'autres c'est-à-dire, de multiplier le temps de travail par dix, vingt, cinquante ou cent pour améliorer quelquefois, voilà, c'est tout.
- Toi tu préfères ces cinq pour cent-là les laisser de côté?
- Oui, quitte à quelques fois, à froid très longtemps après, réécouter et peut-être prendre une autre option.
- Et faire ton autocritique. 
- Oui, mais si tu veux, il y a encore une différence qui me permet d'agir comme ça. C'est que j'ai toujours des trucs enregistrés très longtemps avant, enfin au moins un an ou deux ans avant, que personne n'entend que je garde et donc que je ressors et que j'écoute comme s'il venait de quelqu'un d'autre, donc si tu veux, je peux être assez critique. Ce qui n'est pas le cas d'Yves Simon et ce qui n'est pas le cas des autres qui sont toujours presque à la traîne d'un album, si tu veux, qui attendent vraiment d'avoir terminé le mixage, le mixage, le mixage, alors qu'ils devraient les mettre dans le commerce presque ou dans les bacs, tu vois, donc si tu veux, ils sont quand même dans le show, voilà. - Parmi la façon dont tu utilises ton temps à côté de la musique et de la chanson, il y a les voyages. 
- Oui.
- Et cette chanson, "Les chambres d'Asie", c'est retour de voyage? 
- Euh ça, alors là, si je devais te dire quand, je ne sais plus exactement, non, il y a des chansons qui sont tout à fait précises, dont je me souviens exactement les circonstances dans lesquelles le texte m'est venu, tu vois, mais "Chambres d'Asie"...  La chevelure des rideaux?  Non, Chambres d'Asie...  Papier des murs...  
- Chambres d'Asie, ce n'est pas fini, mais on shunte sur ordre de Gérard. Tu sais que je n'aime pas trop ça...
- Non, mais 7.30, 7.30...Je ne sais pas quoi, je me suis habitué. Maintenant, je suis obligé de faire des versions courtes, trois minutes.
- Il y a des émissions où on peut se permettre de passer les chansons en entier. Alors, là, tu as fait deux versions. Il y a l'album, où on a la chanson en entier dans la version originale et tu fais une version pour les radios aussi.
- Enfin, je viens d'en faire une, oui, il y a deux ou trois jours, éventuellement pour les FM, là, parce que... Ils enchaînent batterie sur batterie 
- Pour avoir une petite chance de te caser...
- Exactement, ben oui, tu sais, quinze jours par an. Je fais ce qu'il faut.
- "Chambres d'Asie", l'Asie.
- Mais attends, je vais quand même donner une précision parce que ça pourrait sembler être des rafistolages, des bricolages.  C'est un produit fini comme un autre, hein, je veux dire, à la limite, je suis le créateur entre guillemets, autant de celle de 7.30 que celle de trois minutes. Ce n'est pas parce qu'on me demande de le faire. Il y a des impératifs, à moi de me démerder pour qu'en trois minutes, j'ai la même chanson qu'en sept et demi. Après, on se demande pourquoi il y en a quatre de plus dans l'autre, bon. Mais non, ce n'est pas le même produit, c'est tout. Mais les deux ont le droit d'exister. À la limite, pourquoi pas un truc d'une minute? J'en ai fait une de...de... Je me suis amusé, tu vois, sur cet album, je voulais faire une version de tout l'album plus court, c'est à dire, je voulais à peu près ramener les titres de trois minutes à une trente, c'est à dire un couplet, un refrain, et je l'ai fait sur...  "Prisonnier de l'Inutile", c'était très bien, ça fonctionnait très bien. Ensuite, "Les enfants des tours", ça fonctionnait très bien, «Mauvais Karma », je suis arrivé à trois minutes, "Chambres d'Asie", à trois minutes. Mais au bout du compte, ça faisait quand même plus que ce que je pensais comme durée, si tu veux, je n'ai pas pu ramener tout ça.
Je voulais faire en quelque sorte une sorte de film-annonce, de disque-annonce
- L'équivalent de la bande-annonce.
- La bande annonce du disque. Finalement, ce sera pour quelqu'un d'autre, pour une autre fois. 
- Pourquoi tu mets des guillemets à créateur quand tu parles de toi?  Tu peux t'en passer des guillemets?
- Oui, ben, je m'en passe, mais je veux dire quand je dis créateur, entre guillemets, ça veut dire que c'est plutôt bricoleur, sans guillemets. - C'est par modestie tout ça? Tu n'es pas vraiment quelqu'un de modeste, parfaitement conscient de...
- Écoute, je vais te dire une chose, par exemple ce week-end tu vois, j'ai très... bon, je travaille le week-end...
- Et la semaine ? 
- La semaine, je travaille mais ce n'est pas la même chose. La semaine, je fais des trucs qui sont relativement emmerdants, mais le week-end enfin maintenant, il n'y a plus de bagnole, tout est calme, les gens ne foutent rien. Et alors, je suis dans un état propice à l'inspiration alors, ce week-end, j'ai peint, j'ai écrit, j'ai fait pas mal de choses et puis quand même, ça devait être dimanche en fin d'après-midi, je me suis posé la question, tu vois, je reviens au problème du créateur...  De deux choses l'une, ou effectivement je suis un créateur ou je suis un artiste, auquel cas j'ai eu un week-end tout à fait productif et bénéfique, et je suis parfaitement heureux, ou d'un autre côté, je suis un faiseur et à ce moment j'ai perdu mon week-end, mais personne n'est là pour donner la réponse.
Donc si tu veux, il vaut mieux que j'ai gardé les guillemets, ça permet quand même d'avoir les pieds sur terre.
- Ouais. C'est à dire qu'il faut réussir à faire les deux.
- Voilà.
 
- Bon, moi j'aime bien. Je l'ai écouté ce matin, tranquille à la maison, ton disque, j'arrivais au moins à écouter les chansons jusqu'à la fin, là, il me coupe les chansons. C'est pas possible.
- J'entends partir l'or....
- T'aimes pas t'écouter?
- Une fois que...  je sais pas si, si, si je suis surpris en train de chantonner quand même...  Avec "Karma". J'aime bien. 
- Alors que sont devenues toutes nos vies passées?
- Les marches sur lesquelles on a tous dansé?
- Voilà une question essentielle.
- Nos gestes, nos actes, nos gestes, nos pensées, dans la peau de qui, de qui, se sont enfoncés…
- Tes vies passées à toi tu les connais? 
- Ben, non...
- Parti à la recherche...
- Ben, non, je ne les connais pas, peut-être Gauguin. Enfin ça, ce sera une autre histoire pour plus tard.
- Mais il y a, peut-être, Gauguin...
- Y'a peut-être Gauguin quelque part parce qu'il avait quand même un sérieux caractère. Il y a des points communs.
- Oui, il y a une photo d'ailleurs dans cet album des toiles de Gauguin, c'est une photo de toi?
- Ah non, non, mais la toile peut-être puisque justement...
- La toile peut être, tu te sens de temps en temps quand tu te parles, tu as l'impression que...
- Non, non...
- Que ta main est tenue par celle de...
- Non, mais il y a beaucoup d'affinités quand même avec le personnage...
- Ouais, est-ce que tu es allé là-bas sur les lieux?
- Eh bien oui, mais...
- Un repos exactement.
- Mais alors, paradoxalement, quand j'y étais, je n'étais pas un allumé de... Il y a des tas de détails que je ne connaissais pas et je suis passé plusieurs fois devant et donc, la première baraque qu'il avait à Papeete. Et puis après, sur la route jusqu'au musée Gauguin. Il y a des différents endroits où il y a des panneaux comme ça, mais je n'étais pas entré dans le trip Gauguin à l'époque, donc je passais un peu.
Ce n'était pas le pèlerinage. Je n'ai pas fait le pèlerinage encore, mais je le ferai.
- Tu y retourneras, tu as beaucoup de pèlerinages comme ça, parce que tu voyages beaucoup. Tu le voyais? 
- Ben non, finalement, parce que j'ai vraiment, j'allais dire peu, mais c'est même pas peu. C'est pas... de culture générale. Donc si tu veux, je ne peux pas avoir de pèlerinage à faire à part Gauguin, je pense que je ne connais vraiment pas grand monde.
- Ça permet de…euh, la peinture, tu continues... tu as dit que tu avais peint ce week-end...
- Oui, oui
- Et tu entasses. On ne les voit pas souvent, souvent tes toiles.
- J'entasse pas, il y a eu une exposition là-haut, c'était quoi en juin...ouais, en juin?  Mais ça faisait effectivement dix ans que j'entassais. Oui, maintenant, je pense que je vais essayer d'en faire une tous les ans.
- Maintenant, ça y est, et la photo ? 
- La photo, c'est une façon de respirer aussi, comme d'écrire, comme tout ça. Donc c'est normal, ça, j'en fais régulièrement, enfin perpétuellement, constamment et je n'ai pas l'impression d'en faire, si tu veux...
- Mais tu avais exposé aussi.
- Ah non, non, je n'ai pas fait de non
- Ah si...
- Non, et puis la photo pour moi...
- Des photos exposées
- Oui, mais ce n'était pas dans le contexte d'une exposition de photos. Ce n'était pas dans ce sens-là. C'est plutôt comme on expose des notes ou des machins comme ça, ça m'amusait de faire un mur d'images comme ça et mélanger un peu tout 
- Est-ce que tu as l'intention de faire des clips, de sacrifier à la mode du clip. 
- Ben, écoute, j'ai posé des jalons, je ne te dirai pas lesquels, ça peut encore... Je préfère ne pas en parler, mais il y a un petit comment je pourrais dire. ..Il n'y a pas de difficultés. Enfin, il y a certaines conditions dans lesquelles je pourrais effectivement en faire un. Alors je saurai peut-être bientôt si c'est possible ou pas. Mais c'est assez difficile.
- Et tu le réaliseras toi-même? 
- Je ne sais pas, je n'ai pas tellement envie. Je vais répéter encore un truc que j'ai dit souvent, mais ça ne m'amuse pas de faire tout. Toutes les techniques qui se rapportent à un machin que j'ai créé, c'est plutôt faute de combattant que je prends le truc en marche.
Mais je n'ai pas tellement envie de le faire. Si un réalisateur se présente et qu'il peut enlever l'affaire avec toutes les garanties artistiques possibles, je ferais. Mais il y a pas beaucoup qui m'intéressent.
- Tu as déjà réalisé un film, toi? 
- Oui, toujours pareil, toujours le côté un peu brouillon. Enfin, pas brouillon, mais je veux dire technique d'apprentissage de toutes les données artistiques.
- Dans ton film, il y avait un plan extraordinaire. Quand je l'ai vu, j'ai dit. Il a osé...
- Ah bon ? Ah oui, il dure, je ne sais pas combien de temps, c'est toi qui te filme devant ta glace en train de te raser.
- Ah oui, il y avait une voix, il y avait une voix. Ah oui, bah il était très beau ce plan-là.
- Il était très beau et oui, tu te plaisais, apparemment...
- Ben, c'est un portrait, remarque. Il vaudrait mieux. Je vais te dire, je vais te répondre franchement, il vaudrait mieux qu'il y ait un certain narcissisme quelque part. Ce n'est pas d'ailleurs toujours facile à conserver, mais ça me semble nécessaire.  Et quand on le perd, c'est dur de remonter à la surface.
Dans mon cas, la question ne se pose pas, mais c'est
- Et c'est vrai qu'il n'y a pas beaucoup de chanteurs qui trouvent grâce à tes yeux.
- Non, c'est vrai que quelques fois, il y a des problèmes. On me demande ce que j'aime, bon, effectivement je n'aime quasiment rien ou très peu de choses. 
- Ben là, on en a une, on a une chanson
- Et cette chanson précisément, c'est dommage, je vais l'annoncer, aussi, on a des...hein…est je crois, peut être celle que je préfère de toutes les chansons françaises que je connais.
- Au moins un bon point pour moi.
- La plus grande chanson que j'ai entendue.  Alors voilà...
- J'ai le souvenir d'une émission qu'on avait fait ensemble.
- J'avais déjà dit ça...
- Il y a déjà quelques années et où tu avais fait totalement ton programme.
- Ah bon ?
- Et alors, c'était redoutable parce qu'au fur et à mesure que les disques que tu avais choisis défilaient, y'en avait pas un qui trouvait grâce à tes yeux...Tu disais, celui-là pourquoi je l'ai mis...
- Ah bon...
- Pour cette phrase parce qu'alors, le reste...
- Ah bon, mais je... je m'arrange
- Parce que là, il y a la chanson en entier, en plus, tu dis que c'est ça la meilleure chanson...meilleure chanson française depuis...
- Pour moi oui, si tu veux, si je donnais le... je ne sais pas si je...
- À part les tiennes... 
- Je suis un peu hors-jeu parce que, je ne joue pas quand même ce métier, donc ne faisant pas de scène, y'a des chansons qui auraient évolué différemment si j'en avais fait. Mais si par exemple, j'avais des notes à donner, je donnerais neuf et demi ou peut-être neuf trois quart, enfin juste en dessous de la moyenne à Brassens. Mais je donnerais dix-neuf à Cabrel...
- On va encore avoir du courrier, je te le fais passer cette fois-ci...
- D'accord...
- Là, j'ai un petit problème Gérard, parce qu'on a le temps de passer encore un titre de toi.  Alors toi, tu as choisi "Et l'or de leur corps" C'est que tu aimes particulièrement bien cette chanson puisque tu as noté toutes tes chansons. Et que c'est la chanson à laquelle tu as mis la plus grosse note, et moi j'ai un faible pour "Les enfants des tours" sur le même album. Alors que fait-on là?
- Ben, tu choisis...
- Je te fais plaisir ou je me fais plaisir?
- Non mais bon, si tu veux passer "Les enfants des tours", on passe "Les enfants des tours". Ah, on dira simplement que l'autre était plus ou moins une vocation dédiée à Gauguin, c'est tout.
- Et surtout que, en plus, "Et l'or de leur corps", je l'ai passé hier.
- Eh bien voilà...
- Et cette chanson, "Les enfants des tours", elle m'a un petit peu étonné quand je l'ai écouté. Elle a un petit côté réaliste. C'est vrai qu'on n'a pas l'habitude de retrouver dans les textes de Manset.
- Oui, c'est vrai, ça je ne me rends pas bien compte, enfin c'est chanson de guitare...Tu vois, j'avais voulu faire un...  Elle n'est ni folk, ni ballade, ni bon, mais elle n'en est pas loin non plus, simple, dépouillée... Le texte est pour auteur-compositeur, quoi...
- Simple, dépouillé, et il veut bien dire ce qu'il veut dire.
- Exact.
- Voilà, tu dévoiles, tu te révoltes un petit peu...
- Oui, enfin, on peut dire qu'il y a une prise de position, mais elle est si légère, elle se retourne comme un gant, que de toute manière, non, ce n'était pas le fond de la chanson. C'était plutôt une évocation qu'une prise de position. Enfin, ceci dit, oui...
- "Les enfants des tours" exactement, finalement tu avais raison, Gérard, on aurait dû choisir l'autre, elle était plus cool.
Merci d'être venu passer un petit moment avec nous Gérard Manset, à très bientôt...
-Ok, au revoir...


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Diagonales - Spécial Gérard Manset (1ère diffusion : 24/09/1985)
France-Culture
Invité en 1985, par Jacques Erwan et Marc Legras, pour son disque "Prisonnier de l'inutile", Gérard Manset, dix ans après "Il voyage en solitaire", livre sa version du mythe Manset, mystérieux, énigmatique, son rapport au bouddhisme, au show-business, sa pratique de la photo et de la peinture.

« Prisonnier de l'inutile », l'album vient de paraître, Gérard Manset est avec nous dans « Diagonales » et on en est très heureux.
- Gérard Manset à défaut de biographie, il y a une légende Gérard Manset, au terme de laquelle vous seriez, je cite : « secret, mystérieux, énigmatique, il y aurait même un mythe Manset », alors, Gérard Manset, secret ?
-Oui, secret, oui…
-Mystérieux …
-Enfin il y a beaucoup de secrets, hein, il n’y a pas que des secrets, mais il y a beaucoup de secrets.
-Mais êtes-vous secret ?
-Oui, il y a une grande part de secret…oui
-Mystérieux ?
-Ben, je sais pas, peut-être le mystère est contenu dans le secret… c'est pas évident mais je crois que c’est plutôt secret que mystérieux, finalement c’est très simple, hein, le secret c'est une position personnelle de ne pas divulguer certaines choses mais ces choses en elles-mêmes sont très simples, il n’y a rien de mystérieux dedans, en fait, voilà…
-Énigmatique ?
-Alors là, il faudrait me préciser le sens… 
-Êtes-vous un être à énigmes ?
-Je crois pas, je crois que tout est clair, simplement ça prend souvent énormément de temps à développer le pourquoi le comment, mais enfin, bon… s’il y avait le temps de développer ce serait très clair.
-On peut développer…
-Je crois pas là…, ça dépend quoi hein, …
-Gérard Manset, énigmatique pourquoi pas…euh, très souvent sur les pochettes de disques bien sûr, on a parlé, vous apparaissez dans le flou, vous apparaissez avec le regard caché, par exemple
-Oui, mais oui, mais enfin, bon…
-C’est un choix ?
-Oui ; bien sûr…
-Y’a même une espèce de progression peut-être à l’intérieur de ce que vous livrez de vous-même…
-Non, disons y’a des…des…c'est pas des carcans… des conditions assez…enfin vous savez, c’est bon de se mettre dans des circonstances quelquefois très pénibles et y’a un petit jeu personnel dans le fait de reculer quelques fois les limites de la difficulté, donc c'est vrai que ça va pas en s’aggravant le fait de ne pas apparaître mais c'est un des paramètres dont je tiens compte à chaque nouvelle pochette, oui…c’est vrai.
- Gérard Manset, le seul film qui vous soit consacré « L'atelier du crabe » est un film que vous avez réalisé vous-même pourquoi ce soin ? Avez-vous peur d'être trahi ?
-Heu, ben, c’est que personne ne s'est présenté pour en faire un…
-Vous êtes vraiment sûr de ça ?
-Ah oui, absolument, non vous savez dans la légende en question il y a une part de… comment je pourrais dire… de stratégie qui fait que, on remplace le vide par quelque chose qui semble cohérent mais faut pas se leurrer je veux dire personne ne se présente pour réaliser un film…hein
- Gérard Manset, il existe un clip de votre chanson « La Mer Rouge » est-ce que vous avez suivi la mise en images sur vos mots sur vos musiques ?
-Non l'information est mauvaise il n’y a pas de clip sur « La Mer Rouge » …
-On l’a vu pourtant publié….
-Oui, ben c’est une erreur…
-Alors pourquoi pas de clip sur le nouveau chanson…(sic) ?
-Alors pourquoi pas de clip, parce que justement…, bon je peux pas dire il y a pas de réalisateur qui se présente, la question n'est pas là, mais peut-être un choix personnel, en fait j'ai toujours voulu, que ce soit dans la musique ou que ce soit sur une image qu'on pourrait mettre sur la musique que je fais, que le produit m'échappe, contrairement à ce qu'on croit, on croit que je veux absolument tout contrôler, m'occuper de tout, c’est absolument faux, mais il se trouve que je ne sais pas quelle malédiction fait que les choses me reviennent toujours dans les mains et… et comme je n'ai pas envie de les assumer, je m'arrange quelques fois pour faire en sorte qu'elle n'aboutissent pas, c’est souvent inconscient… non c'est pas inconscient d'ailleurs c'est pas ça, mais je veux dire c'est absolument inéluctable, j'en suis souvent amené à ces circonstances mais…en ce qui concerne le clip, alors l’année dernière sur « Lumières », y’a 2-3 projets, euh, mais il y a d'autres raisons techniques et pratiques qui sont encore longues à développer mais si je voulais dire en une phrase et ce titre « Lumières » faisait 11mn, quelque chose comme ça et donc je voulais absolument avoir la garantie, si je tournais un clip que… il serait passé enfin qu'il serait passable et donc je voulais avoir des contrats, je voulais que ce soit contractuel, et on ne signait pas de contrat, on ne signait pas de contrat, enfin c'était très difficile d'avoir des engagements à cette époque-là, là-dessus donc c'est tout, je veux pas faire travailler des gens sur du matériel sans avoir de résultats et puis …ben voilà c'est tout.
-Vous avez au moins un principe, celui du discours médian, qu’entendez-vous par là ?
-Non j'aimerais l'avoir, hein, ça veut pas dire que je l’ai toujours, c'est quelque chose que j'essaie d'avoir mais, malheureusement… je m'emporte pas d'ailleurs, parce que je suis assez distant par rapport à ce genre de chose, mais je ne sais pas si je suis toujours effectivement dans le juste milieu, mais c’est pas mon propos d’être dans le juste milieu…,  à froid oui, chez moi ça j'aime…disons, j'ai une vision médiane des choses en ce qui concerne les choix que j’ai à faire par rapport à ma carrière entre guillemets bon, puisque je suis seul effectivement à décider, je l'ai voulu comme ça et puis il y a rien à mettre à la place, mais dans une conversation comme celle-ci, ou si on me pose une question et que j'ai à y répondre, je suis comme tout le monde je veux dire, je n'ai pas le recul toujours nécessaire et il m'arrive de dire n’importe quoi, et… mais ça m’amuse aussi, je veux dire, caprice d’artiste, on a le droit de…
-Ce discours médian, alors, c’est une attitude un peu idéale ?
-Je sais pas, idéale je sais pas, si on arrive à le manœuvrer à le manipuler, à le domestiquer, je ne sais pas si on est, à ce moment-là assez lucide pour se rendre compte s'il est idéal ou pas, donc j'ai pas d'opinion, non j’ai pas d’opinion, là…
-Qu’est-ce qui vous…
-C’est une sécurité peut-être, plus qu'autre chose, c’est tout…
-Qu'est-ce qui vous a poussé à tendre quand même vers ce discours médian, cette attitude médiane ?
 -Alors je ne l'ai jamais eu hein,  c'est strictement une notion bouddhiste, c'est que bon, un jour j'ai mis mon nez dans l'enseignement du Bouddha, il y a pas très longtemps, et j'ai découvert effectivement ce chemin du juste milieu que je ne connaissais pas et que je… qui est la seule chose …disons, dans toutes les pratiques bouddhistes que je ne… que je n'avais jamais pratiqué c'est-à-dire que j'étais quelqu'un d'assez emporté, d’assez exigeant, de très exigeant, de très têtu, de très tenace bon, et ce sont des choses que j'ai quand même mis au rencard depuis un certain temps, hein….
- « Le sentier du milieu donne vision et connaissance, conduit au calme, à la vision profonde, à l'éveil, au nirvana. Il comporte 8 divisions : pensée juste, parole juste, action juste, moyens d'existence justes, effort juste, attention juste, concentration juste qui visent à favoriser le développement et la perfection des trois éléments essentiels de l'entraînement et de la discipline bouddhiste : premièrement conduite éthique, deuxièmement discipline mentale et troisièmement sagesse. La parole juste signifie l'abstention premièrement du mensonge ; deuxièmement de la médisance, de la calomnie et de toute parole susceptible de causer la haine, l'inimitié, la désunion, la dysharmonie entre individus ou groupe de personnes, troisièmement de tout langage dur, brutal, impoli, malveillant ou injurieux, et enfin, quatrièmement de bavardages oiseux, futile, vain et sot. »
- Gérard Manset, dans quelles circonstances êtes-vous tombé sur ce texte, sur cette pensée ?
-Pas exactement celui-ci, mais à quelques détails près, il y ressemble…, c’est son frère jumeau…Ce qui est dommage, c'est qu'on soit arrêté à la parole juste et qu'on n’ai pas développé les autres, notamment ce qui concernait les moyens d'existence justes, parce que le show-biz, enfin le spectacle en particulier en est écarté de façon catégorique, bon, c'est tout, faut vivre avec…plus très longtemps, mais…
-Pourquoi dites-vous plus très longtemps ?
-Ben quand même, douzième album « Prisonnier de l’Inutile », ça permet en quelque sorte, une halte sage et recueillie…
-Gérard Manset, où vous arrêterez-vous ?
-Ça, je sais pas, hein…
- Géographiquement…
-J’ai pas de…non, j'ai pas d'idée là-dessus, y’a des tas de…. il y a quelques points de chute là que je peux avoir, oui mais m’arrêter je sais pas trop, j'ai pas tellement envie de m'arrêter particulièrement
-« Prisonnier de l’Inutile », c'est une formulation un peu provocatrice…
-Oui…
-C'est tout ?
-C'est tout.
-Vous avez le goût de la provocation, non ?
-Non…si peu… c'est vraiment… non non sérieusement je veux dire, j'en mesure chaque jour les limites, ça m'amuse parce qu'on a besoin de miroirs, d’images qui reviennent, on a besoin de mur quand on envoie la balle et bon….c'est tout, donc en ce sens, il y a quelque part des provocations, ne serait-ce que pour voir la réaction de mes proches ou des gens que j'aime bien ou de certaines personnes que j'estime, et puis c'est tout, mais ça va pas plus loin, c'est pas une provocation à l'échelle d'un public ou de…non…
-L'humour aussi..
-L’humour, oui, ça peut arriver...
-Non, parce qu’il y a des légendes tenaces qu’il est parfois bon de contribuer à démolir tout de même…
-Euh, écoutez oui, je pense être entouré, je veux dire, la plupart de mes amis ont beaucoup d'humour oui...
-Ici et là dans votre œuvre, on peut déceler un certain mysticisme, quelles sont les racines de ce mysticisme ? Et où vous mène-t-il ?
-Écoutez, je crois que c'est des questions tout à fait normales, et il n’y a rien d'autre à répondre que des choses tout à fait banales, je pense qu'on est tous plus ou moins mystiques, c'est une des cordes de l'arc d'un artiste, de tout artiste, donc de temps en temps, on tire sur celle-là, c'est normal, je veux dire on est quand même quelque part des malades mentaux et dans les maladies mentales, dans les perversions mentales, il y a ce fait de croire, enfin d'avoir tous ces problèmes relatifs au mysticisme...
-L’interrogation fondamentale ?
-Pas toujours, parce que justement le bouddhisme m'a au moins, tout au moins l’enseignement du Bouddha, m'aura au moins apporté ce calme, quelque part cette petite marre de quiétude qui fait, qu’il y a des questions qui sont absolument défendues, s'il y a bien quelque chose de défendu dans le bouddhisme, et il y a très peu de choses d’interdites, tout au moins peu recommandées, c'est ce genre de question, donc mystique, oui, mais pas sur le fait des questions non-fondamentales, hein, qui sommes-nous, où allons-nous, d’où venons-nous, hein ?
-Gérard Manset cette chanson est-elle une bouteille à la mer jetée pour n'importe qui, ou bien y a-t-il un message, disons social comme on disait il y a quelques années ?
-Euh, il y a pas de message social, mais non il y a, comment je pourrais dire, une constatation de quelque chose de perdu, ben c'est pas nouveau, c'est pas la première fois que je la fais, mais...et puis il y a une vision passéiste, enfin dans ma tête, y’avait une image dans laquelle j'ai construit une phrase ou deux qui me sont venues, donc là il y a un travail tout à fait conventionnel d’auteur-compositeur, j'essaie enfin depuis un certain temps, ça fait quand même donc 12 albums, alors pour ne pas quelques fois retomber dans les mêmes principes de construction de chanson, il m'arrive maintenant de... de quelques fois, de saisir la banalité au passage, si je peux m'exprimer ainsi, et donc d'essayer de rester dans quelque chose de tout à fait conventionnel au moins une fois de temps en temps, donc c'est une chanson tout à fait conventionnelle.
-Quels sont vos bouts de paradis perdus à vous ?
-Euh, à quel point de vue ? Cérébral ou enfin... cérébraux ou physiques ?
-Parmi ce que vous avez vécu ou ressenti ? Il y a quelque chose qui a disparu là dans cette chanson, il y a des choses qui relèvent comme ça de ce qu'on appelle, les petits paradis perdus, peut-être parce qu'ils sont dans des bouts de notre mémoire ?
-Ben vous savez, moi mon signe c'est Lion et c'est ascendant Cancer, donc ascendant cancer c'est rattaché à tout le monde de l'enfance, à tout le domaine de l'enfance, donc il est évident que l'enfance en général, c'était le thème de « Lumières » l'année dernière, l’enfance en général pour moi est un paradis perdu, bien évidemment.
-Dans vos musiques, le rythme et le son constituent-t-ils autant de messages et lesquels ?
-Non il y a pas de message particulier j'ai jamais été porteur d'un message, quel qu’il soit, au contraire, je fais même attention quelques fois à ce qu'il n'y en ait pas, et... et je,... quelques fois il m'en vient comme tout le monde et involontairement même, je veux dire, mais je pourrais penser que quelque chose tendrait à signifier ou à faire croire qu'il y a un message alors quelquefois même je brouille, enfin je brouille les pistes, c’est beaucoup dire, mais je sabote le message quand je le vois trop trop évident, message. C'est d'ailleurs le cas dans « Les enfants des tours », il y a un sabotage quelque part ,puisque si vous voulez vraiment prendre le texte au pied de la lettre, il semble quelques fois vouloir dire le contraire à un certain moment de ce qu'il disait au début, et enfin vice-versa, parce qu’il y a des problèmes temporels dedans, c’est avec certaines phrases que moi seul connaît les clés mais  dans ma tête au moment de les construire, certaines phrases me sont venues où j’étais à une période donnée et puis d'autres à une autre période donc y’a une grille à poser pour le voir d’une façon intelligible, voilà, message non jamais.
-C’est là où on retrouve l’énigme ?
-Oui c'est vrai que... que j'inclus que...que... que moi je sois un personnage à énigmes, non mais que je fabrique certaines énigmes, oui.
-Pas de message ou peut-être un seul message ; un jour vous avez dit que votre seul message était de rigueur et d’honnêteté, est-ce que vous persistez ?
-Oui mais ça c'est pas un message, c’est une attitude
-Il vous est arrivé de vous définir ; j'aime beaucoup cette phrase je cite : « ...Comme un petit couturier français dans cette petite échoppe... »
-Oui, c’est vrai.
-C’est votre goût du travail en studio auquel vous faisiez allusion ?
-Non, c'est pour remettre les pendules à l'heure, parce que on a vite tendance à se prendre pour autre chose qu'un petit couturier dans sa petite échoppe et donc il faut toujours se rappeler à l’ordre, c’est tout...
-Lorsque vous avez travaillé sur ce douzième album, est-ce que vous aviez l'impression d'aller à l'échoppe ? Comment vous l’avez préparé ? Bon, le studio, tout ça ?
-Non, mais enfin, bon, aller à l’échoppe, jamais j’ai eu cette impression-là, non, quand je dis un petit côté dans sa petite échoppe, c’est parce qu’il y a quand même un côté tout à fait artisanal dans la façon de terminer les choses, c'est-à-dire les mettre en forme, hein, en ce sens il y a couture..., mais heureusement je n'arrive à vivre, à continuer à vivre que par l’inspiration ; j'ai ce miracle, enfin je suis né avec ça, je produis, je fabrique des choses complètement irrationnelles qui me viennent dans la tête, que j'entends venant d'ailleurs, bon et puis c'est tout, donc c'est l'inspiration à l'état pur alors ces choses-là me...m'obligent à continuer mais après c'est vrai qu'il faut quelquefois les mettre en forme, les rendre... je dis pas comestibles, je ne change jamais rien, je, je ne modèle jamais rien pour que ce soit intelligible, quand je dis les mettre en forme ça veut dire ne serait-ce que déjà, commander des musiciens, faire des séances, des sessions et remplir une bande c'est quelque chose de tout à fait matériel, et donc c'est une couture quelque part.
-Vous êtes un musicien autodidacte...
-Oui, comme la plupart des musiciens...tout au moins aujourd’hui.
-Pourtant vous jouez souvent de plusieurs instruments...
-Non, enfin, ça fait longtemps que je ne joue plus de...
-Mais ça a été le cas ?
-Ça a été le cas, oui...
-Alors, pour ce dernier album...
-Mais voyant les résultats, j’ai vite pris quelqu’un...non j’exagère, mais...
-Oui, vous exagérez.
-Pour ce dernier album, précisément vous avez fait appel à des musiciens et même d’ailleurs à un flutiste fantôme, parce qu'il y a une flûte sur le disque, mais on ne trouve pas le nom du musicien qui joue de la flute...
-Ouais...
-Comment vous, le solitaire, avez-vous fait pour vous entendre et fonctionner avec eux pour ce travail ?
-D’abord, je les connais depuis très longtemps, et ça fait au moins 6 ou 7 albums en ce qui concerne... il y avait un guitariste que j'ai eu pendant longtemps, qui s'appelle David Woodshill, qui est un anglais, qui est parti vivre aux États-Unis, donc il n'est pas... il était dans « Lumières » et il n'est pas dans « Prisonnier de l’ inutile », et c’est un Américain qui l'a remplacé, qui est très bon d'ailleurs qui s'appelle Breslin, et que je ne connaissais pas, et qui joue avec moi, on a fait en direct là, « Les enfants des tours », donc y’a deux guitares, et puis, ben les autres, y’a Marc Péru, y’a Pérathoner, y’a Bunny comme batteur depuis très longtemps, et puis y’a un bassiste Didier Bâtard qui est là, depuis...depuis...pas « Animal... » depuis « Il voyage en solitaire ».
-Vous pouvez nous révéler le nom du flutiste fantôme ?
-Ah, non...ça je peux pas vous le dire parce qu'il est passé tellement vite dans le studio que... non, tout ce que je sais c'est que, il y en a deux ou trois avec lesquels je travaille habituellement, j'ai dû... je peux être à peu près catégorique là-dessus, j'ai dû tout faire pour retrouver le flutiste qui avait joué sur « Orion », sur un titre qui s’appelle « Salomon, l’ermite », parce que vraiment c’est une des...pour moi, un grand moment, je m'en souviendrai toujours, mais...il se peut que ce soit lui, mais alors vous dire le nom, je sais pas parce que j’ai travaillé longtemps avec un autre musicien qui s’appelle Mam, qui fait les cuivres, les sax et tout ça, et qui donc théoriquement fait les flutes aussi, je me souviens pas s'il a fait des flûtes, là c'est pas lui, je sais que ce n'est pas lui, dire le nom, je sais pas, je regrette de pas l'avoir mis sur la pochette, hein, ça fait au moins 4 ou 5 personnes qui me fait la réflexion, je sais pas pourquoi il y a cette omission....bon
- Gérard Manset, vous avez une excellente mémoire, vous êtes allé sur scène il y a quelques années, disons...
-Allé où ça, pardon ? sur quelle scène ? Voir quelqu’un sur scène ?
-Non, vous, sur scène...On dit de temps en temps, Manset il a jamais fait de scène, c’est pas vrai, vous avez fait un peu de scène...
-Ah, je crois que vous vous trompez...
-Avant « Animal on est mal » ? Non ? En groupe...
-Là, vous avez vraiment...encore, il s’est encore passé...
-Avec un groupe...
-Comment ?
-Avec un groupe ?
-Ah non, mais avant « Animal on est mal » non, mais il y a quelques années...
-Quand je dis quelques années...c’était pour ne pas nous vieillir...
-Il y a des dizaines d’années...Il y a quelques dizaines d’années...
- « Animal on est mal » c’était 1968...
-Oui, non, mais c’était avant...
-Bon, alors, cette expérience de la scène alors que vous étiez peut-être adolescent ne vous a pas laissé de souvenir impérissable
-Si, si, justement, mais bien évidemment que ça m’a laissé des souvenirs impérissables, c’est pour ça qu’après, j’ai pas pu remonter sur scène parce que ne pouvant pas réunir à nouveau les conditions équivalentes.
-Bon aujourd'hui beaucoup de temps s'est passé depuis cette expérience, vous avez rencontré des tas de musiciens, n’êtes-vous pas tenté au fond de vous de...peut-être de vous risquer de nouveau sur ce type d'expérience ?
-Ben, vous savez, à chaque sortie d'album, j'ai à nouveau des conversations comme ça très pénibles, parce que... non parce que tout ce qui est professionnel, enfin tout le côté professionnel, organisé, structuré financier de la chose, ça peut se recréer, hein, c'est pareil pour tout le monde je veux dire, mais ce dont vous parliez tout à l'heure, non, c’est-à-dire le petit groupe qui découvre la guitare la batterie le piano et tout ça qui rode à droite à gauche, tout ça c'est terminé, il y a que ça qui m'intéressait, le reste m'intéresse pas.
-Aujourd'hui la scène ne vous tente pas du tout ? Non ?
-Non, d’autant plus, enfin, je peux pas dire non parce que ce sera peut-être un de mes seuls regrets, ce sera de ne pas avoir chanté sur scène la plupart de...de..les chansons que j’ai faites, il y en a que j'aime et qui n'ont pas de...enfin qui auraient une existence sur scène intéressante bon, alors qu'elles sont mortes du jour où je les fais en disque, c’est, c’est terrible pour un compositeur, bon, faut vivre avec...et puis, ce sera un regret la scène, mais quand je vois ce que ça devient pour d'autres artistes, il y a vraiment une boulimie du nombre de places, du nombre d'éclairages, de... du prix de... du spectacle, du nombre d'affiches et de... ça, ça m'intéresse pas je veux dire, là on a perdu le chemin de juste milieu en l'occurrence...
-C’est pour des raisons philosophiques, aussi...
-Oui je pourrais... j'aurais beaucoup de mal à vivre avec, parce que je veux dire, aujourd'hui c'est pas comme il y a 10 ou 15 ans, on ne peut plus vivre en accord avec soi-même, si on veut rester, disons dans des proportions normales par rapport justement à la philosophie qu'on a, il faut aller au charbon comme tout le monde et faire plus fort que le voisin, faire plus cher, faire plus longtemps, ça m'intéresse pas ça... –C’est un combat ?
-Oui, mais ce combat ne m'intéresse pas, c'est réellement un combat de frime plus qu'autre chose, et il m'intéresse vraiment pas. Vendre 500 000 albums parce que j'aurais fait ce combat de frime au lieu d’en vendre 80000 en disparaissant complètement entre les deux situations j'hésite pas. Maintenant, disons qu’il y en a une troisième qui est d’en vendre 500000 en disparaissant et celle-là m'intéresse.
 - Gérard Manset, voyager, pour vous c'est un art ?
-Oui, bien sûr, un art martial, tiens...précisément...
-En quoi est-ce un art martial ?
-Ben, on ferme la parenthèse et on passe à autre chose, mais c’est un art martial...
-Lorsque vous voyagez, il vous arrive de voyager avec un appareil photo ?
-Oui, souvent...
-Souvent ?
-Oui, oui, oui...la photo, c’est martial aussi dans ces circonstances...
-Sur l'appareil photo qu'est-ce que vous essayez de fixer que la mémoire ne puisse retenir ?
-Ah ben, donc en l’occurrence ma mémoire ne retient quasiment rien, donc il y a effectivement beaucoup de choses que je suis obligé de mettre dans le boîtier, et sur des sensibilités avec la plus grande définition possible, sensibilité de pellicule, hein, je veux dire...
-Ce goût de la photo, j'imagine que vous avez développé beaucoup de minutie, il date dans votre histoire de quel moment ? C’est une découverte relativement récente ?
-Non j'en ai fait il y a très longtemps, enfin il y a très longtemps j'en ai finalement pas fait assez tôt, mais enfin, j'ai commencé quand j'étais aux Arts Déco, et la raison, ben, euh, c'était que faire quelques photos, les développer, ça pouvait aider sur le plan graphique, bon à retrouver certaines choses, bon, c'est un raccourci, hein... mais j'ai laissé tomber le boîtier, je sais pas pourquoi pendant 10 ou 15 ans, je sais pas, 10 ans et puis quand j’ai commencé à mettre le voyage avant le reste, enfin tout au moins, à commencer à cocher les destinations les unes après les autres que là, là, j'ai pas pu faire autrement que de faire de la photo, c’est une des occupations, à écrire et faire de la photo.
-Il vous est arrivé d'exposer ces photos, qu'aviez-vous envie de partager avec celui qui passerait devant ?
-Bon, c’est un petit ego comme ça, mais je veux dire, on voit souvent des expositions de photos... j'ai toujours trouvé la plupart des expositions de photos ridicules, la plupart, mais enfin, c’est personnel comme attitude, c’est-à-dire n’y trouvant jamais ce que j'aurais cherché, c'est-à-dire un dépaysement, un voyage, quelque part trouvant des choses d'un esthétisme plus ou moins divaguant, pas net, et absolument inexplicable enfin je veux dire indéfendable, donc mon propos n'est pas dans l'esthétisme, je suis artiste peintre là je peux défendre ce que je fais, mais la photo c'est à la portée, je veux dire, il suffit d'appuyer sur un bouton, le reste il y a des problèmes techniques que je connais mais je veux dire, il y a déjà peu de photographes qui ont fait le tour de la technique, bon de la lumière, donc il y a aucune... comment je pourrais dire... aucune revendication artistique dans le fait de faire de la photo, pour moi et d'exposer certaines photos, par contre c'était quand même à l'encontre justement de la démarche de beaucoup de photographes qui s'imaginent y mettre quelque chose d'artistique, bon, donc j'ai simplement mis en vrac, c'est une chose que j’avais en tête depuis longtemps, j'aime bien les heurts,  j’aime bien opposer des choses donc, hmm, des photos sans destination à la limite, qui pour des raisons strictement de masse, de volume, de forme, de de... nuances ou de couleurs, et de... et comment je pourrais dire, et de représentation figurative, hein, se mariaient et ça faisait quelques fois des coupes, c’était quelques fois quatre ensemble en fait, j'en ai fait des planches de 6, les unes à côté des autres, ça faisait un mur, qui étaient toutes je crois en 18x24,bon et euh c’était un...j’aime beaucoup la planche de contact, donc c'était en quelque sorte une très grande planche de contact...euh, dont on aurait jeté quelques bavures et qui permettait de faire très rapidement un petit voyage sans connaître les destinations obligatoirement oui enfin bon au niveau de l’œil...
-Et « l’Or de leur corps », il y avait une clé qu’il aurait peut-être fallu donner avant l’écoute de la chanson, Gérard Manset...
-Euh...oui enfin, bon, il se trouve que c'est quand même relatif à Gauguin, bien sûr et son séjour en Polynésie, mais notamment certains morceaux du texte sont quand même parmi les toiles connues, enfin sont des titres de toiles connues de Gauguin..., donc « Et l’or de leur corps » qui est au musée du Jeu de Paume, et puis il y en a d’autres... « D’où venons-nous, que sommes-nous, où allons-nous ? », c'est sa dernière grande toile, et puis il y en a d’autres... « La femme à la fleur », voilà...
-Bon, alors, Gérard Manset, auteur, compositeur, interprète, photographe, peintre, vous y faisiez allusion avant que nous écoutions cette chanson, je voudrais savoir quelle est la part que représente la peinture dans votre activité, enfin créatrice disons...
-Ben pas énorme, parce que j’ai quand même... je me suis disons, embarqué dans la musique il y a pas mal de temps et c’est quand même quelque chose qui vous sabote, et qui vous salit la tête, donc c'est très difficile après de retomber dans l'état de grâce, d’être, comment je pourrais dire, assez propre pour peindre... et y’a eu une ou deux périodes où je me suis remis à peindre et là, là, je vais commencer à essayer d'oublier la musique pour ré-...pas réapprendre la peinture mais pour me retrouver dans cet état virginal où on peut se permettre de voir les couleurs, les formes et d'avoir des rapports normaux avec sa toile...
- « Qui vous salit la tête pour la musique », disiez-vous... « état virginal pour la peinture » vous pouvez développer ?
-Ben non, j’ai tout dit...
-Pourquoi la musique salit la tête ?
-Non, mais la musique en elle-même, peut-être pas, mais disons que la musique fait partie... c'est le seul de ces trois arts où il est nécessaire de passer par d’autres, disons pour...la véhiculer, enfin pour l’amener dans le commerce, la faire connaître...un écrivain peut se contenter d'écrire son manuscrit, de le donner à lire, et puis à la limite de corriger les épreuves et puis c'est tout, il n’y a pas de problème de média, enfin il n’y en avait pas, libre à ceux qui veulent maintenant de...les utiliser, mais c’est encore pas indispensable ni nécessaire bon, la peinture jusqu'au moment de faire pénétrer quelqu'un dans son atelier, on est seul, on peut être seul, donc il y a quand même un côté de concentration, de réflexion, d'analyse, tout à fait privilégié, en ce sens c'est aussi martial, ) l’inverse, la musique, l'inspiration ou la composition d'une chanson, bon d'abord là en plus, on n'est pas dans la musique, on est dans la variété, la chanson donc on est à cheval entre les deux, on est plus près d'une petite poésie ou d'une petite littérature quelquefois d'une grande poésie, hein,  mais je veux dire d'une certaine forme de littérature musicale quelque part, que de la musique proprement dite, donc, une fois qu'on a composé sa petite chanson ou qu'elle vous est venue ou son texte, « Et l’or de leur corps », là, faut-il encore la réaliser et là, il y a problème de communication avec les autres, musiciens, studio, même quand, comme moi, on arrive plus ou moins à tenir tous les aspects de front et les maîtriser, étant polyvalent, comme technicien, comme praticien simplement, et bien ça pose quand même tous les problèmes de... de contact, et de... humain et de temps et de planning et ça, ça salit la tête...
-Lorsque vous parlez de création, vous soulignez cet état de grâce nécessaire à partir duquel vont venir les sensations, est-ce que ce n’est pas quelque chose d’assez rimbaldien comme attitude ? Il suffit d’attendre ces sensations ou les provoquer ?
-Écoutez, alors là, vous vous adressez quasiment à un ignare, donc, c’est peut-être rimbaldien, je ne...je n'en sais rien...
-Le dérèglement de tous les sens...non ?
-Connais pas...
-Rimbaud faisait partie de vos lectures ?
-Mais dérèglement de tous les sens, là, je n’adhère pas...
-Rimbaud a fait partie de vos lectures ?
-Non justement, c'est pour ça je dis non, Rimbaud je connais de nom, je veux dire, comme Higelin, mais ...
-Vous voyez que parfois, il vous arrive d’être gentiment provocateur... Gérard Manset, vous avez des projets ?
-...Euh, pour l'instant le seul projet que j'ai, c'est d'essayer de me retenir d'enregistrer pendant un certain temps, c'est tout.
-Pour peindre ? Entre autres ?
-Oui, notamment, notamment.

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