Manset
revient un an à peine après « Lumières » et - ça devient un
rituel - nous laisse un nouveau disque avant de retourner à ses jungles
obscures et ses temples interdits, enfin délivré, allégé de quelques
secrets trop précieux pour ne pas être partagés.
Moins
immédiat ce nouveau disque, plus sombre et dense, plus indirect et donc
plus difficile à raconter. Alors qu'il a peut-être été enregistré
avant, pendant ou juste après le précédent.
C'est
le genre de chose qu'on peut soupçonner de Manset mais qu'il faut se
garder d'affirmer même si cet éternel voyageur aime brouiller les
cartes.
On
dira qu’avec les années, l'auteur frappe de plus en plus fort, que sous
sa plume ça vole et ça décolle. Ça résonne et raisonne. Bon pour le
son, bon pour le fond. On dira que le chanteur qui s'interprète n’est
pas toujours égal surtout quand il s'obstine à vouloir attraper des
notes hors de portée. Plusieurs fois, des basses mangent des mots. On
dira du compositeur qu'il est passé maître dans l'art de
monter
des « ambiances rythmiques », d‘une linéarité presque surnaturelle
qu’appelle une autre perception du temps («Mauvais Karma»).
De
l'hommage - sublime - à Paul Gauguin (« L'or de
Leur Corps ») à « Est-ce Ainsi Que les Hommes
Meurent? », sept chansons servies par des musiciens qui font dans la
sobriété avec une rare dextérité. Et, mais on eut été étonné du
contraire, un album digne successeur de «Lumières» classé depuis 10
mois au Bestop.
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(Paroles et Musique n°53 / Octobre 1985) par Jacques VASSAL
A
chaque nouvel album de Manset (celui-ci est le douzième - cf.
notre dossier de PM 34), on se demande si le sorcier
va encore réussir à exercer sur nous son charme, toujours
semblable et pourtant différent. Lui qui poursuit
depuis tant d'années sa route solitaire, toute
de rigueur et d'exigence vis-à-vis de soi-même, loin
du tumulte du "métier", vient une fois de plus poser sa
besace parmi nous et nous rappeler à quelques vérités élémentaires,
comme le nécessaire détachement à l'égard des choses matérielles
: "Nous sommes prisonniers des liens qui nous attachent/ Et
nous souffrons dans notre cœur, comme une tache ".
Pour tenter de
s'en libérer, Manset, bien sûr, voyage : en Asie de
nouveau, et puis aux Marquises, à Hiva Oa, où il évoque le souvenir de
Paul Gauguin, cet autre grand reclus volontaire.
Mais Manset, peut-être plus ici
que dans son précédent disque Lumières (d'un abord moins
immédiat-cf. PM 44, avec interview exclusive), nous
parle beaucoup de nous et de notre indifférence face à ceux qui
nous sont cependant proches, en France : "Il
faudra bien qu'on pense un jour/ Aux enfants qui poussent dans les
tours/ Sur les trottoirs, sous les néons/ Ceux qu'on ramasse dans des
cartons. "
Comme à l'accoutumée, la prise de son est extrêmement
soignée et la technologie, sans esbroufe aucune, maîtrisée,
confinant à l'épure, au profit de l'image qui alors s'inscrit en
nous. Ainsi, les synthétiseurs imitant une mélopée au violon
électrique nous installent-ils dès l'introduction du
premier titre (" L'esprit des morts veille/ Et quand tu t'endors
/ La lampe allumée ') dans une méditation qui
ne s'achèvera que pour nous demander : "Est-ce
ainsi que les hommes meurent/ Et leur parfum au loin demeure ".Un seul
disque de Manset vous console de bien des
vanités qui s'enregistrent parfois ...
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Par ANNE-MARIE PAQUOTTE (Télérama du 23/10/1985)
Enfants
des tours, prisonniers de l'inutile dans des chambres moisies. Mauvais
karma. Est-ce ainsi que les hommes meurent ? L'univers lancinant et
psalmodié de Gérard Manset s'inscrit presque tout entier dans ces
extraits de ses dernières chansons. Presque : le tourment de ce
singulier créateur prend d'autres tonalités dans Et l'or de leurs corps
: hommage à Gauguin, non plus questions sur la vie, mais question à la
mort. Dans aussi, Deux voiles blanches : une de ces chansons rares qui
ressemblent à ces instants rares, odeur de pluie et d'eau de port, où
l'on se sent vivant, heureux ? malheureux ? Vivant, et rien n'a plus
d'importance
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Les chemins intérieurs
Par Antoine Duplan
L'HEBDO. 24 octobre 1985
Dans
son douzième album, Gérard Manset, l'alchimiste de la chanson
française, continue à explorer ses voies intérieures, quitte à se noyer
dans les eaux du souvenir et du regret. La voix tremble un peu, bêle
quasiment dans les passages fortissimo, mélodies et arrangements
sonnent désuets évoquant la pop française du début des années septante.
Seulement, plus irrésistible que jamais, le charme Manset opère. En
délicatesse, en profondeur. La richesse infinie de la poésie (« Regarde
et vois passer ténèbres, ténèbres et lumières/Mauvais karma/Et depuis
dix mille ans la trace d'un doigt/Qui pousse la roue/La roue de la
loi/Claque la porte et tremble »). La subtile puissance des images, le
charisme de ce chanteur secret provoquent une catharsis douloureuse et
diffuse. Placé sous le signe de la nostalgie et du doute paramnésique,
« Prisonnier de l'Inutile » appartient à la catégorie (en voie de
disparition) des disques indispensables. Graves et beaux.
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Rock & Folk n°224 / Novembre 1985, par François GORIN
Qu'on
l'abhorre ou qu'on l'adore, qu'on soit fervent ou non de sa veine
mystico-ascétique, familier ou pas de ses voyages extérieurs et
intérieurs, il est convenu d'admettre qu'il y a dans le charme et dans
l'art de Manset une part de charlatanisme. Et quand charlatan fatigué,
lui toujours faire ainsi : lui replier bras et jambes, se boucher les
yeux et laisser couler ce recueil de fonds de tiroir. Que c'en soient
réellement ou non n'est pas la question, l'important est que
ça en ait tout l'air (et la photo est de 1979 !). Il y a même une copie
presque carbone d'un morceau de «Il Voyage En Solitaire ». Ces dernières années, Manset, prolifique par habitude, avait un peu pataugé avant de nous offrir ses «Lumières»
étonnantes. Cet album-ci, si vite bouclé, rappelle cruellement combien
du Manset moyen peut être irritant, même (et surtout ?) pour ceux qui
l'ont prisé ailleurs. Au moins doit-on lui savoir gré d'annoncer la
couleur avec ce titre défaitiste sur fond de lit défait : «Prisonnier de l'Inutile ».
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QUÉBEC ROCK (09/ 1986)
Par Gérard Lambert
Voici
le douzième album avec pour option la nostalgie, rempli de chansons
tristounettes, la rondelle qu'on attendait, quoi. C'est ça qui est
bien: plus c'est triste, plus on est ravi, hein!
Inéluctable, le sceau Manset tombe, au détour des phrases:
Où
sont les vastes terrains vagues de mon enfance. (Les enfants des
tours); « Avec le temps les gestes meurent/Et rien ne reste, rien ne
demeure (Deux voiles blanches); Draps mouillés de tous les cris,
les odeurs du temps qui fuit. (Chambres d'Asie); Pas d'avenir, pas
de passé. (Mauvais Karma).
Toutes les plaintes et les complaintes de ce disque sont à vif et lumineuses.
En
dehors des textes, le climat et la facture de l'album flottent dans un
grand bain de réminiscences diffuses continuelles d'époques enfuies.
Manset ensorcèle les gens qu'il effleure. Manset est précieux comme le
silence. Il y a quelque chose chez cet homme qui est impressionnant et
impressionniste. Un disque qui plonge dans des transports de
ravissements.
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