LES NOUVEAUX RENDEZ-VOUS D’AUTOMNE PAROLES & MUSIQUE N°44 (Novembre 1984) Par Fred HIDALGO
Un
nouvel album de Gérard Manset est toujours un événement dans la
production phonographique française. D'autant plus lorsqu'il marque une
étape importante dans le parcours de l'auteur de "Y’a une route"...
Pierre après pierre, disque après disque, sans fracas aucun, Manset
bâtit son œuvre : Lumières, le onzième de la série, confirme sa quête
d'une certaine pureté originelle tout en annonçant des développements
nouveaux à la construction de l’édifice… C'était assez pour que nous
cherchions à retrouver l'un des personnages les plus secrets du monde
de la chanson, l'un des plus avares de déclarations ; fidèle à ses
"rendez-vous d'automne" et avant de repartir pour le Tiers Monde,
Gérard Manset a choisi de nous accorder cette interview qui vient
compléter à merveille - un an après exactement -son dossier de PM
(n°34; novembre 1983) (que le principal intéressé, c'est à noter,
revendique pleinement)...
- Une
pochette des plus dépouillées, avec pour toute mention : « Paroles,
musiques, orchestrations : Gérard Manset - Enregistrement et mixages :
studio de Milan, mai 1984 ». Les musiciens ne sont pas crédités,
pourquoi ?
- Ce n'était pas vraiment nécessaire„ car
ce sont toujours les mêmes, je les mentionne tous les deux ou trois
albums. J'aurais peut-être pu remettre David Woodshill aux guitares,
parce qu'il a fait un plan qui était vraiment bien dans « Lumières »;
mais dans cet album j'ai moi-même fait beaucoup de guitare aussi et de
piano et de trucs, j'ai fait beaucoup d’instruments. Sinon on peut
citer Didier Batard à la basse, Serge Perathoner qui a fait le piano en
direct de « Vies monotones », et puis, comme j'ai travaillé un peu avec
les DMX pour les batteries, Bunny est venu pour un titre. Et il y a un
harmonica, des cordes, avec des musiciens de studio. »
- Combien de temps a pris l'enregistrement ?
-
C'est toujours assez rapide. Entre le moment où j'ai choisi les titres,
où j'ai fait les séances, le recording, les voix, les mixes, la
gravure. Peut-être deux mois...J'ai dû passer trois week-ends en studio
- Les chœurs, importants dans cet album, ne sont pas non plus mentionnés
-
Oui, ça je le regrette, je voulais l'indiquer, au contraire, c'est un
oubli…. ce sont des enfants. des petits choristes de Saint-Eustache.
-Et
ce choix de photo pour la pochette, ce Premier communiant (qui te
ressemble étonnamment, d'ailleurs), ça te paraissait évident, vu le
côté mystique de « Lumières » ?
- Évident ? Non, parce que
j'ai mis très longtemps avant d'être sûr de mettre ça. Comme toujours,
j'ai manipulé la pochette dans tous les sens, pour qu'elle n'ait pas
d’âge, pas d'époque et qu'il ne reste de la photo que le mysticisme, la
foi et la virginité de l'oiseau représenté, le jeune garçon en
question, dont on peut se demander en effet, qui il est et d'où il sort
(rires).
- Musicalement, cet
album donne l'impression - comme la pochette- d’être plus «dépouillé »
que les autres. C'est une impression voulue ou non ?
-
C'est vrai, ça donne l’impression à l'arrivée d'être plus dépouillé,
mais ça ne l'est pas plus, en fait que L’atelier du crabe ou Le train
du soir, par exemple, c’est toujours le même genre de séances:
simplement cette impression vient peut-être de ce côté rythmique
d'utilisation des boites DMX que j'ai systématisé à l'extrême. Je n'ai
pas voulu écrire uns partie de batterie, j'ai inscrit un tempo et je
l’ai laissé courir. Quelquefois il y a de petites nuances, comme dans «
Lumières", mais dans « Que deviens-tu ? », c'est la même mesure qui
court pendant six minutes. Obligatoirement, c'est lancinant, mais je
n'ai pas voulu casser ça parce que c'est exactement dans ce climat que
j'ai composé les morceaux: c'est ensuite, de fil en aiguille, que m'est
apparu le côté colonne vertébrale, ou arête... Et dans ce disque, c'est
vrai, il ne reste que les arêtes.
- Cela correspond peut-être aussi à ton besoin d'évolution ? Tu avais dit qu'après la parution de ton coffret. tu changerais...
-
Oui, j'avais dit qu'après dix albums (plus le coffret), je
changerais... enfin. je changerais, c’est-à-dire je choisirais des
choses moins showbiz, moins chanson, quitte à prendre des risques. Car
aujourd'hui, au lieu d’être complémentaires, les medias (la radio
d'abord, la télévision ensuite) et le fait d’entrer dans une boutique
pour acheter un disque, le mettre sur sa platine et prendre plaisir à
l’écouter, sont devenus deux choses tout à fait antinomiques. D'un
côté, tu fais une chanson, tu l'orchestres, tu la mixes pour qu'elle
passe en radio, c'est un produit showbiz, il faut qu’elle soit courte,
qu'elle sorte d’un moule, qu'elle respecte certaines normes: mais cette
chanson qui peut passer en radio n'est pas obligatoirement
satisfaisante sur le plan discographique : l'acheteur du disque reste
sur sa faim, il a une succession de chansons disparates, mais pas un
véritable disque, il a le tube qu'il a entendu à la radio, c'est
d'accord, mais il lui aurait largement suffi de le repiquer à la radio.
A l'inverse, le disque qui présente une unité de trente ou
quarante minutes, qui doit être intéressant à écouter chez soi, seul,
s'écarte fondamentalement des créneaux radio. C'est déjà ce que j'avais
fait avec La mort d'Orion, sauf qu'à l'époque on pouvait encore
réaliser des disques qui passent en radio et satisfassent le public une
fois rentré chez lui. Ce n'est plus le cas aujourd'hui : il y a un
fossé énorme entre le disque qu'on écoute chez soi pour le plaisir et
la chanson qu’on va entendre à la radio. Avec Lumières, j'ai
choisi cette formule moins showbiz, peut-être plus discographique, en
espérant que les gens qui me suivent, les fidèles vont retrouver dans
ce 30 cm ce qu'on ne trouve plus, ou presque plus, dans les magasins,
c'est-à-dire une continuité, une homogénéité, une profondeur
différente. Si tu veux, je ne pourrais pas aujourd'hui, étant un
nouvel artiste, n'ayant jamais fait de 30 cm, arriver avec celui-là sur
le marché, ce serait impossible. C'est un risque certain, mais je suis
dans une position où, peut-être, je peux prendre ce risque...
- Tu
viens d'évoquer l’homogénéité de l'album, et en effet je voulais mettre
l’accent sur cette remarquable unité de ton, de « Lumières » à « Vies
monotones »...
- Oui, en fait c'est « Lumières » qui a
conditionné le reste, j'ai tout risqué sur « Lumières », presque comme
un quitte ou double : ou « Lumières », cet immense truc de douze
minutes allait sensibiliser tout le monde, plaire, toucher, émouvoir,
auquel cas le reste suivrait dans la foulée : ou alors « Lumières »
allait sembler banal, mièvre, fade et je ne sais quoi encore, et alors
le reste aussi semblerait banal et mièvre… Il se trouve que les proches
auxquels j'ai fait écouter « Lumières » comme un premier test, ont eu
les larmes aux yeux… ce qui m'a incité à continuer dans un certain
sens, à le finir encore plus mystique, encore plus propre, encore plus
pur. Douze minutes, c’était placer la barre un peu haut, mais j'avais
l'impression d'être vraiment dans la vérité du titre, l’idée de la
pochette s'est alors affirmée, et j’ai essayé de réaliser le bloc
homogène, l'un poussant l'autre, car je travaille par à-coups… c'est à
peu près ce qui s'est passé.
-Pour
ce qui est des textes, tu laisses apparaitre une personnalité désabusée
et, à la limite, désespérée. J'ai l'impression que c'est ton album le
plus noir, malgré le côté immaculé de la pochette...
- Peut-être, bien que «noir » ne soit pas le mot (rires) mais désabusé oui, déçu aussi quelque part, sûrement…
- Par quoi, ou par qui ?
-
Par les autres, oui, pas par moi… cela a l'air encore une fois
complètement egocentrique ou égoïste de dire des choses pareilles, mais
c'est facile à expliquer. Chacun porte en soi, c'est évident, une
différence par rapport aux autres, bon, mais aujourd'hui j'ai, moi, une
réelle différence qui peut se traduire en chiffres, en faits, en actes,
en paroles. Si je l'analyse, je m'aperçois qu'elle vient tout bonnement
du fait que je n'ai pas changé. Cela peut sembler un lieu commun, qui
peut faire rire, mais ça n'a rien de drôle ni de commun. « Lumières »
concerne un âge, peut-être, de 8 ans, 10 ans, 12 ans… avant le lycée,
et j'ai beau retourner le problème dans tous les sens, je n'ai pas
changé depuis, je n'ai pas évolué depuis, je n'ai aucune autre forme de
maturité que l'expérience. Alors que j'ai vu autour de moi, des
copains, des artistes, de toutes les tranches d'âge, je tes ai tous vus
s’enliser dans des trucs d'adultes, il n'y a pas d'autre mot. Et j’ai
mis très longtemps à m'apercevoir que cette différence que je porte en
moi, est simplement mais vraiment définitivement, à 99% le problème de
l'enfant par rapport à l'adulte. J'ai réussi encore récemment à
retrouver des sensations qui sont celles de l’enfance, et je ne veux
pas les perdre, voilà. Je sais comment les perd. Je vois tout le monde
autour de moi les perdre, or le remède existe, et les gens ne
l'appliquent pas.
- Quel remède ?
-
Je ne vais pas revenir sur le bouddhisme… en tout cas, voilà ce qu'on
peut trouver dans cet album, et ça n’a pas forcément été volontaire. Au
départ ce n’est pas toujours conscient. Et à l’arrivée c'est aussi
fonction de la maniere dont il est reçu par les autres.. Mais je crois
je j'ai mis dans le mille, car Lumières a vraiment ému - il n'y a pas
d'autre mot - beaucoup de ceux qui l’ont eu entre leurs mains.
-Un autre aspect important de ce disque, c’est encore et toujours la difficulté de communiquer…
-Oui,
mais entendons-nous bien, il ne s'agit pas de ma propre difficulté de
communiquer – je communique d'une leçon très claire avec les gens que
j'ai en face de moi, d'homme à homme et de personne à personne, et ce
sont les seuls contacts que je cherche, même dans le show-business. Je
suis compris dans ce que je dis, je comprends quelquefois les autres
dans ce qu'ils disent - bien qu'eux-mêmes distinguent rarement, par
manque de lucidité, la situation dans laquelle ils sont-, mais le
problème n'est pas là : que je parle ou pas, ça ne mène nulle part,
c'est ça le fond du problème. Je n'ai pas pour but de changer le
monde ou de faire changer certains, mais à quoi sert donc de
communiquer - et la chanson, c'est la communication - si l’expérience
qu'on a pu tirer de certaines circonstances de la vie ne sert pas aux
autres ? C'est ça le côté tragique et désabusé de ce disque, c'est
qu'aucune expérience en définitive n'est communicable ! Donc, la
communication en soi disparait d'elle-même, elle n'a plus aucune raison
d'être. Parler. Oui, on parle, les hommes politiques n'arrêtent pas de
parler, tout le monde se renvoie la balle, et dans tous les pays du
monde c'est comme ça. Mais communiquer, non.
- Mais
dans ce même album, tu sembles en contradiction sur ce point. Dans «
Finir pêcheur » tu dis que « ça grandit l'homme de vivre sans parler »
tandis que dans « Vies monotones » tu écris « Comme on ne dit plus rien
à personne / Personne ne nous dit plus rien »... Alors ?
-
C’est vrai, mais ce n'est pas contradictoire. C'est-à-dire que d'une
part il faut apprendre à se taire, et d'autre part apprendre à parler,
ce sont des choses tout à fait conciliables dans la pratique. Ça veut
dire parler de choses banales, car l’homme n'est pas sur terre pour
dire autre chose que : « il fait beau, qu’allons-nous manger, comment
vas-tu ? La chanson « Que deviens-tu ? » est à prendre tout simplement
dans le sens « depuis des années qu'on ne s'est pas vu, qu'est-ce que
tu as fait ? » Point final. Mais pas : « où va le monde et d'où vient
le monde ?" C'est en ce sens qu'il faut apprendre à se taire, pour des
questions comme «Qui Sommes-nous ? », mais pour des « Et toi, que
deviens-tu ? » il faut continuer à parler; si on ne dit plus ce genre
de choses, alors en effet « y’a plus qu'à tirer la nappe à soi/
Continuer chacun pour soi »...
- A
propos de « Que deviens-tu ? », c'est une chanson, avec son départ a
cappella, qui créerait une grande émotion sur scène, si tu te décidais
à chanter enfin en public. Je rêve toujours de te voir passer sous les
feux de la rampe...
- Moi aussi, mais… qu'est-ce que tu veux, je n'ai pas d'autre réponse à donner que celle que vous avez déjà publiée…
- Un
autre point essentiel de ton album, c’est le besoin - je te cite- de «
s'écarter de tout », de « se détacher de tout », de « se libérer de
tout ». « Apprendre à tenir debout », dis-tu, pour « Un jour finir
meilleur / Tuer le mal de l'homme »... Tu es vraiment persuadé qu'il
faut tout abandonner pour essayer de redresser ce monde bancal ? C'est
une notion très évangélique, ça...
- Écoute, je vais te
parler de moi, seulement. Je ne sais pas si c'est un bien ou un mal,
mais je suis fait comme ça et si je ne m'écarte pas de beaucoup de
choses, je suis très malheureux. Or les gens autour de moi ne sont pas
malheureux, ils restent dedans, ça ne les atteint pas. Moi, ça
m'atteint. Peut-être que je suis faible quelque part, fragile ? J'en
reviens à l'enfant qui est réellement et tout à fait bouleversé par des
réactions d'adultes incontrôlés, à bout de nerfs, vulgaires, violents,
tout cela sans raison... Le fait d'être récompensé quand on ne l'a pas
mérité ou d'être battu quand on ne l'a pas mérité non plus. Quand on
est très jeune, on peut imaginer qu'en grandissant les choses tendront
à s'équilibrer et que – c’est totalement idéaliste, mais enfin…- que ne
vaincra pas le plus méchant, que ne sera pas loué le plus mauvais, etc.
Mais finalement, non, c'est le contraire, la vie est à l'image de ces
paires de claques que les enfants prennent sans savoir pourquoi, et de
ces cadeaux et de ces baisers qu’ils ne reçoivent pas alors qu'à un
certain moment c'est indispensable pour eux. Alors, s'écarter de
tout, oui...car aujourd'hui je ne peux pas voir les choses en imaginant
qu'elles changeront. Elles sont comma ça, c'est tout, et il n'y a pas
de raison pour que ça change. Elles sont seulement plus pénibles à
l’âge que j'ai maintenant qu'à l'époque de mes 8 ou 10 ans. Parce qu'il
n'y a plus d'espoir, tu comprends ?...Et qu'on ne croît pas que j'aie
eu une enfance malheureuse ! Avec ce que je viens de dire, on pourrait
imaginer que j’ai pris des paires de claques toute ma vie, non, j’ai eu
des parents tout à fait normaux, enfin si normes il y a..
-
Il n'y a pas d'espoir de changer le monde, les lumières qui nous
guidaient ont disparu, la peur qui suit, l’amour blessé, la haine, vies
monotones, maisons vides et fermées, portes lourdes et blindées,
millions de vies cachées dans des maisons de tôle : tout cela est dans
ton disque, et le dernier refuge que tu proposes, c'est d'entrer dans
le rêve. « Le drap du désespoir » dis-tu, c'est une belle image…
-
Oui, c'est une chanson que je défends sans réserve, parce que c'est
vrai, c'est physiquement vrai, le dernier refuge de l'homme c'est le
rêve, je donne ce conseil car c'est une chose que je vis
personnellement. Encore faut-il avoir des choses à rêver, avoir des
supports au rêve. C'est le cas du mec qui est au bagne, mais qui a vécu
avant vingt-cinq années étonnantes : il passera quand même plus
facilement ses quelques années au trou que s'il a vécu dans
l'équivalent du trou avant d'y entrer vraiment, dans une usine
quelconque ou dans une ville infernale.. Et je ne parle pas de
fantasmes, de choses imaginaires, mais du rêve, celui qu'on fait en
dormant, qui permet de retrouver la joie de choses connues, vécues… J'en
reviens encore une fois à l'enfant qui, après une journée de problèmes
avec la vie, avec ses parents, ses camarades, ses devoirs, en a
ras-le-bol et ne trouve un réconfort que la tête sous les draps, en
rêvant aux petits plaisirs qu'il a dejà connus, là ou personne ne peut
pénétrer et où lui seul peut revenir chaque soir. Retrouver le rêve…
-
Un autre refuge pourrait être l'humour. Mais l'humour est
singulièrement absent de ton œuvre, et de ce disque en particulier.
Pourquoi ?
- Tu sais, dans la vie je suis considéré par
mes proches comme un mec très drôle, alors l'humour ce sera peut-être
pour une autre fois ? La vérité c'est que, dans l’artistique.. pour un
créateur, l'humour devient vite vulgaire. On peut regretter que la
création soit un truc peut-être un peu triste, mais c'est un fait, la
création passe beaucoup plus par les choses dures, ou pénibles que par
les choses drôles. - Si tu écris un roman, c'est Les conquérants de
Malraux, et il n'y a pas de quoi rire, ou alors c’est le théâtre de
boulevard, il n'y a pas de milieu. De l'humour dans le privé,
dans la vie, oui, mais dans ce qu'on fait, dans ce qu'on crée, dans ce
qu'on sort, c'est un autre problème..
LUMIÈRES SVP !
Lumières - Que deviens-tu ? - Finir pêcheur - Vies monotones - Entrez
dans le rêve - Un jour être pauvre. (Pathé- Marconi 172 9011)
Six
titres seulement, mais quels ! Et il ne s’agit pas d'un mini-album
comme on en voit apparaître maintenant un peu partout, comme anémiés,
fanés avant d’avoir pu connaître la floraison. Non, avec Lumières c’est
une moisson d'images et de sons (d'une parfaite homogénéité) que Manset
nous livre à la mémoire et au cœur. Avec des chansons très longues :
plus de vingt minutes pour la face B, dix-huit pour la face A, dont
douze pour « Lumières » seulement. A voir et manipuler la
pochette, immaculée autour d'une photo de premier communiant (qui
ressemble fort à notre homme, enfant…), on s'attend à une espèce
d'envolée mystique dans l'azur, et l’on se retrouve plongé dans une
fosse abyssale dont la pression pourrait être insupportable à force de
désespoir… c'est pourtant tout le contraire qui se produit : à la
recherche de l'enfance perdue ( ?), Manset, en véritable magicien du
climat (auquel sa voix d'écorché vif, mixée à niveau presque égal avec
la musique, apporte une part prépondérante) nous fait ( ou nous aide à)
retrouver ces sensations de l’enfance si précieuses à ses yeux. Cette
lumière qui brillait la nuit près du lit, nous l’avons bien connue. En
basculant dans le monde terrifiant des adultes, de la clarté originelle
la vie s'installe dans un noir d'encre. Lumières, SVP ! Onzième
album du voyageur solitaire, Lumières s’inscrit dans le chemin de plus
en plus ténu et transparent et malaisé d'accès, qu'il s'est imposé, se
souciant comme d'une guigne des modes et normes médiatiques. Une
démarche sévère, presque austère à force de vouloir atteindre « au cœur
du fruit le noyau noir », du masochisme artistique diront ses
détracteurs. Plus difficile et plus dénudé sans doute, mais aussi riche
paradoxalement qu'à l'accoutumée, ce disque attendu depuis deux ans
apparait en effet comme un « os » (dixit Manset), dont il aurait
soigneusement arraché les derniers lambeaux de chair… C'est pourquoi la
moindre variation instrumentale, le moindre coup d'archet, résonne
longtemps dans l'oreille, mieux que ne sauraient le faire une section
de sonorisateurs armés jusqu'aux dents de décibels. Étonnant,
impressionnant Manset maître autodidacte de l'orchestration se jouant
du son de l’époque (malgré, ici, l’utilisation lancinante et quasiment
incantatoire de boîtes à rythmes). A contre-courant de la
surenchère démagogique actuelle, Gérard Manset écrit, compose,
orchestre, interprète (avec un phrasé très personnel), Gérard Manset
vit sur un mode intemporel, « détaché de tout ». Sauf à être sensible
au coup de foudre, on ne découvre pas Manset à la première écoute, et
Lumières rend plus délicate encore sa découverte éventuelle.
Album-charnière dans sa production discographique, d'une importance
égale - à mon sens- à « La Mort d’Orion » (auquel il ressemble à bien
des égards) et à Royaume de Siam ( une pièce maîtresse dans son
univers). Lumières est comme un défi que l'artiste se lance à lui-même
: il monte la barre d'un cran. Non par marginalité assumée, par refus
du système, mais par une sorte de rigueur créatrice exacerbée. Je
ne sais si ce petit chef d’oeuvre mélodique, orchestral, si la
profondeur, l'intimité et l'universalité à la fois des thèmes
développés, si la cohérence de l'ensemble lui feront « gagner » de
nouveaux « clients » mais nul doute que ses fidèles (ils sont quarante
à cinquante mille qui le suivent, avec discrétion et ferveur, depuis
quinze ans) lui sauront gré d'avoir gravi une nouvelle marche vers
l'essentiel. « Comme un enfant qui repose / dans la vérité des choses…
»