Gérard
Manset – Du refus et de l’échec
Par Richard Robert (Les Inrocks)
– 11/12/1996
En 1968, un jeune
auteur-compositeur appelé Gérard Manset
bouscule le Landernau de la chanson française avec La
Mort d’Orion,
album symphonique aux innovations tordues, petit diamant bricolé sans
complexes, sans retenue. Dans les décennies qui ont suivi, le jeune
homme un
peu dandy est devenu la figure libre que l’on sait, retranché derrière
une
discrétion naturelle qui l’a rangé malgré lui dans la catégorie fumeuse
des
“artistes culte”.
Ni mythique ni marginal, Manset est
assurément un honnête
homme, pétri de grandes intentions, perfectionniste jusqu’au bout des
ongles,
et donc réfractaire au devoir de médiocrité de l’époque. Rééditant
enfin La
Mort d’Orion, longtemps resté dans l’ombre de sa discographie
officielle,
il revient aujourd’hui sur ce qui a fondé brique par brique son art et
sa
démarche de bâtisseur : la découverte ébouriffante de l’écriture
musicale, la
solitude faute de mieux, la recherche effrénée du juste milieu.
Vous vous dites autodidacte.
Comment avez-vous découvert
la musique ?
Aaaaaaaaaaahh. Ça a commencé par
des zéros en musique,
évidemment, dans tous les lycées, et notamment à Claude-Bernard. Ça
précédait
des renvois systématiques de trois jours. On écoutait un peu de musique
classique. Il y avait le Tepaz, on devait avoir droit à Beethoven,
Rachmaninov
et des trucs un peu plus tartes genre Le Carnaval des
animaux… Ce
qui est amusant, c’est que j’ai vécu jusqu’à l’âge de 20 ans sans
écrire la
moindre note, sans rien connaître de la musique sinon
l’apparence, comme
beaucoup de gens qui écouteraient et entendraient une masse sonore,
mais sans
savoir ce qu’il y a dedans.
De l’école à la pratique
personnelle, comment s’est opéré
le passage ?
Simplement, par l’intermédiaire
d’instruments. D’abord une
guitare sèche, comme tout le monde. J’ai joué les quatre accords,
étonné que ce
soit si simple, si rapide. C’était plutôt Baden-Powell, hein, feu de
camp…
C’était aussi l’époque Beatles, Shadows, on était presque obligés… Et
puis je
ne sais pas, j’avais besoin de commencer à m’exprimer. J’ai écrit
toutes mes
premières chansons à ce moment-là. Je ne les ai pas gardées, c’était un
peu
fumeux. Après, il y a eu la batterie. Et puis le piano… J’ai dit à mes
parents
de le faire apprendre à ma petite sœur. C’était un peu pervers, à
double
détente. C’était peut-être inconscient : je ne pensais pas que j’allais
moi-même
me lancer. Voyant que ma sœur s’y mettait tous les 36 du mois et que le
prof
passait pour rien, je me suis assis derrière le piano et j’ai fait les
leçons.
J’ai pris La Méthode rose, peut-être pour
que ça ne soit pas
inutile. Et j’ai tout de suite été attrapé par le truc.
Ça a libéré quelque chose ?
Oh ! Oui… Enfin… Pour moi, tout ce qui
n’est pas concret et
immédiat est inutile. Alors, avec un piano et une méthode, c’est simple
:
t’appuies là où on te dit d’appuyer, et ça fait du bruit comme il faut.
C’est
pas des machins de salle de classe où t’as qu’une envie : te tirer et
aller à
la sortie de La Fontaine le lycée de filles. Le piano, c’est
l’instrument
majestueux par excellence, le roi. C’est la cathédrale musicale, la
nef. Quand
on regarde le clavier, on voit une partie musicale verticale avec
toutes les
clés. Ça, c’est un truc qui m’a toujours semblé bizarre : pourquoi une
clé d’ut, une
clé de fa, une clé de sol ?
Voilà une
question à laquelle on ne répond jamais. La réponse est simple : il
existe un
truc qui s’appelle la portée universelle, où il y a une trentaine de
lignes et
qui, de bas en haut, va de la clé de fa à
la clé de sol.
Si on commence par ça, immédiatement on comprend tout. Après, on a plus
ou
moins de mal à travailler, mais au moins on a saisi le principe, ça
paraît
logique. Moi, je faisais partie des pragmatiques, des concrets, des
nets et
carrés.
C’était important de découvrir ça
seul ?
Tant que tu n’as pas une heure à toi, sans
que personne ne
vienne, un matin où tout est clair dans ta tête, où t’as rien à
demander, rien
à perdre, rien à gagner… T’as ton putain de cahier sur le piano, tu
regardes,
tu frappes le do, puis le mi,
puis le sol.
Tu fais do-mi, puis la tierce,
puis la quinte. Et là,
t’entends ce que c’est que l’harmonie. Après, tu
fais mi bémol
et tu entends ce qu’est la tierce mineure. Aaaah ! Tu deviens fou !
Enfin moi,
je suis devenu fou. Tellement j’avais le sentiment d’avoir découvert
toute la
clé du truc. Tellement tout d’un coup, c’était parfait, ça résumait
tout, ça
évacuait tous les millions de discours. Voilà. A partir de là, tu peux
pas
revenir en arrière. T’es piégé, c’est parti. Si j’avais fait le
conservatoire,
si j’avais été au piano depuis l’âge de 5 ans, je n’aurais jamais pu
ressentir
ces choses-là, avec cette intensité-là. J’aurais trop eu le nez dedans.
Alors
que là, ça a multiplié par cent le shoot, la décharge, c’est
l’adrénaline en
folie. Sans ça, tu passes forcément au-dessus, à côté. Si on t’a tout
montré,
tout dit, tout mâchouillé, si tu l’as su trop tôt, trop vite, trop
bien. Pour
moi, ça a été révélateur.
Sans ce point de départ, rien
n’aurait été possible ?
C’est-à-dire que j’ai un mode d’esprit qui
marche d’une
certaine façon il doit y avoir un mot pour ça … Disons que pour
comprendre
l’ensemble, j’ai besoin de comprendre le premier maillon. Après, ça va
en
général très vite. C’est la fission de l’atome, pan ! Ça pète tout
seul. Ça
génère une apothéose, quand tu sais que tu commences par le bon bout.
Pour moi,
ça s’est passé comme ça pour tout. Dans ces histoires d’enseignement et
de
scolarité, ça a trop souvent été le cas : si on saute une étape, c’est
mort. Tu
peux toujours t’acharner, essayer de comprendre, être attentif. Et
personne n’a
le courage de revenir en arrière, personne ne veut retourner en CE1.
Vous vous présentez souvent comme
un piètre
instrumentiste.
Il y a des gens, comme ça, qui ont un
sens. Ils prennent un
manche, ils ne savent pas comment s’appellent les cordes, ils jouent,
ça sonne
toujours. Moi, j’ai pu apprendre quarante fois des trucs, et toujours
me
planter, faire un pain au bout de deux mesures… C’est comme un jeu
électronique
: tu es dans ton vaisseau spatial, il y a des fusées et des astronefs
qui
passent dans tous les sens, ça pète de partout, faut tirer plus vite
que les
autres, se planquer… Tu en as qui sont là-dedans comme un poisson dans
l’eau :
ils passent à travers tout. Et moi, je fais un mètre cinquante et je
suis
descendu. C’est terrible, la maladresse…
Pourquoi s’être mis au chant ? La
musique instrumentale
ne suffisait pas ?
C’est l’inverse : j’ai fait de
l’instrumental pour habiller…
Toute ma vie, les choses ont été faites comme ça, par défaut… C’est
parce que
je ne trouvais pas chaussure à mon pied que j’ai été obligé de faire la
chaussure. Par exemple, c’est parce que je ne trouvais pas d’arrangeur
que je
m’y suis mis. J’allais dire que tous ces gens-là en savaient moins… Ils
avaient
une formation, mais ça n’était pas l’essentiel.
On a du mal à croire qu’un an
seulement sépare votre
découverte de l’écriture musicale et l’enregistrement de La Mort
d’Orion.
En quelques mois, j’en savais suffisamment
pour pouvoir
acheter les partitions orchestre de pièces musicales que je connaissais
pour
les avoir écoutées plus jeune. De temps en temps, je prenais un quart
de page,
ou une ligne de hautbois ou de cor anglais. Et là, c’est
extraordinaire. C’est
comme les jeux d’arcane d’aujourd’hui : tu ouvres une porte, tu entres
dans un
autre univers, puis un autre, puis un autre… C’est sans fin. Quitte à
rester
une semaine sur une mesure, c’est pas le problème. C’est déjà d’une
richesse à
se flinguer… Du moment qu’on tient le premier maillon… Je me souviens
d’une
anecdote à ce propos. C’était il y a très longtemps, je me posais déjà
sûrement
des questions. Je devais être en quatrième : un jour, je suis parti en
Allemagne, certainement pour un séjour linguistique. Là-bas, il s’est
trouvé
que je me suis engagé comme terrassier. J’ai participé à la
construction d’un
garage. Là, déjà, tout gosse, j’ai donc fait une dalle de béton, avec
tout ce
que ça représente : brouettées de merde, de graviers, piquets dans le
sol pour
qu’il y ait le niveau. On coule, on lisse, et après on peut commencer à
balancer quelques parpaings dans le bon sens. Et là, je me revois,
allongé
pendant la pause, une demi-heure au soleil : je planais com-plè-te-ment
d’avoir
participé comme terrassier lambda à trois mètres carrés de fondation.
Au moins,
après, quand tu rentres dans ta baraque, que tu gares ta bagnole, tu
sais
comment c’est fait ! Ça tient pas sur du vide, t’as pesé le truc, tu
sais
combien de temps ça a pris pour sécher. Je ne sais pas si c’est très
sain,
comme fonctionnement. Mais ça a conditionné le reste, je n’ai fait que
reproduire ça. C’est devenu systématique, que je le veuille ou non…
Enfin,
c’est où le point de départ, là ? Faut tout arrêter : on en est où ?
D’une certaine manière, Orion, ce
n’est pas une fondation
?
Voilà, justement ! Ça fait vingt ans que
je fais des
disques, on sort un coffret de cinq CD, et il y avait pas de début !
J’ai
maintenu le suspense aussi longtemps que je pouvais… L’équilibriste
sans fil…
C’est vrai que c’est assez solide comme début. Quand on réécoute, ça
fait froid
dans le dos. C’est surprenant. Même moi, je me suis dit “C’est quoi,
ça, de
quoi c’est fait, d’où ça vient” voilà la question. Je l’ai déjà dit :
je ne
me suis ni drogué ni shooté à quoi que ce soit. Je ne peux même pas
boire un
fond de gin sans avoir mal à la tête huit jours. Je ne peux pas boire
de café,
je ne bois pas de bière. Je me shoote à l’accord parfait : do-mi-sol.
Pourquoi avoir attendu si
longtemps avant de rééditer
Orion ?
C’était une question de timing. En moi, il
y a toujours une
dualité entre l’artiste et le producteur. L’artiste fait ce qu’il a à
faire,
comme il l’entend, dans le secret ou pas, dans la solitude ou pas, dans
la
musique ou le silence. Et puis il y a le producteur, qui est d’ailleurs
beaucoup plus souvent là que l’autre… Il fallait qu’un jour les
premiers albums
soient réactualisés. Je reportais l’échéance pour des raisons d’ordre
technique.
Je n’avais réécouté Orion qu’une
seule fois, il y a cinq ans,
quand j’ai sorti le coffret Entrez dans le rêve.
Ça m’avait paru…
je ne vais pas dire mauvais, parce que je me souviens du choc : j’ai
été
submergé par le nombre d’éléments positifs de créativité, par le
déferlement
d’innovations, de spécificités. Mais parallèlement, j’estimais ne pas
avoir la
moyenne concernant la partie vocale. Voix trop en avant, phénomène de
l’époque.
Il suffit de très peu de choses pour faire capoter une histoire. Trois
plans de
trop, ça fout un film en l’air. Une chanson, c’est pareil : il suffit
d’une
phrase, d’une coda trop longue, d’une mauvaise balance… J’étais censé
pouvoir
remettre la bande sur la console. Là, ça paraissait insoluble. Le
disque a été
enregistré en 68 aux studios CBE avec Bernard Estardy, un endroit
légendaire
s’il en fut, où j’avais déjà fait Animal on est mal.
Il y avait
là-bas un 8-pistes bricolé par l’ingénieur de service, un Allemand qui
fabrique
le matériel de Bernard pas vraiment dans les normes. Alors, récupérer
ça
trente ans après… Et puis Orion, c’était
des bouts, une telle
complexité…
Vous avez fait volte-face.
Comment l’expliquez-vous ?
Difficile à comprendre, mais… il fallait
absolument que je
retrouve quelqu’un qui avait vécu cette histoire. Prenons une image :
pour les
férus de mécanique, les garagistes en herbe, c’est comme si à l’époque
on avait
construit une bagnole de toutes pièces. Elle roulait bien, et puis on
l’a
longtemps laissée dans un garage. Trente ans après, il faut la remettre
au goût
du jour. Les types en costard, avec leurs rendez-vous, leur téléphone
portable,
ils vont m’envoyer balader. Le truc, c’est de retourner au petit
garagiste
d’origine. On ressort le fer à souder, on bricole, et teuf-teuf, elle
arrive
flambant neuve ! Pendant longtemps, il ne m’était pas venu à l’idée de
recontacter Bernard. J’ai quand même donné un coup de fil. Le miracle
s’est
produit. Avec des détails qui touchent presque au surnaturel… Le numéro
du
studio n’a pas changé. Je le compose et là, c’est le même mec qui
répond… Avec
les mêmes “foutre” et “fichtre”,
tout à fait
truculent, géant de deux mètres de haut, pas de calvitie, pas de
surdité, ni de
son côté ni du mien. Il me dit “C’est tout simple,
prends ta bande,
viens, on va bricoler.” Parce qu’Orion,
c’était l’Aéropostale
de l’enregistrement… Avec Bernard, j’étais susceptible d’entreprendre
n’importe
quoi, à la limite avec un tournevis et un marteau, pour mixer ou
récupérer
cette bande… Alors qu’on pouvait toujours courir pour me traîner dans
n’importe
quel studio huppé, cossu, avec des tonnes de matériel sophistiqué, où
je savais
bien qu’on n’en aurait rien tiré. Chez Bernard, on l’a fait. On a
remixé les
bouts qui semblaient défaillants, on a viré un mot ou deux, on a rendu
tout ça
cohérent et j’ai ressorti Orion sans en
réenregistrer la moindre
mesure. Il s’est produit ce miracle : faire exactement la même chose
dans les
mêmes conditions, comme si on avait gommé toutes ces années d’un trait.
Avec le
même plaisir, la même envie de découverte. Comme s’il y avait des
toiles
d’araignée et de la poussière sur ce pauvre Bernard la Belle au bois
dormant ,
que je soufflais sur tout ça et que ça repartait. Tragique, et en même
temps
pas si désagréable. J’ai souvent dit qu’à CBE j’ai découvert et
inventé. Sur Paradis
terrestre, j’ai innové en compressant l’ensemble du mix sur
une seule
piste. Sur Elégie funèbre, j’ai écrit et
dirigé les cordes à
l’envers… Autant de choses qui paraissaient simples,
évidentes, à moi qui
les imaginais et les voulais immédiatement réalisées. Il fallait encore
que
j’aie la chance de tomber sur un marginal de l’enregistrement.
C’était de
l’infantilisme génial, le facteur Cheval. Après, je n’ai fait que
m’enfoncer
dans des rapports presque dégradants avec tout ce qui a concerné la
“confrérie”
musicale de ce métier. J’ai bien eu mes cinq ou sept années au studio
de Milan,
conçu comme je l’entendais, et qui fonctionnait simplement, sur
l’exemple de
Bernard, mais dès que je l’ai abandonné pour raisons personnelles
assez de
toutes ces conneries de gérant , je suis entré dans l’enfer.
Vous étiez conscient de votre
chance à l’époque ?
J’avais 20, 22 ans. Ceux qui ont cet âge
aujourd’hui savent
bien l’état d’esprit dans lequel j’étais : on s’en fout, tout va vite,
on fait
feu de tout bois, qu’on dorme, qu’on boive, qu’on bouffe ou pas. C’est
un âge
excessivement dynamique. Je ne me rendais pas compte que Bernard avait
autant
de panache, que c’était le Depardieu de l’enregistrement. A la moindre
suggestion, il plongeait, là où tout le monde aurait ricané, tourné le
dos. Il
fait partie de ces quelques personnes exceptionnellement rares,
involontairement formatrices. C’est tellement rare, pour ceux qui sont
à
l’affût, qui attendent un coup de main, de croiser quelqu’un dont ça
peut
venir. Je suis encore le tenant, comme quelques autres, de cet
enseignement
quasiment physique, tactile, qui vaut plus que tout ce qui est
livresque. Ce
sont des moments positivement traumatisants, qui peuvent créer des
vocations.
C’est grâce à lui que j’ai fait Milan. Avant, je ne pensais même pas
qu’on
pouvait avoir cette forme, non pas d’arrogance, mais de marginalité
telle que,
sans formation, on se permette de construire son bazar… Je pensais en
croiser
d’autres comme Bernard. Que le monde allait s’ouvrir avec des
personnages qui
seraient des espèces de Don Quichotte… Mais il n’y en a pas eu
d’autres. Des
gens fades, oui, sans couleurs…
Depuis, vous n’avez jamais eu de
rencontres aussi
déterminantes ?
Malheureusement pas sur le plan pictural,
en tout cas. Parce
que moi, je me destinais à la peinture. Ma vie aurait été tout autre.
Peut-être
que je me fais des illusions. Mais si, à la même époque, j’avais croisé
quelqu’un avec qui j’aurais pu déconner, un type bourré de talents que
j’aurais
pu estimer et qui aurait pu résoudre tous les problèmes… Au niveau de
la
peinture à l’huile, notamment. Parce que ça, des farfelus, j’en ai
croisé. Des
parleurs avec qui il ne se passe rien. Je ne voulais même pas des
artistes,
non. Des types qui respirent l’intelligence, et qui en même temps sont
simples,
et qui arrivent à avoir un écart. Des copains, des bons vivants avec
lesquels
la solution tombe naturellement, toute cuite. Comme à la chasse, paf,
on tire
et le gibier, comme dans les dessins animés, tombe déjà ficelé et cuit…
Cette soif de rencontres tranche
avec votre image de
solitaire forcené.
Là, on parle uniquement de l’artistique.
Parce que sur le
plan amical ou social, je ne fréquente et n’ai jamais gardé comme amis
que des
gens que j’estime vraiment. J’ai pas de problèmes de ce côté-là. Ce
désert,
cette solitude, c’est quand on s’adresse à l’artiste. Je suis très gêné
sur ce
sujet-là, parce que ce n’est pas une question d’humilité ni de
prétention. J’ai
juste l’impression que c’est un décalage. Alors, en même temps, c’est
rassurant
quand une rencontre comme celle-là se fait. D’un seul coup, c’est comme
si on
touchait le jackpot. Pendant des années, on a mis ses pièces de cinq
balles, le
blé part, et puis paf ! tout d’un coup, ça pète par tous les bouts, les
lumières clignotent, le patron du casino vient avec son
chèque. Mais le lendemain
matin, on est dégrisé. On sort du casino, y’a le jour qui se lève et on
est
certain qu’il va falloir attendre des années avant que ça se
reproduise. C’est
pas légion. Ou alors c’est moi qui suis excessivement exigeant… Tous
ces
jeunes, par exemple, je les trouve très gentils. Assez fins. Pas mal
ont de
l’humour ce qui est une grande qualité , sont un peu légers. Mais
c’est
rarissime, encore plus que quand j’avais 20 ans, que se détache du lot
un être
un peu plus perspicace, qui gobe un peu moins tout. Avec une forme de
marginalité et d’hermétisme. Clairvoyant, voilà le mot. Une
clairvoyance un peu
ironique, un peu cynique, du genre dandy.
La Mort d’Orion frappe par le
parti pris de ses
arrangements, de ses parties de cordes.
Bernard, en réécoutant cette bande, m’a
dit “T’avais
une carrière d’arrangeur, d’orchestrateur.” Depuis,
je n’ai plus écrit
de trucs comme ça, à tendance plus ou moins symphonique. J’ai
toujours
fait des séances de cordes, jusqu’à La Vallée de la
paix, où j’ai
dû renoncer pour des problèmes syndicaux et, comme tout le monde,
prendre des
synthés. Depuis deux, trois ans, on ne fait plus de cordes en France,
sauf en
contrebandier, en flibustier. Renoncer à ces séances de La
Vallée de la
paix, ça a été une de mes grandes souffrances. Le seul truc
qui m’éclate,
dans ce métier, c’est d’écrire des parties de cordes. Voir les types
arriver
dans le studio, qui discutent, qui font leur tiercé entre les titres…
Je me
souviens, Roger tapait sur le micro : “Bon, allez,
quand même, faudrait
y aller…”, il voyait ma tronche de l’autre côté de la vitre…
Avec les
musiciens, le courant ne passait jamais. Mais je m’en fous, c’est pas
grave.
Ils m’ont toujours pris pour un farceur, un rigolo. C’est vrai qu’avant
j’entendais pas une différence d’un quart de ton, j’aurais même pas
remarqué un
pain. Maintenant, je discerne tout parfaitement. Mais ça n’aurait pas
changé le
problème : ils voyaient bien que je ne faisais pas partie de la famille.
Vous en avez nourri des complexes
?
Pas à 20 ans justement parce que j’avais
20 ans. Mais
après Orion, oui. J’ai enregistré l’album
suivant, Long
long chemin, aux studios EMI. Et là, ça n’a été que
sarcasmes. Vraiment le
mépris, la rigolade. Ça m’a gêné. De toute façon, avant ça, je m’étais
toujours
senti une âme de… on va pas dire de martyr ni de persécuté, ça n’a pas
ce côté
parano mais… Là, ça relève de la psychanalyse, pas de la musique :
depuis tout
jeune, les premières années de la vie, j’avais ressenti ce côté canard
boiteux
et mouton noir. Pourtant, dans ma famille, je n’ai jamais subi la
moindre
réprimande. Mais je sais pas… Les profs, l’école, les copains. Ou alors
c’est
moi qui me suis fabriqué cet imaginaire. Toujours est-il que j’ai très
tôt été
blindé contre ce genre de mépris que j’ai toujours trouvé omniprésent.
Comment avez-vous accueilli les
critiques dithyrambiques
qui, à l’époque, ont suivi la sortie d’Orion ?
Je savais très bien comment je l’avais
façonné, ce bazar. Je
connais les moindres coups de ciseaux des vingt minutes du
morceau-titre La
Mort d’Orion. Alors devant les réactions de la presse, je me
suis dit
“Pincez-moi.” En tant que critique, j’aurais dit “Phénoménal,
inconcevable,
d’où sort il tout ça, magicien…” Mais j’aurais ajouté “Quand même, je
ricane,
parce qu’à travers tout ça je vois bien, non pas un artifice, non pas
seulement
l’autodidacte ça n’est pas une critique mais le bricoleur.”
Ça
m’aurait rassuré qu’on dise ça. Je n’ai eu que le commentaire de
surface :
oratorio sublime, machin… Je n’aime pas le malentendu. J’aurais aimé
qu’on
prenne ça en martien, tombé sur la table. On ne sait pas par quel bout
le
prendre, il est bubble-gum, vaselineux, dégoulinant, et en même temps
il est
superbe, on croit qu’on a rêvé. Bien entendu il ne relève en rien de
critères
classiques, bien qu’il ait enfilé le costard. Dans Animal
on est mal,
le premier album, j’avais même pas réfléchi, c’était l’inspiration tous
azimuts, ça cavalait vite. D’ailleurs, quand je l’ai réécouté, j’ai été
surpris
par la nouveauté du truc. Ce sont des chansons qui déglinguent.
Malheureusement
assez indigestes. Moi, j’aime pas. C’est malsain même, il y a une sorte
de mise
à nu qu’on ne comprend pas. C’est pour ça aussi que je ne l’ai pas
remis en
circulation, celui-là. Ça relève plus de la médecine que d’autre chose.
C’est
monstrueux. C’est pas à mettre entre toutes les mains, comme ça, sans
mode
d’emploi, sans rien en amont. C’est pour ça que j’ai tout retiré. Qu’on
réinstalle d’abord le portrait de l’artiste, stalinien. Et puis après,
on
balance des trucs comme Orion, qui sont
peut-être des excroissances
un peu tordues.
Mais plus tard, dans votre
discographie, il y a d’autres
chansons qu’on peut trouver semblablement monstrueuses.
Ça s’est amélioré. Même Orion,
ce n’est qu’une
monstruosité camouflée. Aujourd’hui, ça peut décoiffer quand on
l’écoute, c’est Independence
Day. Seulement, si les monstres sont hideux, la soucoupe est
quand même
belle. C’est vrai que j’ai mal vécu après avoir écrit une chanson comme
Elégie
funèbre. C’est sorti à un moment où j’étais à cheval entre la
jeunesse et
autre chose. Là, on commence à basculer vers des trucs qu’on ne fait
pas
impunément. Dans Vivent les hommes aussi,
il y avait un
décalage. J’ai d’ailleurs toujours dit que je ressortirais Orion à
un moment où, ayant pris de l’âge, ça n’aurait plus d’importance. Mais
à 20
piges, une chanson comme ça, c’est absolument en décalage, c’est
absurde. Que
Léo Ferré, à 70 ans, chante ça, oui. C’est un truc de vieux barge,
torturé
cérébralement. Mais un type de 20 ans en pleine santé, c’est
inconcevable… Je
vivais quand même dans le calme, j’étais pas à la rue, j’avais pas été
battu
pendant toute mon enfance, non, j’étais un type normal. Comment on fait
ça,
alors ? Après ça, je suis entré dans une ère de pureté absolue, et dans
un
processus différent mariage, vie de famille. Je revenais du feu. D’un
front
personnel, évidemment, de marasme dans la tête. Déjà, l’album qui
suit, Long
long chemin, c’est plus serein, on a gommé les excès. Là, il
n’y a rien de
monstrueux. Ou alors du monstre fréquentable, normal, avec lequel on
vit tous
les jours, tout à fait sain. C’est le Quasimodo de service. A la
limite, si
monstre il y a, il est beaucoup plus attristant, touchant. Parce qu’il
est nu à
100 %.
Et Matrice, ce n’est pas un
disque monstrueux, effrayant
?
Si, même le titre… Je ne me suis pas rendu
compte.
Maintenant, quand tu vois ce que les autres sortent comme torchons,
ordures…
Là, c’est parfaitement nickel à tous les points de vue. Mais ça peut
déglinguer. Je ne me suis pas policé, il fallait que ça sorte. Ça
faisait un
certain temps…“Dans un monde à vomir/L’histoire dira ce qu’il
faut retenir”,
eh ben ça y est, on y était. Parce que c’est absolument innommable, les
conditions sociales et politiques dans lesquelles les gens vivent. Non
pas
parce qu’ils n’ont pas à bouffer ou pas de travail. Moi, je parle de
cette
emprise des cerveaux, de ce lavage de crânes quotidien qui rend les
gens
malheureux. Enfin merde, j’avais découvert tous les coins du monde, que
ce soit
l’Indonésie, Cuba, la Thaïlande, les Philippines, toute l’Amérique
centrale,
latine… Dans tous les coins d’Afrique, les gens sont gais, ils
sourient. Bien
sûr, ils ont les dents qui tombent, des maladies. Ils ont le palu, ils
crèvent
de faim, ils crèvent tout court, et jeunes. Mais au moins, jusqu’au
moment où
ils crèvent, ils pètent la joie de vivre, ils sont amoureux toutes les
cinq
minutes. Ici, tu vois les mecs exsangues, ils marchent dans la rue,
blêmes, ils
vont à l’Anpe, regardent la télé et voient la blondasse, là, Dumas,
parlez-moi,
et Pradel, ils ont que ça ! Alors à un moment ça pète et ça donne une
chanson
comme Camion bâché.
La Vallée de la paix, votre
dernier album, c’était une
manière de rompre avec cette image ?
J’avais pas envie de passer pour un maître
en
pleurnicheries. Comme le chien qui pleure, là, le cocker… Reggiani !
T’as envie
de lui filer vingt balles… On a beau pas me le dire je n’ai pas de
publiciste
dans mon entourage mais avec ce disque-là, je ne voulais pas verser
là-dedans,
j’ai essayé de faire du po-si-tif… Ce qui ne m’était jamais arrivé.
Parce que
c’est quand même moi qui chante : et j’ai beau essayer d’éviter les
trémolos,
les mouilleries… Alors La Vallée de la paix,
c’est la voie royale,
enfin le juste milieu. Même s’il y a encore la signature. “On
croit
toucher du doigt le paradis/On en sort abîmé, on en sort sali”…
Le mec
n’est pas mort, le cadavre bouge encore.
Vous disiez vous shooter à
l’accord parfait. Et aux mots
?
J’ai toujours écrit. Beaucoup. Poèmes,
pièces en vers, tout
un trafic. J’écrivais par un besoin naturel d’évacuer tout et n’importe
quoi.
Ça a commencé très tôt. En fait, j’ai toujours voulu construire. Je
suis un
bâtisseur. Quelquefois c’était fumeux, en général c’était pas très bien
écrit.
En vers, ça tenait la route, mais en prose jamais. J’avais beaucoup de
facilité
avec la rime, la rythmique. Bizarrement, tous les textes de mes
chansons ne me
sont venus qu’en chantant. Je n’ai jamais écrit un texte que j’aurais
ensuite
mis en musique. Mais après, quand je couche sur papier toute cette
expression,
disons, musicalement orale, je trouve que c’est parfaitement recevable
sur le
plan poétique.
L’écriture, ça avait un rapport
avec le fait de se sentir
canard boiteux ?
Pas du tout. Ça, c’était plutôt
l’arriviste, le dandy de
l’époque. Le côté Drugstore, boums, xvie arrondissement.
Je
pense que c’était plus de la frime qu’autre chose, mais pas vis-à-vis
des
autres : je ne montrais à personne ce que j’écrivais. C’était plutôt
pour une
sorte de jubilation juvénile et… d’omniprésence. Comme si le monde
devenait mon
royaume. Une espèce de prise de possession par l’écriture bonne ou
mauvaise,
on s’en fout. Après, je suis entré dans une ère introvertie, ça a
changé.
Forcément, on entrait dans les dures réalités de… Bon.
Qu’est-ce que vous entendez par
“dures réalités” ?
De mon point de vue, je crois que c’était
surtout la
déception de ne pas rencontrer d’alter ego. C’est aussi simple que ça.
Déjà
marginal à 20 ans : pourquoi ? Je me souviens d’une époque où je
parlais
beaucoup. Au café, en première je crois, on parlait des heures, ou du
moins
j’étais tout seul à parler… et pas de politique ! J’ai jamais compris
quoi que
ce soit à la politique, alors je sais pas de quoi je parlais… Peut-être
d’histoires comme ça, de choses que j’aurais aimé voir.
J’étais clairvoyant sur
beaucoup de choses. Je n’admettais pas des lieux communs, des
conneries, des
trucs non-dits, non finis. Je n’ai pas vraiment trouvé d’interlocuteur.
Peut-être que si j’avais été littéraire… Ou militant, allant déjà dans
quelques
réunions de parti…
La politique, donc, ne vous
intéressait pas.
Ça, c’est un grand regret de ma vie : ne
pas avoir connu la
politique que je trouve pourtant inintéressante et lamentable en soi
mais
qui, à 20 ans, est un bon véhicule pour évacuer tout ce qu’on peut
évacuer à
cet âge-là. Je ressens comme une amputation le fait de ne pas avoir
participé à
tous ces mouvements. Ça aurait été plutôt marxiste, extrémiste de
gauche. A la
limite, je suis devenu anarchiste quoique je ne sache pas tellement
ce que ça
recouvre. Plutôt asocial… A l’époque, je n’étais pas asocial. Venant
d’un
milieu bourgeois, très rigoureux sur l’éducation, la pérennité des
valeurs,
l’institution, la famille, tout ça, j’avais des idées qu’on pourrait
taxer de
droite. Et en même temps je n’aurais pas pu concevoir un monde autre
que le
partage. Ce que j’énonce là, c’est le bon sens élémentaire. Tout le
monde est
pour l’ordre, la famille ; et tout le monde est pour le partage.
Bizarrement,
aucun groupement politique ne revendique ça… Enfin bref, quand tu es
jeune, tu
prends le micro, tu gueules plus fort que tout le monde, tu as des
potes, tu
fais des tracts… Et moi, j’ai pas fait tout ça.
Vous ne pensez pas que vous avez
passé au moins une
partie de cette énergie par un autre canal ?
Non, c’est comme une sorte de goitre qui
enfle et qu’on
garde, et qui ne s’évacue pas. En 68, mes potes renversaient les
bagnoles,
foutaient le feu à tout. Il m’est arrivé d’aller voir au Quartier
latin, malgré
les séances d’enregistrement, mais… C’est très bizarre, cet
obscurantisme que
je pouvais avoir, j’y ai souvent réfléchi depuis… Je côtoyais tout ça,
je le
voyais, l’entendais, le touchais. Je ne me posais même pas la question
de
savoir si je comprenais ou pas. C’était même pas là, même pas ça. Il y
avait
même pas de discussion possible puisque dès le départ, j’étais
déconnecté. Je
m’en foutais. Enfin, je m’en suis moins foutu quand j’ai vu comment
tout ça
avait été saboté… Déjà les manipulations… C’est ma grande déception,
aujourd’hui, à deux niveaux : d’abord constater combien le monde est
manipulé.
Je ne pense pas l’être encore, mais c’est peut-être illusoire. Ensuite,
et
c’est plus grave, se rendre compte qu’être autodidacte, ça ne sert pas
à
grand-chose pour réagir contre ça. Avec mon art pragmatique, efficace,
j’aurais
aimé écrire pour contester tout ce charabia avec lequel on manipule les
gens.
Mais les compétences culturelles, les références, le cursus, je ne les
ai pas.
Je me sens assez inutile de ce côté-là.
Rien de tout ça ne pourrait
passer par les chansons ?
Oh ! moi, c’est comme si j’étais
auteur-compositeur à
Reykjavik… Avec les pingouins. Remarque, eux, ils applaudissent aussi…
La
littérature a des moyens de s’immiscer, d’être traduite. Márquez ou
Mishima
sont traduits dans toutes les langues. Tandis que les chanteurs… Tu
imagines
Mishima auteur-compositeur ? Bonjour le CD… Aujourd’hui, la langue
française,
et a fortiori par le véhicule de la chanson, ça n’aura évidemment pas
le poids
de l’Instant karma de Lennon, par exemple.
Par votre démarche artistique,
vous ne pensez pas imposer
une autre manière de vivre, une autre vision des choses ?
C’est simplement une démarche d’honnête
homme. Le bon sens
élémentaire de ne pas faire n’importe quoi sans prendre sa décision en
son âme
et conscience. Et quand on est guidé par ça, on ne fait plus
grand-chose. On ne
va pas ouvrir le chapitre bouddhiste, mais c’est quand même le juste
milieu.
Quel intérêt d’aller participer à un plateau de télé où il va y avoir
un prof
d’université, la boulangère ou le plombier du coin et un mec comme moi
? Ça me
gêne, ce mélange, cette dilution… La télé, ça sera toujours le problème
du
poster par rapport à une photo de Brassaï. Sur le poster, tu as tout :
le
moindre grain de sable, le ciel immaculément bleu, le palmier
avec toutes
ses feuilles. Seulement, t’as plus envie de partir en voyant ça : t’as
envie de
vomir sur la plage ! Tellement on t’a contraint, on t’a réduit les
possibilités
de rêver. A l’époque pattes d’eph’, j’ai sauté du train en marche quand
on a
commencé à voir de quoi était faite cette drôle d’image. Tout est lié à
cette
bulle dans laquelle il est nécessaire de vivre, qui à la fois protège
de
l’extérieur et permet d’y faire des allers et retours. Pour la
maturation d’un
individu, pour son accès à l’autonomie, pour son passage au monde tout
simplement, il faut que cette bulle avance petit à petit, comme une
étoile de
mer, avec ses pseudopodes farfelus, à l’aveuglette, qui touche et se
rétracte,
qui se brûle ou se pique, ou qui se fait marcher dessus. Et la
meilleure
condition pour que ça mûrisse, c’est le grand silence. Comme dans ce
grand
océan, dans ces abysses où règnent le plancton, les trucs transparents,
les
fils phosphorescents et tout ce que tu veux, par dix mille mètres de
profondeur. Le silence. Pas le bruit, le Walkman, la télé, les
revendications,
la rue, les bagnoles. Le silence, le retour sur soi.
Ça n’est pas désespérant de voir
que ce que vous appelez
l’”honnêteté” a fait de vous un artiste jugé insolite, mystérieux ?
Faisons abstraction d’attitudes
personnelles qui peuvent
relever du divan ça, c’est autre chose. De toute façon, je pourrais
être
totalement différent sur le plan de l’intellect, des sensations, de
l’ego, du
surmoi, de tous ces machins-là, ça ne changerait rien au problème :
aujourd’hui, je pense que tout être sensé ne va pas faire ces émissions
de
télé. Ou alors on lui donne un chèque, et il a besoin d’argent. Les
artistes,
c’est différent. Ils ont toujours l’impression qu’ils ont du talent,
qu’ils
doivent faire écouter leur truc à tout le monde. Ça, c’est l’héritage
du
tout-culturel, merci Malraux. On va aider tout le monde, et tout le
monde a du
talent. Et maintenant tout le monde a un synthé, un ordinateur, pond
des
romans, expose. On devrait expliquer une bonne fois pour toutes à ceux
qui
écrivent, peignent ou chantent, qu’on n’en a rien à
foutre de
ce qu’ils font. Qu’est-ce qu’on en a à foutre, de l’armée des
sous-Modiano, de
la cohorte des quasi-Combas ? L’un des maux de l’époque, c’est ce
dévoiement, ce
détournement par lequel on fait croire à beaucoup qu’il y a de la place
alors
que c’est faux.
Vous-même, en tant que musicien,
vous vous demandez
parfois à quoi vous servez ?
Pas vraiment. Mais je suis obligé de
constater que quand
j’écoute Orion, y’a rien à dire : là, t’es
bouche bée. Ça ne veut
pas dire que j’aime forcément l’album. Je ne l’achèterais pas plus
aujourd’hui
qu’il y a trente ans. Mais c’est vrai que dans ma chambre de bonne,
j’écouterais peut-être Orion. Et là, je
planerais. J’ai toujours
été atteint par le syndrome “chambre de bonne”. Je pense qu’il n’y a
que là
qu’on peut vivre de grandes histoires d’amour. Bon, c’est pas non
plus Les
Bronzés font du ski… Ça peut être une cabane, un abri. Un
lieu pour
embarquer, où on pourrait planer comme dans les années 70, en écoutant
des
albums anglo-saxons à tomber raide.
C’est l’ambition ultime, ça,
“embarquer” ?
Ah ben oui, quand même… Ce sont les seules
lettres de
noblesse de tout ce qui est produit artistique. Fidelio,
ça
embarque. Alors que West Side story, c’est
de la carambouille, ça
voyage pas. C’est un truc de Prisunic : c’était la mode, gominé,
machin, ça
tape dans les zinzins, dans les cymbales, ça joue du cuivre, ça fait
des
claquettes, toutes les conneries américaines. Ça fait tellement de
bruit, ça
remue tellement de couleurs que ça peut donner l’illusion d’embarquer.
Mais
c’est de l’esbroufe… L’important, c’est juste embarquer les autres.
M’embarquer
moi, je m’en fous : je ne lis pas, je n’écoute pas la moindre note de
musique,
je vais très rarement au cinéma. En fait, comme j’ai tendance à trop
embarquer,
que ça me fait trop, je n’écoute plus rien. Je reste l’être froid qu’on
connaît
de réputation. Je sais que j’ai suffisamment pour embarquer quand je
veux, mais
je ne le fais pas. Je ne peux plus. Je m’y refuse. De toute façon, je
suis un
être du refus. Du refus et de l’échec. Et puis tout ça est aussi une
question
de sauvegarde. Parce que c’est trop violent. Si je mets La
Sonate à Kreutzer maintenant,
c’est trop fort. Déjà quand j’avais 20 ans… Il faut limiter les dégâts,
ça
pourrait inciter à être suicidaire. Quand on est trop en connexion avec
ces
trucs-là… D’abord parce que tu mesures ton incapacité de fourmi face à
d’autres. Celui qui a pondu La Sonate à Kreutzer…
Si j’ai le
malheur de l’entendre, là, c’est l’ouragan…
Ça peut aussi stimuler, tout ça,
non, porter ?
Jeune, oui, ça me portait. A cet âge-là,
on s’en fout, on
n’a que l’émotion, on la prend en plein, au maximum. C’est comme une
histoire
d’amour : on s’en fout quand on a 20 ans, on prend ce qui vient, on ne
pense
pas aux conséquences. A ce que ça va enfanter. Mais j’ai plus 20 ans.
Et on
n’écoute pas impunément, on n’entre pas impunément dans ces
chefs-d’œuvre.
C’est divin. Et on ne fraie pas avec les dieux, on n’est pas armé pour
ça. Je
crois par exemple qu’un type comme Apollinaire pouvait éjaculer ou
pleurer à la
vue d’une toile qui l’émouvait. Ce sont des choses qui, aujourd’hui,
semblent
relever plutôt de la farce, qu’on imaginerait bien racontées
aux Grosses
têtes ou à ce genre d’âneries. Ça ferait rire. Et
ben non, ça fait pas
rire. On atteint un âge, ou un seuil, où ça ne fait plus rire. Ce ne
sont pas
des choses qui m’arrivent mais je peux les comprendre intimement. C’est
hyper
grave et, en même temps ça rassure face à l’imbécillité du discours
ambiant. Ça
montre à quel point l’organisme humain est loin de tout ce qu’on
raconte, qu’on
est loin de le mettre en coupe réglée et de décréter une bonne fois
pour toutes
que tout le monde est pareil, bouffe pareil, et rentre dans le même
sac. Cette
connexion avec les œuvres artistiques, c’est une forme de paranormal
avec
lequel on est censé vivre quotidiennement.
Votre sensibilité exacerbée, vous
la vivez comme une
richesse ou parfois comme un danger ?
Elle est peut-être au-dessus de la moyenne
mais sûrement pas
disproportionnée. Je ne suis pas un cas clinique. De là, je mesure à
quel point
c’est celle des autres qui a été affaiblie. Traumatisée, en quelque
sorte. Il y
a eu des sévices sur toute une partie de la population, depuis
longtemps.
Avant, les gens ne savaient pas. Il y avait les érudits, qui avaient
accès à la
science et aux arts. C’était entre les mains d’une poignée. Maintenant,
on est
dans l’école pour tous, Jules Ferry, machin, tout ça pour quoi ? Au
lieu que tous
ces gens en aient tiré un profit humain, il semblerait qu’ils aient été
au
contraire amoindris, qu’on leur ait cogné dessus plutôt qu’autre chose.
En plus
de cet état de fait, il semblerait que les mecs de 20-25 ans aient
développé
une forme d’immunité qui fait que, de toute manière, ils n’entendent
plus, ne
ressentent plus grand-chose. Ou alors des toutes petites choses dont
ils disent
qu’elles sont grandes, par le vocabulaire… J’ai eu la chance de sauter
du train
en marche. Mais à l’époque, c’était moins traumatisant.
Aujourd’hui, vous n’auriez pas
sauté aussi facilement ?
C’est beaucoup plus pervers, pernicieux.
Ce sont des
discours que tout le monde s’acharne à vouloir clairs, précis et
formateurs, et
qui en fait démolissent, démobilisent tout le monde. Tu lis un bouquin
de
sixième, c’est déjà incompréhensible. Et on nous justifie ça
quotidiennement…
Je ne comprends pas qu’il n’y ait pas plus de rébellion, que ça ne pète
pas
partout. Les jeunes n’entendent plus rien. Ils vont à l’Anpe, ils
bricolent à droite,
à gauche. Ils prennent le pli. Ils ont pas vraiment le choix, et moi je
n’ai
pas vraiment de solution à mettre à la place. Ça me gênerait pas de
jeter les
bases d’un système social peut-être totalement utopique, qui
condamnerait
notamment la notion de profit. Mais ça sous-entendrait que ça soit pris
en main
par des personnes de bon sens. Et finalement, l’élément qui manque le
plus
partout, c’est bien le bon sens.
Les temps sont inéluctablement
plus durs qu’il y a trente
ans ?
Inéluctablement. C’est même plus une
question de difficulté.
Celui qui aurait cette clairvoyance dont je parlais, sa seule envie, ça
serait
de se tirer. Il va pas jouer ce jeu-là. Il va pas entrer en compétition
avec
Céline Dion. C’est aussi simple que ça. Le type, il a pas forcément les
outils
ni les armes, et en plus c’est à ça qu’il est censé se confronter ?
Moi, à 20
ans, clairvoyant ou pas, j’avais fourbi ma petite arbalète pour
décocher
quelques ventes, même si c’était pas intentionnel. Toujours est-il qu’à
l’époque, il y avait un barde qui s’appelait par exemple Léo Ferré.
Quitte à me
casser la gueule, je pouvais, avec une chanson comme Vivent
les hommes,
me confronter à lui. Enfin, on était dans un registre qui existait
déjà. Il y
avait encore une poésie, une forme de langue française, de littérature,
d’expression. Aujourd’hui, le pauvre mec qui écrirait Vivent
les hommes,
mais où il va ? C’est le diplodocus, l’australopithèque, ou l’autre,
là, qu’on
a découvert dans les glaces après des millions d’années… On peut
toujours se
pencher sur le carbone 14 pour analyser l’affaire. Mais le mec qui a 20
ans
aujourd’hui, bonjour le moral qu’il peut avoir…
Vous aimeriez avoir plus de
succès, une audience plus
large ?
Je me souviens que ça m’a pris la tête de
ne pas faire deux
cent mille albums avec Lumières. A
l’époque, il n’y a pas eu ce que
je n’attends même plus aujourd’hui : je pensais qu’un jour les gens se
rendraient compte de ce que je leur mettais entre les pattes… Je sais
qu’il y a
là un répertoire unique d’auteur-compositeur. A la Sacem, ils
connaissent même
pas mon nom. Si je dis Manset, ils vont me faire épeler le nom quinze
fois.
Pourtant ils en ont pas cinq comme ça. Bon, maintenant, tout ça, je le
sais.
Mais il fut un temps où je me disais “Un matin, ils vont se réveiller,
et ça va
péter, ça va virer au phénomène de société.” Et ça n’a pas pété.