"Je suis un être du refus et de l'échec"

(1996) - Orion Remaster -
(Site de l'Oreille Absolue)
En 1970, un jeune auteur-compositeur du nom de Gérard MANSET bouscule le Landernau de la chanson française avec La Mort d’Orion, oratorio aux innovations tordues, bricolé en autodidacte sans complexes ni retenue. Plus tard, le jeune homme un peu dandy deviendra la figure libre qu’on sait, se retranchant derrière une discrétion naturelle qui le rangera dans la catégorie fumeuse des “artistes culte”. En septembre 1996, alors que se profile enfin la réédition de La Mort d’Orion, longtemps resté dans l’ombre de sa discographie officielle, il accepte, dans un entretien de quatre heures, de revenir sur ce qui a fondé brique par brique son art et sa démarche de bâtisseur. Initialement publiée dans "Les Inrockuptibles", cette interview, qui fit l'objet d'une pointilleuse relecture et d'un minutieux travail de montage avec Manset lui-même, est ici restituée pour la première fois dans son intégralité et intégrité.
Première partie : L'épopée du retour à Orion.-Pourquoi ne pas être revenu vers Bernard Estardy et le Studio CBE ?-C'est curieux, oui : pendant longtemps, il ne m'est même pas venu à l'idée de le recontacter, alors que je savais pertinemment qu'il existait toujours ! Et puis, un jour, je lui ai quand même donné un coup de fil. Et là, un petit miracle s’est produit. Avec des détails qui touchent presque au surnaturel… Déjà, depuis trente ans, le numéro du studio n’avait pas changé. Ce jour-là, donc, je le compose, et là, c’est le même mec qui, à l'autre bout du fil, me répond… Avec les mêmes “foutre” et “fichtre”, tout à fait truculent, géant de deux mètres de haut, pas de calvitie, pas de surdité, ni de son côté ni du mien. Il me dit : “C’est tout simple, prends ta bande, viens, on va bricoler.” Parce qu’Orion, c’était l’Aéropostale de l’enregistrement – Bernard, d'ailleurs, n'est pas par hasard pilote solitaire de bimoteurs… Toujours est-il qu'en trois mots au téléphone, tout m'a soudain semblé hyper facile. Je savais qu'avec lui, je serais susceptible d’entreprendre n’importe quelle sorte de bricolage, à la limite avec un tournevis et un marteau, pour mixer ou récupérer cette bande… Alors qu’on pouvait toujours courir pour me traîner dans n’importe quel studio huppé, cossu, avec des tonnes de matériel sophistiqué et d'un prix inconcevable, où je savais bien qu’on n’en aurait rien tiré. Pas strictement pour des questions d'incompétence ; mais parce que, dans ces endroits-là, je n'aurais pas trouvé de passé. Ce passé qui, avec Bernard, existait. Et c'est pour cela que, chez lui, nous avons pu le faire. Je dois dire que je suis assez, voire excessivement, conservateur – je sais que c'est très mal vu à notre époque, mais j'assume. J'ai les travers de beaucoup : j'aime retrouver des signes qui me confortent dans mon mode de pensée. Or, là, c'était comme si j'avais retrouvé Bernard en l'état, la Belle au bois dormant ! Comme si, trente ans après, j'étais revenu frapper à la même porte, comme si s'était présenté à moi ce pauvre Bernard, sous des toiles d’araignée et de la poussière, comme si j'avais soufflé sur tout ça et que c'était reparti pour un tour ! C'était la même chose qu'avant ; et il n'y a que là que nous étions dans la vérité. C'est tragique, et en même temps ce n'est pas si désagréable.-J'imagine qu'il y a quelque chose de troublant à reprendre ainsi, comme s'il n'avait jamais été cassé, le fil d'une histoire pourtant interrompue trente ans plus tôt.-C'est surtout une dimension que, dans un autre studio, avec d'autres personnes, je n'aurais jamais pu faire admettre. Il fallait absolument que je retrouve quelqu’un qui avait vécu cette histoire. Prenons une image : pour les férus de mécanique automobile, les garagistes en herbe, c’est comme si à l’époque Bernard et moi avions construit une bagnole de toutes pièces. Elle roulait bien, et puis on l’a longtemps laissée dans un garage. Trente ans après, il faut la remettre au goût du jour. Je peux toujours aller voir les mecs des garages Maserati, Citroën ou Peugeot : les types vont me recevoir en costard, avec leurs rendez-vous, leur téléphone portable, et ils vont tous m’envoyer balader. Le truc, c’est de retourner au petit garagiste d’origine. On ressort le fer à souder, on bricole, et teuf-teuf, elle arrive flambant neuve ! Voilà, l'image, c'est ça. De toute manière, j'ai toujours dit que j'étais un bricoleur.-Saviez-vous exactement dans quel genre d'aventure vous vous lanciez en remettant ainsi les mains dans la matière d'Orion ?-J'ai en tout cas débarqué chez Bernard en sachant qu'on allait remettre des têtes différentes, tenir la bande à la main, foutre des stylos billes pour que ça ne dévie pas des machins… enfin bref, l'enfer ! Mais c'est un enfer qu'il me semblait amusant de recréer. J'insiste à nouveau sur le fait que le studio CBE n'a pas changé – il est toujours au 95, rue Championnet –, pas plus que l'entrée, l'acoustique, la console et le mec qui est derrière. Même les enceintes sont les Lockwood d'origine… A trente ans d'intervalle, il s’est donc produit ce miracle : on a fait exactement la même chose dans les mêmes conditions, comme si on avait gommé toutes ces années d’un trait. On a remixé à l'identique les bouts qui semblaient défaillants, avec simplement un tout petit peu moins de voix à certains endroits, un petit poil de réverbe sur d'autres – Bernard m'a sorti sa chambre de réverbe naturelle, qui en qualité est cent mille fois au dessus de ce qu'on peut trouver en digital. On a viré un mot ou deux, on a rendu le son plus cohérent par rapport au reste de la discographie, on a repoussé les potards avec les gants de boxe, ou presque. Et c'est ainsi que j'ai pu ressortir La Mort d'Orion sans en réenregistrer une seule mesure – parce que c'était quand même aussi ça, le pari… C'est pour ainsi dire le même Orion, à quelques détails près qui, pour la plupart des gens, paraîtront négligeables, mais qui étaient pour moi déterminants… Et on a réalisé ça avec le même plaisir, la même envie de découverte qu'à l'époque.-En "bricolant" ainsi sur les bandes de La Mort d'Orion, avez-vous eu aussi le sentiment de revenir à l'analogique comme à une sorte de source originelle ?-Ah ! oui, évidemment. Parce que quand le digital est venu, pour le coup, c'est dans l'enfer puissance dix que j'ai eu l'impression d'être entraîné. J'en ai traversé toutes les étapes, jusqu'à en arriver désormais à saboter mes albums – je pense notamment là aux deux derniers, Revivre [1991] et La Vallée de la paix. Bon, quand je parle de "sabotage", c'est évidemment involontaire, et c'est la faute de personne. Mais mon constat est simple : j'ai passé quatre fois plus de temps sur ces deux disques, qui ne sont absolument pas ce que je voudrais entendre, que sur tous ceux que je réalisais autrefois en un week-end. Il y a quand même un problème technique, là… Lequel, soit dit en passant, est connu, puisque tout le monde revient maintenant à l'analogique. Je résume ça de manière un peu lapidaire, mais à l'époque de Lumières ou de Comme un guerrier, je faisais un mix en une matinée. A partir du moment où la base était à peu près juste et que les musiciens jouaient bien, c'était une merveille. On pouvait mettre plus ou moins de batterie, de guitare sèche, de voix, n'importe quoi : ça sonnait toujours. Il fallait vraiment que la matière première soit excessivement mauvaise pour qu'on rencontre un quelconque problème. Avec le digital, c'est tout l'inverse : il faut un mix exceptionnellement bon pour, en fin de compte, se retrouver avec un résultat qui sonne fatalement mal. On se heurte sans cesse à des problèmes de phases, de mélanges, c'est invraisemblable : quoi qu'on fasse, on perd, on n'entend rien. C'est comme au poker : il faut payer pour voir. Moi, cette forme de tricherie du son, je l'ai payée avec mes deux derniers albums.
-Sur ce plan, l'expérience de la réédition d'Orion pourrait-elle avoir des conséquences sur la suite de votre parcours ?-Depuis un certain temps, je me disais que je repartirais en analogique – un retour que j'ai déjà initié avec quelques nouveaux titres. Mais j'aurais pu avoir la faiblesse de continuer malgré tout avec le digital. Avec Orion, je peux dire que ma décision est prise, définitivement : désormais, j'enregistrerai en live et en analogique. Même sur un 4-pistes ou dans un hangar.Point final. Le reste, je ne veux plus en entendre parler… Pour un type comme moi, avec le recul, ça fait quand même mal d'entendre ce qu'on repasse de ces années-là à la télé, ou dans la pub. Quand on voit comment, avec trois instruments pas toujours justes, une batterie pas très bien réglée, une prise de son avec deux micros, une chanson comme Paint it Black des Stones pouvait sonner, être émouvante, remplie. Alors qu'aujourd'hui, chacun joue mieux que le voisin, ils ont tous des synthés à n'en plus finir, ils empilent les racks les uns sur les autres ; et il n'en sort rien, tout est transparent, virtuel. Alors, oui, ça fait quand même de la peine. A l'époque d'Orion, on prenait les trucs presque comme ils allaient être mixés. Tout a été fait live, en deux ou trois couches peut-être, mais à chaque fois avec quinze musiciens dans le studio. Les cuivres, les cordes, tout était écrit : on comptait "3, 4 !" et, allons-y, on faisait quatre titres par séance. Voilà d'où je viens, et où j'ai envie de revenir.-Ces deux ou trois années au studio CBE, à l'époque d'Animal ou d'Orion, les voyez-vous aujourd'hui comme une expérience formatrice et fondatrice dans votre parcours de musicien ?-En tout cas, elles ont marqué une période d'infantilisme génial, partagé avec Bernard. Et je peux affirmer que, par la suite, je n'ai plus jamais connu ça. Je n’ai fait que m’enfoncer dans des rapports presque dégradants avec tout ce qui concerne la “confrérie” musicale ou technique de ce métier. On ne peut même pas me taxer d'être prétentieux ou arrogant, puisque j'ai vécu à l'époque d'Orion une époque d'humilité et de plaisir primaire, où tout arrivait. CBE, c'était comme le facteur Cheval. Ensuite, j'ai bien eu mes cinq ou sept années au studio de Milan, où je gérais l'affaire, où j'avais tout conçu comme je l’entendais, et où tout fonctionnait parfaitement et très simplement – sur l’exemple de Bernard, d'ailleurs, qui avait construit son studio de A à Z. Mais dès que je l’ai abandonné pour raisons personnelles – marre de la clientèle, des factures, des schémas de directeur de société et de toutes ces conneries de gérant –, je suis entré dans l’enfer. J'ai laissé Milan à mon associé et ami Jean-Paul Malek après mon album 2870 [1978], et jusqu'à Lumières [1984] et Prisonnier de l'inutile [1985], j'y ai encore enregistré plusieurs disques à titre de client privilégié, avec toujours la même console, les mêmes manettes. Mais par la suite, j'ai commencé à travailler avec d'autres studios, et même si je continuais à gérer la technique, je n'ai plus trouvé les mêmes repères.-J'aimerais
que nous nous focalisions davantage encore sur la personnalité de
Bernard Estardy, à laquelle La Mort d'Orion semble donc
indissociablement liée.Pour moi, cette réédition est en effet aussi l'occasion de mettre un coup de projecteur sur ce personnage. Lequel, comme tous les mecs hauts en couleur, n'a pas que des amis et peut même être très décrié par certains. Je lui dois en ce qui me concerne une bonne partie de ce que j'ai fait. Pour moi, qui ai quelques années de moins que lui, il représente un aîné – un grand frère, plutôt qu'un père. Il fait partie de ces quelques personnes exceptionnellement rares qui s'avèrent formatrices sans forcément le savoir, à leur insu. Des millions de personnes sont passées dans le studio de Bernard, qui a rendu service à quantité d'artistes. Mais je ne sais pas s'il a été aussi formateur avec d'autres qu'il l'a été avec moi-même. Je n'ai pourtant pas passé ma vie à CBE : pour Orion nous avons dû avoir entre cinq et huit journées de présence. Mais d'un geste, d'un mot, d'une réaction de sa part, je tirais l'essentiel et je multipliais ça par cent. Cet apprentissage sur le tas, basé sur l'observation, ça fait partie de ces expériences qui sont positivement "traumatisantes" et peuvent créer des vocations. Encore une fois, c'est grâce à lui que j'ai fait le Studio de Milan. Jamais je n'aurais pu imaginer qu'on puisse avoir une forme de marginalité telle que, sans formation, on se permette de construire son bazar. En six mois, lui qui, à la base, n'était pas architecte ni électronicien, en a plus appris que tous ceux qui avaient suivi dix ans d'études dans ces domaines. C'est aussi ce qui s'est passé pour moi quand, à mon tour, je me suis lancé dans Milan : sur le plan pratique, théorique comme technique, j'en ai plus su en quinze jours que la plupart des ingénieurs de l'époque. Au-delà de cette image un peu vieux jeton, réac et has been que je peux donner, je crois qu'il y a quelque chose de positif à retirer de cette expérience-là : ça peut peut-être rendre service à des gens plus jeunes, qui ne savent pas où ils vont, à qui on ne donne que des exemples fumeux, dans un monde où tout est virtuel. Comme quelques autres, je suis encore le tenant de ce mode d'enseignement et de transmission quasiment physique, tactile, qui vaut plus que tout ce qui est livresque.-A l'époque, étiez-vous conscient de votre chance ?-J’avais 20, 22 ans. Ceux qui ont cet âge aujourd’hui savent bien l’état d’esprit dans lequel j’étais : on s’en fout, tout va vite, on fait feu de tout bois, qu’on dorme, qu’on boive, qu’on bouffe ou pas. C’est un âge excessivement dynamique. Je ne me rendais pas compte que Bernard avait autant de panache, que c’était le Depardieu ou le Godard de l’enregistrement. Je n'ai pas peur de dire qu'il m'a sauvé Orion. A la moindre suggestion de ma part, il plongeait dedans, là où toute personne ayant une approche académique du son aurait ricané, tourné le dos. Je l'ai très souvent dit en interview : j'ai le sentiment d'avoir tout découvert et inventé avec Bernard et CBE. Dans Orion, par exemple, sur un titre comme "Le Paradis terrestre", j’ai innové en compressant l’ensemble du mix sur une seule piste. Sur "Elégie funèbre", j’ai écrit et dirigé les cordes à l’envers… Autant de choses qui, à l'époque, me paraissaient simples, évidentes, à moi qui les imaginais et les voulais réalisées en studio dans le quart d'heure qui suivait. Encore fallait-il que j’aie la chance de tomber sur un marginal de l’enregistrement, qui était un ingénieur mais aussi et surtout un musicien, organiste, compositeur… Un type qui, non seulement, trouvait ce que je lui disais intéressant, génial ou tout ce qu'on veut, mais qui allait même au devant de mes visions, qui savait les précéder. C’est tellement rare, pour ceux qui sont à l’affût, qui attendent un coup de main, un enseignement, une directive, de croiser quelqu’un dont ça peut venir. Après, bien sûr, un type comme ça, il ne faut pas le laisser partir. Et il ne faut pas croire non plus que ça peut émaner de n'importe qui. C'est là tout le problème de l'enseignement : les professeurs qui, sur la totalité de notre scolarité, nous ont vraiment marqués, on ne les comptera jamais que sur les doigts d'une main. Avec Bernard, c'est dans ce cas de figure qu'on se trouve. Après Orion, je pensais que j'en croiserais d’autres comme lui. Que le monde allait s’ouvrir avec des personnages qui, à droite à gauche, seraient des espèces de Don Quichotte… Mais non, il n’y en a pas eu d’autres. Des gens fades, oui, sans couleurs…Je vais me mettre un peu en avant sur ce chapitre, mais avec Orion, à travers un truc pareil, signé et géré par un mec comme moi, je crois qu'on tient là un résumé absolu, un concentré de tout ce qu'on a perdu, dans toutes les cases, en trente ans. Cette période à la charnière des années 60 et 70, ça a quand même été une époque où tout convergeait, où tout allait très vite : il y a eu une floraison tous azimut, comme un feu d'artifice d'intelligence, de création artistique. Presque tous les artistes que j'ai pu connaître alors, auteurs, compositeurs ou chanteurs, sont devenus célèbres. Après, ils ont continué ou pas la carrière, mais chacun en tout cas vivait sa vie, créait son univers, sa personnalité. Tout n'était pas d'une qualité ni d'une originalité étonnante, mais il y avait une effervescence, un bouillonnement. La construction comme la facture musicale d'Orion ont en tout cas de quoi surprendre. Le disque frappe notamment par le parti pris de ses arrangements, et notamment de ses parties de cordes. On peut certainement retrouver chez tel ou tel autre des orchestrations, ou bien des mix, ou encore des textes qui seraient comparables à ceux d'Orion : mais ils seront dispersés, éclatés. La grande spécificité de ce disque, c'est de faire cohabiter tous ces éléments au même endroit. Et c'est un endroit très particulier : une espèce d'oratorio forcément marginal, puisque autodidacte – je n'avais appris à écrire la musique qu'un an avant, à l'époque d'Animal. Quand Bernard a réécouté la bande pour la première fois, il m'a dit : “T’avais une carrière d’arrangeur, d’orchestrateur.” Il a ressenti un choc qu'il n'aurait certainement pas eu en écoutant les arrangements d'un garçon issu du conservatoire. De fait, et même si je joue assez mal, je me considère comme un musicien, ou en tout cas comme un compositeur. Je pense même être beaucoup plus en connexion avec la musique que nombre de virtuoses. Au fond, on en revient encore et toujours au facteur Cheval ! Orion est excessivement pensé, peaufiné, remodelé ; mais il n'entre en rien dans une quelconque forme de classicisme. Si on me demandait l'équivalent pictural, je citerais le douanier Rousseau, voire Chagall. Par la suite, j'ai suivi cette pente douanier Rousseau pour tendre vers un plus grand classicisme, mon maître étant Poussin et un album comme "Lumières" pouvant correspondre à cette analogie.-Après Orion, vous avez continué à signer des arrangements de cordes, mais sans aller aussi loin dans l'écriture et l'orchestration.-Oui, je n’ai plus écrit de trucs comme ça, à tendance plus ou moins symphonique. Mais j'ai toujours fait des séances de cordes, jusqu’à "La Vallée de la paix", où j’ai dû renoncer pour des problèmes syndicaux et, comme tout le monde, prendre des synthés. Depuis le début des années 90, on ne fait plus de cordes en France, sauf en contrebandier, en flibustier, ou encore à Londres ou à Bruxelles. Renoncer à ces séances de "La Vallée de la paix", ça a été une de mes grandes souffrances. Le seul truc qui m’éclate, dans ce métier, c’est d’écrire des parties de cordes. Avec les Jean-Claude Petit et autres, Bernard, lui aussi, s'est battu pour continuer le plus tard possible à faire des séances avec les musiciens live et les cordes. C'est d'ailleurs Jean-Claude qui dirige le titre d'Orion : cette époque marque son avènement, c'était ses premières séances – on le retrouve sur les premiers Julien Clerc, qui ont aussi été enregistrés à CBE. Dans cette histoire, il y a un autre personnage auquel je dois aussi beaucoup : Roger Berthier, qui par la suite a réalisé toutes mes directions de cordes… Ce sont de beaux souvenirs, ça. Voir les types arriver dans le studio, qui discutent, qui font leur tiercé entre les titres… Et Roger qui, au bout d'un moment, tapait sur le micro : “Bon, allez, quand même, faudrait y aller, faire les titres…”, il voyait ma tronche de l’autre côté de la vitre… Cette institution de musiciens classiques pouvait être très chiante sur certains côtés, avec ces jongleries syndicales et compagnie, mais ce n'était pas grave : ils étaient tous magiques et jouaient comme des dieux. Le musicien qui joue de la flûte dans la coda de "Salomon l'Hermite", par exemple, était un type acariâtre, avec lequel je me suis d'ailleurs engueulé longtemps après pour une sombre histoire de piccolo… Mais quelle magie dans cette flûte ! Eh bien voilà, le constat, c'est que tous ces gens-là ne font plus de séances. Et c'est pourquoi Bernard Estardy, lorsqu'il a entendu la mise à plat d'Orion, s'est pris dans la tête le raccourci immédiat de tout ce qu'on a perdu en trente ans.-Est-ce que le courant passait bien entre les musiciens classiques et vous ?-Jamais ! Mais je m’en fous, c’est pas grave : ils m’ont toujours pris pour un farceur, un rigolo. C’est vrai qu’avant, je n’entendais pas une différence d’un quart de ton, je n’aurais même pas remarqué un pain. Maintenant, je discerne tout parfaitement. Mais ça n’aurait pas changé le problème : ils voyaient bien que je ne faisais pas partie de la famille.-Vous en avez nourri des complexes ?-Pas à 20 ans – justement parce que j’avais 20 ans. Mais dès que j'ai commencé à avoir des résultats, et notamment après Orion, oui. L’album suivant, "Long long chemin", je l'ai gravé aux studios EMI. J'ai réalisé seul toutes les parties instrumentales, j'avais envie de ça. Inconsciemment, j'avais peut-être été influencé par McCartney, que j'aimais beaucoup et qui venait de faire la même chose : il y a sans doute eu un petit phénomène d'identification. Et puis cette expérience de la solitude, je crois tout simplement qu'il faut la vivre au moins une fois. La différence, c'est que les stars comme McCartney, elles, débarquent quand même en général avec leurs ingénieurs, leur équipe attitrée. Moi, j'ai eu droit aux mecs qui t'accueillent avec des gants blancs… Et là, ça n’a été que sarcasmes. Vraiment le mépris, la rigolade, pendant TOUT l'enregistrement. Ça m’a gêné. De toute façon, avant ça, je m’étais toujours senti une âme de… on va pas dire de martyr ni de persécuté, ça n’a pas ce côté parano mais… Là, ça relève de la psychanalyse, pas de la musique : depuis tout jeune, les premières années de la vie, j’avais eu ce côté canard boiteux ou mouton noir. Pourtant, dans ma famille, je n’ai jamais subi la moindre réprimande ou quoi que ce soit.-D'où provenait alors ce sentiment ?-Je ne sais pas… Les profs, l’école, les copains. Ou alors c’est moi qui me suis fabriqué cet imaginaire. En tout cas, j’ai très tôt été blindé contre ce genre de mépris, que j’ai toujours trouvé omniprésent. Sauf à CBE, chez Bernard, justement. Comme s'il avait fabriqué sa coquille hors de tout ce qui pouvait s'apparenter à du mépris. Comme si, de la même manière, il avait pu lui aussi être considéré comme un farfelu ou un barge complet. Le Facteur Cheval, hein, on n'en sort pas ! Gauguin, il s'est tiré parce qu'il était le mouton noir, qu'il n'a pas vendu une toile de son vivant. Alors, bien sûr, c'est un peu gonflé de ma part de faire des parallèles comme ça… Mais si on fait abstraction de la notoriété d'un mec comme lui, et de ce qu'il a apporté, si on ne s'attache strictement qu'aux faits et gestes, il y a d'autres artistes qui ont ce quotidien : on peut donc comparer, et Bernard et moi étions peut-être dans ce registre. Quoi qu'il en soit, après avoir eu avec lui cette petite bulle privilégiée, ces caprices ultimes réalisés pendant Animal et Orion, je ne suis bizarrement pas retourné à CBE. Etant contractuellement lié à EMI/Pathé Marconi, je bénéficiais de leurs quatre studios, impeccables, où tout le monde enregistrait – y compris McCartney… Il n'y avait donc pas de raison que je n'y aille pas moi non plus. Et ça a peut-être été une volonté de ma part, aussi : va savoir si, à un moment, je n'ai pas eu besoin de sarcasmes ! Je pense que, dans tout créateur, il faut un peu de masochisme… Bon, après, quand on se fait renvoyer à la case départ, comme ça, par des gens dont on se demande vraiment pourquoi ils sont là, on en voit un peu les limites… Après "Long long chemin", il faut croire qu'une année de masochisme m'avait suffi, puisque j'ai monté Milan dans la foulée. Et là, il n'y a plus eu de problème.-Vous disiez plus tôt "avoir cru" que votre chant, sur Orion, était médiocre. Auriez-vous révisé votre jugement en travaillant sur la réédition de l'album ? -C'est un point crucial, monstrueux même. Cette voix, je la pensais en effet plus faible, fragile, aiguë, jeune, en décalage énorme avec des albums comme "Revivre" ou "Lumières" – à l'écoute du vinyle, c'était vraiment flagrant. Sauf que lorsque Bernard, à CBE, a envoyé pour la première fois le titre "Vivent les hommes", je n'en suis pas revenu : la voix était superbe, grasse, belle, large, grande, chaude – normale, quoi, pas du tout petite, étriquée ! J'ai immédiatement arrêté la machine et j'ai dit à Bernard "Attends, là, il y a un truc, une histoire de défilement ou je ne sais quoi…" Le fin mot de l'histoire, c'est qu'il y a eu semble-t-il un problème de gravure à l'époque de la sortie d'Orion : la machine a dû tourner un peu vite, de manière très peu sensible, mais suffisamment pour que le chant prenne un petit côté acide. J'ai aussitôt vérifié en comparant la bande d'origine et la copie pour la gravure : il y avait 3% d'écart, ce qui est à la fois minime et déterminant. C'est la preuve que le moindre détail peut complètement transformer la perception qu'on se fait d'un travail.-Comment avez-vous accueilli les critiques dithyrambiques qui, à l’époque, ont suivi la sortie d’Orion ?-Je savais très bien comment je l’avais façonné, ce bazar. Je connais les moindres coups de ciseaux des vingt minutes du morceau-titre "La Mort d’Orion". Alors devant les réactions de la presse, je me suis dit “Pincez-moi”. En tant que critique, j’aurais dit “Phénoménal, inconcevable, d’où sort-il tout ça, magicien…” Mais j’aurais ajouté : “Quand même, je ricane, parce qu’à travers tout ça je vois bien, non pas un artifice, non pas seulement l’autodidacte – ça n’est pas une critique – mais le bricoleur.” Ça m’aurait rassuré qu’on dise ça. Je n’ai eu que le commentaire de surface : oratorio sublime, machin… Je n’aime pas le malentendu. J’aurais aimé qu’on prenne ça en martien, tombé sur la table. On ne sait pas par quel bout le prendre, il est bubble-gum, vaselineux, dégoulinant, et en même temps il est superbe, on croit qu’on a rêvé. Bien entendu, il ne relève en rien de critères classiques, bien qu’il ait enfilé le costard. Dans "Animal on est mal", le premier album, j’avais même pas réfléchi, c’était l’inspiration tous azimuts, ça cavalait vite. D’ailleurs, quand je l’ai réécouté, j’ai été surpris par la nouveauté du truc. Ce sont des chansons qui déglinguent. Malheureusement assez indigestes. Moi, j’aime pas. C’est malsain même, il y a une sorte de mise à nu qu’on ne comprend pas. C’est pour ça aussi que je ne l’ai pas remis en circulation, celui-là. Ça relève plus de la médecine que d’autre chose. C’est monstrueux. C’est pas à mettre entre toutes les mains, comme ça, sans mode d’emploi, sans rien en amont. C’est pour ça que j’ai tout retiré. Qu’on réinstalle d’abord le portrait de l’artiste, stalinien. Et puis après, on balance des trucs comme Orion, qui sont peut-être des excroissances un peu tordues.-Mais plus tard, dans votre discographie, il y a d’autres chansons qu’on peut trouver semblablement monstrueuses.-Ça s’est amélioré. Même Orion, ce n’est qu’une monstruosité camouflée. Aujourd’hui, ça peut décoiffer quand on l’écoute, c’est Independence Day. Seulement, si les monstres sont hideux, la soucoupe est quand même belle. C’est vrai que j’ai mal vécu après avoir écrit une chanson comme "Élégie funèbre". C’est sorti à un moment où j’étais à cheval entre la jeunesse et autre chose. Là, on commence à basculer vers des trucs qu’on ne fait pas impunément. Dans "Vivent les hommes" aussi, il y avait un décalage. J’ai d’ailleurs toujours dit que je ressortirais Orion à un moment où, ayant pris de l’âge, ça n’aurait plus d’importance. Mais à 20 piges, une chanson comme ça, c’est absolument en décalage, c’est absurde. Que Léo Ferré, à 70 ans, chante ça, oui. C’est un truc de vieux barge, torturé cérébralement. Mais un type de 20 ans en pleine santé, c’est inconcevable… Je vivais quand même dans le calme, j’étais pas à la rue, j’avais pas été battu pendant toute mon enfance, non, j’étais un type normal. Comment on fait ça, alors ? Après ça, je suis entré dans une ère de pureté absolue, et dans un processus différent – mariage, vie de famille. Je revenais du feu. D’un front personnel, évidemment, de marasme dans la tête. Déjà, l’album qui suit, "Long long chemin", c’est plus serein, on a gommé les excès. Là, il n’y a rien de monstrueux. Ou alors du monstre fréquentable, normal, avec lequel on vit tous les jours, tout à fait sain. C’est le Quasimodo de service. A la limite, si monstre il y a, il est beaucoup plus attristant, touchant. Parce qu’il est nu à 100 %.-Et plus tard, un album comme Matrice, ce n'est pas un disque monstrueux, effrayant ?-Si, même le titre… Sur le coup, je ne me suis pas rendu compte. Maintenant, quand tu vois ce que les autres sortent comme torchons, ordures… Là, c’est parfaitement nickel à tous les points de vue. Mais ça peut déglinguer. Je ne me suis pas policé, il fallait que ça sorte. Ça faisait un certain temps… “Dans un monde à vomir/L’histoire dira ce qu’il faut retenir”, eh ben ça y est, on y était. Parce que c’est absolument innommable, les conditions sociales et politiques dans lesquelles les gens vivent. Non pas parce qu’ils n’ont pas à bouffer ou pas de travail. Moi, je parle de cette emprise des cerveaux, de ce lavage de crânes quotidien qui rend les gens malheureux. Enfin merde, j’avais découvert tous les coins du monde, que ce soit l’Indonésie, Cuba, la Thaïlande, les Philippines, toute l’Amérique centrale, latine… Dans tous les coins d’Afrique, les gens sont gais, ils sourient. Bien sûr, ils ont les dents qui tombent, des maladies. Ils ont le palu, ils crèvent de faim, ils crèvent tout court, et jeunes. Mais au moins, jusqu’au moment où ils crèvent, ils pètent la joie de vivre, ils sont amoureux toutes les cinq minutes. Ici, tu vois les mecs exsangues, ils marchent dans la rue, blêmes, ils vont à l’Anpe, regardent la télé et voient la blondasse, là, Dumas, parlez-moi, et Pradel, ils ont que ça ! Alors à un moment ça pète et ça donne une chanson comme "Camion bâché".-"La Vallée de la paix", votre dernier album, c’était une manière de rompre avec cette image ?-J’avais pas envie de passer pour un maître en pleurnicheries. Comme le chien qui pleure, là, le cocker… Reggiani ! T’as envie de lui filer vingt balles… On a beau pas me le dire – je n’ai pas de publiciste dans mon entourage – mais avec ce disque-là, je ne voulais pas verser là-dedans, j’ai essayé de faire du po-si-tif… Ce qui ne m’était jamais arrivé. Parce que c’est quand même moi qui chante : et j’ai beau essayer d’éviter les trémolos, les mouilleries… Alors "La Vallée de la paix", c’est la voie royale, c'est enfin le juste milieu. Même s’il y a encore la signature. Il y a un truc persistant, là, qui tire sans doute son énergie, sa lumière un peu noire de ce que, à l'époque d'Orion, j'ai réveillé sans même trop m'en rendre compte. Une manière de regarder le monde, ou ce qu'il en reste. De ce point de vue, aussi, sans doute, même si c'est par réfraction, ricochets ou que sais-je, Orion a continué à vivre et à diffuser quelque chose en moi. Quand on écoute" La Vallée de la paix", on le sent bien, je crois : le mec n’est pas mort, le cadavre bouge encore.Seconde partie : L'apprentissage de la musique, de la solitude et du monde.-Vous vous dîtes autodidacte. Comment avez-vous découvert la musique ?-Ça a commencé par des zéros pointés en musique, évidemment, dans tous les lycées, et notamment à Claude-Bernard. Ça précédait des renvois systématiques de trois jours … Bon, on y écoutait quand même un peu de musique classique. Il y avait le Teppaz, on devait avoir droit à Beethoven, Rachmaninov et des trucs un peu plus tartes genre Le Carnaval des animaux… Je suppose qu'il y avait un programme-type… En tout cas, je revois très bien la salle, à Claude-B, l'endroit exact où elle se trouvait. Ce qui est amusant, c’est que j’ai vécu jusqu’à l’âge de 20 ans sans écrire la moindre note, sans rien connaître de la musique sinon l’apparence, comme beaucoup de gens qui écouteraient et entendraient une masse sonore, mais sans savoir ce qu’il y a dedans. Ce n'est pas tout à fait la même chose avec la littérature, qui par un néophyte peut s'appréhender plus facilement. Tous ceux qui savent lire et écrire, lisent et écrivent comme Proust. Je veux dire par là que si on retire chacune des parcelles de Proust, chaque phrase ou chaque apposition, ils seront capables de l'écrire ou de la dire. Après, ce qu'ils n'arrivent pas à organiser, c'est l'agencement complet du truc. Avec la peinture, c'est un peu plus compliqué, dans le sens où il y a une certaine forme d'"habileté" à représenter. Mais alors la musique, c'est encore un autre niveau, c'est à des années-lumières de ça ! S'il ne connaît pas l'écriture musicale, le néophyte ne pourra jamais traduire la plus petite part de n'importe quel instrument d'une symphonie de Beethoven. C'est vraiment comme l'apprentissage d'une langue : il y a un avant et un après. Ceux qui ont appris le chinois se souviennent de l'époque où ils ne pouvaient pas lire les idéogrammes. Eh bien moi, je me souviens très bien de l'époque où j'entendais la musique sans savoir ce qu'il y avait dedans. Non pas que j'en sache tellement plus aujourd'hui ; mais j'en connais suffisamment pour discerner toutes les parties, les harmonies verticales, enfin toute l'armada et tous les falbalas classiques.-Ces zéros accumulés en cours n'ont jamais eu tendance à vous éloigner ou à vous dégoûter de la musique ?-Faut croire que non. Mais, tu sais, l'école, c'est un monde à part. Tu as des profs qui te mettent une sanction, et tu t'en fous, tu ricanes… Qu'est-ce que tu veux que je te dise : on te demande des portées alors que tu ne sais même pas ce que c'est ! Comment est-ce que tu pourrais prendre ça au sérieux ? C'est complètement déconnecté de toute réalité. A leur décharge, les instituteurs n'y sont pas pour grand chose. Mais c'est quand même grave de laisser les gosses naviguer dans des univers qui ne sont pas clairs, où rien n'est défini, où les questions restent sans réponses. C'est le marasme dans lequel se trouve toute forme d'enseignement artistique, et notamment en ce qui concerne les arts plastiques : aujourd'hui, même les profs ne savent plus ! Il n'y en a pas un qui sait faire un fond, un lavis, un glacis, ils n'ont pas la matière pour. Ceux-là, s'ils vont au Louvre, ils écarquillent les yeux ! Récemment, j'y ai vu des tableaux de Corot, avec des enduits exceptionnels. On peut considérer que c'est une peinture un peu légère par certains côtés, mais sur le plan des matières, c'est magique. Qui aujourd'hui travaille ainsi ? Balthus a peut-être été le dernier en titre. Buffet, aussi, dans ses premières toiles, à une époque où l'enseignement aux Beaux-Arts était encore à peu près cohérent. Après, ces bases, tu en fais ce que tu veux : mais au moins, tu les as! Parce que quand je vois la FIAC, où je suis allé il y a huit jours… C'est à pleurer, tout ce qui est contemporain ! Ils n'ont plus la moindre notion de ce qu'il y a dans les matériaux proprement dits. C'est comme si, demain, les gens écrivaient de la musique sans savoir ce que sont un violon, une corde, un luthier, comment un instrument réagit, comment le son se propage. On en est là, c'est catastrophique ! A la limite, dans la musique et le son, on assiste avec les synthés et le digital à l'avènement d'une autre technique : il y a sans doute une perte d'un côté, mais compensée par l'émergence d'une autre génération de l'autre. Alors que sur le plan pictural, j'estime que c'est une perte sèche : rien ni personne n'a pris la relève.-Pour en revenir aux cours de musique, vous auriez pu en tout cas vous détourner à jamais du répertoire classique ; or ce n'est pas le cas.-Parce que je dois à mon frère d'en avoir été imbibé à l'adolescence. C'est lui qui, à son insu, pendant trois ans au moins, m'en a abreuvé et m'a prodigué cette formation musicale. Au début, soyons clairs, je n'en avais pas grand chose à foutre ; et puis, petit à petit, il faut croire que j'ai été intoxiqué.-De l’école à la pratique personnelle de la musique, comment s’est opéré le passage ?-Simplement, par l’intermédiaire d’instruments. D’abord une guitare sèche, à 14 ans, comme tout le monde. J’ai joué les trois, quatre accords, étonné que ce soit si simple, si rapide. C’était plutôt Baden-Powell, hein, feu de camp… C’était aussi l’époque Beatles, Shadows, on était presque obligés… Et puis je ne sais pas, j’avais besoin de commencer à m’exprimer. J’ai écrit toutes mes premières chansons à ce moment-là. Je ne les ai pas gardées, c’était un peu fumeux. Après la guitare, dont j'ai eu l'impression d'avoir vite fait le tour, il y a eu la batterie. Et puis le piano. J’ai dit à mes parents de le faire apprendre à ma petite sœur. C’était un peu pervers, à double détente. C’était peut-être inconscient : je ne pensais pas que j’allais moi-même me lancer. Voyant que ma sœur s’y mettait tous les 36 du mois et que le prof passait pour rien, je me suis assis derrière le piano et j’ai fait les leçons. J’ai pris La Méthode rose, peut-être pour que ça ne soit pas inutile. Et j’ai tout de suite été attrapé par le truc. Beethoven, au fond, ça n'est rien d'autre que La Méthode rose : en six mois de lecture, on couvre toute la musique. Une fois qu'on a fait les arpèges, les triolets, le binaire, le ternaire, les règles primaires d'harmonie… Ensuite, et comme je le disais plus tôt dans mon exemple de Proust, c'est l'agencement global de tous ces éléments qui fera la différence. Chacun s'exprime ; et comme en littérature, on est auteur ou on ne l'est pas.-Le piano, ça a libéré quelque chose ?-Oh ! oui… Enfin… Pour moi, tout ce qui n’est pas immédiat est inutile : je fais partie des pragmatiques, des concrets, des nets et carrés. Alors, avec un piano et une méthode cohérente, c’est simple : t’appuies là où on te dit d’appuyer, de faire tel mouvement, et tu t'aperçois très vite que ça donne un résultat, que ça fait du bruit comme il faut. C’est pas des machins de salle de classe où t’as qu’une envie, c'est de te tirer et d'aller à la sortie de La Fontaine – le lycée de filles. Et ce ne sont pas des positions d'accord complètement abstraites comme avec la guitare. Le piano, c’est l’instrument majestueux par excellence, le roi. C’est la cathédrale musicale, la nef. Quand on regarde le clavier, on voit une partie musicale verticale, avec toutes les clés. Ça, c’est un truc qui m’a toujours semblé bizarre : pourquoi une clé d’ut, une clé de fa, une clé de sol ? Voilà une question à laquelle on n'a jamais de réponse – sauf par hasard, comme ça a été mon cas. Parce que la réponse est simple : il existe un truc qui s’appelle la portée universelle, où il y a une trentaine de lignes et qui, de bas en haut, va de la clé de fa à la clé de sol. Si on commence par ça, immédiatement on comprend tout. Après, on aura plus ou moins de mal à mémoriser la chose et à travailler avec, mais au moins on aura saisi le principe : ça ne semble plus illogique.-C’était important de découvrir ça seul ?-C'est en tout cas là, au piano, que j'ai commencé à composer mes premières véritables chansons. Et surtout, que j'ai découvert l'harmonie. Alors ça… Voilà la clé du truc. C’est-à-dire que j’ai un mode d’esprit qui marche d’une certaine façon – il doit y avoir un mot pour ça… Disons que pour comprendre l’ensemble, j’ai besoin de comprendre le premier maillon. Après, ça va en général très vite. C’est la fission de l’atome, pan ! ça pète tout seul. Pour moi, ça s’est passé comme ça pour tout. Dans ces histoires d’enseignement et de scolarité, ça a trop souvent été le cas : si on saute une étape, c’est mort. Tu peux toujours t’acharner, essayer de comprendre, être attentif : c'est du temps perdu, parce que tu pédales au-dessus, à côté… Et personne n’a le courage de revenir en arrière, personne ne veut retourner en CE1.-Sans ce point de départ, rien n’aurait été possible ?-C'est-à-dire que tant que tu n’as pas une heure à toi, sans que personne ne vienne, un matin où tout est clair dans ta tête, où t’as rien à demander, rien à perdre, rien à gagner… T’as ton putain de cahier sur le piano, tu regardes, tu frappes le do, puis le mi, puis le sol. Tu fais do-mi, puis la tierce, puis la quinte. Et là, t’entends ce que c’est que l’harmonie. Après, tu fais mi bémol et tu entends ce qu’est la tierce mineure. Aaaah ! Tu deviens fou ! Enfin moi, je suis devenu fou. Tellement j’avais le sentiment, tout d’un coup, que c’était parfait, que ça résumait tout, que ça évacuait tous les millions de discours. Voilà. A partir de là, tu peux pas revenir en arrière. T’es piégé, c’est parti.-Vous vous présentez souvent comme un piètre instrumentiste.-Il y a des gens, comme ça, qui ont un sens. Les Anglais, par exemple, sont souvent hyper doués pour ça : ils te prennent un manche, ils ne savent pas comment s’appellent les cordes, ils jouent et ça sonne, toujours. Des gens qui n'ont jamais vu un piano, qui s'assoient devant, et c'est juste : c'est incompréhensible ! J'aimerais qu'un jour on fasse des études là-dessus. Moi, je ne suis pas du tout dans ce cas-là. J’ai pu apprendre quarante fois des trucs, et toujours me planter, faire un pain au bout de deux mesures… Mais au-delà de mon cas personnel, je pense quand même que nous, Français, nous ne sommes vraiment pas nés dans le potage de la musique. Quand j'étais au Studio de Milan et que je faisais les prises de son derrière la console, j'en ai vu défiler, des mecs. Et j'ai assisté cinq ou six fois à des trucs qui m'ont estomaqué. Des Anglais, encore et toujours, qui étaient de passage pour une journée, qui parfois venaient pour une simple séance de recording. Je me souviens notamment d'une Telecaster mal entretenue, aux cordes pourries, qui traînait dans le studio. Moi, il me fallait une plombe pour l'accorder, et au moins trois ou quatre prises pour en sortir péniblement deux notes justes : un enfer ! Et eux, ils débarquaient, ils n'accordaient rien, il pouvait bien manquer une corde qu'ils s'en foutaient complètement, ils jouaient à l'envers, à l'endroit, gaucher, droitier, et tout était instantanément juste. Du pur délire. L'image qui me vient en parlant de ça, c'est celle d'un jeu électronique : tu es dans ton vaisseau spatial, il y a des fusées et des astronefs qui passent dans tous les sens, ça pète de partout, faut tirer plus vite que les autres, se planquer… Tu en as qui sont là-dedans comme des poissons dans l’eau : ils passent à travers tout. Et moi, je fais un mètre cinquante et je suis descendu. C’est terrible, la maladresse…-Pourquoi s’être mis au chant ? La musique instrumentale ne suffisait pas ?-C’est l’inverse : j’ai fait de l’instrumental pour habiller… Toute ma vie, les choses ont été faites comme ça, par défaut… C’est parce que je ne trouvais pas chaussure à mon pied que j’ai été obligé de faire la chaussure. Par exemple, c’est parce que je ne trouvais pas d’arrangeur que je m’y suis mis. Il y avait bien Jean-Claude Petit, mais il s'était engagé à l'époque dans un autre univers, celui de Julien Clerc. Et je ne me serais pas vu aller chercher d'autres arrangeurs qui – ce n'est pas par prétention que je dis ça – en auraient su moins que moi. J'entends par là qu'ils auraient eu une formation, qu'ils auraient su écrire, mais qu'au fond ce n’était pas l’essentiel. Ça ne l'était tellement pas à mes yeux, d'ailleurs, que je suis même allé jusqu'à réaliser les orchestrations du premier 45t de William Sheller, alors que lui, pour le coup, sortait du conservatoire ! Bon, là, j'ai pataugé sérieusement, parce que c'était à des années-lumière de ce que je savais faire. Et j'ai pris sur moi de ne pas trop le claironner, en me disant que si mon incompétence et mes manques devenaient par trop lisibles, ça finirait bien par se savoir ! William savait parfaitement que j'étais autodidacte, je ne lui en avais pas fait mystère. Mais pour un mec comme lui, qui connait la musique par cœur, ça aurait pu être agaçant : au bout d'un moment, il aurait pu péter les plombs et me dire de me tirer… Il faut bien comprendre que j'étais obligé d'en passer par ces étapes-là : j'apprenais sur le tas. Et il faut en faire, des séances – notamment de cordes – pour savoir exactement dans quel registre tu dois écrire, pour trouver tes repères, comprendre ce que tu aimes entendre sonner ou pas…-Dès lors, pourquoi ne jamais avoir composé pour un ensemble de cordes, par exemple ?-Oui, en m'écoutant parler, là, c'est la question qui, en parallèle, me vient aussi. Mais la réponse, c'est qu'en vérité je n'ai rien à écrire ! Sur ce plan, je suis dans la même position qu'avec le texte littéraire : aujourd'hui, je me sens plus armé pour l'écriture que par le passé, sans aucun problème ; mais je n'ai rien à dire.
-J'en reviens un instant à Orion : on a du mal à croire qu’un an seulement sépare votre découverte de l’écriture musicale et l’enregistrement de cet album.-Revenons à ma période de découverte du piano, qui a duré un an, et qui m'a mené jusqu'à pouvoir jouer à peu près en entier la Toccata et Fugue en ré mineur de Bach. Après ça, j'ai arrêté, parce que, en exagérant un peu, j'en savais déjà quarante fois trop ! J'en savais en tout cas suffisamment pour pouvoir acheter les partitions orchestre de pièces musicales, notamment celles de Brahms et surtout de Beethoven, que je connaissais pour les avoir écoutées plus jeune. J'ai donc acheté le Concerto Empereur et le Concerto pour violon. De temps en temps, je me prenais un quart de page orchestre, avec toutes les parties en vertical, ou une ligne de hautbois, ou de cor anglais. Et là, c’est extraordinaire. C’est comme les jeux d’arcade d’aujourd’hui : tu ouvres une porte, tu entres dans un autre univers, puis un autre, puis un autre… Avec dix mesures d'une page de Beethoven, tu peux composer à vie : c'est prodigieux. C'est comme extraire 10 cm² d'une toile de Poussin : avec ça, tu peux décliner à l'infini. Brahms, c'est pareil ; Bach aussi, bien sûr. J'ai donc pris plaisir à butiner sur ces partitions, avec des retours à la case départ, des foudroiements divins de la part de Beethoven, avec lequel j'étais évidemment en connexion permanente, bonjour cher maître, et qui me ramenait à l'ordre instantanément. Quitte à rester une semaine sur une mesure, c’est pas le problème. Par exemple sur les dernières notes de l'Andante de L'Empereur, que j'ai dû essayer de jouer de la seule main droite, en mettant un temps fou à disséquer lentement l'organisation rythmique de la mesure, alors que je la voyais, je l'entendais, je la comprenais… Ça, déjà, c'est d’une richesse à se flinguer… C'est ça que les gens peuvent pas comprendre. Et ça, c'est la chance inouïe de l'autodidacte. Si j’avais fait le conservatoire, si j’avais été au piano depuis l’âge de 5 ans, je n’aurais jamais pu ressentir ces choses-là, avec cette intensité-là. J’aurais trop eu le nez dedans. Alors que là, ça a multiplié par cent le shoot, la décharge, c’est l’adrénaline en folie. D'un seul coup, tu vois de quoi tout est fait ! Sans ça, tu passes forcément au-dessus, à côté. Si on t’a tout montré, tout dit, tout mâchouillé, si tu l’as su trop tôt, trop vite, trop bien. Pour moi, ça a été révélateur.-Le tout, le secret, donc, c'est de commencer par le "premier maillon", comme vous le disiez plus tôt.-Oui, la première pierre. Ça génère une apothéose, quand tu sais que tu commences par le bon bout, que c'est le début de la création. Je me souviens d’une anecdote à ce propos, sur l'un des moments les plus heureux de ma vie. C’était il y a très longtemps, je me posais déjà sûrement des questions. Je devais être en quatrième : un jour, je suis parti en Allemagne, certainement pour un séjour linguistique. Là-bas, il s’est trouvé que je me suis engagé comme terrassier. J’ai participé à la construction d’un garage. Là, déjà, tout gosse, j’ai donc fait une dalle de béton, avec tout ce que ça représente : brouettées de merde, de graviers, piquets dans le sol pour qu’il y ait le niveau. On coule, on lisse, et après on peut commencer à balancer quelques parpaings dans le bon sens. Et là, je me revois, allongé pendant la pause, une demi-heure au soleil : je planais com-plè-te-ment d’avoir participé comme terrassier lambda à trois mètres carrés de fondation. Au moins, après, quand tu rentres dans ta baraque, que tu gares ta bagnole, tu sais comment c’est fait ! Ça tient pas sur du vide : t’as pesé le truc, tu sais combien de temps ça a pris pour sécher. Je ne sais pas si c’est très sain et naturel, comme fonctionnement. Mais ça a conditionné le reste, je n’ai fait que reproduire ça. C’est devenu systématique, que je le veuille ou non… Enfin, c’est où le point de départ, là ? Faut tout arrêter : on en est où ?-D’une certaine manière, La Mort d'Orion, ce n’est pas une fondation ?-Voilà, justement, c'est ça, tiens, t'as raison ! Ça fait vingt ans que je fais des disques, on sort un coffret de cinq CD, et il n'y avait même pas de début ! J’ai maintenu le suspense aussi longtemps que je pouvais… L’équilibriste sans fil… C’est vrai que c’est assez solide comme début. Ah oui, quand même… Quand on réécoute, ça fait froid dans le dos. C’est surprenant. D'ailleurs, même moi qui me connais, je me suis dit : “C’est quoi, ça, de quoi c’est fait, d’où ça vient” – voilà la vraie question. Je l’ai déjà dit : je ne me suis jamais drogué ni shooté à quoi que ce soit. Je ne peux même pas boire un fond de gin sans avoir mal à la tête huit jours. Je ne peux pas boire de café, je ne bois pas de bière. Je me shoote à l’accord parfait : do-mi-sol.-Et aux mots, aussi ?-Oui, et pourtant en français aussi je me suis pris des zéros ou de très mauvaises notes. Mais ça ne m'a pas empêché d'écrire. Beaucoup. Poèmes, pièces en vers, tout un trafic. Quand j'étais en sixième, je me souviens qu'on avait été deux ou trois à publier un petit journal. J’écrivais par un besoin naturel d’évacuer tout et n’importe quoi. Ça a commencé très tôt, des histoires, des histoires, des histoires. En fait, j’ai toujours voulu construire. Je suis un bâtisseur. Quelquefois c’était fumeux, en général c’était pas très bien écrit. En vers, ça tenait la route, j’avais beaucoup de facilité avec la rime, la rythmique. Ce n'était pas le cas en prose. Bizarrement, tous les textes de mes chansons ne me sont venus qu’en chantant. Je n’ai jamais écrit un texte que j’aurais ensuite mis en musique. Mais après, quand je couche sur papier toute cette expression, disons, musicalement orale, je trouve que c’est parfaitement recevable sur le plan poétique, comme texte seul. A côté de ça, j'ai toujours écrit des textes poétiques, avec plus ou moins d'assiduité et de qualité, mais ça n'a jamais la puissance de ce qui se trouve dans les chansons, ça ne crée jamais la moitié des idées ou des mondes qui apparaissent dans les chansons. C'est toujours plus plat, plus simple, c'est très curieux.-L’écriture, ça avait un rapport avec le fait de se sentir canard boiteux ?-Pas du tout. Ça, c’était plutôt l’arriviste, le dandy de l’époque. Le côté Drugstore, Renoma, boums, XVIe arrondissement. Je pense que c’était plus de la frime qu’autre chose, mais pas vis-à-vis des autres : je ne montrais à personne ce que j’écrivais. C’était plutôt pour une sorte de jubilation juvénile et… d’omniprésence. Comme si le monde devenait mon royaume : voilà, c'est ça. Une espèce de prise de possession par l’écriture – bonne ou mauvaise, on s’en fout. Après, je suis entré dans une ère introvertie, ça a changé. Forcément, on entrait dans les dures réalités de… Bon.-Qu’entendez-vous par “dures réalités” ?-De mon point de vue, je crois que ça a surtout été la déception de ne pas rencontrer d’alter ego. C’est aussi simple que ça. Déjà marginal à 20 ans : pourquoi ? Je me souviens d’une époque où je parlais beaucoup. Au café, en première je crois, on parlait des heures, ou du moins j’étais tout seul à blablater… et pas de politique ! J’ai jamais compris quoi que ce soit à la politique, alors je sais même pas de quoi je causais… Peut-être d’histoires comme ça, de choses que j’aurais aimé voir. Je n’admettais pas des lieux communs, des conneries, des trucs non dits, non finis. Je n’ai pas vraiment trouvé d’interlocuteur, de révolutionnaire du mot. Peut-être que si j’avais été littéraire… Ou militant, allant déjà dans quelques réunions de parti… Je n'ai pas connu ces rencontres déterminantes. Sur le plan pictural, en tout cas, ça m'a rendu malheureux. Parce que moi, à cette époque-là, je me destinais à la peinture. Compte tenu des temps que nous vivons et des problèmes que rencontrent les gens, je ne veux pas non plus donner à ce manque l'apparence d'un drame. Mais disons que ma vie aurait été tout autre. Peut-être que je m'illusionne. Mais si, aux environs de 20, 25 ans, que ce soit aux Beaux-Arts, aux Arts Décos ou même dans un atelier privé, j’avais croisé quelqu’un avec qui j’aurais pu déconner, un type bourré de talents que j’aurais pu estimer et qui aurait pu résoudre tous les problèmes… Au niveau de la peinture à l’huile, notamment. Parce que ça, des farfelus, j’en ai croisé. Des parleurs avec qui il ne se passe rien, on en rencontre à tout bout de champ. En fait, je ne voulais même pas des artistes, non. Simplement des copains, des bons vivants avec lesquels la solution tombe naturellement, toute cuite. Comme à la chasse, paf, on tire, et le gibier, comme dans les dessins animés, tombe déjà ficelé, bardé et cuit… Oui, ça, c'est le regret de ma vie.-Même chose dans la photographie, que vous avez également pratiquée par la suite ?-Même chose. Voilà encore un monde à part qui me gonfle ! J'ai toujours fait de la photo, mais de manière succincte, et sans tirer. Aux Arts Décos, j'avais même laissé ça de côté, parce que la photo à connotation plus ou moins artistique ou je ne sais quoi, ça me fatigue à un point… Toutes ces expos, tous ces livres totalement inutiles et inintéressants – le sommet là-dedans étant ces bouquins du genre "La femme vue par Lucien Clergue", tous ces trucs totalement vaseux de flotte, de plages et de modèles féminins… Ce n'est que bien plus tard, à la fin des années 70, que j'ai eu une vraie révélation, en une après-midi, à Londres, alors que je ne faisais plus de photos depuis belle lurette. J'étais allé rencontrer le collectif de graphisme Hipgnosis pour la pochette de mon album 2870. Le temps que les mecs travaillent sur les différentes pistes du projet et me proposent un rendu, j'ai eu l'opportunité de faire une ou deux séances avec les photographes de leur équipe. Et là, je suis tombé sur un type, qui pour quelques photos a pris son boîtier – un Nikon quelconque –, foutu deux rouleaux dedans, et deux dans les poches, et en avant ! Le genre qui, quand tu lui demandes où on va, te répond : "En bas, on va faire le tour du pâté de maison". En-fin, on allait faire le tour du pâté de maison ! C'est tout à fait symbolique, mais tellement vrai : jusque là, je n'avais rencontré que des gens qui cherchaient des situations, des lieux, des décors, des machins… Pour un type comme moi, une fadaise absolue !-L'idée même de mise en scène, ça vous est étranger ?Je ne dis pas que, pour certains, ça ne puisse pas être positif. Mais dans le contexte d'un disque, quand on a un portrait à tirer, si talent il y a, on n'a pas besoin de ces béquilles ! Là, à Londres, je suis enfin tombé sur un mec nu, qui en un quart d'heure allait faire les photos. En remontant de la séance, je lui ai dit que je repartais à Paris avec les tirages, les développements. Dans les bureaux, il y avait une petite pièce d'un mètre sur deux, avec lumière rouge et tout le toutim. Le mec s'y est enfermé, a sorti les négatifs, et deux heures après j'avais quarante tirages tous plus étonnants les uns que les autres. Bon, le modèle, en l'occurrence moi avec ma barbe, était ce qu'il était, hein, c'était loin d'être parfait… Mais au niveau du travail de prise de vue, très rapide, genre reportage, sans se prendre la tête, avec le boîtier, l'objectif, la focale et la lumière qu'il fallait, il est clair que le mec savait ce qu'il faisait ! Idem avec le développement, le grain, le révélateur, les rapports de noir et de gris, le tirage… Jamais un labo ne m'aurait apporté ce que lui m'a sorti en deux minutes ! D'un seul coup, c'est élémentaire. C'est l'artisan optimum, à qui tu donnes 19/20 direct.-Comme Bernard Estardy derrière sa console…-Voilà ! Avec aussi la même capacité de transmission. A Londres, avec ce mec, j'ai compris ce que c'était que de faire de la photo ; alors je m'y suis remis, j'ai fait du labo, du noir et blanc, etc. Mais tout ça, ça prend un quart d'heure. Aujourd'hui, les écoles de photo, c'est des années d'études, on se demande bien ce qu'ils foutent ! Alors qu'il y en a pour un week-end à tout casser pour tout savoir… C'est pas comme le violon, où il faut dix années d'apprentissage ! Une fois que tu as pris le boîtier et que tu l'as retourné, tu es comme le singe qui envoie l'os en l'air dans "2001, L'Odyssée de l'Espace" : en cinq minutes, tu as tout compris. Et surtout, une fois que tu as vu un mec le faire, il n'y a plus d'esbroufe possible : tu ne peux plus entendre ces mecs en labo qui te disent "Ah ! oui, mais attendez, c'est compliqué, c'est un travail, revenez donc dans huit jours"… Par la suite, j'ai vécu une autre rencontre importante, avec Marc Charuel, qui faisait du grand reportage et qui m'a fait le même beau cinéma, sans que j'aie rien demandé. On faisait la péloche, on allait dans le labo du canard où il travaillait : on sortait les photos, c'était de la Tri-X poussée à 800, il savait très bien ce qu'il faisait, et une heure après je partais avec mes tirages, superbes, sous le bras… Ma dernière photo de presse en date, c'est avec lui que je l'ai faite, lorsque Bayon a écrit un article sur "La Vallée de la Paix" dans Libé et qu'il m'a demandé un cliché pour la une. J'ai appelé Marc à 5 heures de l'après-midi, je lui ai dit qu'il me fallait des photos pour le lendemain matin, et on a fait ça dans la foulée, dans la cage d'escalier de son immeuble : ça a pris un quart d'heure, un rouleau a suffi, et le soir même j'envoyais les photos au journal.-Cette soif de rencontres tranche avec votre image de solitaire forcené.-Oui et non. Du moment qu'il y a un contact cohérent… Bon, là, on parle strictement de l’artistique. Parce que sur le plan amical ou social, je ne fréquente et n’ai jamais gardé comme amis et relations que des gens que j’estime vraiment. Je n’ai pas de problèmes de ce côté-là. C'est d'ailleurs le cas avec EMI : si ça fait trente ans que je suis dans la même maison, c'est parce que j'ai systématiquement eu des relations privilégiées avec tous les services, du sous-sol au grenier. Non, ce désert, cette solitude, c’est vraiment quand on s’adresse à l’artiste dans son travail. Je suis très mal à l'aise sur ce sujet-là, parce que ce n’est pas une question d’humilité ni de prétention. J’ai juste l’impression que c’est un décalage. Alors, en même temps, c’est rassurant quand une rencontre, une vraie, se fait. D’un seul coup, c’est comme si on touchait le jackpot. Pendant des années, on a mis ses pièces de cinq balles, le blé part, et puis paf ! tout d’un coup, ça pète par tous les bouts, les lumières clignotent et le patron du casino vient avec son chèque. Mais le lendemain matin, ça retombe, on est dégrisé. On sort du casino, il y a le jour qui se lève et on est certain qu’il va falloir attendre des années avant que ça se reproduise. Parce que c'est pas légion. Ou alors c’est peut-être moi qui suis excessivement exigeant…-Et dans le domaine de l'écriture, de la littérature ?J'écris beaucoup mais publie très peu, en général parce que je ne suis pas très content du résultat, même si ça s'améliore avec le temps… Mais dans ce domaine, en tout cas, je n'ai pas eu de rencontres déterminantes comme celles que j'ai évoquées plus tôt. Je connais quelques auteurs que j'estime, qui écrivent bien. Mais je crois que la discipline est trop personnelle, et la démarche trop lente, trop longue. Il n'y a pas cette immédiateté du contact et de la transmission. Pour le coup, là, on se rapproche du violon. Ou du karaté. On peut bien regarder un cinquième dan : si on n'a jamais fait ça de sa vie, on n'y verra que du feu. On verra qu'il a un kimono et que ça va très vite, et puis c'est tout ! Alors voilà, pour les rencontres… Très rarement, je croise des types qui respirent l’intelligence, et qui en même temps sont simples, et qui arrivent à avoir un écart. Mon frère, par exemple… -Étonnant.
-Après, peut-être que je serais passé à côté si ce n'était pas mon frère, peut-être que pour d'autres il ne sera qu'un clampin anonyme… Et puis – encore un discours qu'il ne faudrait peut-être pas tenir – tout le monde n'a pas la même chance d'origine. Je ne parle pas de social, là, mais d'héritage génétique, d'atavisme ou je ne sais quoi, d'où que ça vienne et d'où que ça tombe. On ne naît pas tous avec les mêmes compétences. Je dis ça parce que… Bon, comme tout le monde, je regarde la jeunesse – malheureusement, j'ai désormais un peu de recul sur la question ! Alors oui, tous ces jeunes, pour parler globalement, je les trouve très gentils. Assez fins. Pas mal ont de l’humour – ce qui est une grande qualité –, sont un peu légers. Mais c’est rarissime, encore plus que quand j’avais 20 ans, que se détache du lot un être un peu plus perspicace, qui gobe un peu moins tout. Ce n'est pas une question d'intelligence, hein, il peut avoir fait l'ENA, l'X et Sciences-Po : on le voit tous les jours, sur le plan politique, ils ont tous tout fait et ils gobent tout ! Non, c'est une forme de marginalité et d’hermétisme…-De clairvoyance ?Clairvoyance, oui, voilà le mot. Une clairvoyance un peu ironique, un peu cynique, du genre dandy. Comme on a pu le trouver chez certains personnages de certains romans d'une autre époque. Il en reste peut-être, heureusement, mais je ne sais pas où ils vont aller, ceux-là, s'ils vont s'exprimer, et comment.Ça, c’est un grand regret de ma vie : ne pas avoir connu la politique – que je trouve pourtant inintéressante et lamentable en soi mais qui, à 20 ans, est un vrai bon véhicule pour évacuer tout ce qu'il est normal d'évacuer à cet âge-là. Je ressens comme une amputation le fait de ne pas avoir participé à tous ces mouvements. Ça aurait été plutôt marxiste, extrémiste de gauche. Certainement pas de centre mou, en tout cas. A la limite, je suis devenu anarchiste – quoique je ne sache pas tellement ce que ça recouvre. Plutôt asocial… A l’époque, je n’étais pas asocial. Venant d’un milieu bourgeois, très rigoureux sur l’éducation, la pérennité des valeurs, l’institution, la famille, tout ça, j’avais des idées qu’on pourrait taxer de droite. Et en même temps je n’aurais pas pu concevoir un monde autre que le partage. Ce que j’énonce là, c’est le bon sens élémentaire. Tout le monde est pour l’ordre, la famille ; et, normalement, tout le monde est pour le partage. Bizarrement, aucun groupement politique ne revendique ça… Enfin bref, quand tu es jeune, tu prends le micro, tu gueules plus fort que tout le monde, tu as des potes, tu fais des tracts… Et moi, j’ai pas fait tout ça.-Vous ne pensez pas que vous avez passé au moins une partie de cette énergie par un autre canal ?-Non, c’est comme une sorte de goitre qui enfle et qu’on garde, et qui ne s’évacue pas ailleurs. Le seul autre truc, pour certains, c'est les grandes écoles, la fraternité, la camaraderie et la solidarité de ces institutions. Qui n'est pas moins illusoire que la politique, entendons-nous bien… Bon, j'ai des regrets à ce sujet, mais peut-être que si j'avais suivi cette voie je n'aurais jamais connu CBE, Estardy. C'était à la même époque. En 68, mes potes renversaient les bagnoles, foutaient le feu à tout. Il m’est arrivé d’aller voir au Quartier latin, malgré les séances d’enregistrement, mais… C’est très bizarre, cet obscurantisme que je pouvais avoir, j’y ai souvent réfléchi depuis… On le voit pas mal chez les jeunes aujourd'hui, cette attitude en marge, comme s'ils avaient des boules Quiès et des œillères : c'est naturel, à mon avis, une sauvegarde personnelle, une façon de se protéger du merdier ambiant. Toujours est-il que, moi, je côtoyais tout ça, je le voyais, l’entendais, le touchais. Je ne me posais même pas la question de savoir si je comprenais ou pas. C’était même pas là, même pas ça. A chaud, comme ça, j'ai dû polémiquer deux, trois fois sur les événements de 68, genre "Qu'est-ce que c'est que ces conneries de tuer le père, enfin, vous êtes barges !"… Qu'un enfant de 5 ans ait envie de dire ça, je pouvais le comprendre, mais venant d'un mec de 20, 25 ou 30 ans, qu'est-ce que ça voulait dire ? C'était tellement ridicule, ça méritait deux paires de baffe et c'était tout ! Ma réaction était donc aussi puérile que celle des autres, mais en réalité, je le sais maintenant avec le recul, je n'avais même pas d'opinion ! Dès le départ, il n'y avait donc pas de discussion possible : j’étais déconnecté. Je m’en foutais. Enfin, je m’en suis moins foutu quand j’ai vu comment tout ça avait été saboté… Déjà les manipulations… C’est ma grande déception, aujourd’hui, à deux niveaux : d’abord constater combien le monde est manipulé. Je ne pense pas l’être encore, mais c’est peut-être illusoire. Ensuite, et c’est plus grave, se rendre compte qu’être autodidacte, ça ne sert pas à grand-chose pour réagir contre ça. Avec mon art pragmatique, efficace, j’aurais aimé écrire pour contester tout ce charabia avec lequel on manipule les gens. J'aurais bien mon petit arsenal de solutions ; mais pour les apporter, on ne peut pas, aujourd'hui, se permettre de dire "C'est comme ça" sans s'expliquer ni se justifier dans tous les sens – sinon, ça donne aux choses un petit côté fascisant qui n'est pas de bon ton. Et pour ça, il faut des compétences culturelles, et surtout des références et un cursus que je n'ai pas. Je me sens assez inutile de ce côté-là.-Rien de tout ça ne pourrait passer par les chansons, dans la façon de les fabriquer et de les porter ?-Que la musique puisse être un bienfait, qu'une manière de s'exprimer puisse aider les gens, remplir une case, oui, sûrement… Mais d'abord, on voit bien qu'il y a un mec comme Goldman pour ça, et ça n'est pas très rassurant… Si tu me dis Lennon, oui. Pourtant, à une époque, c'était quelqu'un qui me gênait, parce qu'il y avait en lui une dissonance, là où McCartney était beaucoup plus Poussin, cartésien et ordonné. Et puis cet engouement des jeunes pour Lennon, avec son côté chef de bande, m'agaçait probablement : par réaction, je m'en suis méfié. Heureusement, j'ai avancé en âge et changé d'état d'esprit. Et pour l'apprécier, il fallait une fois encore que je trouve le point de départ. Aujourd'hui, quand je l'entends, je prends une claque. C'est le seul artiste, avec Bob Marley, qui te donne l'impression qu'il a pu modifier quelque chose. Va savoir, il est peut-être même plus important que Beethoven. Et pourtant, on sait ce que ce dernier représente pour moi ; mais je suis bien conscient que mon attachement à lui a quelque chose de marginal, que ça ne concerne qu'une poignée de gens… Alors que pour la planète, puisque c'est dans cette configuration qu'on se situe désormais, il y a bien, oui, un avant et un après Lennon.-Et Manset, lui, il ne modifie rien ?-Oh ! moi, c’est comme si j’étais auteur-compositeur à Reykjavik… Avec les pingouins. Remarque, eux, ils applaudissent aussi… La littérature, elle, par scissiparité avec les autres langues, a des moyens de s’immiscer, d’être traduite. Des écrivains comme Márquez ou Mishima sont traduits dans toutes les langues. Tandis que les chanteurs… Tu imagines Mishima auteur-compositeur ? Bonjour le CD… Aujourd’hui, la langue française, et a fortiori par le véhicule de la chanson, ça n’aura évidemment pas le poids de l’"Instant karma" de Lennon, par exemple.-Par votre démarche artistique, vous ne pensez pas imposer une autre manière de vivre, une autre vision des choses ?-C’est simplement une démarche d’honnête homme. Le bon sens élémentaire de ne pas faire n’importe quoi sans s'interroger, sans prendre sa décision en son âme et conscience. Et quand on est guidé par ça, on ne fait plus grand-chose. On ne va pas ouvrir le chapitre bouddhiste, mais c’est quand même le juste milieu. Quel intérêt d’aller participer à un plateau de télé où il va y avoir un prof d’université, la boulangère ou le plombier du coin et un mec comme moi ? Ça me gêne, ce mélange, cette dilution… Le juste milieu, ce serait déjà qu'il y ait moins de chaînes – j'en ai fait quand il y a eu la 1, puis la 2, et après j'ai arrêté… Mais on pourrait aussi imaginer qu'il puisse y avoir un plateau avec quatre ou cinq intervenants sur un même thème, qui auraient le même niveau : c'est ça qui me gêne beaucoup, c'est ce mélange de pointu et de vulgaire. Moi qui n'ai pas mon bac, je ne vais pas aller discourir sur un sujet que je maîtriste à peine avec un érudit de haut vol ! Après, pour l'anecdote, je ne suis pas contre le fait qu'un Balavoine apostrophe un Mitterrand en direct : pourquoi pas, ça peut mettre en valeur un fait de société, un événement. Le problème, c'est que ce genre d'éclat est trop systématiquement provoqué, que par démagogie n'importe quel membre du gouvernement se fera un devoir d'y répondre, de s'abaisser à la hauteur du premier venu qui le conteste… C'est ridicule, et ça ne peut en aucun cas être respectable. Si les politiques y réfléchissaient davantage, ils comprendraient la source de leurs problèmes : ils ne peuvent pas à la fois jouer aux clowns, se mettre à quatre pattes et faire des grimaces quotidiennes, et être respectés. Les ministres ne sont pas là pour aller discourir toutes les cinq minutes avec le premier venu : c'est élémentaire. Comment veux-tu que ces gens-là travaillent puisqu'ils sont 24 heures sur 24 à répondre aux questions de Pierre, Paul, Jacques ?-C'est donc pour toutes ces raisons que vous avez coupé le contact avec l'univers télévisuel.-Je ne participe pas à ça avant tout parce que ça ne sert pas à grand chose. J'aime les trucs qui servent à quelque chose, et c'est pour ça que j'ai en général continué à rencontrer des journalistes pour des articles sur papier, dans un cadre clean et une relation privilégiée comme aujourd'hui. J'ai envie de dire qu'avec la presse écrite, on peut encore se préserver une qualité de silence. Et ça, le silence, c'est essentiel. Alors que la télé, ça sera toujours le problème du poster par rapport à une photo de Brassai. Sur le poster, tu as tout : le moindre grain de sable, le ciel immaculément bleu, le palmier avec toutes ses feuilles. Seulement, t’as plus envie de partir en voyant ça : t’as envie de vomir sur la plage ! Tellement on t’a contraint, on t’a réduit les possibilités de rêver. Tout, au fond, est un problème de définition. Je suppose qu'à ses tout débuts, la télévision, quand elle n'émettait qu'une heure par jour et que l'image était mal reçue, a pu stimuler l'imaginaire, dans un registre proche de ce que proposait la TSF. Parce que plus l'image est mauvaise, floue, en noir et blanc, plus tu cherches à la rattraper : tu es obligé de construire et de remplacer les manques. Mais quand tout est tellement nickel qu'il n'y a plus rien qui bouge, qui te permet de sortir du cadre, ou de le réinventer… Bref. A l’époque pattes d’eph’, j’ai sauté du train en marche quand on a commencé à voir de quoi était faite cette drôle d’image. Tout est lié à cette bulle dans laquelle il est nécessaire de vivre, qui à la fois protège de l’extérieur et permet d’y faire des allers et retours. Pour la maturation d’un individu, pour son accès à l’autonomie, pour son passage au monde tout simplement, il faut que cette bulle avance petit à petit, comme une étoile de mer, avec ses pseudopodes farfelus, à l’aveuglette, qui touche et se rétracte, qui se brûle ou se pique, ou qui se fait marcher dessus. Et la meilleure condition pour que ça mûrisse, c’est le grand silence. Comme dans ce grand océan, dans ces abysses où règnent le plancton, les trucs transparents, les fils phosphorescents et tout ce que tu veux, par dix mille mètres de profondeur. Le silence. Pas le bruit, le Walkman, la télé, les revendications, la rue, les bagnoles. Le silence, le retour sur soi.-Ça n’est pas désespérant de voir que ce que vous appelez l’”honnêteté” a fait de vous un artiste jugé insolite, mystérieux ?-Faisons abstraction d’attitudes personnelles qui peuvent relever du divan – ça, c’est autre chose. De toute façon, je pourrais être totalement différent sur le plan de l’intellect, des sensations, de l’ego, du surmoi, de tous ces machins-là, ça ne changerait rien au problème : aujourd’hui, je pense que tout être à peu près sensé ne va pas faire ces émissions de télé. Ou alors on lui donne un chèque colossal, et il a besoin d’argent, il est à la rue : c'est la seule bonne raison que je pourrais lui trouver. Mais il le fait une fois, deux fois, et quand il est sorti de la merde il arrête ! Eh bien non, la plupart continue… Les artistes, c’est différent. Ils ont toujours l’impression qu’ils ont du talent, qu’ils doivent faire écouter leur truc à tout le monde. Ça, c’est l’héritage du tout-culturel, merci Malraux. On va aider tout le monde, et tout le monde a du talent. Et maintenant tout le monde a un synthé, un ordinateur, pond des romans, écrit des symphonies, expose. On devrait expliquer une bonne fois pour toutes à ceux qui écrivent, peignent ou chantent, que pour l'essentiel, on n’en a rien à foutre de ce qu’ils font. Peut-être que ça fera grincer des dents, mais c'est le fond de ma pensée. En amont, on a Bach, Brahms, Beethoven, Vermeer, Poussin, Picasso, Bonnard… Putain, on en a, des trucs ! Et pour ceux que ça ne contenterait pas encore, on aurait à l'extrême limite Giacometti, et d'autres – bon, attention, hein, là je fais de l'ironie… Enfin bref, qu’est-ce qu’on en a à foutre, de l’armée des sous-Modiano, de la cohorte des quasi-Combas ? L’un des maux de l’époque, c’est ce dévoiement, ce détournement par lequel on fait croire à beaucoup qu’il y a de la place, alors que c’est faux. Un Picasso, on sait bien qu'il n'y en a qu'un par siècle. C'est peut-être un processus de régulation naturelle, d'ailleurs : avant qu'un autre artiste de cette envergure se régénère, il faut passer un certain temps. A quoi ça servirait qu'il y en ait un autre ? Non ? C'est une théorie comme une autre.-Mais vous-même, qui affirmez aimer ce qui sert à quelque chose…[Il coupe] Excuse-moi, j'ouvre un aparté, qui concerne un autre secteur de ma vie professionnelle : dans mon activité, j'ai passé beaucoup de temps à concevoir des contrats. Chez moi, faire des contrats, c'est presque une fonction artistique de création ; ça amuse tout le monde, d'ailleurs, chez EMI comme chez les autres. Et bizarrement, c'est toujours rentré comme dans du beurre. Pourquoi ? Parce qu'au préalable, j'ai toujours pris la peine d'appliquer pour moi ce que je viens de dire pour les autres : on n'en a rien à foutre de ce que je fais ! Quand il y avait des deals à faire, je suis toujours venu proposer mes services comme si j'étais extérieur au truc et que je le passais par profits et pertes. En gros, ça signifie : "Voilà, je produis quelque chose qui, vraisemblablement, n'aura pas plus de répercussions que la plupart des créations que vous produisez : alors tant mieux si, en plus, en bonus, vous avez peut-être un peu de qualité ou tout au moins de talent artistique qui tombe on ne sait pas trop par où." Je ne suis jamais arrivé avec le discours qu'ont la plupart des artistes, et qui consiste à dire : "Ce que je fais est bon, comment ça, il a pas écouté, il a pas aimé ? Qu'est-ce que ça veut dire ? T'as entendu ce qu'il produit à côté, comment il peut me dire ça ?" Tous ces discours, ça ne veut rien dire. Le point de départ, c'est que, dans toute société, pour un produit qui se vend, tu sais qu'il y en a neuf qui se vendent pas. Alors, au lieu d'arriver en prétendant que tu es celui qui va vendre, annonce clairement que tu seras un de ceux qui ne vendront pas, mais qu'au moins ton projet coûtera peut-être un petit peu moins cher, qu'il sera un peu plus peaufiné sans dépassement de budget : tu peux aligner quarante arguments ! C'est peut-être une manière un peu machiavélique de procéder, mais au moins c'est amusant.-Vous-même, en tant que musicien, vous vous demandez parfois à quoi servent vos chansons et vos disques ?-Pas vraiment. Mais je suis obligé de constater que quand j’écoute La Mort d'Orion, y’a rien à dire : là, t’es bouche bée. Ça ne veut pas dire que j’aime forcément l’album. Je ne l’achèterais pas plus aujourd’hui qu’il y a trente ans. Mais c’est vrai que, si je n'étais pas auteur, dans ma chambre de bonne, avec mon Teppaz, j’écouterais peut-être Orion. Et là, je planerais. J’ai toujours été atteint par le syndrome "chambre de bonne". Je pense qu’il n’y a que là qu’on peut vivre de grandes histoires d’amour. Bon, il ne faut pas le prendre à la lettre, c’est pas non plus "Les Bronzés font du ski"… Ça peut être une cabane, un abri. Un lieu pour embarquer, où on pourrait planer comme dans les années 70, en écoutant quelques albums anglo-saxons à tomber raide.-C’est l’ambition ultime, ça, "embarquer" ?-Ah ben oui, quand même… Ce sont les seules lettres de noblesse de tout ce qui est, de près ou de loin, produit artistique. Fidelio, ça embarque. Alors que "West Side Story", c’est de la carambouille, ça voyage pas. C’est un truc de Prisunic : c’était la mode, gominé, machin, ça tape dans les zinzins, dans les cymbales, ça joue du cuivre, ça fait des claquettes, toutes les conneries américaines. Ça fait tellement de bruit, ça remue tellement de couleurs que ça peut donner l’illusion d’embarquer. Mais c’est de l’esbroufe, encore une fois… Alors que quand tu te prends le Double Concerto de Brahms ou La Sonate à Kreutzer, excuse-moi… L’important, c’est juste embarquer les autres. M’embarquer moi, je m’en fous : je ne lis pas, je n’écoute pas la moindre note de musique, je vais très rarement au cinéma. En fait, comme j’ai tendance à trop embarquer, que ça me fait trop, je n’écoute plus rien. Je reste l’être froid qu’on connaît de réputation. Je sais que j’ai suffisamment pour embarquer quand je veux, mais je ne le fais pas. Je ne peux plus. Je m’y refuse. De toute façon, je suis un être du refus. Du refus et de l’échec. Et puis tout ça est aussi une question de sauvegarde. Parce que c’est trop violent. Si je mets La Sonate à Kreutzer maintenant, c’est trop fort. Déjà quand j’avais 20 ans, je pleurais à chaudes larmes… Bon, j'exagère, c'était mental, mais… Je pense même qu'à ce niveau-là, il faut limiter les dégâts, ça pourrait inciter à être suicidaire. Il y a des œuvres qui sont trop fortes, et quand on est trop en connexion avec ces trucs-là, c'est violent… D’abord parce que tu mesures ton incapacité de fourmi face à d’autres. J'en ai rien à foutre, de savoir que Machin a traversé l'Atlantique en huit jours au lieu de neuf, ou que Bidule court le 100 mètres en je ne sais combien de millièmes de secondes de moins : ça ne m'empêche pas de dormir ! Mais celui qui a pondu La Sonate à Kreutzer… Si j’ai le malheur de l’entendre, là, c’est l’ouragan…-Cette émotion que vous qualifiez de violente, elle peut aussi stimuler, non, porter ?-Jeune, oui, ça me portait. A cet âge-là, on s’en fout, on n’a que l’émotion, on la prend en plein, au maximum. C’est comme une histoire d’amour : on s’en fout quand on a 20 ans, on prend ce qui vient, on ne pense pas aux conséquences. A ce que ça va enfanter, voilà bien le terme. Mais j’ai plus 20 ans. Et on n’écoute pas impunément, on n’entre pas impunément dans ces chefs-d’oeuvre. C’est divin. Et on ne fraie pas avec les dieux, on n’est pas armé pour ça. Je crois par exemple qu’un type comme Apollinaire pouvait éjaculer ou pleurer à la vue d’une toile qui l’émouvait. Ce sont des choses qui, aujourd’hui, semblent relever plutôt de la farce, qu’on imaginerait bien racontées aux Grosses têtes ou à ce genre d’âneries. Ça ferait rire. Eh ben non, ça fait pas rire. On atteint un âge, ou un seuil, où ça ne fait plus rire. Ce ne sont pas des choses qui m’arrivent mais je peux les comprendre intimement. C’est hyper grave et, en même temps ça rassure face à l’imbécillité du discours ambiant. Ça montre à quel point l’organisme humain est loin de tout ce qu’on raconte, qu’on est loin de le mettre en coupe réglée et de décréter une bonne fois pour toutes que tout le monde est pareil, bouffe pareil, et rentre dans le même sac. Mais tout ça est passé sous silence. Cette connexion avec les œuvres artistiques, c’est une forme de paranormal avec lequel on est censé vivre quotidiennement, et dont on pourrait s'attacher à découvrir les tenants et les aboutissants. Bref, pour en revenir à ce que je disais plus tôt : je n'écoute pas, ou peu, mais je marche dans la rue 100 mètres et je suis parti. J'arrive à le faire tout seul, avec ma tête. Extraordinaire.-Votre sensibilité exacerbée, vous la vivez comme une richesse ou parfois comme un danger ?-Je pense qu'à la limite je pourrais être un très bon terrain d'expérience. Et c'est pour ça que, dans l'écriture, j'aimerais avoir plus de références ou de connaissance ; ça aussi, ce sont des choses que j'aurais pu mettre en forme. Ma sensibilité est peut-être au-dessus de la moyenne mais sûrement pas disproportionnée. Je ne suis pas un cas clinique. De là, je mesure à quel point c’est celle des autres qui a été affaiblie. Traumatisée, en quelque sorte, comme on le dit des gosses quand on leur tape dessus. Il y a eu des sévices sur toute une partie de la population, depuis longtemps. Avant, les gens ne savaient pas. Il y avait les érudits, qui avaient accès à la science et aux arts. Venise, les Borgia, les mécènes, tout ce bazar : c’était entre les mains d’une poignée. Maintenant, on est dans l’école pour tous, Jules Ferry, machin, 98 % de bacheliers chaque année, et tout ça pour quoi ? Au lieu que tous ces gens en aient tiré un profit humain, il semblerait qu’ils aient été au contraire amoindris, qu’on leur ait cogné dessus plutôt qu’autre chose. En plus de cet état de fait, il semblerait que les mecs de 20-25 ans aient développé une forme d’immunité qui fait que, de toute manière, ils n’entendent plus, ne ressentent plus grand-chose. Ou alors des toutes petites choses dont ils disent qu’elles sont grandes, par le vocabulaire… Un vocabulaire qui se réduit chaque jour comme peau de chagrin, de 500 à 300, de 300 à 50. C'est assez triste et symptomatique, mais que faire ? Moi, j’ai peut-être eu la chance de sauter du train en marche, je n'ai pas eu le baccalauréat, j'ai fait les Arts Décos. Mais à l’époque, c’était moins traumatisant. Les études, pour moi, n'ont jamais été traumatisantes. Aujourd'hui, c'est en CE2, à 6 ou 8 ans, que c'est infernal ! Alors oui, de mon temps, on pouvait être terrorisé par un maître ou une maîtresse qui foutait des paires de baffes. Mais une paire de baffes, ce n'est pas grave, dans le sens où ça n'a jamais conditionné toute une vie.-Aujourd’hui, vous n’auriez pas sauté aussi facilement ?-C’est beaucoup plus pervers, pernicieux. Ce sont des discours que tout le monde s’acharne à vouloir clairs, précis et formateurs, et qui en fait démolissent, démobilisent tout le monde. C'est tragique. Tu lis un bouquin de sixième, c’est déjà incompréhensible. Enfin moi, je ne comprends rien, peut-être que je suis complètement abruti. Mais enfin, comment je peux être en connexion directe avec Proust et ne pas comprendre ce qui est écrit dans les manuels de sixième ? Et on nous justifie ça quotidiennement… En vingt ans, on est passé d'une langue française claire à du charabia. Rien que ce qu'on appelait autrefois l'instruction civique… En sixième ou en cinquième, tu apprends le découpage électoral, les communes, le rôle de ci ou de ça… Nous-mêmes, on n'y comprend rien, et pire : on n'en a rien à foutre ! Mais les gamins, eux, doivent plancher là-dessus et comprendre bien au-delà de ce qu'ils ont à apprendre. On veut en faire des citoyens, des électeurs, toutes ces conneries… Je ne comprends pas qu’il n’y ait pas plus de rébellion, que ça ne pète pas partout. Les jeunes n’entendent plus rien. Ils vont à l’Anpe, ils bricolent à droite, à gauche. Ils prennent le pli. Ils ont pas vraiment le choix, et moi je n’ai pas vraiment de solution à mettre à la place. Ça me gênerait pas de jeter les bases d’un système social peut-être totalement utopique, qui condamnerait notamment la notion de profit – de loin la pire pour moi. Mais ça sous-entendrait que ça soit pris en main par des personnes de bon sens. Et finalement, l’élément qui manque le plus partout, c’est bien le bon sens.-Les temps sont inéluctablement plus durs qu’il y a trente ans ?-Inéluctablement. C’est même plus une question de difficulté. Celui qui aurait cette clairvoyance dont je parlais, sa seule envie, ça serait de se tirer. Il va pas jouer ce jeu-là. Il va pas entrer en compétition avec Céline Dion ou je ne sais qui. C’est aussi simple que ça. Le type, il n'a pas forcément les outils ni les armes, et en plus c’est à ça qu’il est censé se confronter ? Moi, à 20 ans, clairvoyant ou pas, j’avais fourbi ma petite arbalète pour décocher quelques ventes éventuelles, même si c’était pas intentionnel. Toujours est-il qu’à l’époque, il y avait un barde qui s’appelait par exemple Léo Ferré. Quitte à me casser la gueule, je pouvais, avec une chanson comme "Vivent les hommes", me comparer ou me confronter à lui. Enfin, on était dans un registre qui existait déjà. Il y avait encore une poésie, une forme de langue française, de littérature, d’expression, même si ça ne concernait pas tout le monde. Aujourd’hui, le pauvre mec qui écrirait "Vivent les hommes", mais où il va ? C’est le diplodocus, l’australopithèque, ou l’autre, là, qu’on a découvert dans les glaces après des millions d’années… On peut toujours se pencher sur le carbone 14 pour analyser l’affaire. Mais le mec qui a 20 ans aujourd’hui, bonjour le moral qu’il peut avoir…-Vous aimeriez avoir plus de succès, une audience plus large ?-Je me souviens que ça m’a pris la tête de ne pas faire deux cent mille albums avec Lumières. A l’époque, il n’y a pas eu ce que je n’attends même plus aujourd’hui : je pensais qu’un jour les gens se rendraient compte de ce que je leur mettais entre les pattes… Je sais qu’il y a là un répertoire unique d’auteur-compositeur. A la Sacem, ils connaissent même pas mon nom. Si je dis Manset, ils vont me faire épeler le nom quinze fois. Pourtant ils en ont pas cinq comme ça. Bon, maintenant, tout ça, je le sais. Mais il fut un temps où je me disais : “Un matin, ils vont se réveiller, et ça va péter, ça va virer au phénomène de société.” Et ça n’a pas pété.