Gérard Manset et Michel Onfray. Eric Garault pour le Figaro Magazine
Michel Onfray et Gérard Manset: «La poésie fait le lien entre la philosophie et la musique» Par Jean-René Van der Plaetsen
GRAND ENTRETIEN - Bien qu'évoluant dans deux univers artistiques très
différents, le philosophe et l’auteur-compositeur-interprète ont
souhaité se rencontrer il y a quelques mois, ayant chacun une grande
estime pour l'œuvre de l'autre. Ils ont accepté de discuter à bâtons
rompus de ce qui les unit.
LE FIGARO MAGAZINE. - Comment vous êtes-vous connus l'un et l'autre?
Michel ONFRAY. - Par l'achat d'un disque vinyle en 1975 quand j'avais
16 ans. Je lisais comme un forcené à l'époque, et beaucoup de poésie.
Il me semblait, il me semble toujours d'ailleurs, que la poésie s'est
aujourd'hui réfugiée dans le meilleur de la chanson française. Gérard
Manset, c'est Rimbaud+ l'électricité. La poésie se trouve rarement dans
les maisons d'édition où les collections de poésie sont trustées par de
mauvais poètes qui ne publient que leurs textes étiques et autistes et
ceux de leur smala. Il existe aujourd'hui un business germanopratin de
la poésie, récemment un peu fissuré avec la polémique du Printemps des
poètes, tenu par des gens qui la confisquent, font l'éloge de la vie
poétique, et vivent comme Monsieur Homais dans sa pharmacie. Gérard
Manset, lui, vit vraiment en poète.
Gérard MANSET. - Un jour, en voiture, alors qu'avec un proche nous
franchissions quelques ravines à la hauteur du Pays basque, allumant le
poste radio, nous tombâmes sur une voix qui déroulait de façon
obsessionnelle un exposé fondamental sur Nietzsche. C'était Onfray, je
dois dire qu'il s'était ensuivi dans l'habitacle un silence religieux
du même niveau que celui que nous venions de quitter à Lourdes. Le vers
était dans le fruit, et je me suis ingénié à suivre cette fascinante
intelligence que je n'ai eu de cesse, ensuite, d'imaginer croiser.
-Vous évoluez dans deux univers,
artistique et politique, très différents. Or, chacun de vous apprécie
l'œuvre de l'autre. Michel Onfray, pouvez-vous nous dire ce que vous
aimez chez Gérard Manset?
M.O. - Cette vérité, cette sincérité, cette authenticité de la personne
qui ne sépare pas l'écriture poétique de la vie poétique. Et puis cette
qualité d'écriture qui se repère dans le fait qu'on n'a jamais fait le
tour d'un grand poème, donc d'un grand poète: il recèle d'incroyables
abîmes qu'aucune quête ne comble. On peut l'écouter cent fois, il y a
toujours plus d'énigmes géniales à la première écoute, ou à la
première lecture, qu'à la dernière.
-Et vous, Gérard Manset, pouvez-vous nous dire pourquoi vous appréciez l'œuvre de Michel Onfray?
G.M. - Je suis très réaliste sur de tels phénomènes d'oralité précise.
Le débit est constant, d'une beauté onirique proche de la rhétorique de
ceux qu’il apprécie lui-même et considère comme des oracles. En
revanche, sur l'autre bord de cette rivière des connaissances, et
n'ayant eu à me balader qu'avec mon manque d'érudition, j'étais surpris
qu’il apparaisse dans les médias sous l'attitude d'un sage tout à fait
sage mais parfois contesté, écrivain philosophe au verbe étrange parce
qu'admirable et admirable parce que posé, sans pathos, sans émoi. Cela
se nomme l'équidistance à la gloriole et au présupposé des effets de
manches. On le croirait insensible, mais il faut avoir lu certains de
ses courts récits de voyage sur les traces du passé: Hiva-Oa et
Segalen, ou bien ce qu’il a intitulé Le Chemin de la Garenne, chez lui,
son enfance, ses souvenirs. Très récemment je me suis intéressé aux
Confessions de Rousseau, j'y ai trouvé une certaine analogie avec
Michel Onfray et ceux qui veulent transmettre leur songe dans quelques
mottes de terre et le fourbi des campagnes. Mon propos est le suivant -
mais qu'il ne partage pas: chez lui, dans l'écrivain, il y a un
philosophe, et cela bien plus qu'en général on ne trouvera d'écrivains
dans la philosophie.
-Michel Onfray, vous avez écouté le dernier disque de Gérard Manset. Qu'en avez-vous pensé?
M.O. - Je vais dire une banalité, mais des premiers textes, des
premières chansons, aux derniers, l'univers poétique de Gérard Manset
reste le même, bien sûr, mais c'est surtout le grain de sa voix, la
texture de son timbre, la résonance physiologique de son chant qui
signent et lient le tout. Son monde onirique, dans lequel il y a du
Lewis Carroll et du Magritte, sa prose, dans laquelle il y a du Walt
Whitman et du Rimbaud, j'y tiens, son filet de voix qui dit la fêlure
et la fragilité, mais comme le rocher de Gibraltar, entre deux mondes,
est fêlé, et comme une montagne, les Rocheuses, est fragile. Quelques
mesures, quatre mots chantés par lui, et il nous fait entrer dans son
monde à nul autre pareil.
-Et vous, Gérard Manset, qu'avez-vous pensé du dernier livre de Michel Onfray?
G.M. - J'en suis resté à cela: Patience dans les ruines. Quelle langue!
Un érudit caché qui prend son pied dans une auto-introspection et pense
avoir besoin du secours de saint Augustin pour s'immerger dans les
vieilles pierres, et mieux s'y rassurer d'éternité ou de chrétienté qui
lui échappe. Or la foi est ailleurs, la simple transcendance, la pieuse
et légitime façon de regarder la beauté, d'y songer. Il dit cela dans
son texte comme il le fait au cours de précédents ouvrages: l'Inde, le
Japon, pense à étayer ça de quelque complexité ésotérique afin de ne
pas s'y perdre, cela fait partie de son mode opératoire. Il n'est qu'à
dérouler ce que ses yeux voient et ce que son âme lui dicte: un adepte
du beau, un humaniste qui, par abnégation, tente d'indiquer la route
vers l'implacable flamme révélatrice et bienfaitrice.
-Faisons un petit tour de l'actualité
musicale contemporaine. Trois chanteurs qui accordaient autant
d'importance aux paroles qu'à la mélodie, Bashung, Christophe et
Jean-Louis Murat sont morts. Leur voyez-vous des successeurs?
M.O. -Ah, je suis touché par ce que vous me dites parce que j'ai eu des
signes complices de Christophe et de Jean-Louis Murat, parce que j'ai
troublé trois minutes de la vie de Bashung pour lui dire - j'étais dans
le même restaurant que lui à Paris - combien j'aimais ce que j'aime
chez Gérard: un monde à part dans le monde. D'ailleurs Vénus, écrit par
lui et chanté par Bashung, m'avait tiré des larmes. Son: «Toutes ces
choses avec lesquelles /Il était bon d'aller / Guidé par une
étoile/Peut-être celle- là/ Première à éclairer la nuit » ramasse
toutes les leçons données par mon père quand j'étais enfant. Quand j'ai
appris que ce texte était de Gérard, les larmes me sont revenues. Ces
temps-ci, j'écoute en boucle une chanson d'Alexis HK Mon oncle Abélard
G.M. - Je dirais Alain Souchon, sa grâce intemporelle, ses mots lâchés
au petit bonheur, un juvénile badin qui ne vieillit pas. Ou Bernard
Lavilliers, compositeur poète qui, pour d'autres raisons, convient à un
public ayant besoin de rêver.
-Vous vivez tous les deux dans les
livres. Tout compte fait, et avec le recul de l'âge, quels sont ceux
qui vous ont le plus marqué?
M.O. - Je ne suis pas d'accord: je vis avec les livres comme avec
l'oxygène et les ciels de ma Normandie. Les livres, les vrais, les
bons, n'éloignent pas du monde, ils y ancrent plus fortement encore.
Dans cet ordre d'idées, le livre qui l'a le plus ébranlé, marqué et
influencé, c'est De la nature des choses de Lucrèce. J'ai d'ailleurs
obtenu d'un ami aujourd'hui décédé une traduction contemporaine du
poème, très poétique, qui ferait un immense opéra de plusieurs heures
une fois chanté par Gérard Manset!
G.M. - Mon ancrage est le passé, et plus précisément autour du XVIe
siècle. Je vais jusqu'à George Sand en m'arrêtant sur le Génie du
christianisme. Je n'y comprends pas grand-chose, mais sauriez-vous
résoudre une équation? On reste à l'extérieur, mais que cette apparence
est saine. Donc également l'Astrée, cela s'ajoutant aux frères
aristocrates: Stendhal, Zola, Balzac. On y placera aussi Nerval, y
ajoutera Loti et Théophile Gautier, Victor Hugo, massif, inaccessible.
J'aime tout et n'exclus pas Malraux ni Montherlant, mais là, ça devient
casse-gueule, peu de rescapés. Parfois, je lis certaines pages de
Proust. J'ai cette déformation qui autorise à estimer seulement des
bouts pris au hasard... lui ou les autres, sachant que tout est dans
tout. Il m'en faut peu, de cette mini-indigestion qui s'avérera tout de
même très vite insuffisante. De là, réitérer, combler cet appétit.
Alors réclamer quoi? Ronsard, roman galant et ses pécheresses de
courtoisie retenue, La Princesse de Clèves, ou le mode épistolaire des
Amitiés particulières d'ambition bien au-delà de toutes les séries
télévisées du jour.
-Au-delà de vos modes d'expression
personnels, vous êtes tous les deux photographes. Pensez-vous que la
photographie soit une continuation de la poésie?
G.M. - Possible. Je dirais un outil apte à fixer d'autre manière
l'instant que l'on vole, à relire plus tard, sans oublier le
laboratoire qui est la grise cellule du monacal et du religieux, les
masques... J'ai pratiqué l'instantanéité de pareilles images, les
films, les émulsions, savoir laver, sécher. Je ne conçois ça qu'ainsi,
inspiration, le croquis... seul à choisir et seul à déclencher...
s'enfuir avec ce qu'on a cloué au sol de ce quatrain d'image inabouti,
sa rime perdue...
M.O. - La parution de mon récit de voyage au Japon, Inframince, avec
des photos, me permet de penser que peut-être suis-je un peu
photographe, d'autant qu'une galeriste parisienne s'est proposé de les
exposer. Quand on mène une vie poétique, ou philosophique, du moins:
quand on y tend, tout ce que l'on fait relève du poème ou de la
philosophie. Photographier, c'est tailler dans le monde ce que l'on
veut montrer de lui et, bien sûr, on taille comme on est: le cadre,
c'est la forme dans laquelle on contraint les forces, comme le livre et
comme le poème sont des cadrages.
-Vous avez tous les deux une histoire
particulière et un lien personnel avec la Normandie. Pouvez-vous nous
en dire un peu plus sur ce point?
G.M. - C'est un pays de rivières. Voiture de location et petite auberge
chopée au tout dernier moment, quelquefois n'importe où. Le domaine des
bosquets où chaque vallon nous cache un enchantement qui dit La Mare au
diable. On ouvre, claque la portière, frissonne avec tous les ancêtres
qui se sont émus des mêmes visions et des mêmes fracas d'orage.
M.O. - En ce qui me concerne, c'est mille ans de présence sur cette
terre normande avec, du côté de mon père, un ancêtre viking venu du
Danemark, des traces laissées dans la tapisserie de Bayeux aux côtés de
Guillaume le Conquérant, d'autres dans la conquête des rois de Sicile
ou dans les croisades - c'est du moins ce qu'atteste un immense arbre
généalogique qu'on vient de m'offrir. C'est la terre de mes ancêtres
depuis longtemps, ce sera celle de ma tombe, ça aura été celle de ma
vie.
-Lorsque vous vous voyez, vous
débattez souvent des rapporte entre littérature et philosophie.
Pouvez-vous présenter à nos lecteurs vos points de vue respectifs?
M.O. - Gérard n'aime pas la philosophie des professionnels de la
philosophie, il a raison, d'une certaine manière, moi non plus. Je suis
curieux de son anti méthode de lecture qui est « pilotage » comme le
dit Montaigne en parlant du mouvement des abeilles qui font leur miel.
Il lit de façon intuitive, bergsonienne dirai-je, comme un chamane, un
primitif, un sauvage: il va au livre comme la flèche à la cible. Puis
il change de cible et de bande-son, un arc à nouveau.
G.M. - Je place la pure littérature en tout premier. Je sais que pour
Michel, il s'arrange du contraire, que pour lui, lire un livre de
fiction, si éminent soit-il, c'est très souvent une perte de temps s'il
l'évalue à l'aune de son désir d'études exclusivement philosophiques.
Mon regard est autre: je trouve une ligne de fuite dans les romans et
dans l'écrit, la langue et la ponctuation, virgules, appositions,
rejets... Je ne veux pas de traductions, exige les énumérations ou les
portraits psychologiques énoncés dans ma langue, mon chez-moi,
structurés et lisibles sans qu'il soit nécessaire d'y ajouter une
esthétique qui voudrait dire métaphysique, morale. C'est pour moi
superflu.