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OBOK (2006)

Épisode 1 : Je ne suis pas ce profil ténébreux (posté le 23/9/2008)
Épisode 2 : J’ai plus d’yeux que d’oreilles (posté le 29/9/2008)
Épisode 3 : Asséner le coup de marteau de la Sonate au clair de lune (posté le 27/11/2008)

« Je ne suis pas ce profil ténébreux et compliqué. »
Sylvain Fesson : On est gâté quand on reçoit votre nouvel album. Déjà, chose qui se fait de plus en plus rare, on a l’album dans sa version définitive, c’est-à-dire qu’on a l’artwork. En plus cette fois on a aussi un recueil de petits textes à vous, 9 alternatives à Obok. Et même j’allais oublier, un communiqué de presse écrit sous la forme d’une nouvelle qui fait oublier qu’on a affaire à un communiqué de presse. Ça fait un beau paquet.
Manset : C’est vrai, je le vois là, sur la table. Si j’avais mon boîtier, je prendrais une photo tiens. De ce carnet-là, qui n’est pas le mien. De ce stylo-bille. Et de ce café. Mais bon, je n’ai pas mon boîtier.
S.F. : Pour cet album, avez-vous une nouvelle fois tout décidé en votre âme et conscience, jusqu’à l’idée du communiqué de presse signé J-M. Parisis ?
Manset : Oui, comme sur Le langage oublié. Comme toujours.
S.F. : Qui est J-M Parisis ?
Manset : C’est un écrivain.
S.F. : Vous le connaissiez ?
Manset : Je l’avais déjà croisé une ou deux fois dans Paris avec des amis communs. On avait juste échangé quelques mots. On s’estimait mutuellement, mais on ne s’était pas rencontré. Des gens que j’aime bien me l’avaient en plus chaudement recommandé. Donc voilà, c’était l’occasion.
S.F. : Lui vous connaissait ?
Manset : Oui, forcément il me connaissait.
S.F. : Aviez-vous préalablement discuté ensemble de cette idée de texte basé sur le dialogue d’un couple en phase de rupture ?
Manset : Ah, non ! Il avait carte blanche pour faire une sorte de brève nouvelle.
S.F. : Le résultat vous a plu ?
Manset : La question ne se pose pas en ces termes, parce qu’à partir du moment où l’on définit un cadre et qu’on laisse travailler un écrivain…
S.F. : Arrive ce qui doit arriver.
Manset : Oui, évidemment. Et ça correspondait tout à fait à ce que j’avais en tête, bien sûr.
S.F. : C’est vrai ?
Manset : Oui, une petite anecdote, voilà.
S.F. : Mais ce texte est tout de même étrange. Vous arrivez comme sujet de discussion dans le quotidien d’un jeune couple qu’on sent déjà usé par le poids de la routine et lui essaie de faire comprendre à sa nana son intérêt pour Manset, qu’elle ne connaît et qu’elle n’a semble-t-il pas franchement envie de découvrir. Et au bout du compte on n’arrive pas trop à savoir si cette discussion sans issue ruine ou sauve leur couple.
Manset : Exactement. On va peut-être plutôt parler de l’album.
S.F. : J’y viens. Pourquoi vendre ce disque avec un petit recueil de textes, 9 Alternatives à Obok ?
Manset : J’ai tenu à resserrer le spectre des interprétations de certaines de mes chansons. Parce qu’à mesure que les années passent et que les titres viennent s’ajouter les unes aux autres comme des couches, je me suis rendu compte que chacun s’était un peu recréer son «  univers Manset ». Bizarrement, je n’avais pas mesuré ça avant. Alors, avec ce petit livre, j’ai voulu remettre certaines limites. Après les gens font ce qu’ils veulent, mais voilà, moi aussi j’ai le droit d’avoir mon univers Manset et de dire ce qu’il est.
S.F. : C’est pour prévenir n’importe quelle appropriation ?
Manset : « Prévenir n’importe quelle appropriation. » Voilà, le terme est très bien défini.
S.F. : Mais n’y avait-il pas aussi tout simplement l’envie de…
Manset : Bien sûr, il y avait l’envie d’écrire !
S.F. : J’allais dire l’envie de plus communiquer avec votre public. De manière plus humaine, moins distanciée.
Manset : Oui, exactement. « De manière plus humaine, moins distanciée. »

« J’ai plus d’yeux que d’oreilles »
Sylvain Fesson : La dernière fois qu’on s’est vu, vous me parliez de votre envie de livrer quelques clefs de votre univers. C’est cette envie que vous avez exprimée dans le recueil de textes 9 alternatives à Obok ?
Manset : Oui, parce que les années passant, je me suis aussi rendu compte qu’une sorte de Manset de  moins en moins accessible se construisait, un Manset non pas de plus en plus distant, mais de plus en plus stratosphérique. Or non, Manset est comme tout le monde, il vit au jour le jour, c’est un déconneur de première. Pas toujours, bien sûr, car il aime écrire. Il écrit, et il a le droit de délirer sur ce qu’il a pondu en trois quarts d’heure sur le plan musical.
S.F. : Vous avez envie de réagir par rapport à l’image qu’on a construite de vous ?
Manset : Exactement. Sur les quelques premiers albums, il n’y a pas d’image, mais tout de suite après, ça s’est installé et comme ça fait un paquet d’années que j’existe.
S.F. : Mais cette image, ne l’avez-vous pas construite vous-même, par arrogance et par envie de marquer votre différence ?
Manset : Par envie de marquer ma différence, oui. Mais jamais pour paraître cette sorte de profil ténébreux et compliqué. Enfin, compliqué si. N’importe quel professeur d’université, de sciences exactes ou de mathématiques supérieures est compliqué. Mais compliqué, ça ne veut pas dire
Je vis dans une bulle fermée, vitale pour ma cervelle
tortueux et ténébreux. On peut être compliqué et lumineux. Compliqué et clair. Or, très souvent, les propos qu’on ressortait de mes interviews devenaient des choses touffues, ardues. C’est pour ça que j’ai voulu m’exprimer par l’écrit, parce que je sais que j’ai quelques fois des circonvolutions problématiques, mais c’est à moi de les épurer et de les mettre en forme. Voilà, c’est chose faite avec ce petit bouquin qui accompagne le disque.
S.F. : L’idée de ce recueil est-elle née en amont de la conception du disque ?
Manset : Non, elle est venue dès que j’ai envoyé l’album en fabrication. Parce qu’en recueillant les réactions des 2-3 premières personnes qui l’ont entendu, je me suis dit : « Ça y est, c’est reparti, il va encore y avoir des interprétations, ça va être n’importe quoi ». Et donc voilà, en un week-end j’ai écrit ça.
S.F. : En dehors des chansons vous écrivez d’autres choses ?
Manset : Oui, je ne publie pas, mais j’écris beaucoup. Ce matin, j’étais encore en train d’écrire. Ce week-end, j’ai écrit. J’écris énormément. Ce n’est pas que la musique ne m’intéresse pas, mais n’étant pas obsédé par le fait d’avoir des chansons à construire, étant occupé dans l’écrit littéraire ou d’autres aspects artistiques, elles viennent toutes seules et elles viennent tout le temps. C’est le problème de celui qui ne drague pas et toutes les filles lui tombent dessus. C’est exactement ça.
S.F. : Quels sont ces autres textes que vous ne publiez pas ?
Manset : En fait, comme tous les écrivains, depuis longtemps je tiens un journal. J’y mets des histoires, des scènes, des croquis. J’y fait cette sorte de thérapie qui est la même pour tout le monde. Enfin moi, je suis quelqu’un de très structuré, mentalement.
S.F. : Discipliné ?
Manset : Oui, relativement discipliné, un peu jésuite, donc j’ai besoin de cette sorte de carcan qui consiste à redéfinir les choses, à réécrire ce que j’ai vu et pensé.
S.F. De ce journal sort parfois des chansons ?
Manset : Ah ! ça je ne sais pas. Pas du tout. Non, c’est beaucoup plus fourni, beaucoup plus lourd et beaucoup plus complet que les chansons qui, elles, sont comme des pointillés, des petites plumes légères qui tombent à droite à gauche.
S.F. : Mais des thèmes ou des idées de chansons doivent bien venir de certains écrits consignés dans ce journal ?
Manset : Ah ! jamais, non. Je dis jamais, c’est un peu vicelard parce que en réalité je sais très bien que c’est une sorte de gymnastique destinée à ça aussi. Ce n’est pas volontairement dirigé…
S.F. : Mais c’est un substrat pour.
Manset : Exactement, c’est ça. C’est « un substrat pour », une sorte de gymnastique qui me permet d’être en forme.
S.F. : En exergue de 9 alternatives à Obok figure une dédicace pour votre petit cercle d’initiés, que vous nommez les « fidèles d’entre les fidèles ». C’était important pour vous de vous adresser directement à votre public ?
Manset : Oui, parce qu’il y a depuis longtemps des gens qui se manifestent, qui aimeraient que je sois quelqu’un de vivant, de charnellement vivant, de construit. Mais j’ai toujours cette sorte, non pas de fuite, ni de réserve, mais de nécessité absolue de me tenir un peu à l’écart de tout ça parce que parallèlement au fait d’être aussi un déconneur comme je le disais tout à l’heure, je suis aussi, et c’est vrai, un solitaire. J’ai besoin de me balader tout seul, de laisser la cervelle fonctionner toute seule.
S.F. : Sans cela vos créations en pâtiraient ?
Manset : Je ne sais pas, mais c’est vital, comme l’obligation de se nourrir, de respirer. Voilà, moi j’ai besoin qu’un certain silence intérieur fonctionne en moi, mais ce n’est pas du tout un silence passif ou inactif, il est au contraire très constructif et très actif.
S.F. :Très réceptif ?
Manset : Réceptif, je ne sais pas. Je crois d’ailleurs que je suis plutôt dans une bulle fermée.
S.F. : Ce silence, cette solitude, ce n’est pas une forme de disponibilité à l’environnement ?
Manset : Non. Enfin je dis non, en fait c’est une connerie, parce qu’il y a toujours tout dans tout, forcément. Dans mon silence intérieur, il y a des yeux, mais il y a plus d’yeux que d’oreilles. C’est-à-dire qu’en fait je crois que je suis surtout très réceptif par les yeux. Je vois énormément de choses, mais je n’entends pas. D’ailleurs, très souvent des gens me parlent et je ne sais pas ce qu’ils ont dit. Souvent, je suis dans des soirées avec des amis, je n’écoute que d’une oreille, ce n’est une sorte de bourdonnement. Alors que je vois tout et c’est ça que je retranscris. C’est très étrange. Je ne m’étais jamais interrogé là-dessus.
S.F. : Finalement, votre petite parcelle de public, n’est-ce pas pour vous la plus belle forme de « succès » ? N’auriez-vous pas pu imaginer mieux que ces quelques fidèles collés à vos basques ?
Manset : Un jour, oui, je trouve ça très chaleureux, très valorisant et puis le lendemain, je préfère oublier. C’est difficile d’avoir une opinion là-dessus. Je suis quelqu’un de différent de tous ces gens qui font ce métier et qui sont très heureux d’avoir des salles entières qui se lèvent. Moi je trouve ça très troublant, voilà. Ces fidèles à qui j’adresse la dédicace du petit livre, ce n’est pas mon public dans son sens large mais, oui, il me plait d’avoir ces fidèles. C’est-à-dire que je suis quelqu’un de l’individualité. Je suis quelqu’un du tête-à-tête. De cette réciprocité à deux. Alors quand j’envisage cette petite partie de public comme une sorte de tête-à-tête, oui, bien évidemment que je suis comblé. C’est le problème de la psychanalyse ou tout simplement de l’amour quel qu’il soit. Ça ne peut pas se faire à 40.
S.F. : Avec 9 alternatives à Obok, vous vous montrez plus humain, plus « homme » mais, dans le même temps, dans la publicité d’Obok, vous tenez ce slogan : « Manset ; seule sa musique compte ». D’un autre côté vous vous effacez donc totalement comme un Dieu derrière sa création ? N’y a-t-il pas là un paradoxe, un double discours ?
Manset : Il n’y a pas tout à fait de double discours, c’est-à-dire qu’il y a d’un côté le discours de la pub destiné à ceux qui ne me connaissent pas et pour eux, oui, seule ma musique compte, et d’un autre côté il y a ceux qui ont acheté mes précédents albums, et ceux-là, oui, ils attendent peut-être quelque chose de plus, parce qu’ils n’ont pas la même interprétation de mon univers, ils ne sont pas focalisés au même endroit et de la même manière.
S.F. : Mais c’est troublant cette volonté de s’humaniser d’un côté et de se sublimer en création d’essence divine de l’autre.
Manset : De toute manière, j’allais justement dire: « Arrêtons de parler de moi ». Donc voilà, on est bien dans le même propos. Il faut arrêter de parler de moi. Je n’en ai rien à foutre de parler de moi. Aujourd’hui on est dans le culte de la personnalité dans tous les domaines.
S.F. : La « peoplisation ».
Manset :Oui, c’est du pipeau tout ça. C’est les produits finis qui comptent. C’est le roman, c’est le récit, c’est l’album. C’est les traces physiques qu’on laisse. Enfin, pas physiques, mais matérielles.
S.F. : Obok c’est d’ailleurs un titre très stable et « physique » je trouve : ça sonne comme « rock » et avec ses lettres on peut écrire le mot « book »…
Manset : On m’a cité des rapprochements sonores. On m’a dit Ubik, on m’a dit Amok. Mais on ne m’avait jamais dit ça.
S.F. : Ce slogan, « seule sa musique compte », c’est vous qui l’avez choisi ?
Manset : N’entrons pas dans ces détails, c’est des histoires de staff, on est plusieurs à réfléchir à cela, il faut un message clair, voilà. On n’est pas dans la création artistique là.
S.F. : Oui, mais cela a un impact sur la manière dont les gens vont percevoir et interpréter le « produit fini » ?
Manset : Ah, bah si je l’ai validé, c’est qu’il me correspond. A la limite, si on doit me réduire à une seule phrase, « Seule sa musique compte », ça me va.
S.F. : Une dernière chose à ce propos de ce slogan : j’ai vu que dans Libé il était écrit ainsi : « Manset ? Seule sa musique compte » alors que dans Les Inrocks il était écrit ainsi : « Manset ; seule sa musique compte ». Pourquoi ce changement syntaxique au profit du point virgule ?
Manset : En fait, j’ai choisi les deux. Au départ, j’étais d’accord avec le point d’interrogation et puis après j’ai dit : « On le vire, on met un point virgule » parce que d’un coup ce n’est plus le même sens. D’un coup, on ne laisse pas la place à l’interrogation.

« Asséner le coup de marteau de la Sonate au clair de lune »

Sylvain Fesson : Parlons donc d’Obok. On sent que ce 18ème album s’inscrit dans la démarche poursuivie avec la publication du recueil de textes 9 alternatives à Obok, à savoir que ses chansons sont elles-mêmes plus directes, plus humaines que celles de votre précédent disque, Le Langage Oublié.
Manset : Oui, c’était le but de l’opération. J’y suis parvenu car, sur le plan technique, j’ai géré autrement. J’ai été plus loin dans l’analogique et donc je retrouve un son des années 80 que je n’avais pas sur Le Langage Oublié et que je cherche depuis un certain nombre d’albums. Là, j’ai pu travailler avec la console analogique du Palais des Congrès et voilà, j’ai le son que je veux depuis au moins 10 ou 15 ans. Et puis, j’ai avec moi de superbes musiciens live, le batteur et le pianiste présents tout au long du disque. J’ai donc voulu tous ces sons très épais, très larges, très gras et par-dessus j’ai mis une voix qui, sur la plupart des titres, est analogique. Je l’ai elle aussi reprise dans les conditions des années 80. On obtient donc des chansons plus grasses, plus Neil Young, quoi.
S.F. : Plus « cul terreuse », si j’ose dire.
Manset : On est d’accord, on a quelque chose de plus campeur ou country et pas des chansons transparentes et creuses comme la plupart des sons d’aujourd’hui et comme ce son que j’avais regretté avoir sur Le Langage Oublié. Enfin… regretté : j’étais à 50% du son que je voulais avec Le Langage Oublié. On va dire qu’avec l’album d’avant, Jadis et Naguère, j’étais à 30% du son. Mais c’était in-maîtrisable, hein, il n’y a pas un ingénieur qui aurait pu le maîtriser autrement. J’étais à 30% et j’ai réussi à le monter à 50 voire 60 % pour Le Langage Oublié. Et là, je suis à 95% comme pour Matrice. Celui-là, j’en suis satisfait. Les précédents, je l’étais moins. Je ne voudrais pas dire le contraire de ce qu’on disait tout à l’heure, mais d’un seul coup, là, le mec apparaît, il est dans l’album, voilà. Alors que ce soit moi ou pas moi, je n’en sais rien, mais au moins la voix existe. J’en avais marre d’avoir des voix qui étaient à 10% de mes possibilités. J’en avais marre !
S.F. : Pourquoi étiez-vous seulement à 10% de vos possibilités ?
Manset : Là, c’est totalement une question d’ordre technique. Aujourd’hui, quand vous prenez une photo en numérique, elle a beau avoir des millions de pixels, elle est à 3% de ce qu’on a en analogique, avec un argentique. Il faut le pratiquer pour le savoir, mais c’est comme ça. Et pour le son, c’est la même chose. En numérique, il y a une sorte d’épaisseur, de chaleur, de profondeur qui
En numérique, il y a une sorte d’épaisseur, de chaleur, de profondeur qui n’est pas là.
n’est pas là. C’est comme s’il n’y avait pas de couches. Comment dire ? Tout à l’heure, je parlais des différentes interprétations que les gens ont de mon univers, interprétations qui sont comme des couches qui s’additionnent les unes aux autres. Et bien contrairement au numérique, l’analogique tient compte de ces couches qui font la vie d’un homme. Celui qui avait fait Animal on est mal en 68, n’avait pas toutes ces couches. Il est évident que s’il n’y avait que deux albums, celui de 68 et celui d’aujourd’hui, on mesurerait à plein de petits détails qu’il y a bien eu une vie entre les deux. Entre l’analogique et le numérique, il y a cette différence, cette sorte de vie épaisse, chargée, qui tient d’ailleurs à des tas d’erreurs sur le plan acoustique, électronique. Le numérique est parfait, vrai et inintéressant alors que l’analogique est faux et tout à fait grandiose sur le plan de la création artistique.
Sur le plan pratique, l’analogique a par exemple plus d’harmoniques, des harmoniques qui, sans entrer dans les détails, n’ont pas la même forme que ceux du numérique. Et, qu’on le veuille ou non, on est sensible à ça.
S.F. : On a l’impression que le coté « cul terreux » d’Obok est une réaction au coté « cathédrale  » du Langage Oublié.
Manset : C’est vrai.
S.F. : On est plus « ici, maintenant » ?
Manset : Oui, c’est ça. Et, étant donné que c’est moi qui fait tout, là on a de vrais moyens de comparaisons, qu’aucun artiste n’a ou ne peut avoir. Que ce soit Johnny, que ce soit Bashung, que ce soit qui l’on veut, il y a toujours des producteurs différents, des paroliers différents, des musiciens différents. Or chez moi, l’analyse est absolument parfaite car ce sont les mêmes composants. Donc c’est bien un traitement différent qui fait qu’on entend des choses différentes. J’aurais fait Le Langage Oublié aujourd’hui, il est évident que je n’aurais pas pris les mêmes chansons. J’aurais fait Un Jet de Pierre sur Obok, il aurait été monstrueux.
S.F. : Quand on s’était rencontré pour Le Langage Oublié, vous m’aviez dit être très content d’Un Jet de Pierre.
Manset : Ah oui, d’ailleurs il est très possible que je le refasse. Je ne sais pas pourquoi je n’y ai pas pensé avant mais voilà quelque chose qui pourrait m’amuser. Parce que maintenant, encore une fois, c’est strictement une histoire de matériel. Au Palais des Congrès, la console a été entièrement refaite et j’ai pu travailler avec alors que je n’avais pas pu pour Le Langage Oublié, pour lequel j’avais eu une console beaucoup plus médiocre. Il n’y en a plus à Paris de très belles consoles de l’époque Pink Floyd et compagnie. Donc oui, il n’est pas impossible que
Voilà. On est dans Zola, là.
j’aille passer une journée sur Un Jet de Pierre que j’aime beaucoup effectivement. Ah, il faudrait que je refasse quand même la batterie. Enfin, ce n’est pas évident, elle sonnait bien tout de même. Donc il faudrait que je la repasse par la console, que je fasse une voix analogique, que je refasse une ou deux guitares et je me refais Un Jet de Pierre, je le mets dans Obok et voilà il fait partie de la même histoire. Ah, partant de là, il y a quelques morceaux du Langage Oublié qui pourraient faire partie de la même histoire. Il n’y en aurait pas beaucoup, mais il y aurait Un Jet de Pierre, il y aurait A quoi sert ?, qui serait très facile à remettre dedans. Le langage oublié, non. Parce que c’est un thème trop long, trop barré, trop abstrait et trop épilogué. Ça fait partie de ces sortes de sagas que je fais parfois. Là, j’en ai voulu une. J’en avais deux, mais il n’en reste qu’une, c’est Fauvette. Mais je l’ai voulue saga folk. Donc forcément, ça ne me fait pas partir dans des délires.
S.F. : Oui, elle est un peu à part de l’album, comme l’était, je trouve, Mensonge aux foules, le morceau reggae du Langage Oublié. D’ailleurs, son texte est aussi plus explicite et frontal que les autres textes du disque comme l’était celui de Mensonge aux Foules. Mais là le texte de Fauvette est un texte beaucoup plus long, dont la diction déborde carrément de la mélodie du morceau. A-t-il été dur à chanter ?
Manset : Pas du tout. Au contraire, comme il est musicalement top – volontairement cassé, mais très rimé – il y a une seule façon de le phraser et c’est de le phraser avec une sorte de sensation franchouillarde qui s’avère très jouissive pour moi. Je suis très content de ce texte parce que c’est quelque chose que quasiment personne ne sait faire ici. Là, pour une fois que je suis fier de quelque chose, je peux le dire.
S.F. : Ah… ça vous arrive d’être fier de vous !?
Manset : Je vous fais rigoler, mais c’est la vérité. Ce texte, c’est une sorte, peut-être pas de tour de force, mais de machine très compliquée à régler. Elle m’est tout de même venue instinctivement. J’ai coupé ensuite. J’en avais au moins quinze couplets !
S.F. : Oui, on sent bien que ce texte a pu être très long, comme une grand fresque ample et minutieuse à la fois. Très descriptive.
Manset : Exactement. Et il y a les rimes qu’il faut là où il faut, il n’y en a pas trop, il y a le langage semi parlé, pas vulgaire mais très commun…
S.F. : Réaliste.
Manset : Voilà. On est dans Zola, là. Exactement.
S.F. : Fauvette, c’est le seul morceau de bravoure d’Obok ?
Manset : Il y a aussi Pacte avec Mon Sang. Mais Fauvette est un titre, comment dire ? Cabrel aurait peut-être rêvé d’en avoir un comme ça, voilà. Quelqu’un comme Capdevielle à une certaine époque, il aurait pu me faire Fauvette. Je ne sais pas s’il aurait eu un texte aussi long, il aurait manqué certaines choses, mais il en était très proche, lui. Il avait ce phrasé, beaucoup plus voyou, on va dire, que Cabrel. Moins sage que Cabrel. Et donc avec ce coté un petit peu à l’emporte-pièce, taillé à la serpe qu’il a, Capedevielle m’aurait fait Fauvette absolument top. C’est le seul. Il n’y a pas d’autre artiste comme ça. Ce n’est pas même un Balavoine qui m’aurait fait Fauvette. Balavoine l’aurait fait, ç’aurait été un peu gouailleur et déplacé. Je ne sais pas. Il y a des choses, ce n’est pas qu’il ne les aurait pas comprises, mais peut être qu’il ne les aurait pas ressenties, qu’il ne les aurait pas vu de la même manière. Capdevielle, je pense que si. Il avait un œil très acéré.
S.F. : Fauvette, est-ce morceau qui devait être rock et faire plus de sept minutes dont vous me parliez déjà à l’époque du Langage Oublié ?
Manset : C’est possible, oui, parce qu’il était déjà fait. Il y a très peu de titres à moi que je prends plaisir à recréer in vivo, pour ne pas dire sur scène puisque je n’en fais pas, mais celui-là en fait partie. Chanter Le Langage Oublié, ça m’emmerderait, je m’endormirais. Je l’adore, mais même quand je l’ai fait, ça m’emmerdait. C’est tellement lent et narratif. Quand on perd un ami aussi. Par contre, A quoi sert ? j’aime la rejouer.
S.F. : Malgré son aspect plus direct et folk, Obok contient tout de même quelques « titres lents et narratifs », notamment Ne Les Réveillez Pas.
Manset : Alors celui-là, par contre, j’adorerais le faire live. Parce que là, il y a un texte qui n’arrête pas. Voilà : peut-être que le problème avec Le Langage Oublié, c’est que moi-même je ne sais plus où j’en suis. J’exagère mais dans Le Langage Oublié, on se dit : « Où il va ce mec ? Il était assis, le voilà qui se lève, etc. » Il se passe trop de choses si bien qu’on ne sait plus où l’on est. On a affaire à une sorte de très bel opéra, mais, voilà, on s’endort, comme dans l’opéra en général. On s’endort, bercé par la musique, mais on se fout de savoir ce que les mecs racontent. Le Langage Oublié, c’est un peu ça. Tandis que Ne Les Réveillez Pas, non. D’abord, il y a moins de mélodie. Le texte est presque dit. C’est récitatif. Donc on a envie de le redire. « Ils sont dans leur sommeil comme de petits œufs / simples abeilles…» Les mots tombent tous les uns après les autres, boum, boum.
S.F. : La mélodie de piano m’évoque vaguement un célèbre morceau de musique classique.
Manset : C’est La Sonate au Clair de Lune de Beethoven. J’avais besoin de cette cadence qu’a La Sonate au Clair de Lune. Et d’un piano parce que c’est quand même le seul instrument qui soit un orchestre en soi.
S.F. : Quand vous avez écrit le texte les mots sont tout naturellement venus sur cette cadence ?
Manset : Non, parce que je l’ai faite à la guitare.
S.F. : Ah, oui, c’est vrai que vous parlez de la genèse de ce morceau dans 9 alternatives à Obok. Il vous vient alors que vous rentrez d’une soirée entre amis, chez qui vous avez été émerveillé de voir les enfants dormir bien au chaud dans leur chambre.
Manset : Oui, donc c’était à la guitare. Je l’avais en tête dans le taxi. Mais ce côté lancinant, répétitif et ce côté coup de marteau, il n’y a que le piano qui peut le donner. (Il chante le rythme répétitif du piano en tapant du poing sur la table.)

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Gérard Manset : Un jour sur scène ?  
Bertrand  Dicale (RFI) - 07/04/2006 
  
Nouvel album, Obok pour Gérard Manset, un chanteur singulier qui, depuis 1968, règne sur un univers sombre traversé de brusques émerveillements. "J’ai eu souvent le sentiment de ne pas être très aimé. Et c’est en train de changer. J’ai maintenant l’impression d’une sorte d’assentiment" dit-il alors que, pour la première fois de sa carrière, il pourrait monter sur scène
RFI Musique : Avec la chanson Jardin des délices, on retrouve la thématique de Paradis ou du Verger du Bon Dieu : la possibilité d’un paradis accessible.
Gérard Manset : Heureusement, il y a cette idée de l’Eden, omniprésente, comme la bouteille de champagne dans Tintin et le crabe aux pinces d’or : on le voit se profiler à l’horizon puis disparaître. L’Eden était partout et, petit à petit, en raison de l’hégémonie humaine, il est de moins en moins présent. C’est comme pour la couche d’ozone, qui est crevée et va finir par disparaître totalement. On va finir cramés.
En ce moment, je relis Zola. Eh bien l’ouverture de Nana, cette scène au théâtre, c’est le Paradis. A ce moment, le Paradis était à l’intérieur des individus. On les a dénutri de santé, de bonheur, de gentillesse – plus ils dépérissent, moins le Paradis est en eux. Quand on relit Zola page à page, la diversité, la bonhommie, la simplicité de tous les personnages vous frappe : à mesure qu’ils ouvrent les portes, qu’ils entrent et qu’ils sortent, quelque soit leur âge, leur sexe, leur condition sociale, c’est le Paradis, le paradis concret, celui qu’on aurait pu ne pas perdre. Dans la moindre scène, si banale soit-elle, tout est d’une richesse protéiforme, dans des milliards de couleurs là où aujourd’hui les pensées sont ternes, les réactions affectives sont ternes, les discours sont ternes.
 
Vous avez l’intention de faire enfin de la scène. Toutes ces années sans faire de concerts, ça ne vous a pas manqué ?
Si, évidemment.
N’avez-vous pas peur du trac, maintenant ?
Je ne crois pas que j’aurais le trac. Ce serait plutôt vis-à-vis de moi-même : je n’ai pas changé d’opinion, je trouve toujours cela très déplacé et je ne sais pas comment je supporterais l’épreuve. Ce n’est pas tellement lié au public ou le fait de crever la bulle et de passer sur scène ; c’est après, le lendemain, le surlendemain, me dire que j’ai accompli cette sorte de compromission, comme si j’avais été me baigner dans quelque chose de pas très propre. Mais je voudrais préciser, parce que je suis une espèce de traumatisé du malentendu : quand je dis pas très propre, c’est que dans cette salle, sur 2000 personnes, il y en aurait la plus grande part qui ne me connaitrait pas. Ils viendraient voir quelqu’un d’autre, d’autres titres. Ils seraient peut-être enthousiastes, comme ils vont voir Souchon ou Bashung ; or je ne suis pas Souchon ou Bashung. Je n’ai pas envie qu’on vienne voir un énième artiste de variétés. Le malentendu serait là et je m’y serais baigné.
C’est la crainte que l’on puisse vous prendre pour un artiste de variétés.
Justement – j’y reviens – c’est ça l’ouverture de Nana : une sorte de Brigitte Bardot dénuée de toute forme de talent si ce n’est son physique ; au début, on est près des quolibets et, dix pages plus tard, tous sont conquis, avec les yeux qui leur sortent de la tête. Eh bien voilà : c’est ça le spectacle ; moi je ne suis pas dans ce registre. Ou j’aimerais ne pas y être.
Avec le premier tirage de l’album est joint un petit livret avec Neuf alternatives à Obok, textes sur chacune de ces chansons…
J’étais relativement frustré parce que j’écris un certain nombre d’ouvrages que pour diverses raisons je ne mets pas en circulation – je vois des éditeurs et ça se ne fait pas, ou alors je ne veux plus. Pour Le Langage oublié, j’avais deux ou trois cents pages que je n’ai pas mises en forme. Cette fois-ci, je me suis dit que c’était l’occasion d’aller  plus loin que ces textes de chansons qui peuvent sembler abscons ou laisser sur sa faim. Là, les gens qui aiment ce que je fais vont acheter le CD et on leur donne ce texte.
Vous vient-il couramment ce genre d’inspiration avec les chansons ?
Oui, mais c’était fugitif. Il se trouve que, là j’ai voulu le saisir. Mais ce n’était pas prémédité. J’ai vu que, sur un titre, Fauvette, on allait partir sur des interprétations qui n’avaient rien à voir. C’était au téléphone et, tout de suite après avoir raccroché, j’ai écrit cette espèce d’explication comme si je continuais la conversation. Et, pour Pacte avec mon sang, le titre m’est venu presque d’une volée, peut-être en trois quarts d’heure ou une heure. Et le synopsis me venait en même temps – c’est exactement la vision que j’avais à ce moment-là, à quelques bricoles près.
Il semble qu’à chacun de vos albums, il y ait des chansons qui restent sur l’établi, qui ne sortent finalement pas…
Ici, il y avait notamment un texte difficilement recevable, sinon avec une très longue explication. Je l’ai regretté mais j’ai un peu marre de ces luttes perdues d’avance – préciser, déciller les yeux des gens, les secouer. J’ai un peu passé l’âge… Et puis c’est le rôle de la littérature, pas de la musique.
C’est ce que dans un texte vous appelez "cette manie d’expliquer, cette hérésie de la transparence"…
Je n’aime pas être mis en cause et je n’aime pas avoir à justifier des choses qui pour moi relèvent du domaine de la poésie, de l’expression naturelle et viscérale, qui ne viennent pas de moi mais d’ailleurs et dont, probablement, je ne suis pas responsable, qui sont à prendre dans leur entier, sans aucune restriction, pour monnaie comptant. La vérité absolue. C’est tout. Si on commence à demander au Villon de La Ballade des pendus pourquoi il y a des pendus qui sont comme des fruits sur un arbre… On ne fait pas une explication de texte sur La Ballade des pendus. Je n’ai rien contre le dépiautage, le décorticage, mais encore faut-il que ce soit fait en stricte neutralité. Or aujourd’hui cette neutralité n’existe plus.

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Gérard Manset, «maîtrisé, jésuite, serré»
Par Bertrand Dicale pour Le Figaro / Publié le 06/04/2006


«JE SUIS tout à fait mûr, le fruit est prêt à tomber.» Peut-être est-ce la fin d'un des grands mythes de la chanson en France : Gérard Manset pourrait monter sur scène. Très longtemps, obstinément, il a refusé : «Je n'arrive pas à me défaire de l'idée que seul est respectable la poésie, la littérature, l'écrit, la sobriété, l'écart, la réserve, et non pas le clinquant, le brillant, et les lumières.» A 60 ans, et trente-huit ans après la sortie d'Animal on est mal, son premier album, il consent donc à l'idée de donner des concerts : «Ça va commencer à devenir vital, indispensable pour la lisibilité ou la pérennité du truc, avoue-t-il. Il y a quelques répétitions envisagées, on verra si ça tient la route au niveau des musiciens. J'ai un matériel que j'ai envie de faire live régulièrement, j'ai envie de chanter chaque matin Fauvette ou L'Enfant soldat – des choses simples, faites pour ça.»
Fauvette, L'Enfant Soldat ? De nouvelles chansons parues cette semaine sur Obok, nouvel album (chez Capitol-EMI) qui marque une sorte de retour à des couleurs franches, à des intentions droites. Il confirme : il a voulu revenir au «temps où je disais les mêmes choses, mais de manière inconsciente, sans les avoir vécues. Je parlais de la douleur, de la tragédie du monde, mais depuis, malheureusement, je suis entré dans une sorte de relation compassionnelle, qui est devenue concrète, moins théorique».
Echo de guerres et geignement d'un monde qui souffre
De fait, Obok est hérissé de douleurs, de regrets, de mélancolies («Otez-moi ces chaînes/Que je voie la ville/Que je connaisse encore/Ces reines de beauté/Qui défilaient la nuit/Sur des chars allumés»), mais aussi d'élans de partage, d'humanité. La jeune fille perdue de Fauvette, le gamin d'une Afrique en guerre de L'Enfant soldat, la vieille femme aimée auprès de qui on s'affaire dans Veux-tu... On entend dans Obok l'écho des guerres, le geignement sourd d'un monde qui souffre, le soupir d'hébétude d'une société déboussolée, mais aussi des instantanés du Paradis, des visions saisissantes de l'Eden. «Je l'ai approché, je l'approche. La paroi est très mince et, de temps en temps, on passe à travers et on le touche. Il n'est pas plus en Asie qu'il n'est en Amérique latine ou qu'il a été en Afrique. Il pourrait être de plus en plus présent si l'homme s'y attelait un petit peu. Mais il s'enfuit.»
Ce paysage mental de Manset – le malheur qui accable le monde, la compassion, le souvenir de l'Eden –, on l'entend le plus clairement depuis longtemps. «J'étais dans une sorte de temps immobile, ce qui est le propre d'un certain nombre de créateurs ou d'artistes, je suppose. Un jour, on réalise que vingt ans ont passé, ou quinze, ou dix... Ce qui auparavant était limpide – «La mer n'a pas cessé de descendre/Il faut de l'eau pour éteindre la cendre» – arrive avec le même auteur, le même scribouilleur de musique et de mixage, à atteindre vingt-cinq couches, trente prises, des repentirs à chaque mesure, des harmonies en cascade à n'en plus finir... On aurait très bien pu me dire : «Gérard, tu es gentil mais cet album, Le Langage oublié, est définitivement trop abscons, trop compliqué, trop touffu. Où est l'auteur de 2870 – «Rien qu'un enfant triste/Qui sait qu'il existe/Un navire ancré dans le ciel» –, celui des choses toutes simples ? Dans Royaume de Siam, il y avait des modes compliqués, mais émis d'une manière plus claire et plus lisible.» J'ai voulu revenir vers cette simplicité.»
Net et droit
Rarement, il est vrai, son discours n'a porté avec une force aussi directe. Peut-être pour des raisons technologiques, dans le long combat de Manset contre l'infidélité des machines de studio, contre le tout-numérique. «Le son est plus ample, plus large, plus profond, plus proche de ce que je voulais. On n'est pas dans Matrice (mythique album de 1989, rock et sombre), mais pas loin : j'ai presque récupéré ce qui était analogique. D'ailleurs, j'ai fait pratiquement toutes les voix de l'album en analogique. Les seules prises digitales de voix que j'ai gardées sont Pacte avec mon sang et L'Enfant soldat pour de strictes raisons d'interprétation : c'était tellement jubilatoire d'enregistrer en analogique au studio CPE, comme il y a très longtemps, que je me suis trop lâché. Ce n'était pas assez maîtrisé, jésuite, serré.»
Car Manset surprend depuis des lustres par sa voix tranchante, distante, tenue. «Je suis quelquefois dans l'ivresse, comme tout le monde, mais bizarrement, à l'écoute, ça ne marche pas. Il faut que ce soit sans effet, sans pathos, net et droit – la sobriété absolue.»
Pour éclairer encore le propos, les dix mille premiers exemplaires de son disque seront accompagnés d'un petit livret, Neuf Alternatives à Obok, série de neuf textes correspondant aux neuf chansons du disque : «Un petit synopsis. On montre la marche. On se greffe une sorte de kaléidoscope.»


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L.Perrin pour Libération 5/5/2006

On n'a toujours pas compris pourquoi Manset envoya un jour ses premiers albums au pilon, ni pourquoi il expurgea ceux qui restaient. Entre la Mort d'Orion (1970) et Royaume de Siam (1979), ils figurent ce qu'il a produit de meilleur. L'album Long, long chemin, par exemple. Pour y entendre Jeanne, il faut avoir un sérieux réseau ou être prêt à se ruiner dans un marché de seconde main. Ne pas les connaître, c'est ignorer la puissance d'attraction d'un diamant noir qui a longtemps éclairé la chanson rock. Manset n'a pourtant jamais été aussi présent depuis que la source s'éloigne. Il a écrit pour Birkin, Raphael, Pagny... Et ce n'est pas le pire. Loin s'en faut. Ce n'est pas sa chanson pour Indochine, ni l'album qu'il nous livre là. Avec des musiciens liftings, Manset rend impossibles ses nouveautés par ce qui devait en faciliter l'accès : d'affreuses guitares bluesy-rock et des saxos à la David Sanborn. A la moitié d'Obok, on retrouve enfin ses petits. L'air Ne les réveillez pas est tout simple avec son arpège de piano genre Sonate 14 de Beethoven. C'est familier, et voilà ce qu'on attend de Manset après avoir espéré le contraire : qu'il «ne change pas».


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Gérard Manset le solitaire
par SACHA REINS Publié le 13/04/2006 (Le Point)

Génie. Sombre. Fascinant. Cinglé. Solitaire. Culte. Insaisissable. Voilà des qualificatifs qui reviennent dans les milliers de pages Internet consacrées à Gérard Manset, où un site propose même des « Méditations sur des versets de Gérard Manset ». Cela en dit long sur la vénération dont est l'objet cet artiste parfois difficile à comprendre.
Dix-huit albums en quarante ans de carrière, un tous les quatre ans depuis 1985, jamais de scène, jamais de télé : Gérard Manset voyage en solitaire. « Je suis à des années-lumière d'un Gainsbourg, personnage fascinant mais pour lequel je n'ai pas la plus grande estime sur le plan artistique, dit-il. J'étais programmé comme ça et je ne suis pas mécontent d'être une sorte d'anachronisme de l'Histoire. »
Gérard Manset vient d'enregistrer un nouvel album, « Obok ». Si les ambiances sont toujours graves (il chante les enfants-soldats d'Afrique, son amour pour sa fille, et finit par avouer qu'il aimerait connaître la fortune et la gloire), il se démarque des précédents par un souffle résolument rock comme le pratique Neil Young. « Neil Young, il ne comprend rien au monde, il s'en fout lui aussi, il porte un Levi's et puis basta. Mes musiciens sont des types hors norme, difficiles à gérer. Ce ne sont pas des mercenaires qui vont jouer avec tout le monde. Cela fait toute la différence. »
Manset ne fréquente aucun des chanteurs de sa génération. Vit entre sa maison de Saint-Cloud et ses voyages.
« J'ai été longtemps associé à une sorte de show-biz d'auteurs-compositeurs qui n'était pas ma famille, dit-il. Je n'avais rien contre Yves Duteil, mais... Je serais plutôt de la famille des Malraux, à marcher dans la rue en me grattant la tête. J'aurais pu vendre des centaines de milliers d'albums si j'avais fait de la scène, de la télé. J'ai fait mon deuil de tout cela. Ne pas faciliter la tâche à l'auditeur, c'était mon choix. »


Néanmoins - et cette nouvelle va faire l'effet d'une bombe chez ceux qui le vénèrent -, Manset, pour la première fois de sa vie, envisage de faire de la scène. « Dans les années 70, quand on achetait un album, on l'écoutait. Aujourd'hui, on le passe en regardant la télé, en surfant sur Internet. En concert, le public est captif. Quand je leur balancerai "Fauvette", je saurai qu'ils ont entendu. » Une autre condition : « Je ne veux pas voir le public. Ce n'est pas le regard des gens qui me gêne, c'est le malentendu. Quand Brel chante Amsterdam, c'est très douloureux. Je ne trouve pas très sain que l'on regarde cela. Je tiens à rester à distance. » Pas simple, le bonhomme. Mais quel bel album !

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MANSET TOUJOURS REBELLE
 Par SÉBASTIEN CATROUX (Le Parisien - 25/04/2006)


« Je ne suis pas de cette époque, affirme Gérard Manset. Je suis plutôt imprégné de l'après-guerre, des petits immeubles en brique rouge, des campagnes sans bagnoles, des banlieues pavillonnaires. Pavillonnaire, quel joli mot..»
Depuis la fin des années 1960. Manset, qui vient de sortir un nouvel album intitulé « Obok », fait partie du paysage musical français. Pas comme une figure de proue, plutôt à la façon d'un passe-muraille cachant son visage, refusant le jeu de la médiatisation télé et parlant toujours en mots choisis. Tenant d'une chanson rock solaire — de lui, le grand public connaît surtout, voire seulement, « Il voyage en solitaire » —' il séduit à chaque disque une bonne centaine de milliers d'auditeurs fascinés par ses textes imagés et la rigueur de sa démarche artistique. Un peu, en fait, tel un Francis Cabrel à l'usage des intellos, dont on attendrait à chaque fois, avec impatience, peu ou prou le même disque.
« J'ai toujours défendu l'idée que tout le monde raconte la même chose, confie d'ailleurs le sexagénaire. Seule la manière de s'exprimer fait la différence et la forme prime toujours sur le fond. »
A l'écoute d'« Obok », on trouve en effet immédiatement ses marques, entre une voix travaillée et maniérée, des textes enveloppants et des instrumentations chaudes. « Orthodoxe », « dans l'axe » sont les termes qu'il emploie pour décrire cette pierre ajoutée à un édifice à la fois cohérent, intense et en perpétuel mouvement. Un univers de voyages vécus et intérieurs, qui s'exporte parfois vers des rivages inattendus, tel  le titre «Comme l'eau se souvient» qui a atterri sur le nouvel album de... Florent Pagny.
« Je l'ai écrit avec et pour Raphaël, explique Gérard Manset. ll ne l'a pas mis sur son album. Pagny le lui a demandé, et voilà. J'ai été un peu court-circuité mais très content que ça se passe ainsi. » Un Raphaël qu'il a vu grandir, évoluer dans son cercle familial — sa fille, Caroline Manset, lui tient lieu de manager —jusqu'au triomphe. « Le succès est imprévisible. Raphaël a su aller au charbon, faire des télés. Accepter le cynisme et le manque de professionnalisme d'une partie de cette corporation. Il a eu gain de cause. »
Ces réticences d'un autre temps à se montrer et à « jouer le jeu » sont une constante de l'œuvre de Manset. Pourtant, il s'apprête à monter sur scène, un exercice auquel il s'était toujours refusé : « On en parle. Il y aura certainement des répétitions. C'est en chemin. ». A suivre.


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GÉRARD MANSET:  VOYAGE AU BOUT DE LA SOLITUDE

Par BENJAMIN LOCOGE (Paris Match n°2969 du 13/04/2006)

C'est l'homme le plus mystérieux de la chanson française. D'Étienne Roda-Gil à Raphaël, tout le milieu lui voue un culte. Mais il n'est jamais monté sur scène et parle peu lorsqu'il sort un disque. Exceptionnellement. il nous a accordé un entretien.

LE MONDE EST ABJECT EN PERMANENCE A CAUSE DES MEDIAS, DU DEFERLEMENT D’IMAGES, DE POINTS DE VUE
Depuis Mai-68, Gérard Manset cultive un goût prononcé pour le mystère. D'« Animal on est mal » à « Lumières », en passant par « Il voyage en solitaire » (vendu à 300000 exemplaires, son record !), « Royaume de Siam », « Matrice » ou « La mort d'Orion », le musicien français le plus secret et le plus respecté crée une œuvre singulière, décalée, intemporelle. De Bashung à Cabrel, aucun artiste majeur n'est passé à côté de lui. Extrêmement rare, il parle peu, n'a jamais donné de concert, refuse de montrer son visage sur un plateau télé, contrôle son image et sa parole, en maniaque du détail. Résultat, Manset a créé un mythe, par une écriture poétique, reprenant toujours les mêmes thèmes: l'enfance, le voyage, l'errance, la quête d'un monde meilleur... De Juliette Gréco à Florent Pagny, Nicola Sirkis, d'Indochine, ou aujourd'hui Raphaël, tous ont, un jour ou l'autre, fait appel à ses talents d'auteur-compositeur. Il sort donc une nouvelle fois de l'ombre avec « Obok », et livre un constat féroce sur l'état du monde. Trempées dans l'humeur noire et la colère sourde, les griffes de l'ours ne sont pas émoussées. Récalcitrant aux modes, l'artiste, à 60 ans, refuse de changer, tel un dernier rempart contre la médiocrité.
Autoportrait de l'artiste, lors de l'un de ses récents voyages, prélude à l'enregistrement de «Obok», un album qui va de l'Afrique au Cambodge en passant par le Saint-Cloud de son enfance.
-B.L. : Vous composez beaucoup ?
-G.M. : Énormément.
-Deux albums en huit ans, vous cherchiez à vous faire désirer?
-C'était ma manière de contester, une sorte d'automutilation artistique. Je crois que l'époque est cataclysmique sur le plan de la création artistique. Mais pour moi, c'est plus compliqué qui cela, il faut distinguer l'aspect personnel de l'aspect social. Sur le plan intime, il est évident que je ne peux pas évacuer un certain narcissisme... J'ai toujours vécu avec ce sentiment. L'aspect social, c'est le fait de ne pas vouloir faire partie de cette société. Sans entrer dans le détail, je ne suis pas du tout en accord avec les options sociales du pays. Sur le plan politique, tout le monde est à mettre dans le même sac. Le micro-trottoir devient universel: ceux qui ne devraient pas avoir voix au chapitre font l'opinion, parlent tout le temps et occupent le devant de la scène médiatique, qui devrait plutôt revenir aux professeurs d'université, aux philosophes ou aux chercheurs. Je suis absolument en opposition et en butte à tout système politique. On devrait demander aux élus de disparaître de la scène médiatique pour bosser, au lieu de squatter les plateaux de télévision pour commenter le prix du saumon et de la botte d'asperges! Nous sommes plus que jamais à l'époque de Molière.
-« Obok » est pourtant moins rentre dedans que « Le langage oublié. Seriez-vous apaisé?
-Je ne me rends plus compte. On a toujours une inspiration qui répète les mêmes choses, qui parle des mêmes thèmes, même si, cette fois certains sont différents. Mais je creuse mon sillon, la redécouverte permanente, les émotions liées à cette même redécouverte, la virginité, l'infantilisme, un fantasme de pré-monde, la pureté. Je me réveille le matin, je descends prendre un crème. Puis une phrase arrive..
-Dans vos textes, vous donnez le sentiment de vivre dans le souvenir et les émotions du passé…
-C'est intuitif. Je ne cherche pas à retourner dans les paradis d'enfance mais, forcément, quand les choses sortent, elles apparaissent ainsi, et m'y renvoient. J'ai un petit sourire lorsque je constate que quelque chose de neuf est sorti. Dans « Obok », par exemple,  « Pacte avec mon sang »...c'est neuf. Parfois mon regard évolue. Celui de l'adulte d'aujourd'hui n'est pas celui de l'auteur de 1989, ni même celui du jeune homme de 1968. Je ne vois pas l'adolescence ou la féminité adolescente  aujourd'hui, comme je la percevais à la fin des années 60. Maintenant, je suis du côté du père.
-Voire du patriarche, ou de l'ancêtre?
-Non. Je conserve un regard paternel, « ancestralement » paternel. Peut-être que, même à 10 ans, j'avais un regard paternel : entendez un regard compassionnel. C'est comme ça, depuis toujours.
-Vous ne cherchez pas à vous renouveler?
-Ce n'est pas le propos. Il n'y a pas beaucoup de créateurs qui soient aussi excessivement refermés sur eux -mêmes que moi… Céline ou Gauguin l'étaient. Aujourd’hui, il n’y en a quasiment plus…
-La jeune chanson française cartonne pourtant en interprétant ses "petits plaisirs du quotidien".
-Le fait de toucher les gens par le côté minimaliste peut me séduire. Il n'y a rien de contestable là-dedans. Mais il y a deux niveaux pour parler à tout le monde : le niveau plouc et le niveau  subliminal, freudien, symbolique. Moi. je serais plutôt dans celui-là.., celui des choses cachées...
-Vous restez toujours aussi secret. Pourquoi refusez-vous de montrer votre regard ?
-La raison première, c'est que j'ai compris, il y a plus de vingt ans, que les choses qui me fascinaient, me nourrissaient et mettaient ma cervelle en ébullition, étaient ce que je trouvais par hasard, ce qui était dissimulé ou très difficile d'accès J'ai cru bon que le public ait une certaine difficulté à accéder à ce que je faisais. Si j'ai valorisé ma carrière par un maquillage permanent, c'est que je sais toujours ce que je ne veux pas. Je cherche., je recule, j’avance à l'aveugle, tout en étant pointilleux, lucide et exigeant...Je n'ai pas envie d'apparaitre dans le miroir médiatique. L’autre raison. c'est aussi que je ne m'assume pas. Si j'étais autrement, peut-être que je n'en serais pas là... Mais je n'aimerais pas me voir en Nougaro, en Brel, en Bashung ou en Arno..
-Comment aimeriez-vous vous voir alors ?
-En BHL ! J'aimerais me voir en écrivain. Tous ces gens-là sont estimables, physiquement. Mais j'ai ce complexe, lié au malentendu de la musique. On sait que ce n'est pas le même public.
-Si vous faites de la scène, vous allez pourtant devoir affronter le public !
-J'ai trouvé le moyen de m’approprier ce problème et de le résoudre. On ne peut pas être certain que je fasse un jour de la scène, mais ça commence à devenir vital.
-On vous dépeint comme un combattant
Si je l’étais je perdrais de l'énergie à aller défendre des positions qui ne seraient pas acceptées aujourd'hui. Actuellement, on est condamné à être quasiment spectral, notamment dans la création.
-Il n'existe pas d'alternative?
-Pétomane ou spectre. Donc j'ai plutôt choisi le spectre. C'est soit les paillettes, la cacophonie, la quincaillerie, le décorum, le péplum, soit l'assignation à résidence.
-Ce qui signifie aussi que vous n'aimez pas la situation dans laquelle vous vous trouvez aujourd'hui.
-Je ne parle pas de moi, je parle en valeur absolue. Si j'étais philosophe et si j'avais des choses à dire, je ne le pourrais pas. Nous sommes dans le politiquement correct, on le sait bien ! On ne peut rien dire sur rien, sinon ce que tout le monde dit. Ceux qui sont censés être contestataires, les fiers-à-bras polémiquant toute la journée, ne font que répéter les mêmes âneries. Cela s'appelle enfoncer des portes ouvertes.
-Vos titres devraient vous permettre d'aller au-delà de ces portes ouvertes.
- Il reste un seul terrain, celui de la poésie. C'est vrai qu'étant dans un registre poétique, les choses sont forcément codées.
-N'est-ce pas le choix de la facilité ?
-Je n'ai rien choisi. La poésie pour moi, c'est comme une respiration. Je n'ai pas choisi de respirer. C'est naturel, c'est comme ça... Je remercie le bon Dieu tous les matins d’avoir cette sorte d'inspiration permanente. Et, en même temps, qu'elle ne soit pas sociale, polémique ou politique, mais strictement éthérée et poétique. Ce n'est pas du tout une voie de facilité. C'est comme ça, c'est très simple. Ça sort de tous les côtés, tout le temps, c'est comme un monstre amphibie. C'est une sorte d'état second, de regard... L'horreur, le drame, c'est quand le quotidien nous sort du jardin d'Eden, que l'on tombe sur le C.P.E… , les manifestations et je ne sais quoi encore...
-Cela vous effraie?
-Pas trop car j'ai la chance de pouvoir être en dehors de tout ça. Mais je comprends que ça en effraie beaucoup. Et on revient à ce regard compassionnel sur ceux qui sont obligés de subir, obligés de prendre le métro deux heures par jour, obligés d'aller gagner leur vie..,  obligés de croire ce qu'on leur raconte, parce qu'ils n'ont pas les facultés de repousser ça. Une brimade permanente.
-Pour vous, la musique est-elle le moyen de quitter le monde ?
-Elle commence à le devenir alors qu'elle ne l’avait jamais été, parce que le monde n'était pas aussi répugnant, aussi faux qu'aujourd'hui. Il a toujours été abject, mais il l'était à titre individuel, devant sa porte. Désormais, il l'est en permanence à cause des médias, du déferlement permanent d'images, de points de vue...
-Pourquoi ne pas fuir?
- Je suis né à Saint-Cloud, je suis français de brique et de béton, on ne peut pas me déposséder. Oui, je pourrais vivre sous les tropiques, je parle pas mal de langues, je connais énormément de pays et de coins où l'on vit normalement. Mais j'ai beaucoup de mal à m'arracher. Nous sommes des déracinés permanents depuis qu'on nous a pété nos maisons de banlieue, nos écoles...
-Votre constat est plus que triste...
-Évidemment. On est dans le désespoir absolu.
-Que reprochez-vous à la diversité?
D'être le pire de tous les maux de la société actuelle. Sous l'influence d'une idée très bonne à l'origine et très humaniste, le terme est devenu une horreur. La diversité des informations au départ, tout le monde serait pour. Mais dès qu'elle est mise en pratique, on se rend compte des conséquences: plus personne ne pense par soi-même, je suis pour une seule chaine de télé, un seul hebdomadaire, un seul quotidien, et une seule photo en noir et blanc.
-Des regrets?
-Aucun. Je remercie tout le monde, le bon Dieu, même si je ne sais pas où il est. Je suis un gosse emmerdant, qui revient trente fois poser la même question. Et puis les gens me suivent, ils m'ont accepté, j'ai toujours eu les arguments pour les convaincre, j'ai encore de la chance, je suis dans une plénitude régulière. Je n'ai ni évolué ni changé, ni vieilli, ni mûri. Je devrais d'ailleurs envisager un avenir qui soit différent d'un présent permanent et perpétuel. 

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Gérard Manset l'insaisissable

Par Marc Charuel (Valeurs Actuelles - 2/6/2006)

Quarante années de carrière, jamais une scène, très peu de photos. Il publie son dix-huitième album, et n'écarte plus l'idée de se produire en public.
Insaisissable, toujours entre deux voyages-II revient du Laos,ilvoudrait bien retourner au Vietnam. Il se lamente sur la violence qui s'est emparée de l'Amérique latine, au final la région du monde qui a sa préférence pour "le baroque, la religion, les églises partout "... Il donne un rendez-vous dans un café de quartier, mais file descendre encore une fois le Mékong ou marcher le long de frontières invérifiables comme il y a une vingtaine d'années. Des sauts de puce de quatre ou cinq jours "pour vénfier que ces lieux de mémoire personnels n'ont pas tous changé". Dans ses voyage comme dans ses amitiés, il survole les villes et les gens sans jamais y toucher. Un peu en clandestin. Invisible, mais avec des fans par dizaines de milliers. Des anonymes mais aussi de nombreuses personnalités du monde de la musique.Etonnant pour cet ermite du show-biz qui ne fréquente pas la profession. Murat, Cabrel, Cheb Mami,Françoise Hardy... lui ont rendu hommage il y a dix ans dans leur très bel album Route Manset. Le designer Stark, également, ne conçoit pas de travailler sans l'écouter. Véritable objet de culte depuis Animal on est mal (1968) et Il voyage en solitaire (1975), chacun de ses albums - il en publie un tous les deux ans, mais peut s'interrompre pendant six ou sept -est épuisé en quelque semaines.
Éternellement dissimulé derrière sa paire de Ray-Ban 1950, il livre de lui-même le strict nécessaire pour assurer ses promotions. Les histoires personnelles des autres ne l'intéressent pas, donc, forcément, les siennes "n'ont aucun interêt. En réalité, Manset aime peu de choses. Peu de pays, peu d'auteurs, peu de musiciens, très peu de ses contemporains. Mais ce qu'il apprécie, il peut en parler pendant des heures. Dans le désordre :Nerval,Zola,Gauguin,Balthus, la musique latino,Schubert—Une source d'inspiration à laquelle il retourne régulièrement et qui l'aide jour après jour à composer ses textes et à préparer ses albums en artisan appliqué et inspiré qu'il est. Obok,le dix-huitième de la création Manset, s'inscrit dans la veine des précédents. Un peu toujours les mêmes histoires et la même musique d'ailleurs. Trois accords arrachés à sa Gibson désaccordée pour chanter les tropiques délaissés et les jeunes filles fanées. Des textes sombres, graves, écrits au ciseau, "sans cesse remaniés" qui remontent "des marécages de l'enfance" et, à l'évidence,des émotions de ses voyages cent fois ressassées et ruminées.Toujours les mêmes ambiances crépusculaires de fin du monde. Ou de fin d'un monde, peut-être.Un univers de mélancolie et decompassion, bâti sur le regret de la fuite du temps et des sourires évanouis, Avec cette fois encore,tout de même, comme dans chaque album, une ou deux surprises qui ajoutent autant de chefs-d'oeuvre à son palmarès: l'Enfant soldat, par exemple, la plaie africaine-Toujours l'amour de la langue et la valeur des mots. "Enrôlé de force /A coup de crosses/Sur un visage d'enfant/Comme un fruit qui se fend/Dans la jungle pire encore/ Dans le delta et la mangrove et la pourriture des villes" Et cet autre titre, "Ne les réveillez pas", l'un des plus romantiques jamais écrits par Gérard Manset: la nostalgie du premier sommeil de l'homme, du sommeil primal, de la vie avant la découverte du monde... Aujourd'hui, même si La Mort d'Orion (1970) continue depuis plus de trente ans à "cartonner dans les bacs da disquaire", les ventes s'amenuisent. Il faut bien en convenir, l'invasion des DVD,le piratage, l'arrivée de la musique étrangère comme pour la littérature... ont modifié le marché. Depuis quarante ans qu'il cultive sa différence, à l'opposé du monde du show-off et du show-biz, il devient plus difficile de poursuivre sa carrière masquée. Et l'idée de monter enfin sur scène devient d'actualité.
À l'automne peut -être. Peut-être à l'Olympia.Les répétitions ont commencé. Même si le leitmotiv de son œuvre idéalise le dénuement - son côté bouddhiste sans doute -, le romantique primaire, un peu réac, parce qu'"à l'opposé de l'air du temps où tout n'est que clinquant,frivolité et consommation", confesse dans un éclat de rire qu'il aimerait enfin connaitre la fortune et une parcelle de gloire.

Gérard Manset. Un univers dont les tonalités et les références sont restées les mêmes.

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Gérard Manset Obok
Par S. D. Publié le 15 mai 2006 pour Le Monde

A force de gérer sa création en autarcie, Gérard Manset finissait par étouffer, prisonnier d'une instrumentation datée et rachitique qui desservait son application poétique. Cette crispation musicale amplifiait aussi l'acidité d'une voix jusqu'à la confire dans l'amertume. Dans Obok, le voyageur solitaire de la chanson décline plusieurs de ses obsessions - les fêlures du monde, les disparitions irréversibles, le douloureux destin des hommes -, d'une écriture qui a gardé sa force d'évocation, sa précision épurée. Mais, cette fois, son verbe est valorisé par une musique qui semble enfin respirer. Guitare, piano, basse, batterie, saxophone (parfois trop présent) réchauffent l'acidité du timbre, arrondissent d'un peu de groove ce talking-blues hiératique. Ce souffle "live", qui contribue à la grande réussite de titres comme L'Enfant soldat, Fauvette ou Pacte avec mon sang, pourrait aussi accréditer la rumeur de plus en plus insistante de projet de concerts pour Gérard Manset. Une grande première.

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Le plus discret des chanteurs français s'exprime dans un nouvel album. Puissant.
Par François Delétraz pour Le Figaro / Publié le 14/04/2006

Vous ne le retrouverez pas sur une scène, il en a la phobie. En revanche, il a beaucoup travaillé en studio Obok, son nouvel album, qui sort chez Capitol.
Notre rencontre
Dans un grand hôtel parisien, au milieu des dorures et des tentures où il enchaîne les interviews sans boire ni manger.
Disques pour un voyage en navette spatiale
On peut en écouter ? Le Triple et le Double concerto de Beethoven ; le Concerto pour piano n° 1 de Chopin ; un best of de Lennon ; du Dylan. Cela suffirait... Je ne suis pas très sensible à la musique d'ici ni d'aujourd'hui.
Le lieu où vous rêveriez de vous produire ?
J'ai la phobie de la scène. Si cela devait être, ce serait peut-être à l'Olympia, un lieu habité, hanté, avec sa scène profonde.
Votre mauvais goût
Vestimentairement ? Ne pas quitter jean et baskets.
Le chef-d'oeuvre de la littérature qui vous tombe des mains
Sans l'avoir lu, mais vu la manière dont on m'en parle avec emphase, Belle du Seigneur d'Albert Cohen.
Votre chef-d'oeuvre inconnu
Le Pantoun des pantouns de René Ghil ; la Valse triste de Sibelius.
Hygiène de vie
La marche constitue ma pratique quasiment quotidienne de création.
De quoi abusez-vous ?
De rien. Je ne fume plus depuis longtemps, je ne peux boire que très peu d'alcool, je déteste la vitesse. Quant à la «griserie», je la porte en moi : né avec, c'est ma marque de fabrique.
Livres de chevet
Céline, n'importe lequel ; Proust, n'importe où ; mieux encore, Chateaubriand, Les Mémoires d'outre-tombe.
Quelle mode actuelle trouvez-vous particulièrement ridicule ?
Toutes... Et je n'en connais aucune.
Qu'aimeriez-vous réformer en vous ?
Un sentiment de réserve exagéré.
Quel usage faites-vous des nouvelles technologies ?
Je fais avec. Je commence tout juste à m'habituer au numérique.
Votre prochain achat
Je n'achète rien. Je ne suis pas du style consommateur.
Adresses préférées
Ce furent La Rotonde de la Muette, le café Vavin, le Sélect... mais je n'y mets plus les pieds. Je préfère les endroits anonymes, les découvertes, même minuscules.
Le lieu commun qui vous horripile
Il y en a beaucoup. Ce fameux «politiquement correct», par exemple... ou le non moins fameux, au hit-parade des expressions fourre-tout, «briser le mur du silence».
Qui aimeriez-vous rencontrer ?
Le triumvirat Alain Finkielkraut, Régis Debray, Bernard-Henri Lévy ; et peut-être des politiques de grande envergure comme Jacques Chirac ou Valéry Giscard d'Estaing.
Votre vue préférée ?
La vallée de la Marne... à certains endroits. J'ai connu cela enfant. Je suis romantique, et pour autant un paysage me fait peu de chose s'il n'est pas «occupé», «garni» de personnages réels.
Que vous reproche-t-on ?
Ceux qui ne me connaissent pas pourraient se désespérer de mon irrémédiable côté énigmatique.
Le plus grand interdit que vous ayez transgressé ?
Aucun. Certes, je ne traverse pas dans les clous, je me gare n'importe où, mais cela me met mal à l'aise. J'ai une sorte de continuel penchant à respecter les lois. Toutes. Je suis Lion, un signe astral d'une rectitude et d'une franchise inattaquables.
Dissoudre la tristesse
En lisant. De grands classiques, bien épais et bien denses, proches d'une réalité concrète et pour autant perdue, enfuie...
Quel cadeau aimez-vous offrir ?
S'il le faut, un très beau bouquet coloré. Mais j'en suis presque incapable. J'ai trop peur de décevoir.
Un comique qui vous fait rire
«Les Guignols de l'info», point barre !
Un mot pour finir
Le silence.

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OBOK
ÉRIK ARNAUD (Magic RPM n°5 / Nov-Dec 2007)

«Alors, ce nouveau Manset?» me demande ma mère. Ben, je sais pas trop à vrai dire. C'est toujours comme ça avec les artistes qui enregistraient déjà de bons disques quand nos parents pensaient encore aux mobylettes et aux bas nylon. Quand on les découvre à quinze ans (à condition qu'ils ne soient pas morts ou qu'ils ne fassent pas des disques pour payer leurs impôts), on se dit que nous aussi on aimerait bien qu'ils nous refassent un truc du niveau de «Blonde On Blonde» ou de «Ram» (ok, McCartney a presque réussi). C’était en 1989, les Stones avec «Steel Wheels», Neil Young avec «Freedom» et Dylan avec «Oh Mercy». Leur meilleur album des années 1980 mais loin des sommets des années 1960 et 1970. Pour Manset, ce sera «Matrice» (1989), son deuxième chef d’œuvre de la décennie. À la réécoute «Matrice» est, dix-sept ans après, de la trempe de «Lumières» ou de «Royaume De Siam». «La Mort D'Orion» (1970) étant bien sûr hors catégorie. Depuis, on attend chaque nouveau Manset en ayant tout ça en tête. Après des années 1990 à oublier il se pourrait que cet Obok soit le meilleur disque de Manset depuis «Matrice». Bon, c'est sûr, Nigel Godrich n'est pas aux manettes, sax ringard, clichés de guitares, réverbérations qui font des kilomètres… Mais cette production d'un autre âge n’est-elle pas au cœur même du mythe Manset? Ce qui frappe ici, c'est un retour à une certaine simplicité qui laisse pas mal de place aux mélodies et à cette voix joliment vieille, pierreuse. A mi-chemin entre le Manset voyageur et le Manset plus introspectif. «Obok» séduit quand même pas mal. Dans le style piano/voix toujours très réussi chez le gars Gérard, «Jardin Des Délices» et «Veux-tu ?», les deux perles de l'album, laissent filtrer une nostalgie assez nouvelle. Le moins bon : le boogie rock pas top de la chanson titre «Obok» (malgré un très bon texte) et l’histoire à rallonges de «Fauvette» (Manset n’est jamais aussi bon que lorsque ses textes claquent). Au final, ce sont les morceaux les plus lents et tristes («Jardin Des Délices», «Ne Les Réveillez Pas», «Veux-tu ?», «La Voie Royale») qui fonctionnent le mieux. Alors même que Manset voulait faire de «Obok»: un deuxième «Royaume De Siam» («Exit le gris, le sombre», lit-on dans le livret qui accompagne le disque), c’est pourtant bien ce gris et ce sombre qui raflent encore la mise. Il reste encore trois ans à Manset pour enregistrer son chef-d’œuvre de la décennie. Il est bien parti. « Je crois que je préfère Raphaël» me répond ma mère. Ah bon, d’accord.

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INDOCHINE, RAPHAËL, PAGNY ET OBOK !

LE 18ÈME ALBUM DE MANSET, « OBOK », SORTI EN AVRIL, EST DIRECTEMENT ENTRÉ À LA QUINZIÈME PLACE DU TOP ALBUMS. SANS RADIO. NI TÉLÉ (L’ARTISTE N'Y VA PLUS DEPUIS LONGTEMPS), CE CLASSEMENT EST MIRACULEUX OU PLUTÔT IL EST LA PREUVE QUE MANSET COMPTE UN CERCLE DE FIDÈLES QUI LE SUIVENT LES YEUX FERMÉS ET LES OREILLES BIEN OUVERTES. NOUS AVONS RENCONTRÉ CET AUTEUR-COMPOSITEUR-INTER­PRÈTE, QUI SIGNE ÉGALEMENT TOUJOURS QUELQUES CHANSONS POUR LES AUTRES. APRÈS AVOIR TRAVAILLÉ POUR INDOCHINE ET RAPHAËL, LE CRÉATEUR VIENT D’ÉCRIRE AVEC CE DERNIER UNE CHANSON POUR LE DERNIER ALBUM DE PAGNY.

( Propos recueillis par Jean-Pierre Pascalini pour PLATINE N°131-mai-juin 2006)
             

Après des années 70 avec six ou sept albums, des années 80 avec le même nombre, les années 90 ont manqué un net ralentisse­ment avec trois albums, pour les années 2000 on en est à deux, - Le Langage Oublié – en 2004 et - Obok - cette année, peut-on espérer en avoir quatre dans la décennie ?
Oui, ou peut-être quatre albums dans l'an­née…
Avez-vous beaucoup d’envies créatives en ce moment?
Oui, je ne sais pas si ce sont des envies, mais il y a des accélérations. J’ai résolu de nombreux problèmes liés au numérique en studio d’enregistrement. Je vais donc embrayer.
Est-ce simplement la technique ou également l’inspiration ?
Non, c’est strictement la technique, ou la pratique, plus exactement. J'ai de bons musiciens que j’ai récupérés à droite et à gauche et que j'ai réussi à faire venir en studio. Le studio de la Grande Armée est un studio qui me convient parfaitement, car il a été retapé de fond en comble. Il est très efficace, maintenant. Ce qui n ‘était pas le cas à l'époque de « Langage Oublié » ni du précédent, « Jadis et Naguère »(1998), où j’ai dû courir à droite et à gauche dans des endroits qui n'étaient pas prévus pour ça.
La durée de l'enregistrement d’un album en studio est-elle plus importante au fil des années?
Je fais beaucoup de postproduction. Il y a  eu quelques week-ends de rythmiques en studio des enregistrements à peu près live. Après, je passe pas mal de temps sur les audio-file, les systèmes pro-tools et compagnie…
« Obok » compte neuf titres, est-ce parce que c’est le nombre idéal pour vous ou parce que la création s’est arrêtée là ? Vous m’aviez confié, lors de notre précé­dente interview, qu’un titre supplémentaire pouvait remettre en question tout un album…
Ça a été un peu le cas avec celui-ci. J’avais un dixième titre que je n'ai pas mis. Il y aurait pu même y avoir deux ou trois chansons en plus. Cependant je me suis tenu à un certain équilibre. Au fur et à mesure que tes besoins s'accumulent, à un moment, on se rend compte que la coupe est pleine. Il ne faut pas aller plus loin. Ça risque de faire chanceler l’ensemble.
Entre « langage oublié » et « Obok », y-a- t-il plus une continuité ou plus une évolution ?
Si on parle de l'inspiration, ce n’est pas différent, c’est toujours le même auteur, le même compositeur, le même orchestrateur. C’est toujours le même individu qui décide du droit de vie ou de mort de chaque titre. De chacune des phrases, qui les remonte, les recoupe, les reconfigure. En dehors de ça, sur le plan technique et sur le plan musical il y a une différence fon­damentale, puisque j’ai enfin eu un batteur, celui que j’attendais de trouver depuis un certain temps. J’ai donc pu faire toutes ces cessions de batterie live. Ce qui n’était pas toujours le cas sur « Langage oublié »
Hormis ce nouveau complice, pour la première fois, un de vos albums est accompa­gné d’un livret d’explications de textes…
C’est une petite innovation Je l’avais déjà eu en tête un certain nombre de fois. Ce n’était absolument pas prémédité. Dès que j’ai envoyé l'album en fabrication, j’ai commencé à constater que les premières personnes qui l’écoutaient avaient des sentiments différents. Un mot les aiguillait quelque part, une phrase les ramenait ailleurs… Je me suis dit que j’allais donner mon sentiment personnel sur la façon dont ces titres avaient été inventés, car je me suis rendu compte que des mots étaient souvent détournés de leur sens. Je suis alors obligé de rectifier, de donner ma propre version.
N’étiez-vous pourtant pas quelqu’un qui, par le passé, souhaitait que les auditeurs aient leurs propres images ?
D’abord, tout le monde n’aura pas le petit bouquin qui va avec, car il n’est joint qu'à la première version limitée à 10000 exemplaires. C’est pour les aficionados.
Vous sentez-vous chanteur engagé plus qu’hier ? Par exemple avec des titres comme « l’enfant soldat »?
Que peut-il ressortir de ce texte comme militantisme ? Je ne me rends pas compte.
Vous employez des mots violents comme « la pourriture des villes »…
C’est presque un lieu commun… On sait que les villes sont pourries jusqu’aux yeux ! Elles ont beau nettoyer, faire tous les efforts…
Oui, mais dans ce titre, vous juxtaposez des termes qui font froid dans le dos ; « Tchernobyl de bave et de bile », «  jungle pire encore »… vous ne le considérez pas comme un texte de révolte ?
Quand je compose, vu que ce n’est pas quelque chose de réfléchi, de prémédité, je ne m’en rends pas compte. C’est un petit peu après, en lisant. Oui, si vous faites l’exégèse ou si vous soulignez… Il y a une accumulation de mots un peu lourds. Mais bon, ce n’est pas très différent de « Camion bâché », de « Matrice » ou de tout un tas de textes qui étaient sévères. Je dirais même qu’il est un peu plus léger. Je l’ai voulu ainsi. J’ai voulu cet album léger, un peu plus dansant. Je suis peut-être passé à côté…
Il y a aussi beaucoup de nostalgie… Vous évoquez Saint-Cloud où vous êtes né, dans le livret « explicatif », également : Procol Harum, Michel Simon, Dick Rivers, Les Platters…
J’ai évoqué tout ça ? Je parle de Michel Simon ?
Oui, dans le texte d’explication de « Pacte avec mon sang »
Ah oui, pardon ! Vous les connaissez mieux que moi !
Aimez-vous vous plonger dans le passé ?
Évidemment ! On est de son époque. On traîne son époque sur son dos comme la tortue avec sa maison. C’est indéracinable.
Vous pensez qu’on ne peut pas être un enfant des années 50 et perdre ça en route ?
Exactement
On vous prenait pour un grand voyageur, notamment à cause de vos albums photos de voyage dans les années 80 et 90, et aujourd’hui, on a l’impression que vous êtes très enraciné dans l’ouest parisien. Dans le livret, il y a même une photo de votre école à Saint-Cloud… vous apparaissez plus humain…
Oui, il y avait ça aussi dans le but de sortir ce petit bouquin qui accompagne l’album. Il serait temps que je livre des petits éléments sympathiques de vie conventionnelle. Je m’inscris complètement dans ce paysage parisien et clodoaldien. Pourquoi ne pas donner alors des éléments, ces petits points de rattachement ?
Avez-vous par ailleurs voyagé ces dernières années ?
Un peu moins que dans le passé. Jamais de voyages de longue durée, mais des voyages de reconnaissance, pour vérifier la température, à droite et à gauche. Pour bien mesurer combien le grand corps malade de Paris continuait à s’enfoncer…
Pour continuer sur les textes, « Jardin des délices », est-il vraiment un texte sur votre fille ou est-ce une fausse vision des choses ?
Ce n’est pas une fausse vision des choses. J’étais à l’époque au studio de Milan. Ce sont les premières journées, les premiers mois de la naissance. C’est le regard de tout père sur son enfant. Ce titre date d’une trentaine d’années. Il a été remanié. Je recherchais des titres que je n’avais pas utilisés ou pas faits. Il y a un équivalent exact sur l’album « Royaume de Siam » (1979) : « Quand tu portes… sur tes épaules, le fardeau, le plus beau »… C’est la suite, la continuité de ce titre. Ils ont même, peut-être, été faits en même temps.
Avez-vous beaucoup « repêché » de chansons du passé ?
Non, c’est une exception. Il y en a très peu de terminées ou qui soient dans un état utilisable.
Par les temps qui courent, est-ce que votre maison de disques continue à vous laisser toute la liberté de choix ?
C’est un dialogue permanent. Ils écoutent ce que je leur dis. Ils savent qu’il y a un manager en moi. Mes décisions sont très souvent les bonnes. Ils s’alignent dessus, quelquefois même ils les appliquent même pour d’autres artistes. C’est un métier que je connais parfaitement. Je l’ai toujours fait.
Au-delà d’auteur-compositeur-interprète, éditeur et orchestrateur, vous êtes aussi « packageur » puisque ce sont vos photos qui illustrent vos pochettes, et vous faites le visuel et « l’artwork » : ces images viennent-elles de différentes époques ou ont-elles été prises en même temps que l’album ?
J’ai une sorte de malle assez volumineuse dans laquelle je puise. Quand je veux une image, je sais où la chercher, je sais de quoi j’ai besoin. C’est beaucoup plus esthétique et graphique. Je dis souvent que c’est beaucoup plus la forme que le fond. Il n’y a jamais de fond. On ne fait que répéter toujours, les mêmes choses, que ce soit Platon ou Bernard-Henri Lévy. On énumère les mêmes bonhommies gentilles. Après, c’est dans la manière dont on les exprime que la personnalité vient en avant. C’est ça, la poésie. C’est une sorte d’accumulation d’abstractions qui fait que le sens peut sembler différent. Le fond est le même. On parle toujours d’amour, de haine, de bonheur, de santé, de futur. C’est toujours les mêmes concepts qu’on aligne.
Vous êtes fidèle. Sur cet album, vous avez retravaillé avec les mêmes sur le plan technique, n’y a-t-il que vos complices de longue date qui vous comprennent ?
Disons qu’il y a deux sortes d’axes, sur le plan professionnel, qui n’est pas un mot que j’aime, sur le plan de la mise en œuvre de mon matériel, que je suis tenu de pratiquer : une sorte de premier axe avec les gens que j’estime, les copains avec qui je suis très bien, quelles que soient leurs compétences, même s’il faut qu’ils en aient un minimum. Ils peuvent en avoir beaucoup ou en avoir moins, ce n’est pas très important, car c’est vraiment une histoire de camaraderie, même si je suis obligé de passer derrière, d’appuyer sur le bouton, de vérifier un certain nombre de choses… Ça n’est pas très important car ma cervelle est libre. Je sais que je vais être dans des conditions optimum pour composer, créer, mettre en œuvre….À un moment, il faut repartir au point de départ. On doit faire tout, tout seul, comme au premier jour. C’est du modelage, de la sculpture. Je suis obligé. Il n’y a pas d’atelier Manset. Manset est obligé d’aller au charbon, tout seul. Quand je joue, en studio, j’ai juste besoin de quelqu’un derrière la console. Maintenant, j’ai uniquement des assistants. J’en avais un qui était très bien sur « Langage oublié ».
Nico ?
Oui. Pour « Obok », un autre est arrivé. Un très bon assistant est quelque chose dont j’ai absolument besoin, car il faut aller très vite. Je sais ce que je veux. Il ne faut pas qu’il discute. Il ne faut pas qu’il ait d’ego. Il faut qu’il connaisse, et totalement, le matériel complexe d’aujourd’hui.
Préférez-vous des assistants moins expérimentés, des oreilles fraîches…
Ce n’est pas une histoire d’oreilles. J’aime les jeunes sans passé, sans bagage, avec strictement les compétences qu’on leur demande, c’est-à-dire de connaître le matériel et d’être sympathiques, très ouverts, déconneurs.
Est-ce la tendance que les preneurs de son veuillent aller plus loin ?
Un preneur de son est un preneur de son. Il fait un son comme à l’ORTF il y a 30 ans, tel qu’on lui demande. Point final. À l’origine, c’est un laborantin. Ce n’est pas une histoire de tendance. Ils se sont affublés, aujourd’hui, d’une étiquette de réalisateur. Pour l’essentiel d’entre eux, ils ne le sont pas. De plus, ils sont très rarement de réels preneurs de son à l’origine. Ils sont musiciens et ont été assistants trois mois, ont poussé les potards, connaissent pro-tools, et se disent preneurs de son. Des vrais preneurs de son, il n’y en a plus comme il y a 25 ans. Et une dizaine de bons studios avec leurs équipes d’ingénieurs du son. On appelait ça « ingénieur du son ». Et ils l’étaient !
Vous avez enregistré au studio Pathé de Boulogne, dans votre studio, le studio de Milan, puis dans divers studios, vous avez dû en connaître pas mal…
C’est une sorte d’époque révolue. Si je compare aux avions, c’est l’époque Air France ou des « compagnies nationales ». Depuis qu’elles ont été privatisées, ça n’a plus rien à voir. Aujourd’hui, il y a des couverts en plastique ! Je n’aurai jamais les qualités sonores équivalentes au passé. Le meilleur album sur le plan du son, serait « Comme un guerrier » (1982) avec le titre « La Mer Rouge », ou même « Revivre » (1991), et « Le train du soir » (1981)…. « Matrice » (1989) venant couronner le tout. Cet album a été fait avec les premières boîtes à rythme. Le son était extraordinaire. Je me souviens des séances de cordes sur « Tristes tropiques » dans « Revivre », on n’aura plus jamais de cordes pareilles. Idem pour « La Mort d’Orion » (1970), prises à CBE. L’introduction de « La Mort d’Orion » avec ce double quatuor à cordes…. Fini tout ça !
Si vous trouvez les albums passés si beaux, n’est-il pas dommage que vous ne vouliez pas les rééditer à cause de votre voix de l’époque que vous n’aimez pas…
Si j’avais les bandes multipistes, ce serait très facile d’isoler la voix et de la retravailler car les compétences techniques de l’époque ne sont pas en cause, bien au contraire. C’est la seule chose inattaquable. De plus, ce n’est pas seulement la voix, mais les textes qui me dérangent. Il y a des textes que je trouve un peu mièvres, un peu mous. Certains les trouvent très beaux, pour ma part, j’ai quelques réserves.
Pourquoi avez-vous quand même accepté de ressortir « La Mort d’Orion » de 1970 ?
J’ai pu reprendre ça à CBE, les pistes originales du titre principal d’ »Orion » où j’ai pu rentrer un petit peu la voix, retirer deux mots qui me dérangeaient. C’est pour ça que j’ai pu le sortir en CD. Ensuite, il reste l’album blanc (éponyme 1972), mais je n’ai plus les bandes, c’est compliqué.
Suivez-vous également la réalisation de vos titres pour Pagny ou Indochine ?
Non, malheureusement. C’est toujours quelque chose que j’aimerais faire, mais c’est un peu tabou. Alors, quand le truc est fait, c’est bien ou pas, un point c’est tout.
Pour Raphaël, avez-vous eu plus envie de réaliser les titres dont vous avez écrits paroles et musique comme « Être Rimbaud » et « Peut-être a-t-il rêvé ? » que ceux dont vous êtes juste auteur comme « La mémoire des jours » ?
Raphaël, c’est un cas différent. Il est auteur-compositeur, il joue de la sèche. On est très proche. Je le sens identique à moi. Il est aussi exigeant que moi sur un certain nombre de choses. Là, je trouve légitime d’abandonner un certain nombre de choses, notamment le suivi de la réalisation. Attendre que ça se passe et voir le truc à l’arrivée. Je me doute que s’il a eu des problèmes, ce sont ceux que j’aurais eus, moi. S’il en n’a pas eu, tant mieux. Quand il m’a fait « Être Rimbaud », je trouve ça superbe, et pourtant différent de la maquette que je lui avais donné.
Écrivez-vous toujours vos textes sur des musiques préexistantes ?
Moi, jamais. Sauf pour le titre de Pagny qu’on a fait avec Raphaël. Là, il m’a donné une mélodie et j’ai fait le texte dessus.
Comme toujours avec Raphaël ?
Non. Sur l’album précédent, pour « La mémoire des jours » sur « La réalité » (en 2003), c’était le contraire, il a fait la musique sur mon texte.
Aviez-vous entendue la musique avant qu’il ne l’enregistre ?
Évidemment. C’est le travail de tous les auteurs-compositeurs. On avance sur un titre ensemble.
Mais vous n’allez pas en studio avec lui…
Non. Le réalisateur, l’artiste, les musiciens…considèrent ça comme du viol. Il faut qu’ils soient demandeurs, mais ça n’a jamais été le cas pour moi. Je suis trop pointilleux, trop précis. On a peut-être peur que la chose échappe, à ce moment-là. C’est légitime. Je comprends tout à fait.
On avait parlé d’un album Manset par Jane Birkin ; ça ne s’est jamais fait finalement…
Je n’ai jamais entendu parler de ça. Elle a fait juste 2 titres (en 1998)
Vous avez toujours envie d’écrire pour d’autres ou est-ce seulement quand il y a une rencontre humaine ?
C’est plutôt quand ça se produit comme ça.
Était-ce déjà humain quand vous avez écrit dans les années 60, pour Sheller, Dalida, Charden, dans les années 70, pour Herbert Léonard…
Là, vous remontez à 35 ans ! C’était le studio de Milan, j’étais éditeur et une sorte de touche-à-tout dans le métier. Je n’avais pas encore entamé ma carrière. J’avais juste fait un album ou deux. J’avais besoin d’écrire, au niveau de la composition, des paroles, des orchestrations, de la direction musicale…
Quels sont les interprètes qui ont le mieux défendu votre œuvre ?
Il y a eu deux époques. Celle avant « Animal, on est mal » (1968), où je travaillais avec un ami qui était signé chez Philips où j’étais parolier. On était très jeune, 18 ou 19 ans. Et puis, il y a eu après « Animal, on est mal », qui a ouvert une porte d’auteur-compositeur. En même temps, j’ai fait un studio. Pendant quatre ou cinq ans, j’ai travaillé aussi comme gestionnaire de société… Forcément, j’ai eu des deals avec des maisons de disques. Mon nom apparaissait sur un certain nombre d’étiquettes pour des artistes qui faisaient partie ou pas de ces maisons de disques… Ce qui n’a strictement rien à voir avec la musique ou le travail d’auteur-compositeur qui a suivi. À partir de 1975, quand il y a eu l’album « Y’a une route » avec « Solitaire » (« Il voyage en solitaire »), je suis entré dans ma carrière perso. Il y a donc eu 2 ou 3 années avant « Animal, on est mal » et 4 ans avant « Route »… Mon travail authentique commence à partir de là. Avant, il n’y a pas de Manset. Avant, il y a un mec anonyme qui bricole et fait des trucs, à droite et à gauche. Il ne faut pas tout mélanger.
Sur « Route Manset », il y a 10 ans, de nombreux artistes ont chanté vos œuvres : Murat, Bashung, Hardy, Cabrel, Annegarn, Brigitte Fontaine… Dans quel interprète trouvez-vous un intérêt ?
À l’origine, je ne suis qu’auteur-compositeur. J’ai donc presque été contraint de chanter pour que mes titres existent. « Être Rimbaud » par Raphaël est magnifique, également « C’est un parc » par Salif Keita. Quand Cabrel fait « Prisonnier de l’inutile », il le fait aussi très bien, mais c’est signé Cabrel. C’est comme s’il avait fait la chanson lui-même. Ça n’ouvre pas sur une porte extérieure. À la limite Murat « Entrez dans le rêve », c’était pas mal. Jane Birkin avec « Et si tout était faux » : sa voix est parfaite. C’est une sorte de petit miracle.
Gréco, ça ne vous a pas touché ?
Ça a été problématique. J’ai été détourné. Une situation catastrophique. Elle n’y est pour rien. Elle l’a très bien interprétée. C’est au niveau de la partie musicale, de l’orchestration. C’est une chose qui m’a échappée, complètement. Il y a beaucoup de problèmes sur le plan harmonique
« Obok » est entré au top albums à la quinzième place cette semaine… vous suivez ?
Oui, évidemment, il y a l’aspect manager, c’est indispensable. Je ne fais pas quelque chose pour rien. Il faut que le public soit là.
Depuis « Matrice » en 1989, qui a été votre dernier disque d’or, avez-vous été déçu par l’accueil de certains albums ? Ou bien est-ce normal qu’il y ait une usure ?
Évidemment que c’est normal. Les gens sont dispersés et sollicités par un tas de produits. En plus, si on ne fait pas de scène ou si on ne va pas au charbon en participant à des télés… Pas de scène, pas de télé… Les choses sont bousillées d’elles-mêmes.
Trouvez-vous cette entrée au Top encourageante ?
Je ne suis jamais entré dans le Top 10, mais juste derrière. Le seul problème, sur le plan pratique – et c’est de la stricte stratégie marketing -, c’est que ça ne dure que quelques semaines, quatre ou cinq, mais jamais huit ou dix. C’est trop bref. C’est plutôt un one-shot. Il faudrait réussir à s’inscrire dans la durée. Et pour durer il faut télé et scène… et la boucle est bouclée.
Peut-on amortir un album avec seulement un demi-disque d’or ?
Pour une maison de disques, non. Heureusement que dans mon cas, ils ont le fond de catalogue. Ceci dit, je tire mon chapeau à EMI-Virgin-Capitol. Le public ne se rend pas compte des difficultés. Il n’en a pas notion. En schématisant, ces maisons sont obligées de développer quatre fois plus d’énergie qu’il y a 20 ans, quatre fois plus de pognon qu’il y a 20 ans pour des résultats 10 fois moindres. Je laisse à chacun le soin d’imaginer les problèmes que ça peut poser.
Ces problèmes viennent de l’Internet et du piratage. À l’heure où le droit d’auteur est menacé, vous qui avez longtemps été contre, vous devriez pourtant être satisfait…
Ce n’est pas si simple, mais on ne va pas évoquer ça. J’ai assez parlé de tout. Je parle d’ailleurs beaucoup trop….

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Manset, l’or norme

Chanteur inclassable et discret, Gérard Manset sort Obok, son dix-septième album.
Rencontre avec un homme aux propos d’une rare intégrité.
Par Sylvain Fanet pour TGV-MAG n°84 (Mai 2006)

Les médias, qui n’ont jamais eu grande prise sur lui, n’ont pas pu s’empêcher de lui coller des étiquettes. Ses très rares interviews, son image presque jamais dévoilée, ses trente-cinq ans de carrière menés hors d’une logique mercantile ne pouvaient qu’attirer les qualificatifs faciles. Lors, faute de mieux, on l’a érigé en artiste-culte, on a parlé d’une énigme Manset, d’un mystérieux misanthrope aux visées brumeuses. Comme toute icône, il a son disque culte, par ailleurs magnifique, La Mort d’Orion, paru en 1970. Mais quand on a la chance de rencontrer Manset, on découvre avec bonheur un artiste aux propos, certes frisant l’extravagance, à la trajectoire il est vrai, décalée, mais d’une sensibilité telle, d’une honnêteté si anachronique, que les étiquettes se craquèlent. « Désabusé, oui. Triste, non », dit-il. La musique de Gérard Manset d’ailleurs, n’est pas si mystérieuse. Elle est l’œuvre d’un homme touchant parce que incapable de tricher, plus sensible aux beautés de l’écriture qu’aux dictats du son, aux raccourcis de l’époque. Autodidacte plutôt qu’intello, simple plutôt que fumeux. S’il se sent si seul, c’est qu’au fond Manset a su préserver une forme de résistance, une manière de sensibilité presque obscène à l’échelle de notre société. Ce « décalage », qu’il admet tout en le déplorant, a sans doute nourri bien des bribes de son œuvre qui touche autant au musical, au littéraire qu’au pictural.
Alors, bien sûr, on peut juger Manset hors de propos, s’insurger contre ses prises de position radicales, s’irriter sur son obsession pour un passé vécu comme un éternel âge d’or. Refuser de comprendre, tout simplement. Mais peu importe, l’homme est là, disponible, il parle, s’exprime comme personne ne le ferait aujourd’hui. Et c’est déjà beaucoup.
DÉSABUSÉ ?
« Désabusé, oui, mais je ne suis pas quelqu’un de triste. Je me sens même très actif, constructif dans pas mal de domaines. Exalté est aussi un terme qui pourrait me correspondre. »
LA JEUNESSE, LE CPE, MAI 68…
« Je me sens en décalage avec tout cela, mais c’était déjà le cas en mai 68. On a dénaturé les jeunes, ils ne peuvent plus comprendre. C’est un problème de dénutrition intellectuelle et affective, une sorte d’anorexie involontaire, à leur insu. Ce n’est pas de leur faute, il existe aujourd’hui des carences partout dans notre société. Les jeunes n’ont plus les aptitudes affectives nécessaires pour apprécier la « grâce ». C’est quelque chose d’irrattrapable, ils sont tournés ailleurs, vers ailleurs… dans « l’inintelligibilité ». Concernant les manifs, ce qui ressort, c’est la phobie du manque de sécurité sur l’avenir. Je les comprends, j’ai été père, j’ai ressenti ces choses-là. Les jeunes veulent cette sécurité parce qu’ils se sentent enfermés, piégés. Avant, on était probablement, et dans tous les domaines, bien plus libres. »
ÉNIGME MANSET ?
« Sur cette histoire d’auteur culte, le sous-entendu vient de ce qu’on ne me voit pas m’exprimant vocalement, physiquement. Cela participe au mythe. Longtemps, j’ai agi comme cela, pensant donner une plus-value à ceux qui faisaient l’effort de me découvrir. Quant à moi, la plupart des choses m’ayant marqué nécessitaient du temps et du mal pour être atteintes. D’où une attitude très codée de textes parfois presque cryptés, de points de vue taxés de « prophétiques », « bibliques » … »
LE NOUVEL ALBUM, OBOK ?
« J’écris dans la spontanéité. Je suis très conditionné par un mode mécanique, la marche. Que je le veuille ou non, dès que je sors marcher, tout se met en branle, l’inspiration, et par petites pulsions. Pacte avec mon sang, sur le nouvel album, a été conçu ainsi, en une heure, presque. Même si, après, bien sûr, il y a le recul, le tri, le travail de finalisation. Pour Obok, j’ai souhaité ajouter un livret de cinquante pages, textes et photos, qui permet d’éclairer le propos sous un autre angle. »
LA SOIF DE VOYAGES ?
« Elle s’est un peu tarie me concernant. Ma conception en général, c’est de ne rien savoir des lieux et des destinations que j’ai à découvrir. La pire chose, c’est de savoir. Là, comme dans d’autres sphères, je prône l’ignorance, la possibilité d’aller trouver soi-même son os à ronger quelque part, bouquin ou mode de vie, sans que des censeurs les aient mâchés en amont, à votre place. Bientôt, dans quelques poignées d’années, il n’y aura plus de voyages au sens où cela s’entend. Le monde se rétrécit, et cela au fur et à mesure que divulgué. Internet a d’ailleurs largement accéléré le processus… »
LA SCÈNE ?
« Dans le contexte actuel, cela reste une des rares occasions de communion chaleureuse. J’en suis conscient. J’y songe. Mes albums passeraient sans doute mieux ainsi. Mais, même si je l’envisage, je persiste à ne pas trouver très naturel d’aller se placer devant des milliers de personnes pour être la cible de l’enthousiasme : hourras, bis… De là ma réticence. Imaginer le public en sorte de masse indéfinie et anonyme me laisse dubitatif… »

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Émission Charivari –par Frédéric Bonnaud - France Inter – 20 avril 2006.

-L'homme invisible du rock français, c'est ainsi que l'on surnomme Gérard Manset qui sort des albums depuis bientôt 40 ans mais qui refuse le plus souvent de se prêter au jeu des médias.
Ces jours-ci, Manset le solitaire, accepte d'accorder quelques entretiens pour parler d’« Obok », son nouveau disque chez EMI.
Depuis « Animal en est mal », sorti en 1968, « Obok » est le 18ème album de Gérard Manset, devenu au fil du temps, l'un des grands inspirateurs de la scène rock française.
De Bashung à Dominique A, beaucoup se réclament de lui et son influence secrète paraît inversement proportionnelle à sa présence à la radio ou à la télévision.
Avec Obok, les fans de Manset retrouvent la voix qui ne ressemble à aucune autre, les textes très littéraires et les arrangements à la fois directs et sophistiqués.
Écrivain à ses heures, passionné de photographies et grand voyageur devant l'éternel, Manset continue de parcourir le monde et d'en ramener quelques éclats comme un grand reporter de la chanson.
Et puis il annonce l'incroyable, il pense sérieusement à donner quelques concerts, lui qu'on n'a absolument jamais vu sur une scène.
Gérard Manset, est l'unique invité de ce Charivari, qui débute avec une première chanson tirée d'« Obok », « L'Enfant Soldat »…
-Gérard Manset bonsoir, vous sortez votre nouvel album, intitulé « Obok », est-ce que là, pour cet album, comme souvent pour d'autres, en tout cas, si j'ai bien compris, vous avez… vous jetez beaucoup, en tout cas, vous mettez beaucoup de côté...
-En réalité, l'album précédent, c'était « Le Langage Oublié », c'était il y a deux ans, quasiment jour pour jour.
Et j'avais en chantier un album à peu près équivalent, qui aurait été la suite, le frère jumeau du « Langage Oublié », que j'ai effectivement mis de côté, voulant choisir un matériel ; là, je suis en train de tresser la corde pour me pendre, le plus proche de la scène. Donc, j'ai pris des musiciens live et un pianiste qui est là, quasiment omniprésent, des guitare sèches du phasing, enfin tout un matériel musical, plus pop-rock que ne l’était « Le Langage Oublié. »
-Alors, effectivement, vous vous êtes donné la corde pour vous pendre vous-même, vous en avez parlé le premier, Gérard Manset, ce n'est pas moi. Donc, voilà, Gérard Manset n’a jamais fait de scène, ou alors il y a tellement longtemps que ça remonte à la préhistoire. Or là, vous dites que non seulement vous êtes prêt à monter sur scène, mais en plus, vous venez de me dire que vous avez presque conçu cet album, en pensant peut-être à une scène.
-Oui…. Oui, oui, oui…
-Alors qu'est-ce qui se passe ?
-Non, ben c'est que dans le matériel que paroles et musiques qui me vient, que je construis comme ça, régulièrement, il y en a qui sont plus proches de... Voilà, une sorte de matériel idéal à faire sur scène, avec quelques musiciens, bonne batterie, bonne basse, des bonnes guitares. Et là, c'est ça que j'ai choisi, voilà, donc…
Je m'y plaisais.
-Mais vous allez le faire ou pas, donc ?
-Alors, après, c'est très difficile de répondre. Je m'y achemine très doucement, psychologiquement. Bon, les années ont passées, je suis plutôt à fait très jeune, donc il faut quand même une certaine énergie. Mais bon, il y a des éléments incontournables. Par exemple, je disais, il n'y a pas très longtemps que... Ça devient le seul endroit où, finalement, un public est captif et va recevoir les textes d'une chanson, sans pour autant être distrait, soit par internet, soit par le téléphone.
-Sans perturbation.
-Sans perturbation. Bon, et puis la simple jubilation de pouvoir aussi, moi-même, prendre une sèche et de recréer... Cette sorte de recréation du matériel, j'en avais marre que mon matériel soit mort, parce qu'un album qui sort, même si il vend, il vend moins qu'avant, mais même si les ventes sont encore conséquentes, néanmoins, il y a une sorte comme ça de... Oui, de déperdition, le fait qu'il reste dans un tiroir, dans un CD, refermé dans son emballage plastique. Alors que sur scène, un titre, bon, on va dire, par exemple, « Pacte Avec Mon Sang », ou il y en a d'autres dans cet album, on a envie de rechanter ce texte tous les soirs. Il est neuf, c'est comme si on venait de le pondre, voilà.
-Mais ça veut dire qu'une scène éventuelle serait chanter cet album sur scène et en public, ou est-ce que ça voudrait dire aussi, partir un peu peut-être à la redécouverte aussi de votre répertoire.
-Pour l'instant, c'était à géométrie variable, je ne sais même pas si je pourrais aller au bout, mais il est évident que ça peut être très amusant d'aller piocher dans mon matériel, dans le matériel, d’un dénommé Manset, voilà, qui est quand même assez conséquent, et voilà, mais je ne sais pas encore. Et par défaut, la solution a minima, ce serait simplement d'avoir recréé une structure live pour peut-être me mettre à réenregistrer dans des conditions du live, mais sans pour autant aller passer sur scène obligatoirement. Voilà.
-Mais en fait, vous le disiez, comme ça, dans les interviews, au fur et à mesure que les albums sortaient,
Gérard Manset, ce qui vous embêtait sur la scène, c'étaient des considérations musicales, techniques, quelqu'un comme Christophe, par exemple, lui aussi, s'est mis pendant très longtemps, à ne plus donner de concert, parce qu'il n’était absolument pas satisfait du son qui en sortait, mais ce qui vous gênait aussi, c'était une forme d'imputeur et d'obscénité, non ?
Oui, obscénité, c'était peut-être un bien grand mot, mais d'imputeur, oui. Mais c'est vrai que c'est pas ma tasse de thé, comme je le disais aussi récemment, je suis assez déconneur dans le privé, je ne suis pas du tout quelqu'un de froid et de distant, mais dès qu’on s’adresse à l'artiste, dès que je me ressens replongé à nouveau dans ma carapace de, d'auteur-compositeur, de créateur, là, forcément, je suis un peu sclérosé, un peu prisonnier du truc et j'ai pas trop envie de m'exprimer là-dessus.
-Alors, dernière question, ensuite, je cesse de vous embêter sur cette histoire, vous vous imaginez sur la scène de l'Olympia si la salle se met à fredonner avec vous une de vos chansons. Ça vous fait plaisir ou ça vous exaspère ?
-Je crois pas que la situation se produirait, c'est-à-dire, je pense que si vraiment, j'allais au bout du truc, il y aurait quand même une certaine façon de se regarder en chien de faïence de part et d'autre, une sorte d'attente respectueuse ou je sais pas trop. Mais d'abord, je pense qu'il aurait très peu de lumière et qu'il n'est pas dit d'ailleurs que ce serait sous mon nom. D'abord, pour fredonner, faudrait que je fasse le fameux solitaire, le voyage en solitaire, et il n'est pas dit que je le ferai. Voilà, pourquoi ne pas faire aussi que du matériel original sur scène. Ça, c'est très séduisant. J'ai beaucoup, beaucoup de matériel, donc voilà, arriver avec un matériel absolument vierge.
-Des chansons inédites…
-Voilà…
-Que personne ne connaîtrait. D'accord, donc ça effectivement, ça résoudrait le problème de fredonner en même temps ou pas. Alors, Gérard Manset, en même temps que « Obok », donc le dernier album, vous avez sorti un petit livret, dont vous dites qu'il est un peu fait pour les fidèles d'entre les fidèles qui s'appelle « Neuf Alternatives à « Obok » ». Alors, on a l'impression que c'est, en fait, avec beaucoup de générosité, vous donnez… peut-être pas la genèse, mais en tout cas, les prémices de chaque chanson, comment ça s'est passé, à quelle image elle renvoie.
-Oui. Ça m'a amusé, intéressé, de oui…, à ce moment-là de la carrière entre guillemets, pour une fois, de dévoiler moi ce que j'avais en tête, parce qu'il y a toujours des exégèses de faites de ce que je... des textes, des interprétations, quelques fois, complètement déviantes d'ailleurs. Alors, voilà, au moins, ben donner mon sentiment, ou simplement une lucarne autre, parce qu'il n'y a pas que des interprétations, des textes ou la genèse, il y a aussi des petits synopsis sur deux trois titres, voilà.
-Alors, par exemple, « L’enfant Soldat », quand on écoute cette chanson qui est la première de l'album, on se dit que c'est... Enfin, on vous y reconnaît beaucoup, Gérard Manset, c'est-à-dire que c'est le Manset voyageur, celui qui part de chez lui, et qui retourne dans des pays souvent, et puis aussi, c'est un certain regard posé sur le monde, même si peut-être ce terme a été très travesti, est-ce qu'on peut parler de compassion ?
Oui, alors, est-ce que je serais bien celui dont on pourrait...dire que la compassion pourrait émerger, ou arriver, ou sortir, ou être émise, je ne sais pas, par contre, le terme compassionnel, oui, je crois que j'ai une attitude compassionnelle. Je ne sais pas si c'est de la compassion, je vois une nuance. Non, c'est plutôt de la nostalgie d'ailleurs.
-Vous parlez de nostalgie. Est-ce que ça veut dire que nous sommes dans une époque, où vous pensez que beaucoup plus qu'avant, de façon beaucoup plus aigüe, de façon beaucoup plus cruelle, le passé n'a plus droit de citer ?
-C'est pas tout à fait ça… Écoutez, j'ai pas trop envie de m'engager sur ce genre de terrain, j'avais pris, voilà la position de ne pas trop parler de moi, ni du passé, ni de la nostalgie, mais d'essayer d'être un peu plus concret et positif, donc par exemple, de parler des aspects techniques de cet album, des musiciens qui s'y trouvent, et de la manière dont je l'ai réalisé.
-Bon, alors d'accord, parlons des aspects techniques, alors ça, je sais que vous aimez en parler, et en même temps, c'est votre beau souci. Comment vous faites pour aller très vite et pour les profanes qui nous écoutent avec les machines ?
-D'abord, je vais depuis très longtemps. J'ai connu toutes les étapes de toutes les machines qui se sont succédées les unes après les autres. Et puis, il y a un côté comme ça, un petit peu autodidacte, un petit peu bricoleur.
-Et pourquoi, ingénieur du son ?
-Oui, là, j'ai repris les manettes, j'ai repris la console, une Neve en l'occurrence des années, des années Pink Floyd, là, au Studio du Palais des Congrès, pour cet album, et j'ai repris la chose à zéro, et voilà.
-Et vous êtes satisfait du résultat ?
-Très content, oui, oui, là le son est enfin celui que j'avais dans les années « Matrice » et dans les années avant Studio de Milan, presque un son analogique où j'ai d'ailleurs fait un certain nombre de voix en prise analogique.
-Donc, vous estimez que ça y est le côté piège du numérique, vous êtes arrivé maintenant à le maîtriser ?
-Exactement. Mais j'ai reculé l’échéance parce que depuis 15 ans, je travaillais avec des ingénieurs, enfin épisodiquement, mais, mais disons que je ne voulais pas repartir au charbon moi-même, en me disant que j'avais passé l'âge, j'allais rejouer les assistants et les bricoleurs et de...
Voilà, de re… à la limite de re…, de rebrancher la console, de rallumer les écrans, bah non, il faut recommencer, voilà. C'est comme la photo, il faut faire ses tirages soi-même, c'est comme l'impression, il faut aller sur les machines soi-même, c'est comme le Photoshop ou le Xpress, il faut faire les mises en page soi-même, voilà, il n'y a rien à faire.
-On va écouter un autre extrait de cet album, donc celui qui donne d'ailleurs son titre à cet album, Gérard Manset, « Obok » ……
- « Obok », Gérard Manset donc la chanson et le titre cet album, c'est où Obok ?
-C'est en face de Djibouti, c'est un comptoir, un ancien comptoir français, bon voilà, en Mer Rouge, quoi…
-Et vous y êtes allés souvent ?
-C'est Monfreid…, c'est… bah j'ai été à Djibouti, j’ai été dans toute la région des Somalis mais il y a un paquet d'années, oui.
-Alors vous étiez en train de me dire, c'est Monfreid, on a toujours envie de vous demander, est-ce que connaissant aussi votre côté grand lecteur, quand vous écrivez une chanson comme « Obok », est-ce que, est-ce que vous êtes conscient de vous rattacher à une tradition littéraire ?
-Euh moyennement, parce qu'en fait, le titre est venu, du fait que, dans la chanson, qu’on vient d'entendre, il y a d’Obok à Lalibela, donc Lalibela par contre, c'est en Ethiopie, et non, c'était plutôt une sorte de sous-jacence de Rimbaud, effectivement de Monfreid, enfin toute cette région, d'Araki, voilà mais c'est vraiment absolument, à l’état inconscient, elle ressurgit parfois, mais il n'y a pas de... Je ne vis pas avec.
-Mais quand vous parlez beaucoup de Pierre Loti ?
-J'ai parlé de Pierre Loti, j'en parle moins, là je suis plutôt, là je suis plutôt côté Zola.
Mais, oui, ben Loti, pourquoi pas, oui, mais Loti n'a pas été se balader, donc Loti, il y a une très belle nouvelle qui se passe en Algérie, c'est le Suleïma, qui est absolument magnifique, mais sans ça, il n'y a pas de Mer Rouge, il ne me semble pas me souvenir de Mer Rouge.
-Donc là, ce n'était pas au même endroit. Et c'est vrai que là, vous avez donné quelques entretiens, rares comme toujours, dans la presse, et vous parlez beaucoup de Zola, alors là, qu'est-ce que c'est, c'est une redécouverte, une relecture, ou c'est un auteur qui vous accompagne depuis fort longtemps ?
-Non, ça fait partie des classiques, que moi, je me mets à lire, que tout le monde a lu très jeune, et que…
-Enfin… que tout le monde fait semblant d'avoir lu, ou croit avoir lu...
-Enfin, mais on ne redécouvre pas aujourd'hui que voilà, qu'il faut quand même avoir un certain âge pour lire Zola, et là, on mesure, voilà, toute la saveur, l’épaisseur du...bon…
-Vous lisez quoi ce moment ?
-Je suis dans Nana.
-Et alors, quel effet ça vous fait ?
-La nature humaine, telle qu'on l'a rêvée, et telle qu'elle existe encore dans les livres.
-Et vous, Gérard Manset, vous parliez souvent à une certaine époque de votre côté Jeanne d’Arc, vous disiez, ça, avec beaucoup d'humour et d'ironie, vous disiez, je laisse arriver mes voix. Alors, vos voix, je ne sais pas comment on appelle ça, l'inspiration ?
-Non, non, c'est vrai, c'est toujours le cas d'ailleurs. Le truc qui vient frapper à l'épaule, il faut sortir le crayon écrire le machin tout de suite. Bon, j'en ai parlé dans le petit livre en question, dans les neuf alternatives, oui.
Ça, c'est magique. On sait pas d’où ça vient. Ce sont des grands aînés qui sont quelque part, et qui vous rappellent à l'ordre, et qui viennent s'insuffler dans votre cervelle, en quelques secondes. Il s'amuse, il déconne avec ça. Oui.
-Mais c'est un travail physique quoi, ça veut dire un papier, un crayon, se mettre à une table, faire travailler ça, faire travailler aussi le muscle de l'écriture ou est-ce que c'est beaucoup plus de domaine de l'inspiration ? C'est-à-dire que quand ça arrive, il faut justement se mettre à écrire parce qu'on n'est pas sûr que ça va revenir.
-Non, mais il y a les deux aspects de la chose. Il y a le moteur à explosion qui met le truc en marche et puis une fois qu'il est parti, bon ben voilà, l’avion s'envole, et puis il ne faut pas qu'il ait de ratés, il faut qu'il y ait assez d'essence dedans pour qu'il pique pas du nez et qu'il se plante pas entre deux épineux, voilà, mais une fois qu'on vous a tapé sur l’épaule, et que ça démarre, oui, alors après, je vais pas dire y’a une sorte de savoir-faire, mais une sorte de longue habitude du truc, voilà de savoir tenir les rênes, le temps qu'il faut, pour que la chose ne s'écroule pas avant terme, mais bon, ça c'est autre chose. Mais ce qui est absolument unique et finalement que peut-être peu ont et qui est rarissime, je le vois tous les jours, c'est effectivement cette racine de l'inspiration, ces prémices-là, le premier mouvement de mise en route, ça c'est quand même fabuleux.
-Et il y a toujours quelque chose d'étonnant avec vous parce que quand on regarde la chanson française, les gens qui chantent en français, tout simplement, il y a quand même beaucoup qui parlent de vous, qui parfois se réclament de vous, vous citent comme une influence majeure, Jean-Louis Murat, Dominique A., que sais-je, je sais pas si vous les reconnaissez pas ou pas comme tels, d'ailleurs. Mais vous, vous parlez assez rarement des gens musicalement qui ont pu être importants pour vous.
-Moi parce que je pense qu'il y en a, c’est pas que je veux pas être réducteur, c'est pas qu'il y en a pas, c'est que j'écoute très peu de musique, quelquefois, il m'arrive d'entendre des choses que je trouve très belles.
Sur le plan strictement français, j'ai une admiration sans limite pour Charles Trenet. À part Charles Trenet, c'est très parcellaire, de temps en temps, y’a oui, une chanson de untel, qui me plaît beaucoup, une chanson de untel qui me…, mais il y a toujours des raisons autres que la personnalité de l'individu, soit il y a un bel arrangement, soit il y a un texte qui n'est pas de lui, soit il y a une production magistrale, mais je veux dire tout ça, est très morcelé. Il n'y a que, encore une fois Trenet, qui soit refermé sur lui-même comme un œuf, quoi…c'est… tout est de lui, les choses comme « Le Jardin Extraordinaire » ou « Le Soleil a Rendez-vous avec la Lune », ce sont des choses absolument uniques. Et si vous me parlez d'analogie, voilà des choses qui me stimulent, parce que moi, j'ai cette sensation de faire des choses uniques. « Pacte avec mon Sang », c'est une chose unique. Trenet serait là, il serait le premier à me taper dans le dos, bravo Gérard, voilà, « Pacte avec mon Sang », j'aurais bien aimé.
Voilà, et comme moi, j'aurais bien aimé, « Le Soleil a Rendez-vous avec la Lune mais la Lune ne le sait pas, et le Soleil l’attend ». On n'a jamais fait plus beau, en trois phrases.
-Et sur vos influences musicales, Anglo-Saxonnes, par exemple, est-ce qu'il y a des gens que vous reconnaissez avoir été importants, ou même décisifs pour vous ?
-Alors, je me rends pas compte, il y a bien-sûr les Beatles, après les Stones, forcément Lennon à un moment, mais j'ai… pour répondre très précisément, je crois que ma culture musicale s'est arrêtée à un album des Beatles qui s'appelait « Revolver ». Dans « Revolver », c'est l'invention de toutes les guitares électriques. Personne n'a jamais fait mieux, n'a jamais été plus loin que dans « Revolver ». Ça n'a jamais été que des reprises, hein, il y a eu les Shadows, et puis après, il y a eu « Revolver ». Bon, donc voilà, c'est vrai que les afterbeats dans « Revolver » de guitares saturées, c'est vrai que les quelques plans rythmiques, basses-batteries, structures, voilà. Moi, j'ai pas dépassé ça, j'en ai pas fait le tour, j'ai pas besoin de plus.
-Mais vous pensez que vous êtes encore sur cette invention-là.
-Oui, oui…
-Que c'est pas une invention qui a pu être dépassée, ou...
-Ah non, mais elle a probablement été dépassée, mais moi, je ne l'ai pas dépassé, mais comme je n'ai pas dépassé Trenet, les quatrains SACEM, comme je n'ai pas dépassé l'alexandrin, comme je n'ai pas dépassé Zola.
Donc voilà, comme je n'ai pas dépassé Bonnard.
-Vous avez des goûts très classiques, en fait ?
-Exactement, c'est pour ça. Je plaide coupable…. Vous ne me ferez pas m'installer un Soulage dans mon salon, et vous ne me ferez pas écouter de la musique dodécaphonique, ou je ne sais quoi, non …
-Oui, j'entends bien…mais donc...
-Moi, j'en suis resté au triple concerto de Beethoven, point final.
-D'accord.
-Et 3 pages…
-Et en même temps, vous êtes considéré comme un des plus grands expérimentateurs de la chanson française, je vous dis, là, c'est paradoxal…
- La chanson, c'est autre chose, et puis la chanson, c'était l'Aéropostale du studio d'enregistrement dans les années 70 ou 65. Donc on essayait tout, on avait deux pauvres pistes, quelques magnétos, voilà, on faisait tourner des bandes et on bricolait. C'est le facteur Cheval, on s'amusait avec ces trucs-là pour que ça sonne. Ça n'a rien à voir avec la musique, ça n'a rien à voir encore une fois avec trois pages d'harmonie musicales et de construction pour orchestre. Voilà.
-Et le Gérard Manset photographe ? Alors ça, c'est un travail un peu souterrain, mais il vous arrive quand même de tirer vos photos, de les imprimer et donc même de les montrer. Est-ce que ça aussi, c'est une activité continue ?
-Oui, parce que c'est toujours le même carnet de route, le même carnet. Voilà, une sorte d'état des lieux, de bilan régulier, de choses au départ que j'ai prises un petit peu de manière inconsciente en me rendant compte très vite que finalement, elles avaient beaucoup de valeur. Probablement pour moi, mais à mon avis, elles en auront encore plus pour les autres le jour où pour une raison X, il y aura des rétrospectives ou un travail un peu plus conséquent là-dessus. Et voilà, c'est une manière aussi de regarder les choses, pas par le petit bout de la lorgnette, mais par une sorte de côté très décillée, très neutre, très objectif, très académique. Et des choses un petit peu anonymes, c'est pas du misérabilisme iconographique, c'est non, c'est la réalité.
-Est-ce qu'il vous arrive de reprendre le même motif ? Par exemple, vous n’allez pas….
-Parce que, excusez-moi, je précise, parce que je prends, voilà, quelques tasses de thé, je sais pas où, en Chine, en Indonésie, des reflets sur des nappes, des choses comme ça, des chaises dépareillées, des chambres d'hôtels, des machins, mais finalement, c'est là que s’inscrit la vie, c'est là que s’inscrit le souvenir, c'est ça qui est important.
-Sur les objets sans qualité.
-Sur les objets. D'ailleurs, j'avais écrit un jour dans un album, c'était la « Vallée de la Paix ». Il y avait « Face aux Objets », parce qu'un jour, j'ai réalisé que j'étais très, très, très ami et très proche des objets. Voilà et c'est peut-être pour ça que, par solidarité aussi, je les mémorisais par la photo, très souvent.
-Que vous les prenez, que vous les fixez, mais quand il vous arrive de revenir dans des pays qui vous sont chers, je pense au Laos, par exemple, en revenant sur les mêmes lieux, est-ce que vous reprenez les mêmes photos, les mêmes endroits, pour voir aussi le passage du temps ?
-Alors, non, je reprends les mêmes photos, toujours il y a un côté comme ça, un petit peu clinique, de répétitif, mais ce n'est pas les mêmes lieux obligatoirement. Non, je n'ai pas envie de mettre côte à côte deux images qui auraient 20 ans d’écart, c'est pas vraiment le propos. Par contre, oui, d'autres nappes, d'autres tasses à thé, d'autres machins, oui.
-Depuis ce temps que...
-Oui, une sorte de collectionneur, voilà, c'est ça, je ne m'en lasse pas.
-De collectionneur et d'inventaire, alors peut-être…
-Oui, d'inventaire, plus que de collection, vous avez raison d'inventaire, oui.
-Et depuis le temps, Gérard Manset que vous vous êtes situé, mis un peu de côté, voilà, on a envie de dire ça à votre propos. Vous avez fait un pas de côté. Vous vous êtes toujours un peu considéré comme un réfractaire à la société d'aujourd'hui, sans jouer d'ailleurs forcément du tout, les grands imprécateurs. Mais est-ce que très vite vous avez su ça, que pour pouvoir écrire vos chansons, que pour pouvoir faire vos disques, il vous fallait être un peu à côté ?
-Je ne pense pas être plus en dehors du monde qu'une bonne partie des gens que je peux croiser qui sont dans leur univers, voilà. Simplement, le fait que moi, je transcrive ça, entre guillemets, en œuvre d'art ou en matériel musical ou autre chose, forcément, là, on passe, on sort de la bulle comme ça, un petit peu intemporelle, irréelle, on passe dans une réalité qui devient accessible à tout le monde. Par cette démarche, je suis différent de ceux que je peux croiser qui sont aussi dans leur univers, mais qui ne se manifeste pas par un matériel artistique.
-Et une chanson, par exemple, on va en fait terminer l'émission avec elle, une chanson comme « Pacte avec mon Sang », vous la citiez. Est-ce que ça parle aussi de ça ?
-Non, là, c'est un petit peu une boutade, enfin une boutade… Non, mais c'est le thème de la main du diable, de Faust et tout ça, bon, ça, c'est intéressant. C'est venu en trois phrases. Encore une fois, il a frappé à ma fenêtre, c'était un soir d'orage. Je venais d'écrire quelques pages sur le destin de tous les êtres.
-Uh, uh...et il vous propose...
-Non, bah voilà. Fortune et gloire et tout ça avec...
-Veux-tu la richesse ?
-Qui ne signerait pas, mais bon.
-Vous vous y êtes pris autrement.
-Voilà.
-Merci beaucoup, Gérard Manset, donc dernier extrait de l'album, « Obok », « Pacte avec mon Sang ».

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Émission "Regarde les hommes changer" avec Frédéric Taddéi (Europe 1, le 30/03/2006)

-Gérard Manset, bonjour,
-Bonjour
-Vous êtes arrivé pile, hein ?
-Pile, oui, je viens à pied de pas trop loin, mais voilà.
-Alors, vous êtes auteur, compositeur, orchestrateur, interprète, généralement quand on parle de vous, on dit talent à part, artiste culte, adoré par ses pairs, on dit aussi que vous fuyez le show-business et les médias, je suis d'autant plus content de vous recevoir ici, c'est que, d'habitude, on lit quelques interviews dans les journaux, mais c'est tout.
-Oui, enfin, en réalité, je fuis les médias, sous certaines conditions, donc, quand ça résume à peu près ce qui se passe là aujourd'hui, d'après ce que je vois, on n'est que tous les deux, la table est vide en dehors de nous, donc voilà.
-Là, ça va bien.
-Voilà. 
-Alors, pourquoi, de la même manière, il est de plus en plus rare de vous voir en photo, je crois que, soit vous êtes méconnaissable, soit il n'y a plus de photos.
-Eh bien, que dire à ça ? Oui, une sorte d'apriori un peu indien auquel on volerait son image, auquel on volerait son âme, je veux dire, voilà. Non, non, c'est vrai que j'ai du mal à ne pas m'inscrire là-dedans, plus le temps passe et plus je fuis cette apparence provisoire du papier qu'on jette, des kilomètres cubes de papier imprimés tous les matins sur lesquels il y a les photos de tout le monde.
-En revanche, ce qu'on reconnaît toujours, Gérard Manset, c'est votre timbre de voix très particulier, hein, alors le grand public l'a entendu beaucoup quand vous avez chanté, par exemple, « Il voyage en solitaire », qui a été un gros tube qu'on entendait tout le temps sur les radios. Il l'entend moins quand… on vous entend moins sur les radios en général depuis. 
-Oui, effectivement, ce titre était un peu emblématique. Il a bien résumé ce que j'étais à l'époque et finalement ce que j'ai continué à être. Une sorte d'électron libre. 
-Un voyageur et un solitaire.
-Pas tellement solitaire, voyageur, oui, et s'écartant de plus en plus des modes du provisoire d'aujourd'hui, mais néanmoins déconneur à ses moments perdus, avec son cercle proche, voilà…
-Alors, vous sortez votre 18e album, est-ce que j'ai bien compté ?
-Exactement, exactement… 
-Il s'intitule « Obok ». Il faut dire que vous êtes l'un des rares aujourd'hui à vous occuper absolument de tout. Je l'ai dit, vous écrivez les paroles, les musiques, les orchestrations, mais vous faites aussi le mixage et vous allez jusqu'à vous occuper de la pochette ? 
-Oui, enfin, pochette, c'est un terme un peu désuet qui remonte au…
-Aux 33 tours...
-Au déluge, aux pochettes vinyles.  Mais on va dire aujourd'hui à ce qui s'appelle l'artwork, avec une sorte d'atelier d'anciens potaches, peut-être des beaux-arts de province, je ne sais pas, avec lesquels je m'entends très bien. Et depuis d'ailleurs un paquet d'années, qui ont pris la relève de la seule pochette Hipgnosis que j'avais faite à l'époque, qui était un album qui s'appelait « 2870 ». Et c'est vrai que j'ai toujours découpé. D'ailleurs, je voudrais revenir sur l'histoire photo. On ne me voit pas, on ne me voit peu. Finalement, on va essayer de chercher dans les archives. Il n'y a rien. Alors, il n'y a rien parce que j'ai soigneusement tout foutu à la poubelle, mais il n'y a pas seulement ça… où je le conserve. Il y a aussi que…est-ce qu'on a des images de Depardon et d'autres ? 
Moi, je suis photographe. Ça fait 30 ans que je fais ça, que je fais labo, tirage, tout ça.  Bon, un peu moins maintenant. Mais quand on est du côté du boîtier, voilà, où il y a le viseur et qu'on appuie sur le truc, finalement, on est toujours en train de prendre les autres en photo, mais soi-même, il n'y a personne en vis-à-vis.  Il y a aussi ça. 
-Vous voulez dire que c'est le fait que vous êtes photographe qui fait que vous vous êtes rendu plus rares ?
Non, non. C'est vrai parce que je me suis interrogé il y a quelques jours parce qu'on me demande des archives des trucs. Alors, ça m'a sauté aux yeux.  J'avais jamais songé à ça, mais tous les photographes connus, je veux dire, on n'a pas d'archives d'eux. On n'a quasiment qu'une archive.
-Ça dépend, Willy Ronis, par exemple, s'est pris en photo tous les ans pendant... 
-Non, mais d'accord. Ça, c'est de l'autoportrait. Moi, j'en ai.  C'est autre chose. Simplement, les gens ne veulent pas toujours des autoportraits un petit peu décadrés avec le boîtier devant. Ce que je veux dire, c'est que voilà, alors les artistes de variété, de Julien Clerc à Ray Charles, bon, effectivement, il y a des milliards d'images parce qu'ils n'arrêtent pas d'être sur scène, de faire des tours de chant, de faire de la télé, des trucs. Il y a 40 photographes autour. Mais quand on est soi-même, j'ai été une fois au festival de Bourges, j'y avais été en...  Pas au festival de Bourges, pardon. Aux Francofolies.  J'y étais en tant que photographe. Donc, effectivement, il n'y a aucune image de moi aux Francofolies, mais moi, j'ai des images des autres. Il y avait Léo Ferré. Il y avait Aubert à l'époque. J'ai tout un dossier là-dessus.
-C'est vrai que vous n'aimez pas non plus être sur scène.  On en reparlera. Mais d'abord, on va écouter un titre de « Obok ». C'est « Enfant-soldat », donc écrit, composé, orchestré et chanté
-Et tout neuf…
-…par Gérard Manset….
-Gérard Manset, en général vous êtes assez autocritique avec vous-même, par exemple sur le dernier album « Le Langage Oublié », vous disiez qu’il manquait un peu de légèreté, qu’est-ce que vous pensez de celui-là ?
-C'est la première fois que je l'entends, c'est la première émission que je fais, et donc comme j'écoute rarement chez moi, sauf dans les masterings et tout ça, mais c'est pas du tout les mêmes ambiances, forcément, on n'a pas le décalage qu'il y a là. Non, non, je voudrais juste ouvrir une petite parenthèse sur... J'ai été très ému en écoutant ce titre, parce qu'effectivement je le trouve magnifique, on le prendra comme on voudra, c'est pas la question, c'est pas de l'égocentrisme ni du narcissisme, mais il est très émouvant, parce que je revois, j'ai revu toute l'Afrique que je connais d'il y a longtemps. Là j'ai vu des visages, j'avais oublié... Cette chaleur, cette fraternité, voilà, c'est tout, ça m'a rappelé cette Afrique d'il y a 20 ans absolument magique, où j'ai été dans beaucoup d'endroits, et voilà, je suis solidaire de tout ça, ça a existé, ça... Voilà, c'est tout. Et c'est très très fidèle à cette évocation, ce titre.
-Quand vous disiez que ça manquait encore un peu de légèreté, en parlant du précédent album, c'est vrai qu'on vous décrit toujours comme quelqu'un d'assez mélancolique et noir, la légèreté, manquait de légèreté pour vous, c'est un défaut ?
-Non, si j'ai dit légèreté, c'est peut-être que j'ai mal relu le texte et que j'aurais dû corriger le terme. Non, non, c'était plutôt le contraire, c'est qu'il y avait peut-être un peu trop de complexité, mais complexité n'est pas le symétrique absolu de légèreté. Donc le terme légèreté, là, était un peu ambigu. Non, il y avait un peu trop de complexité dans « Langage Oublié », c'est-à-dire de multiplicité des interprétations ou des voies ouvertes, c'est plutôt ça. 
-Dans la compréhension des paroles, vous voulez dire ?
-Voilà, voilà, voilà, et donc là j'ai un peu resserré le faisceau des possibilités, c'est-à-dire que j'ai essayé de garder des titres pour lesquels, finalement, tout le monde devrait s'entendre à peu près sur une sorte de signification commune. 
-C'est vrai que vos paroles sont souvent, alors je vais me dire si je me trompe, en tout cas si vous le voyez comme ça, souvent abstraites et un peu surréalistes, ce qui peut effectivement perdre l'auditeur.
-Là, vous venez de donner la définition de la poésie, hein.
-Ah bon ? 
-Rimbaud, c'est ça, ben oui, c'est abstrait et réaliste. 
-Moi, j'avais dit surréaliste.
-Surréaliste aussi.
-Est-ce que vous vous considérez... 
-Non, c'est pas surréaliste d'ailleurs, c'est abstrait et réaliste. Moi, il n'y a pas de surréalisme. Il y avait à l'époque « Animal, on est mal », « la Toile du Maître » et tout ça…
-Voilà…
-Oui, mais je ne suis plus du tout dans le surréalisme.
-Non, mais vous l'avez été.
-Justement, abstraction et réalisme.
-Maintenant, oui.
-Voilà, voilà, voilà. Non, non, je reviens. C'est pour ça que j'avais... 
-Justement, alors « Animal, on est mal », c'était votre premier disque. C'était en 1968, en mai 1968. Il est sorti. Comment l'avez-vous vécu, vous, mai 68 ?
-Ben, d'abord, une petite anecdote amusante, puisqu'il y a prescription, c'est que les barrissements d'éléphants ou les hurlements d'otaries ou je ne sais quoi, ou de macaques qu'il y avait dans « Animal, on est mal », ont été gaulés ici même.
-À Europe 1, vous voulez dire ? 
-Oui, oui, dans la phonothèque ou discothèque de l'époque, par des amis. Voilà, voilà, des hommes de l'ombre qui m'ont sorti ce qui était absolument...  Des bandes en mono, ce qui était absolument inouï à l'époque.
-Mais ça sort en plein mai 68, donc ça ne va pas se vendre beaucoup. Est-ce qu'on va l'entendre à la radio quand même ? Est-ce que vous aviez l'impression d'être écouté ? Parce que c'est toujours la question qu'on se pose quand on sort son premier disque. Est-ce que quelqu'un va l'écouter ?
-Quand j'ai sorti Animal ?
-Oui.
-Ce ne sont pas des questions que je me posais, mais vous savez, à l'époque, j'en parle souvent pour les musiciens, la manière dont les musiciens travaillent aujourd'hui et dont ils travaillaient dans les années 70, 75, 78. On ne se posait pas de questions quant à la finalité des choses. C'est depuis qu'il y a cette sorte de transparence tous azimuts où il faut savoir avant, savoir pendant, savoir après. À l'époque, ça n'avait pas lieu d'être.
-On ne s'intéressait pas forcément aux ventes, aux box…aux box… aux hit-parades, etc.. Mais on avait envie d'être entendu quand même.
-Ça, je ne sais pas. Oui, on ne faisait pas les choses pour qu'elles soient, pour directement passer à la poubelle. Mais non, ce n'est pas le souci. Puis forcément, la jeunesse, voilà, elle trace. Donc je traçais. C'était toujours une idée nouvelle chaque matin. On était très contents si ça passait. Mais là, je me souviens d'une sorte de monde cotonneux et chloroformé. Parce qu'à l'époque, j'étais dans l'enregistrement du premier 30 cm. Et donc ça passait, ça ne passait pas, c'est bien après que j'ai su que ça avait été en boucle sur toutes les bandes, parce que justement, c'est après, oui.
-Et alors les événements eux-mêmes de mai 68, vous étiez en phase ?  Ils avaient votre âge ?
-Je n'ai jamais été très en phase avec les gens de mon âge. Mais j'avais des tas d'amis qui étaient sur les barricades et les machins. C'est vrai que c'était beaucoup plus bon enfant et beaucoup moins important qu'on ne l'a déclaré ou décrit ensuite. C'est-à-dire qu'il se passait des trucs d'un quartier à l'autre. Il y a eu quelques soirées en feu de barricades et de trucs. Je ne dis pas et de charges de CRS. Mais je ne sais pas si ça avait vraiment l'importance de beaucoup des émeutes qui ont eu lieu depuis. Je crois que c'était beaucoup plus symbolique qu'autre chose. C'était la première fois qu'il y avait rébellion contre le père. Donc c'était beaucoup plus freudien qu'autre chose.
C'est ça qui a marqué les esprits, je crois.
-Le père, c'était à la fois le général de Gaulle et les vrais pères ? 
-C'étaient les vrais pères, oui. C'était l'État dans son ensemble.
-C'était l'autorité ?
-C'était l'autorité. C'était beaucoup plus que l'autorité. Parce que c'est ça qui s'est écroulé. À la limite, qu'on ait pété la statue de l'autorité avec un grand A. Pourquoi pas ? Mais on a pété en même temps la statue du respect avec un grand R. Et c'est là où c'est devenu très grave par la suite. Et ça, personne ne l'aurait envisagé au préalable. 
-De quel respect parlez-vous aujourd'hui ? Du respect des institutions en général ou des gens ?
-De tout. De tout. Du respect, depuis, c'est l'écroulement permanent.
-Ça, c'est votre vision noire du monde ?
-Non, c'est pas ma vision. Tous les sociologues le disent. Tous les instituteurs le disent. Tous les enseignants le disent, c’est pas moi qui…
-En 1970, vous avez sorti un disque tout à fait singulier qui s'intitulait « La Mort d'Orion », qui est une sorte d'opéra rock symphonique, on peut l'appeler comme ça ? 
-On peut l'appeler comme ça, oui.
-Et qui tranchait totalement avec le paysage musical français de l'époque. C'était très expérimental. Comment vous aviez pu sortir un disque comme ça ? On a l'impression que c'était impossible en France à ce moment-là, tellement on était loin du rock.
-Je me permets de revenir sur le thème expérimental qui, pour beaucoup, pour moi le premier, pourrait être taxé comme ça de certaines formes de médiocrité, de gens qui en aveugle ne savent pas où ils vont. Ce qui était mon cas, en aveugle, ne sachant pas où j'allais. Mais, par contre, le thème expérimental, non, ce n'était pas de la musique sérielle, dodécaphonique, n'importe quoi.
-Non, bien sûr que non…
-On ne tapait pas sur des gamelons à l'envers. Non, il y avait d'abord un texte, il y avait ensuite des harmonies musicales.
-Il y avait même un récit.
-Il y avait un récit et j'ai écrit pour des formations d'orchestre importantes. Donc c'était très musicalement structuré.
-C'est ce qui fait qu'au début des années 70, je me souviens dans Rock and Folk, qui était le magazine de rock, on parlait de très peu de français à l'époque. Je me souviens qu'ils parlaient de Gainsbourg un peu, de Higelin un peu et de Gérard Manset. Vous étiez comme une espèce de figure unique dans le paysage à la suite de ce disque.
-Et puis c'est revenu régulièrement, tous les deux, trois albums, dans des termes différents, c'est vrai. Non, non, il commençait à y avoir un itinéraire comme ça, en bande de billards, assez étonnant, mais bon.
-En même temps, la plupart de vos albums ne sont pas datés. J'ai l'impression que c'est le seul. C'est le seul qui reflète une époque, « la Mort d'Orion ». 
-Ah non, il y en a quand même deux, trois autres, par exemple. Effectivement, l'emblématique solitaire avec « Y’a une route », cet album. Et puis « Royaume de Siam » aussi. Et puis, oui, l'album qui s'appelait « 2870 » à l'époque, ces trois-là étant confondus quelque part dans les musiques des années 75 où tout le monde…
-Parce que très électrique, vous voulez dire ? 
-Parce que très pop, c'est-à-dire basse batterie, jouant effectivement... Non, non, non, très pop. Guitare électrique, bien sûr, mais ça, des guitares électriques, il y en avait avant, il y en a eu après. Mais cette manière de jouer des batteurs... 
-Vous cherchez le nom d'un batteur ?
-Oui, non, pas d'un batteur, mais d'un album qu'on entend depuis toujours. Bon, c'est pas grave, ça me revient tout à l'heure.
-Vous faites attention, sinon, le reste du temps, pour que vos albums ne puissent pas être datés ? Pas dans le sens péjoratif, d'ailleurs, du mot daté. 
-Ah non, non, non, je ne me suis jamais intéressé à ça. Je n'ai pas de référent, je n'écoute pas de musique. Donc, j'écoute quasiment jamais. J'écoutais de la musique quand j'avais 15 ans, quand j'allais soit dans les boîtes, soit dans les boums, pour effectivement essayer de draguer comme tout le monde. Mais c'est tout. Alors, j'ai eu toutes mes émotions là-dessus, les Kinks, tous ces machins-là. Mais après, à partir d'ailleurs de « la Mort d'Orion », j'ai jamais écouté de... C'était fini, j'écoutais même plus Lennon, j'écoutais même plus Cartney, Pink Floyd, j'ai jamais écouté. Je prenais les albums chez EMI parce que j'étais chez EMI. J'écoutais pas, j'ai dû entendre une fois, peut-être dans une émission de radio ou un truc... 
-Mais c'était pour ne pas être influencé, ou parce que ça ne vous intéressait pas ?
-Non, parce que j'avais pas vraiment le temps, j'avais toujours autre chose à faire. J'ai beaucoup de mal à m'asseoir et à mettre un CD ou à mettre un truc… sans ça, non, non, quand j'ai l'occasion dans un avion et que je suis coincé 10 heures quelque part, oui, je me mets un casque et c'est magnifique, j'entends des trucs extraordinaires. C'est pas du tout... Non, non, dans une autre vie, j'aurais des années et des années pour écouter la musique. Mais là, il se trouve que je suis un peu comme ça, dispersé, je me balade. Et dans la balade, il n'y a pas de musique.
-Gérard Manset, après « la Mort d'Orion », vous avez fondé votre propre studio d'enregistrement. Pourquoi vous n'étiez pas content des studios d'enregistrement qui existaient ou parce que vraiment, vous aviez envie de vivre dans votre studio ?
-Alors, c'est encore un très très long chapitre, c'est difficile de faire bref là-dessus. Il y a eu, on va dire, une petite décennie, 5 ou 6 années, 8 années, que je vais taxer ou appeler, entre guillemets, une sorte d'aérospatiale de la musique ou de l'enregistrement sonore. C'est-à-dire que c'est les premiers avions qui décollaient, c'était les premiers 16 pistes, les premiers 8 pistes. Moi, quand j'ai monté, on est passé tout de suite du 4 au 16, du 8 au 16, et du 16 au 24, avec leasing, avec donc crédit, avec travaux, avec tout un tas de trucs. Il a fallu que je me batte, à l'époque, avec mon associé, contre des studios qui valaient à peu près 100 fois ce que valait le nôtre. Et finalement, en quelques années, on a eu beaucoup de clients, et on a pu effectivement s'installer de manière tout à fait professionnelle, faire livrer un demi-queue Yamaha, tous les instruments, toute la sonorisation, et tous les périphériques de mixage de l'époque. Ça a duré 5 ou 6 années, j'ai eu pas mal de clients, j'ai enregistré beaucoup d'albums pour des artistes d'aujourd'hui qui sont encore connus, et j'ai fait moi-même un certain nombre d'albums.
-Vos instruments, vous avez commencé le piano, je crois, mais très vite, vous avez fait de la guitare. C'est la guitare votre véritable instrument de départ ?
Non, c'est les deux, c'est guitare et piano en même temps, mais les deux d'ailleurs étant tout à fait succincts et bricolés, toujours ce sentiment d'avoir l'obligation d'aller très vite, d'être un peu impatient, un peu comme ça. 
-À cette époque-là, vous enregistrez des albums pour les autres dans votre studio, mais vous composez aussi, vous travaillez pour d'autres... Est-ce que je fais une erreur, ou j'ai cru retrouver, vous avez fait un tube, même pour un garçon qui s'appelait René Joly…
-Ah oui…
-Un tube qui s'appelait « Chimène ».
-Exact, bien sûr.
-Vous avez fait d'autres choses à ce moment-là pour d’autres … ?
-J'en ai fait, mais qui n'ont pas eu le succès de René et du « Chimène » de l'époque, qui a été un tube de l'année, je ne sais plus combien, 80 ou 73, 12, je ne sais pas.
-Et ça, ça vous a fait plaisir, parce que par la suite, quand vous avez fait des tubes, vous, vous n'avez pas eu l'air de vous plaire beaucoup, on en reparlera après.
-Moi, j'ai beaucoup plus une âme de manager et de réalisateur et d'orchestrateur que d'artiste. Moi, je n'ai pas envie d'endosser le truc. Non, non, je préfère que d'autres fassent des tubes à ma place.
-Récemment, vous avez écrit pour pas mal d'artistes, Jane Birkin, Juliette Gréco, Indochine, Raphaël... 
-Exactement.
-Dont votre fille est la manager, d'ailleurs.
-Oui, et je suis très heureux que Raphaël me fasse quelquefois sur scène, magnifiquement, « Être Rimbaud » de l'album précédent, voilà…
-Que vous avez écrit pour lui ?
-Voilà, et puis là récemment, peut-être a-t-il rêvé, mais non, non, c'est toujours... Effectivement, c'est la prolongation, c'est des titres qui sont toujours en vie. Alors que moi, mon problème, ça m'a d'ailleurs, ça m'a pesé pendant très longtemps de ne pas faire de scène et de ne pas... Parce que les titres étaient morts dès leur sortie, quel que soit le nombre de ventes, même les albums, j'ai fait quelques albums qui ont fait disque d'or, mais je veux dire, quel que soit le nombre d'exemplaires vendus, à partir du moment où il n'y a pas de musique live, effectivement, de musique vivante, ben voilà, appelons le terme, donc s'il n'y a pas de musique vivante, ben il n'y a pas de vie, et les titres meurent instantanément.
-Sauf si ce sont des tubes. Il voyage en solitaire, par exemple, on le réentend, réentend, réentend.
-C'est assez vrai, mais c'est une sorte de vie quand même de mort-vivant, même si on l'entend toujours. C'est-à-dire que le fait que l'interprétation soit figée une fois pour toutes dans l'exemplaire original des tous débuts, voilà, ça manque un peu de vie, de re-vie, de réinsuffler quelque chose de neuf. Ce qui est intéressant dans la musique live, c'est que chaque interprétation est différente. Un jour il a la voix cassée, un jour il oublie trois mots, un jour il change les trois mots, un jour il rajoute un couplet, un jour il ne le fait pas. Donc voilà, c'est ça qui est très intéressant.
-Mais alors pourquoi n'en avez-vous jamais fait ? Pourquoi ne voulez-vous pas en faire, de la scène ?
Non, ça n'a jamais... J'ai répondu à peu près, je ne sais pas, n fois là-dessus, mais une fois de plus, c'est pas grave. Et donc, on va dire que pendant une décennie, je trouvais que ce n'était pas du tout ma place. À l'époque du solitaire et tout ça, là j'avais les musiciens, là j'avais l'âge, j'avais l'énergie, j'avais tout le matériel. Après on est entré dans une sorte de décennie, aux environs de « Matrice », de « Revivre » un certain nombre d'albums des années 80, où là je me suis quand même un petit peu enfoncé dans une sorte de patriarcat musical, un peu plus lourd, un peu plus ténébreux, et où le matériel aurait été plus difficile à monter sur scène, parce que beaucoup de cordes, parce que des titres à rallonge, parce que des harmonies de plus en plus compliquées, des grilles, voilà. Et puis, troisième période, c'était il y a une dizaine d'années, à partir d'un album qui s'appelait « La Vallée de la Paix ».  Là, oui, là j'aurais renoué avec la scène, j'étais demandeur, je suis devenu demandeur depuis les années 95 à peu près. Mais après, c'est de l'histoire d'équipe, il faut que les gens se présentent, il faut avoir les musiciens, il faut que les tourneurs soient sympathiques. Moi, j'ai jamais voulu entrer dans le showbiz, c'est une affaire de copain, moi, donc voilà.
-Est-ce qu'il y avait un côté impudique à vos yeux, d'aller sur scène, qui… ce ne serait plus le cas aujourd'hui ? 
-Non, non, ce sera toujours le cas, ça on ne va pas ouvrir ce dossier qui est terrifiant, mais c'est vrai que je ne pense pas que ce soit la place d'un homme sensé que d'aller se mettre au milieu d'une scène, acclamé.
- Il y a un exhibitionnisme, vous voulez dire ? 
-Oui, évidemment, évidemment.
-Et c'est vrai pour tous les artistes, vous-même, beaucoup de mal, même un artiste que vous admirez, vous n'avez pas envie de le voir sur scène, Brel, je crois, pour qui vous avez beaucoup d'admiration.
-Je trouve ça désolant.
-Il n'aurait jamais dû faire de la scène ?
-Ah non, je ne dis pas, il n'aurait jamais dû, il y a des gens qui ont besoin de ce genre d'écroulement, pas de jérémiades, mais de souffrance, de martyr en direct, il y en a qui vont voir ça, après tout, la Rome antique, on allait voir les mecs se faire bouffer par les lions, donc pourquoi n'irait-on pas voir Brel vomir dans…
-C’était Jef ?
-Non, non, pas c’était Jef, la magnifique, la plus belle qu'il a faite, c'est « le port d'Amsterdam », c'est grandiose, c'est prodigieux, mais je trouve ça quand même un peu, quelque part, débectant, enfin, je veux dire on y va, à reculons, et je n'ai pas envie d'être là au premier rang pour le voir transpirer, pleurer, suer, et lui-même, je pense, serait à cette table, il dirait, oui, Gérard a tout à fait raison, prenons mon avion pour les Marquises. 
-Gérard Manset, on est donc en 1975, et à l'époque, je crois qu'on entend beaucoup « L'été indien » de Joe Dassin, ou « J'ai encore rêvé d'elle » d’« Il était une fois » sur les radios, mais aussi « Il voyage en solitaire » de Gérard Manset, on va en réécouter tout de suite un extrait pour les gens qui n'étaient pas en France à cette époque, parce que sinon, ils la connaissent forcément….
-Gérard Manset, est-ce que vous vous attendiez d'ailleurs d'abord un tel succès avec cette chanson ?
-Non, l'anecdote d'ailleurs, c'est qu'on était très amis à l'époque avec Étienne Roda-Gil, et c'est lui qui a entendu l'album le premier, au studio de Milan d'ailleurs, et puis il venait de monter son édition, alors voilà, file-moi un titre, je travaillerai dessus, et tout ça, prends celui que tu veux. Et forcément, il a pris « Le solitaire » qui pour personne n'avait la moindre, je ne vais pas dire chance de succès, mais qui était une sorte de titre comme ça, un peu neutre.
-Comment l'avez-vous vécu ce succès ? Vous disiez tout à l'heure que vous n'aimiez pas faire des tubes en tant qu'artiste.
-Non mais on ne va pas se plaindre à fortiori d'un titre, encore une fois, qui reflète à ce point ce que j'étais, ce que j'ai continué à être quelquefois, une sorte de côté très zen, bon voilà. Non non, mais il y a un moment où la machine s'emballe et où ça devient n'importe quoi, déjà à l'époque sur le plan médiatique, et la maison devient folle. Donc la maison Pathé-Marconi de l'époque a commencé à ne plus être très lucide sur la réalité du truc. Moi j'étais très sage et très réservé, mais eux sont devenus un peu barrés à l'époque, voilà, donc il y a eu quelques petits problèmes.
-Vous voulez dire que pour vous, c'était un accident en fait ?
-Non, ça peut arriver, mais simplement il faut garder la tête froide, enfin je veux dire, tant mieux s'il y a des passages radios, comme ça et qu'il y a une sorte de truc exponentiel, et puis que les ventes suivent, mais c'est tellement une sorte de malentendu que c'est jamais sain de vendre, enfin moi c'est pas ce que j'ai vendu, mais je parle pour des gens comme Cabrel ou Yves Duteil, de vendre un million, un million et demi d'albums, c'est pas très sain, ça ne correspond à rien. Ça veut dire que dans le million d'albums vendus, il y en a 800 000 qui ont été achetés comme ça, par automatisme, foutus sur une cheminée ou dans un tiroir, ça n'a pas de sens. L'important c'est de concerner, de toucher directement les gens que ça intéresse. Alors là il peut y en avoir 50, 80, 100 000, 200 000, dans mon cas on va dire 30, 40 000, c'est déjà très très bien.
-Vous avez réagi comment après ce succès ? Vous vous êtes dit, il faut pas…passer carrément à autre chose ?
-Ah non mais je ne me pose jamais ce genre de questions, c'est des choses parallèles en dehors de moi auxquelles je ne réfléchis même pas. J'ai fait un album qui s'appelait après « Rien à Raconter »…
-« Rien à Raconter », oui..
-Simplement ayant fait cet album qui s'appelait « Rien à Raconter », moi-même j'ai sauté sur l'occasion de dire que c'était en réaction, mais ce n'était pas vraiment en réaction, ce n'est pas parce qu'il y a eu ce succès que je trouvais qu'il y avait un malentendu que j'ai fait « Rien à Raconter », ce titre existait bien avant, et les deux albums étaient faits quasiment conjointement.
-Vous avez par la suite lâché votre studio, Gérard Manset, et commencé de très très longs voyages, principalement en Asie et en Amérique latine, où vous retournez toujours d'ailleurs. Pourquoi retournez-vous sans arrêt sur ces deux continents ?
-D'abord il y a l'Afrique aussi dont je parlais tout à l'heure,
-Oui, c’est vrai
-Et puis ensuite ce n'est pas des très très longs voyages, c'est la légende, c'est des très très brefs voyages en général.
-C'est parce qu'on ne vous voit jamais qu'on croit que vous êtes toujours en voyage en fait.
Oui, oui, oui, oui, mais je suis quelqu'un qui assimile très vite tout un tas de choses, c'est le côté spartiate du truc de partir avec une couverture, découvrir le monde, ça a toujours existé.
-Mais qu'est-ce qui vous attire ? C'est la culture, c'est les gens, c'est la musique ?
-Je ne sais pas, comment dire ? La question me semble contenir sa réponse en elle-même, c'est ce qui a toujours intéressé de tous temps les écrivains, les poètes, les artistes qui découvraient le monde encore une fois.
-Vous, je vous ai, enfin, je vous ai lu plutôt dans une interview, vous disiez que vous alliez vérifier aussi que rien ne change.
-Ça c'est après, c'est-à-dire après le choc et la fascination de découverte d'univers qui sont vraiment aux antithèses de ce qu'on a pu apprendre à l'école ou dans le cercle familial. Alors après, on a pu trouver ça, ce qui a été mon cas tellement merveilleux, tellement émouvant, tellement proche de l'Éden, qu'on n'a pas envie que ça s'arrête. Alors on va sempiternellement essayer de revérifier sur place que ça n'a pas changé, que ça existe encore quelque part. Bon, ça se raréfie de plus en plus bien sûr.
-Donc c'est l'altérité qui vous plaît, c'est le fait que ça n'a rien à voir avec notre civilisation, ce que nous vivons, nos paysages, notre mode de vie ?
-Oui, c'est la différence, tout le monde est dans ce cas, bien sûr.
-Et vous avez l'air de trouver que c'est mieux là-bas ?
-C'est l'in altérité, c'est la non-altérité.
-Vous avez l'air de trouver que c'est mieux là-bas ? 
-Évidemment que je trouve que c'est mieux là-bas, parce que j'étais en train d'expliquer que c'était proche de l'Éden, très souvent, et nous on est proche du chaos, du cataclysme, de Scylla et de Charybde, voilà.
-L'Éden, c'est parce que c'est plus primitif, ceci dit, sans rien de péjoratif, évidemment.
-L'Éden, c'est... J'aime pas trop m'enfourner dans ces histoires de voyage, mais l'Éden, c'est un vocabulaire qui a un sens, et je l'avais dit il y a très longtemps. La faim, c'est la faim, l'amour, c'est l'amour, la haine, c'est la haine, le soleil, c'est le soleil, l'eau, c'est l'eau, voilà. Là où chez nous, tous ces termes n'ont plus aucun sens.
-Ça vous empêchait pas, évidemment, de faire des disques, vous en faites beaucoup. « Royaume de Siam », « L'Atelier du Crabe », « Le Train du Soir », « Comme un guerrier », on est en 83, on va écouter un extrait de « Comme un guerrier », c'est la chanson éponyme, d'ailleurs…
Gérard Manset, en 85, je crois, on avait vraiment eu l'impression que vous alliez arrêter de chanter...
-Pardon, je me permets quand même, je suis pas content de la base de données, je viens de le dire, du fait qu'on coupe l'intro, qui est très longue, et donc qui a un sens, en plus que ça, ça ne remonte pas au CD, ça remonte au vinyle, à mon avis, et probablement ils tournent trop vite, donc…
-Ah, vous croyez ? Non, non, ça sort d'un best-of.
-Oui, oui, alors c'est possible, peut-être que le best-of avait été masterisé à l'époque, c'est peut-être pas le dernier, et voilà. C’est un détail, mais…
-Je vais le dire immédiatement au programmateur. On a cru que vous aviez arrêté de chanter en 85, vous avez exposé vos peintures, vos photos, vous avez écrit un premier roman, et vous avez d'ailleurs, par la suite, ça a un rapport avec ce que vous venez de dire, fait disparaître vos 33 tours en vinyle des commerces.
-Ils ont disparu tout seuls, comme à l'époque, ils disparaissaient. Simplement, je ne les ai pas refondus en CD, quoi, pour certains d'entre eux. Voilà.
-Et vous y avez pensé, à ce moment-là, à arrêter de chanter ?
-Ah oui, j'avais oublié. Non, pardon, parce que le temps a passé. Voilà, c'est ça. Vous avez raison.
Non, non. Moi, le premier, j'ai dit à l'époque, oui que j'arrêtais. Non, parce que j'étais pas tout à fait satisfait des ventes d'un album qui avait quand même été disque d'or, je veux dire, mais je pensais que le réveil ne s'était pas fait. C'est un peu présomptueux…
-Le réveil de votre public, vous voyez ?
-Oui. Enfin le public plus large, on va dire. Ce qui est un peu présomptueux. Et bon, je suis d'un signe astrologique chinois, Coq. Donc voilà. Le Coq avait fait son petit cocorico grotesque sur une basse-cour comme ça, virtuelle. Et bon, voilà, on va pas lui en vouloir. C'était le passé. Mais néanmoins, oui, je... Non, puis j'ai dit ça. Vous savez, c'est le problème aussi de prêcher le faux pour savoir le vrai. Enfin je veux dire... Voilà, je vais arrêter.
-Ou fishing for compliments, aussi, un peu. Allez à la pêche aux compliments.
-Oui. Compliments, peut-être pas. Mais au moins à l'adhésion, à l'amour, aux sentiments de nécessité.
Oui, probablement aussi.
-Cette adhésion, cet amour, vous avez dû le ressentir en 1996, quand, à l'initiative de Cabrel et de Bashung, on a fait ce disque « Route Manset », un album hommage, où des artistes comme Françoise Hardy, Jean-Louis Murat, Cheb Mami ont repris vos chansons.
-C'est assez fortiche, là, de votre part, d'arriver à refaire tout l'itinéraire en moins de trois quarts d'heure, là.
C'est vrai. Oui. Non, non, c'est vrai que c'était très... J'étais assez satisfait voilà, de l'idée, de la mise en chantier du bazar. Après, il y a des titres que j'ai appréciés énormément, d'autres moins. Mais voilà, il y a quand même quelques petits bijoux dedans. Notamment, je me souviens de Salif Keita, qui avait repris « C'est un Parc », qui est absolument magnifique. Puis Cabrel, qui avait repris « Prisonnier de l'inutile », qui était très beau aussi. Puis voilà. Enfin quelques-uns, ouais.
-Ça doit être étrange, en tout cas, de s'entendre chanter par d'autres, quand ce sont vos propres chansons et que, justement, ces chansons, comme vous l'avez dit, meurent parce que vous ne les chantez pas sur scène. 
-Oui. Enfin, étrange... Non, ça me semble au contraire relever du domaine tout à fait de la normalité. J'aimerais mieux que ça se produise plus souvent. J'ai plutôt l'impression que ce matériel est fait pour être repris, voilà, réinterprété, remis à toutes les sauces et réapproprié par chacun des artistes. Mais bon... 
-On parle souvent de votre vision très noire du monde. Est-ce que vous avez cette impression ? Vous avez un sentiment tragique de la vie ?
-C'est pas tout à fait ça, puisque justement, je dis souvent finalement non. Je suis très serein, très optimiste pour les gens qui sont optimistes. Mais quand on me demande mon avis sur du quotidien d'aujourd'hui chez nous, voilà, dans nos capitales, non, là, on ne peut pas être optimiste.
-Vous semblez tellement détaché du monde, en tout cas du nôtre, justement, même quand on écoute vos chansons, peut-être parce que vous voyagez beaucoup et que vous en parlez dans ces chansons.
-Oui, peut-être. C'est probablement vrai. Je suis très détaché, une sorte de conteur. Une sorte de conteur.
Donc on est en dehors de l'histoire.
-Tout à l'heure, il y avait les informations. Est-ce que vous les avez écoutées, par exemple ? Est-ce que ça vous intéresse, les informations, en général ?
-Là, je les avais à 2 mètres en direct et in vivo. J'ai entendu, oui, les quelques mots. Mais je les connaissais. J'aurais pu, même si j'avais pas eu le son, faire l'info moi-même. Voilà… 
-Gérard Manset, hier, je recevais l'écrivain Vincent Ravalec qui, me semble-t-il, est obsédé par la corruption. Je lui ai posé la question. On va écouter tout de suite ce qu'il me répondait :
 « Tout le monde peut être acheté. Mais bon, moi, je pense pas. Je préfère penser qu'on peut rester entre guillemets pur et incorruptible et qu'il y a tout de même un fondement social et un fondement – comment dire – moral derrière qui pourrait nous sous-tendre. En tout cas, je préfère adhérer à cette idée, même si ça a l'air un peu vieux jeu, quoi.
-Moi, je pensais plutôt à la corruption morale. C'est la corruption morale qui est à l'œuvre dans vos livres, en général. L'innocent, le pur ne tient pas longtemps, en général.
-Oui, mais c'est justement ça qui est différent dans ce livre, parce que le narrateur et l'autre fille, ils sont justement, eux, totalement... Ils sont confrontés à ça. Et eux restent... Eux ne se font pas corrompre, puisque le narrateur a un peu des hésitations, des états d'âme, justement, sur le fait de vendre sa plume comme ça pour raconter un récit. Mais il reste un petit peu naïf et innocent, justement, par rapport à cette idée de bien ou de mal, de force – comment dire – céleste qui nous dominerait et qui serait en fait... Qui ne voudrait que notre bien, finalement. »
-Gérard Manset, comment ne pas être corrompu quand on est un artiste ? C'est des problèmes que vous vous êtes posés.
-Pas du tout. D'ailleurs, là, dans la réponse de l'écrivain en question, je crois que j'ai dû m'endormir sur la deuxième moitié. En même temps que je m'endormais, je me disais qu'il parle très bien. Voilà. J'adhère, moi, à l'univers littéraire. Donc je voue beaucoup d'estime aux écrivains. Et donc en même temps, je dis que je trouvais qu'il parlait très bien. Mais en même temps, je m'en fous royalement. C'est pas du tout des sujets qui m'intéressent. Il y a de tout dans le monde. Je me faisais même la réflexion que pour la plupart des gens... Enfin l'essentiel du public est en dehors de tout ça. Mais nous, on est des conteurs. J’en reviens à cette histoire de conteurs. On est des conteurs. Donc on sait bien qu'il y a de tout dans le monde. Il y a des corrompus, il y a des non corrompus. Et à l'intérieur, il y a tout l’éventail de la corruption possible et imaginable. Bon, voilà. Le monde a toujours été fait de ça et…
-Quels sont les grands artistes que vous admirez ? Les écrivains, les peintres ?
-Ah pardon, je croyais qu'on parlait... Il y en a un. En musique, il y en a un et seulement un, tout au moins sur le matériel français. C'est Charles Trenet. En dehors de ça, je crois qu'il n'y a pas d'auteur-compositeur.
-Charles Trenet qui incarne cette légèreté dont on parlait au début de la conversation.
-Oui. Et surtout cette compétence inouïe dans l'écriture, dans le travail acharné... Enfin le travail, c'est peut-être pas le terme. Dans la production non-stop, la logorrhée d'une poésie inouïe. Bon, voilà, c'est tout. Puis bon, sur le domaine anglo-saxon, c'est différent, parce qu'il y a énormément de choses. J'aime énormément de choses depuis très longtemps. Mais la musique est plus simple pour eux qu'elle ne l'est pour nous.
-Et comme écrivain, vous lisez ? Vous lisez beaucoup ?
-Comme écrivain, moi, je suis d'une autre époque. Donc moi, c'est Zola, c'est Rimbaud, c'est effectivement Nerval, c'est Céline. Mais tout le reste, tout ce qu'il y a d'aujourd'hui, non. J'en lis 3 pages, ça me tombe des mains. 
-Et la peinture, puisque c'était vos premières amours, la peinture, le dessin. Vous avez fait les Arts Déco. Vous vous intéressez toujours à la peinture ?
-Oui, de loin. J'en suis pareil, resté à Bonnard, Ingres, moins. Mais voilà, Picasso, bien évidemment, de A à Z.
-On va écouter, si vous êtes d'accord, le titre qui donne son nom à l'album, votre 18e album, « Obok ». On l'écoute tout de suite…
-Gérard Manset, je ne sais plus ce que je voulais vous dire maintenant, on se parlait juste avant. Vous dites souvent que vous pensez qu'il ne faut pas tout dire.
-C'est surtout qu'il faut retirer, ce qui m'arrive assez souvent dans certaines chansons ou dans certaines productions, à la relecture, une fois que la chose est finalisée, ça a été le cas sur cet album, je retire quelques phrases ou quelques mots.
-Alors il y a quelque chose aussi chez vous, parce que vous avez ce timbre très particulier, parfois il y a des mots qu'on ne comprend pas.
-Oui, même quand il y a seulement voix et piano, il arrive de mettre un mot à la place d'un autre. D'abord parce qu'il y a des sortes comme ça de voies toutes tracées, les gens pensent qu'on va aller quelque part. C'est une sorte de lieu commun, et puis moi je ne vais pas là.  Alors on prend quelquefois un mot pour un autre, ou sans ça, il y a la prononciation, il y a l'articulation, il y a le phrasé, ce qui s'appelle le phrasé en musique, qui fait que, voilà.
-Merci beaucoup Gérard Manset d'avoir été en direct sur Europe 1 cet après-midi, je sais que vous le faites rarement.

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