Gérard Manset fait le tour de son intégrale :
“Je suis très
sensible à la critique”
Propos recueillis par Laurent Rigoulet (Télérama), 7/12/2016
Dix-neuf CD, cent quatre-vingt-cinq chansons : “Mansetlandia”. Une intégrale qui n'en n'est pas vraiment une. Il a coupé, changé, retranché…
Gérard Manset, rare en interview, revient sur sa carrière.
Le titre
est accueillant : Mansetlandia. Un genre de pays enchanté donc, pays
proche et lointain, celui de Manset, que l'on fréquente depuis des
lustres et dont les frontières se dérobent toujours. En 2016, ce
territoire prend la forme d'une « intégrale » de dix-neuf CD et cent
quatre-vingt-cinq chansons. « Tout Manset », est-il précisé. Faux, bien
sûr. Tout Manset, ça n'existe plus depuis longtemps, ça n'a peut-être
jamais existé que pour quelques acharnés. Manset change, Manset coupe,
Manset retranche.
Au début
des années 70, le chanteur d'Animal on est mal faisait déjà retirer une
chanson – Pas de pain – pour la réédition de son premier album de 1968.
Et dans les années 80, coup de tonnerre, pour la refonte en CD de son
catalogue : « Gérard Manset envoie ses huit premiers albums au pilon !
» s'emportait Libération. « Il faudrait un père, un maître qui dirait :
“Ton travail n'est pas bon. On brise, on jette au panier”, confiait le
chanteur à Philippe Djian, qui l'interrogeait alors pour l'édition
française de Rolling Stone. Mais puisque, avec le temps, la maturité,
j'ai sorti des disques et des titres que je trouve très bien, je peux
jeter le reste. »
Avec le
temps, certains des disques évacués ont refait surface. Dans
Mansetlandia, il reste encore des vides et des fantômes. Dans
l'arrière-salle d'un café de Saint-Cloud, en fin d'après-midi, fin
d'automne, il fait le point sur cette dernière intégrale, celle qui «
restera mille ans » parce que le numérique ne bouge pas. Ses interviews
sont rares. Parfois, il demande à ce qu'on n'enregistre pas la
conversation. Cette fois, d'accord (« si ça peut aider à être fidèle
»). Mais il tient à relire ses propos. Plus pour le style, le choix de
la formule, que pour le fond. Il faudrait les lui lire au téléphone. («
J'ai pas Internet »).
Qu'est-ce pour vous que « Tout Manset » ?
C'est
simple, c'est tout le Manset qui me paraît présentable. Je sors à
l'instant de l'exposition Magritte à Beaubourg, et j'y ai trouvé des
œuvres qu'il a réalisées pendant une courte période de sa vie où il
n'avait pas toute sa tête, où il n'était pas lui-même. Une histoire de
femme, ou de famille, je ne connais pas les détails, mais on dirait
quasiment des faux, des toiles en décalage total avec le reste de son
œuvre. Si j'avais été Magritte, de son vivant, je les aurais fait
disparaître de toute exposition. Elles n'ont pas leur place dans son
œuvre, or maintenant, elles le poursuivront toujours. Et elles ne sont
pas présentables.
Qu'entendez-vous alors par le Manset présentable?
C'est
strictement technique. Sur mon premier album, absent de Mansetlandia,
il y a des titres que j'aime beaucoup, Je suis Dieu, La Toile du
maître, par exemple, mais le son n'est pas convenable, on enregistrait
en mono à l'époque et les disques étaient mixés en pseudo-stéréo. Je
n'ai pas les bandes, je ne peux pas les reprendre pour retoucher ces
chansons, je préfère ne pas les faire entendre.
Et puis
ma voix est juvénile, ce sont des enregistrements de potaches. On ne
peut pas les mettre à côté des albums du deuxième âge, de la maturité,
ça ne tient pas. Surtout qu'aujourd'hui, tous les titres seront
disponibles en numérique. Par album, mais aussi à l'unité. On peut
survoler l'œuvre en dix minutes. Or je ne veux pas tout mélanger.
Si on me
demandait d'imprimer demain tous les textes de mes chansons, même
celles que je n'ai pas publiées, je n'y verrais aucun problème. Je
serais ravi de voir publier les paroles de La Femme fusée (sur le
premier album également) mais pas le morceau tel qu'il existe. Ça je ne
peux pas le donner.
Pour
quelqu'un qui tranche et qui jette, vous avez la réputation de tout
conserver, carnets de notes, ébauches de chansons. Vos archives sont
phénoménales, qu'en faites-vous?
Essayons
d'être clair. Il y a deux Manset. L'artiste, le producteur, l'homme
civil qui entretient des rapports contractuels avec une entreprise, une
maison de disques. Et qui surveille ce qui est proposé au public. Et
l'homme privé qui garde tout, qui a du mal à jeter. Il compile, il
empile, il classe, il descend à la cave, (« Des sous-sols condamnés
trois jours par semaine, inaccessibles aux autres », disait-il à Djian
), il remonte de la cave, il remplit des malles, des containers. Il
sait à peu près tout retrouver.
Et
pourtant cinq ans de carrière, c'est facile, mais vingt ans, trente
ans, bientôt cinquante… Et le tout réparti en carnets, en musiques, en
mélodies, en cassettes, en fichier audio, en films, et aussi en
dessins, en peintures, en collages, en découpages, en maquettes, en
ébauches. Quand je publie un album, un coffret, je conçois tout
moi-même, le graphisme, la mise en page… Et quand je réalise des
recueils de photos – et j'en ai publié plusieurs – je fais différentes
tentatives, j'essaye différentes structures, différents formats. Et je
garde tout. J'ai du mal à m'en séparer, à le jeter dans une benne.
“C’est peut-être une forme de sagesse infantile que de ne pas s’interroger.”
La
tendance aujourd'hui est à tout publier, les albums d'origine
accompagnés des chutes de studio, ébauches, prises alternatives… Et
quand les artistes disparaissent, on explore les fonds de tiroir.
Oui,
c'est ce que l'on voit avec Magritte. C'est une trahison. On montre
tout, on fait feu de tout bois. Quand je ne serai plus là, je ne sais
pas, peut-être qu'on verra sortir des choses, mais je ne crois pas,
j'ai été très vigilant. J'ai toujours été intègre, j'ai toujours eu
d'honnêtes relations avec mes maisons des disques. Et pourtant, quand
j'ai commencé, c'était compliqué, j'étais seul, je faisais tout.
J'avais à peine plus de 20 ans, je fixais moi-même le cap. Je ne
comprenais pas forcément ce qui se passait.
Quand
j'ai fait écouter ma première maquette, celle d'Animal on est mal,
accompagné de quatre ou cinq autres titres, je ne trouvais pas ça
montrable. Presque dérangeant. J'avais peur d'être moqué. Et en même
temps, je basculais dans un monde parallèle, je ne pouvais pas
m'empêcher de le faire, les mots se bousculaient, ils jaillissaient les
uns après les autres. J'ai écrit Animal on est mal en un quart d'heure,
sans savoir ce que cette chanson voulait dire. C'est peut-être une
forme de sagesse infantile que de ne pas s'interroger.
C'est
une force que je crois avoir gardée au cours des années, je ne me suis
jamais posé de question sur la légitimité à laisser sortir les choses,
de façon presque psychanalytique, hypnotique plus exactement. Bien que
je sois toujours resté sain et rationnel. Pas de drogue, ni d'alcool.
Du matin, pas du soir. La marche pour trouver l'inspiration.
La pièce
manquante dans vos anthologies, c'est toujours le troisième album, qui
suit le succès de La Mort d'Orion, celui de Jeanne et du Long Chemin.
C'est un
souvenir particulier. Je l'ai enregistré dans les studios Pathé qui
étaient l'équivalent français d'Abbey Road. Il y avait là la crème des
ingénieurs du son et des techniciens qui portaient presque des blouses
blanches. Ils n'ont pas cessé de se foutre de moi, d'ironiser sur mon
style. « Tu peux pas accorder ta guitare? », « Tu pourrais pas faire
venir quelqu'un dont c'est le métier ? » Mais j'avançais, j'avais un
budget très raisonnable, je pouvais faire ce que je voulais, demander
un violoncelle ou un excellent pianiste si j'en ressentais le besoin.
Depuis
La Mort d'Orion, j'avais pris conscience que les idées les plus folles
pouvaient me venir, j'en sentais l'espace, j'en sentais l'ampleur.
J'avais l'inconscience d'écrire pour tous les instruments, de convoquer
des orchestres entiers. Mais j'ai porté ma croix dans ce studio Pathé.
J'ai compris ce que c'est d'être iconoclaste, d'avoir un imaginaire
inaccessible à d'autres.
Je n'ai
pas de ressentiment. Si je ne publie pas ce troisième album à nouveau,
c'est que je ne m'y retrouve pas. C'est fait un peu n'importe comment.
Et même l'auteur me semble en porte-à-faux. J'en ai sauvé deux chansons.
“La moindre remarque peut m’abîmer.”
Quand
vous enregistrez La Mort d'Orion, avec une suite quasi symphonique qui
occupe toute une face, vos producteurs vous suivent sans problème ?
Oui et
le disque marche. Vingt mille exemplaires. C'est beaucoup à l'époque.
Mais je ne me soucie pas de leur avis. Je ne me soucie pas des regards
extérieurs. Je travaille pour trois personnes. Et un disque, je ne le
fais entendre que quand il est fini. A l'époque d'Orion en plus,
j'étais jeune, les coups on ne les sent pas à cet âge. Je n'en ai
d'ailleurs pas reçu, le disque a été salué.
Je suis
toutefois très sensible à la critique, je comprends qu'on n'entre pas
du tout dans mon monde, mais sinon la moindre remarque peut m'abîmer.
J'ai connu peu de retours de bâton, mais ils m'ont marqué, alors qu'on
me dit qu'il faudrait s'en moquer, qu'il y a les bons et les mauvais
papiers, qu'un coup chasse l'autre. Je ne peux pas avoir ce
détachement. Quant à l'usage de la langue notamment.
Qu'est-ce qui vous a poussé à « pilonner » vos albums lors du passage au CD dans les années 80.
Encore
une fois, le Manset d'alors n'était tout simplement pas le même que
celui des débuts, ce jeune chevelu déconneur qui fait les Arts déco,
qui connaît à peine la musique, qui joue n'importe comment et se permet
de négocier ses contrats et d'aller seul en studio. C'est un freluquet
pas très sérieux, un type de la bande du drugstore en costume Renoma.
C'est la période un peu dada, alors qu'ensuite, à partir de 2870, on
passe au surréalisme, à la métempsychose, à l'hypnose, l'homme qui
enregistre Comme un guerrier, il est habité, on entend l'Amazonie,
toutes les Indiennes revivre à travers lui.
Pour
moi, on ne peut pas les rassembler, on ne peut pas les faire cohabiter.
La musique n'a rien à voir. Au début, je faisais de la variété, c'était
Antoine, rien de plus. Ça a suivi ensuite un autre chemin. Le passage
au CD était l'occasion d'évacuer certaines choses. J'aurais pu exercer
mon « droit de repentir » (droit moral d'un auteur qui permet de faire
cesser l'exploitation d'une œuvre). J'y ai pensé (« J'ai failli faire
le grand autodafé », disait-il à Djian), mais je ne suis pas allé
jusque-là, sinon l'album blanc était rayé de la carte.
Pour
cette édition Mansetlandia, qui va voyager dans le temps, j'ai quand
même été retrouver d'anciennes chansons qu'on avait pas entendues
depuis longtemps. Quand les bandes existaient, quand elles n'avaient
pas disparu entre deux fusions de multinationales, les déménagements,
les changements de propriétaires… J'ai travaillé dur pour les
restaurer, faire revenir quelques titres anciens comme Caesar, Jésus,
L'Amour infernal. Mais je n'ai pu récupérer que ce qui était
récupérable.
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"Mansetlandia" : l'intégrale
rêvée de Gérard Manset en 19 CD
Par Jean-François Lixon (CultureBox) Nov. 2016
Warner Music publie le 18 novembre prochain
"Mansetlandia", une intégrale de l'œuvre musicale de Gérard Manset sous-titrée
"The ultimate Artefact". 185 chansons sur 19 CD et un livret de 120
pages avec toutes les paroles. Le coffret de petit format est comme d'habitude
très élégant et les CD sont présentés dans des pochettes de carton rappelant
les jaquettes d'origine.
L'œuvre musicale de Gérard Manset serait-elle accomplie ? Le
sous-titre de l'intégrale "Mansetlandia" dont la sortie est prévue
pour le 18 novembre 2016 semble vouloir l'indiquer en filigrane. "The
ultimate artefact" paraît vouloir mettre un point final à cet ensemble
initié en 1968 et révéré par les inconditionnels de l'auteur, compositeur,
chanteur, écrivain, photographe et voyageur aujourd'hui âgé de 71 ans. De lui,
il faut pourtant se méfier, ou plutôt de ce que l'on croit discerner de ses
pensées. L'homme est secret, discret, orgueilleux, très conscient de sa valeur
et de ce qu'il représente pour ses aficionados. Il fut même un temps où il
pensait marquer de son empreinte la musique de son époque, à l'image d'un
Gainsbourg ou d'un Bashung. Il participa d'ailleurs au dernier album de l'Alsacien,
"Bleu pétrole" l'ultime. "Comme
un lego" "Il
voyage en solitaire", c'est Manset !
Petite
foule d'admirateurs fidèles
Mais
Manset ne se donne pas et n'a jamais fait dans la facilité. Alors le public,
celui que l'on nomme "le grand public", ne l'a pas pris. Quand il
sort un album, Gérard Manset n'accorde que très peu d'interviews, une à une
radio de service public, l'autre à un hebdomadaire culturel. Et c'est à peu
près tout. Jamais de télévision, pas de scène. Il vit sur une petite foule
d'admirateurs qui assure le succès de chaque nouvel opus
185
chansons
Nul doute que, même si la plupart des
"mansetmaniaques" possèdent déjà la majeure partie des 19 CD qui
composent Mansetlandia, ils seront tentés par ce petit coffret blanc, numéroté
et à tirage limité, si petit qu'on pourrait penser l'emporter pour accompagner
un voyage en solitaire ! Il est parsemé de photos de l'artiste. Photos qui ne
le représentent pas, il les a sans doute prises pour la plupart dans ses
pérégrinations, en Asie ou en d'autres lieux. Des objets, un appareil photo sans
objectif, un réveil matin démodé, quelques photos d'identité. Des morceaux de
souvenirs, des parcelles de temps. Comme les 185 chansons qui composent
cette intégrale... qui n'en est pas vraiment une.
Un 20e
CD ?
Une intégrale qui n'en est pas une parce que
Gérard Manset n'est jamais satisfait. Ou plutôt, ce qui a un jour satisfait le
Gérard Manset d'une époque peut déplaire à celui d'un autre temps. Alors, il
gomme, reprend, change l'ordre des chansons, compose de nouveaux albums avec
les chansons parues sur de précédents disques. Comme un légo. Il garde le
nom des albums mais change leur contenu, répartit différemment les chansons, en
supprime d'excellentes sans que l'on sache pourquoi. C'est ainsi qu'avec celles
qui ont sombré dans l'oubli officiel mais qui subsistent dans les discothèques
et la mémoire des admirateurs on pourrait composer un 20e CD. On y trouverait,
par exemple, des chansons aussi prenantes et magnifiques que "L'atelier du
crabe", "Balancé", "Fini d'y croire", "Seul et
chauve", "Les loups", "Pas de nom", "Pas mal de
journées sont passées" ou "La route de terre". Aucune d'entre
elles, bien que touchée par le discrédit de leur auteur, ne ferait tâche dans
l'ensemble.
Toujours
retoucher
Manset
n'est pas de ceux qui considèrent qu'une fois l'oeuvre publiée, elle appartient
à son public. Il se donne le droit de la retoucher, de l'amputer, d'y ajouter
un élément inédit. Depuis 1968 et "Animal on est mal" (dont on ne
trouve pas l'original dans ce coffret mais deux versions revues en 2014 avec
Deus pour l'une et en 2015 pour l'autre) Gérard Manset compose une oeuvre
dont les albums, d'abord les vinyles puis les CD, seraient les chapitres. D'une
édition à l'autre, il la paufine, y apporte des modifications, en intervertit
certains composants, comme le peintre peut à loisir jouer de son droit au
"repentir". Alors, ce coffret idéal serait "The ultimate
artefact"... avant le prochain ? C'est sans doute ce que souhaite le
public acquis à Manset. Et même si le dernier album, "Opération Aphrodite",
en a déçu quelques-uns (souvent pour la première fois), chacun reste prêt à se
précipiter sur le prochain. Les plus anciens le font depuis près de 50 ans.
Manset est de ces rares artistes qui accompagnent une vie et lui donne sa
couleur.
Une vie couleur Manset, toute entière reflétée
dans ce coffret.
Livres
Gérard Manset est aussi
l'auteur de plusieurs livres ("Visage d'un dieu inca" à, propos de
Bashung, "Territoire de l'Inini", "Royaume de Siam",
"Les petites bottes vertes", "Wisut Kasat : récit en noir et
blanc"... ). Il est aussi l'auteur de plusieurs livres de
photographie. Il s'apprête à publier "Mansetlandia" chez Fayard.
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Tout Manset recommencé
Par THIERRY GANDILLOT pour LES ECHOS - LE 15/11/2016
En
mai 1968, « Radio Emeutes " - c'est ainsi que le général de Gaulle
désignait Europe 1 - passait « La Cavalerie » de Julien Clerc et «
Animal on est mal » de Gérard Manset. Julien a tout de suite attiré la
lumière; Gérard l'a fuie. Les photos de lui sont rares, souvent de dos,
floutées ou le visage masqué par des lunettes noires. Le beau portrait
signé Marc Charuel, qui figure dans le livret de « Mansetlandia » -
l'artiste jeune, penché sur son piano, annotant une partition -, n'en a
que plus de prix.
L'auteur d'« Il voyage en solitaire » a toujours
refusé de monter sur scène ou de se montrer à la télévision. « J'ai
toujours fait ce que j'ai voulu faire. J'ai eu des caprices au sens où
Freud l'entendait. C'est un miracle - merci mon Dieu ! -, qu'on m'ait
laissé faire mon trou de manière unique. J'en suis très fier. Parfois,
je me dis "Bravo Gégé !". "
Sonorités éblouissantes
Oui, bravo,
ça valait le coup. « Mansetlandia " le prouve en 185 titres et 19
albums (dont « Route Manset » composé de reprises par Bashung, Cabrel,
Murat, Annegarn, Birkin...). Les morceaux qui le nécessitaient ont été
remasterisés. Quelques rares inédits de 1972 sont exhumés, dont un
insolent « Caesare » composé d'extraits de « La Guerre des Gaules » en
latin ! Et le magnifique « Jeanne », évocation médiévale en dix minutes
et trente-sept secondes d'un martyre « au bûcher bancal ».
L'objet,
lui-même, est pensé et exécuté avec soin jusque dans ses moindres
détails. Le coffret blanc est piqué de minuscules vignettes collectées
par ce voyageur insatiable : tickets d'avion, alphabet et dictionnaire
thaï, réveil pour le vol de quatre heures du matin (Cayenne/Belem),
billets en francs CFA, ticket du « Museu do Indio » de Manaus, Nikon
FE, paquet de cigarettes khmer, cartes de 1982 à 2002, reliquat de
dollars, pochette anti-rayon X...
« Mansetlandia » s'ouvre
magistralement avec « La Mort d'Orion », première face du vinyle 33
tours éponyme, où l'on note la participation de Giani Esposito
(récitant) et d'Anne Vanderlove (voix). C'est une sorte d'opéra rock
rétro-futuriste aux sonorités éblouissantes, mêlant références aux
chants grégoriens et à la musique asiatique. Les textes d'une beauté
ésotérique révèlent un goût prononcé pour la rime.
Et maintenant, un
saut dans le temps par-dessus ces chefs-d'oeuvre que sont « Y'a une
route », « Le Train du soir », « Royaume de Siam », « 2870 », « Matrice
», « Lumières »... En 2016, Manset s'empare d'« Aphrodite », le
sulfureux roman de Pierre Louÿs (1896), qu'il sublime. On y entend le
luth de Kamel Labbaci. Une jeune femme, Chloé Stéfani, dit des extraits
qui ne sont pas sans rappeler le monde d'Orion.
L'ambition est
constante, la prise de risque récurrente. En toute connaissance de
cause. « Je l'ai fait avec une certaine jubilation qui, il est vrai,
avec le temps s'est détériorée par le sentiment exécrable qu'elle
n'était pas suffisamment partagée. Le plaisir est toujours là, intact.
Mais il est entaché d'incompréhension par une lecture qui forcément
aujourd'hui n'est plus claire de la part de l'auditeur, plongé de plus
en plus profond dans un domaine instable où tout s'équivaut, Internet,
réseaux sociaux, diatribes politiques. » Aujourd'hui, le refus de la
médiatisation est l'ultime façon de résister. Jusqu'en « 2870 ". Et
au-delà...
Gérard Manset : « J’ai toujours fait ce que j’ai voulu faire »
Par THIERRY GANDILLOT pour LES ÉCHOS - le 15/11/2016
Gérard
Manset sort enfin l’intégrale de son œuvre en 19 CD et 185 titres. De
« La mort d’Orion » à « Opération Aphrodite », retour sur près d’un
demi-siècle de carrière en solitaire.
POURQUOI MAINTENANT ?
Parce
que je ne peux plus faire autrement. Il n'y a plus de vinyles, plus de
CD, tout est en streaming. Pendant des années, j'ai refusé que tout ce
matériel soit en accès direct. Internet est une hérésie - même pas cité
dans les contrats... Ca a gelé la situation pendant dix ans. Je n'ai
rien vendu pour internet. Le déclic est venu avec « Opération Aphrodite
», tout était dans les tuyaux. Le moment était venu de tout valider
pour le téléchargement. Il y a dans « Mansetlandia » quelques raretés,
des introuvables, comme « Caesare », un extrait de « La Guerre des
Gaules » en latin qui était sorti à cent exemplaires sur un 45 tours
hors commerce destiné aux radios. On nous a sacrifiés au numérique.
J'ai refusé le numérique jusqu'au double album « Un oiseau s'est posé
», il y a deux ans. Il faut bien l'admettre, le vinyle s'est mouru
(sourire). Oui, s'est mouru ... Maintenant tout le monde se prosterne
devant le dieu Download.
QUEL REGARD SUR L'OEUVRE ?
Trois
temps. Au début, une juvénilité absolue, une innocence. Ensuite, à
partir de « Matrice », l'irruption du tragique. Ensuite, vers « Obok »,
une certaine désespérance, une forme, oui, de démission. Après, il
fallait dévier le coup. Je ne pouvais pas sempiternellement répéter que
tout est noir. Il fallait parler d'autre chose, autrement. D'où
l'Egypte ancienne, Pierre Louÿs. C'est le sens d' «Opération Aphrodite
». Dans « Mansetlandia », je lis le spectre précis, marqueur de toutes
ces décennies, de Pompidou à Hollande. Tout ce que la France a vu de
transformé, bousillé, sali. L'annihilation colossale de tout un secteur
artistique. Un antarctique qui s'effondre.
LE REFUS DE LA MÉDIATISATION ?
J'ai
tenu bon, avec des doutes. J'ai toujours fait ce que j'ai voulu faire.
J'en suis fier. Parfois, je me dis : « Bravo Gégé ! ». J'ai pu faire
des caprices, au sens où Freud l'entendait, le privilège ultime de
l'enfant. J'ai refusé quatre télévisions à la sortie de mon roman « Les
petites bottes vertes ». Antoine Gallimard a pris acte. J'ai eu la
chance d'être dans un domaine - merci mon Dieu - dans lequel par
miracle on m'a laissé faire mon trou de manière unique. Je l'ai fait
avec une certaine jubilation qui, il est vrai, avec le temps s'est
détériorée par le sentiment exécrable qu'elle n'était pas suffisamment
partagée.
LES REPROCHES D'ÉLITISME ?
Cet élitisme, si c'est de
cela qu'il s'agit, est multiforme et compassionnel. J'aimerais qu'il
soit partagé. La jubilation dont je parlais est aujourd'hui entachée
d'incompréhension par une lecture qui, forcément, avec les réseaux
n'est plus claire. On a connu une époque de Teppaz et de vinyle où le
moindre auditeur dans sa chambre de bonne avait le temps d'écouter,
d'être imprégné, puis de partir dans les rues avec en tête « Marchand
de rêves ». On est arrivé aujourd'hui à - ô banalité ! - un nivellement
des sensations qui fait qu'il est longé de plus en plus profond dans un
domaine instable de diatribes politiques où tout s'équivaut. Plus
j'avance en âge et plus les choses se cristallisent à l'extrême. Mais
le désir est intact.
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Gérard Manset, l'intègre du rock
Par BRUNO PFEIFFER pour Libération - 13/12/2016

Indéchiffrable,
l’auteur-compositeur Gérard Manset? Pas vraiment. Énigmatique, sans
doute. Hors des sentiers battus? Sans discussion possible! La vedette
tranche sur ses contemporains de la période «Variétés» : il peut le
savourer. Il a rompu sans interruption avec les pratiques
conventionnelles. C’est pourquoi, sans surprises, le considérable
coffret (Mansetlandia : 19 CD officiels, 185 chansons, six inédits),
dans les bacs en décembre, tranche une fois de plus : la somme ne
constitue pas l’intégrale stricto sensu. L’objet incarne le matériel
que l’artiste retient dans son œuvre, ce qui lui est propre, la part du
lion qu’il revendique. En quelque sorte l’intégrale de l’intègre.
Manque le premier album (Gérard Manset, 1968). L’on découvre à travers
ce Best Of étendu, le styliste unique, l’aventurier, l’artiste total
(il s’occupe des photos, de la typo, et jusqu’à la maquette de ses
albums). Et une œuvre réalisée sans contraintes, sans pression. Comme
dirait Georges Brassens : «en suivant son ch’min de petit bon-hom-me».
Brassens que, devant moi, Manset ne reconnaît pas le moins du monde
comme influence. Je suis pris de court. La ressemblance entre des deux
figures (l’intégrité notamment), me semblait frappante.
Manset
s’extrait du lot, pas uniquement par la qualité des titres. Par le
refus du personnage de s’exhiber (Manset n’a jamais donné de
concert...Il insiste bien devant moi : «aucun!»). Par le parcours sans
concessions (il a dicté les conditions pour CHACUN de ses albums aux
compagnies phonographiques). Une attitude du reste rare. Je ne vois que
Bob Dylan pour avoir tout au long de sa carrière imposé pareillement
ses choix. Enfin par ses paradoxes déconcertants (l’auteur du titre
enchanteur Il Voyage en Solitaire se définit volontiers comme un
«musicien de rock», mais à la question sur l’influence musicale majeure
répond au quart de tour... Ludwig van Beethoven). Sur toutes ces
raisons, j’ai eu le privilège de recueillir de vive voix, les
commentaires de Manset, l’un des grands de la chanson française (il
accorde rarement des interviews). Rendez-vous est pris en fin
d’après-midi de novembre, au fond d’un café huppé de la Porte de St
Cloud. Je m’assois à côté d’un être décontracté, aimable, à l’écoute,
bien dans sa peau. Il s’informe (Si je suis bien installé? Ce que je
désire boire?); m’invite sans salamalecs à entrer dans le dialogue.
Comme il a dû le faire avec les milliers de gens rencontrés sur la
route. C’est parti...
Êtes-vous l’homme d’une tradition littéraire?
Je
suis l’homme d’une époque, les années soixante-soixante dix. Celles de
de Gaulle, de Pompidou, de Giscard. On me traite de passéiste? On
s’extrait du carcan, si l’on possède un tant soit peu d’identité.
La Beat Generation ne vous a pas marqué?
Je
ne fonds pas d’admiration devant ces gens. J’aime bien Kerouac, mais ce
n’est pas un modèle : par rapport à lui je suis un jeunot. Je ne me
sens pas l’héritier littéraire de quiconque. Je puise des sources
littéraires en amont : Gérard de Nerval, par exemple. Avec lui, je
ressens une fraternité littéraire, c’est sûr. Je partage avec certains
écrivains la solitude des latitudes, cette chose différente,
terriblement étrangère à ceux qui ne l’ont pas vécue, absente chez de
nombreux écrivains actuels. Un autre écrivain que j’ai dans le ventre,
c’est François Villon. Un autre dont je me sens l’incarnation : Pierre
de Ronsard. Oui, je crois en la réincarnation. Tous ces écrivains
m’habitent, me prennent par la main. Sont présents sans que je m’en
rende compte lorsque je me retrouve devant la page blanche. Dylan? Je
me sens admiratif de sa conduite totalement rock : ne pas parler - ne
pas se montrer - faire de la scène, rébarbatif, codé, à l’opposé de
tous ces hommes politiques qui ne savent que sourire.
Vous suivez l’actualité politique?
Oui.
Mais je ne vote pas. Je constate le fiasco des démocraties. Regardez
tous ces politiques comme Hillary Clinton, toujours à arborer le
sourire. Pourtant, vu la gravité des problèmes, aucune raison de
déborder de démagogie. Les événements sont trop graves. Charles de
Gaulle ne souriait pas et ne sourirait pas aujourd’hui. Rarissime,
l’apparition sur les écrans d’un personnage politique honnête. Quant
aux régimes divers, j’ai toujours éprouvé un faible pour les régimes en
autarcie (Cuba) : pauvre, une paire de chaussures pour dix…
Pardonnez-moi d’aborder les problématiques par les extrêmes.
Pourquoi ne vous montrez-vous pas?
L’image
du chanteur conduit à une mythification. Or, je ne suis pas à ma place
dans ce processus. Regardez Elvis. Il se met à chanter. Tout le monde
fond. Mais n’allez pas croire que je rejette l’idole : simplement moi
je ne suis ni un vocaliste, ni un joueur de guitare, ni un danseur
comme lui. Et ce que le public oublie, c’est que ces gens fonctionnent
en bande. Sans le groupe, ils ne sont rien. Moi, j’avance seul. Ils ne
sont pas des flopées à être parvenus à s’extraire du groupe, à filer
leur trajectoire propre. Il y a John Lennon : on peut lui attribuer
l’attitude rock par excellence. Je reviens sur votre question de me
situer dans une tradition littéraire. Quitte à accepter une définition,
je veux bien «musicien de rock».
Pourriez-vous compléter la définition?
Musicien
de rock, c’est la bière, les alcools, les hallucinogènes. C’est Bob
Seger. L’inverse du charme bi-sexuel de David Bowie. Lui, c’est de la
pop.
Si vous deviez citer un musicien?
Ludwig van Beethoven. Ma trilogie, c’est Villon - Nerval - Beethoven.
Acceptez-vous le statut de star?
Ni de star, ni d’anti-star. Égal à moi-même, un électron libre. Je revendique mon unicité. Je me situe au-delà de l’orgueil.
Vous avez déclaré cependant l’intention de monter sur scène, en composant l’album Obok?
Oui,
j’ai écrit des titres plus lisibles, il y a eu des séances, tout le
monde trouvait le résultat extra... Et puis j’ai décliné, comme
d’habitude. Je n’ai pas voulu me retrouver la cible des téléphones
portables allumés pendant les concerts. Je laisse la musique parler
d’elle même. En définitive, cela me convient mieux.
Pour qui écrivez-vous?
J’ai
la chance d’avoir des gens qui m’aiment. Des journalistes, des auteurs,
des alter ego. On se trouve dans le même wagon. C’est aux passagers de
ce wagon que je m’adresse. C’est eux que j’essaie de ne pas décevoir.
Comment? J’écris plutôt le matin, vers 9 heures, après un bon crème.
J’ouvre tous les pores. J’essaie d’avancer dans le texte, paroles et
musique à la fois, avec lucidité, sévérité, de donner du sens sans
laisser couler les émotions. Cela ne vient pas automatiquement. Tant
mieux si je procure des sensations, toutefois ce n’est pas ce que je
recherche en priorité.
Êtes-vous croyant?
Zéro réponse, cela ne m’intéresse pas de gloser sur le sujet. Je suis plutôt bouddhiste Teravada.
Pourquoi Mansetlandia?
Je
circulais au Brésil. Il existe à Rio de Janeiro un quartier nommé
Cinelandia, derrière la cathédrale. On trouve aussi Uberlandia… Et pas
mal d’autres Landias… D’où Mansetlandia.
Mansetlandia : 19 CD officiels, 185 chansons, six inédits, livret de 120 pages (WARNER MUSIC)
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Gérard Manset : l'électron-libre de la chanson
par Robert Migliorini , pour La Croix le 12/01/2017
Gérard
Manset revisite à 71 ans son répertoire et offre une anthologie de 185
titres où le droit au repentir musical est de règle.
Musicien de rock, il a été plusieurs fois à la mode depuis « La Mort d’Orion » et autres œuvres en forme de vision du monde.
À
71 ans, Gérard Manset ne cesse d’interroger sur sa route de voyageur en
solitaire (une chanson de 1975 devenue sa carte de visite). Manset
c’est un territoire à explorer, lointain, tout en étant ancré dans une
enfance banlieusarde sans histoire.
De là une nostalgie non
dissimulée en forme de vision du monde. « Je m’inscris dans la foulée
de ceux qui estiment que c’était mieux avant », assure d’emblée celui
qui lit Nerval, Balzac, l’oublié Pierre Louÿs. Gérard Manset plaide
pour la continuité.
Volontairement familier des éclipses, il ne fait
confiance quasiment qu’à lui-même pour défendre et promouvoir ses
chansons en forme de récits subjectifs. À la façon des artisans, il
peaufine sa discographie, assurant tout à la fois les paroles,
musiques, orchestrations, photos et mises en page de ses albums.
En
2016 pour marquer ses décennies artistiques, il vient de proposer une
anthologie de 19 CD regroupant 185 titres présentés en un livret de 120
pages. Mansetlandia (WarnerMusic) est une nouvelle façon de revisiter
une histoire, lancée au temps du disque vinyle et des succès de Claude
François, pour se poursuivre à l’heure de la révolution numérique. «
J’ai été plusieurs fois à la mode », s’amuse-t-il à souligner.
Inclassable et déroutant
Manset,
le natif de Saint-Cloud adore donc brouiller les pistes. Inclassable et
déroutant. Entendu dans ses disques plutôt que vu sur scène. Décalé.
L’anthologie reprend, hormis six inédits, un titre écrit en latin,
d’après la guerre des Gaules de César.
Musicien de rock, Manset
remet régulièrement la musique de ses chansons sur le métier. « J’ai eu
la chance de vivre de mes bricolages et découpages », se réjouit
aujourd’hui l’ancien élève des Arts déco mesurant le chemin parcouru
depuis ce curieux Animal, on est mal, sorti en 1968 et revu en 2014.
L’artiste
aux 21 albums n’est pas devenu un chef de file pour autant. Un
inspirateur plutôt. Comme l’a traduit un album d’hommages Route Manset
(sorti en 2004). L’éclectisme est sa marque de fabrique depuis que son
album de référence La Mort d’Orion l’a inscrit dès 1970 dans les
atypiques, ambitionnant de ne pas faire comme tout le monde. « Je n’ai
pas vocation au collectif », reconnaît-il de sa voix haute. Ses
chansons l’attestent.
Aventurier de la foi perdue
Avec ce goût de
l’ailleurs, sinon de l’exotique, Gérard Manset est un aventurier de la
foi perdue. Le murmure des temps anciens, le refus de vacarme des
villes en font un croyant à sa façon.
Dans l’album Lumières (datant
de 1984), la couverture montre un gamin dans sa tenue de communiant
solennel, au sortir du catéchisme. « Je viens de là. Je suis attaché à
l’iconographie chrétienne », explique Gérard Manset. « J’aime
fréquenter les églises où je retrouve une véritable profondeur de champ
», poursuit-il.
Sa curiosité naturelle l’a plutôt orienté vers la
voie de l’éveil, incarnée par le bouddhisme en sa version
traditionnelle. « Je suis admiratif de l’architecture des grandes
religions », précise-t-il encore. Son Jésus (une chanson de 1978) est
vu par un iconoclaste inspiré par les dieux non occidentaux.
Il est
heureux d’avoir pu parcourir en compagnie de ses fidèles des chemins
buissonniers : « Dans mes chansons, je ne parle pas d’un âge d’or. Mais
j’ai toujours une histoire merveilleuse en tête. On peut ne pas être
croyant et avoir le droit d’être fervent », conclut celui qui refuse
d’être un maître à penser.
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Gérard Manset : Un monde à part
Tony Grieco (Guitare Sèche Mag n°38 / Janv-Fev 2017)
Auteur,
compositeur, arrangeur, producteur, chanteur et bien sûr guitariste, ce
« cumulard » patenté s'est toujours placé en marge de « la profession »
qu'il a pourtant fréquentée de l'intérieur., Son œuvre résumée dans un
gros pavé cartonné (le coffret Mansetlandia, The Ultimate Artefact)
retrace le parcours atypique d'un artiste inclassable dans le paysage
musical hexagonal. Cette grasse moisson de classiques et d'inédits
mérite réflexion car la matière est imposante !
Artefact
C'est
ainsi que l'artiste nomme ce gros paquet, riche de notes et d'images
poétiques ainsi que d'un épais livret recelant tous les textes. Il
donne même la définition de ce terme, produite par le Larousse : «
phénomène d'origine artificielle ou accidentelle rencontré lors d’une
observation, d'une expérience ». Mais, outre les activités citées plus
haut, il est aussi graphiste et surtout observateur de l’âme humaine
qu’il dissèque à travers cet art multiple. Nous nous arrêterons ici sur
l'approche musicale qui reste néanmoins la trame de son expression. Car
au travers des mots choisis avec précaution, Manset compose, arrange et
se sert souvent d’une guitare pour structurer l'ensemble. Pour le côté
pop, il convoque les Beatles, période expérimentale, mais aussi Bilan
Wilson pour l'esprit aventureux ou Bob Dylan pour la distance
nécessaire et l’attitude « rock ».
Le concept d’abord
Amoureux
des notes et des mots, du fond et de la forme, l'homme va sortir des
sentiers battus dès ses débuts dans l'industrie musicale. Sa musique
mystérieuse, emplie de sa personnalité, intrigue. Elle en rebute
quelques-uns mais en passionne beaucoup d'autres et malgré le côté «
confidentiel » de ses premiers disques, les radios, en ce début des
années 70, se mettent à passer sur les ondes ces complaintes venues de
la planète Manset….Un public averti (on dirait aujourd'hui des «
followers ») va se mettre à pister cet artiste iconoclaste et à partir
de son album « La Mort d'Orion » (1970) tous les suivants seront
toujours dignement accueillis. Il a aussi par la suite écrit et produit
pour d'autres artistes et, au passage, en a influencé quelques-uns. La
parole est à la défense …
-As-tu envisagé cette rétrospective comme un bilan ou un regard sur ton œuvre ?
-Non,
pas spécialement, c'est l'occasion de regrouper les choses dans un
objet conséquent, tu vois, c’est ce que j'appelle un artefact, c'est
ainsi que je l'ai conçu, en pensant à l'emballage, la typographie, etc.
Il propose un ensemble puisqu'il y a aussi mon dernier album. Il manque
quelques enregistrements monos du début et les bandes de l'album de
1968. Mais à part ça, il y a tout.
-C'est toi qui as pris l'initiative ou on t'a proposé de le faire ?
-Non,
proposé n'est pas le terme, comment faire simple, ceux qui me
connaissent savent combien je suis toujours derrière mes contrats,
derrière mes plannings. Depuis une dizaine d'années, j’étais un peu en
conflit avec EMI, je ne suis pas quelqu'un de procédurier, pour des
histoires de streaming et de téléchargements, mais surtout streaming.
Je ne suis pas pour que les choses aient un accès libre, ou alors dans
ce cas, on ne propose pas le même produit artistique si c'est ouvert
24h/24. Ce n'est pas une histoire d'argent dans mon cas, mais de droit
moral, il y avait déjà eu des coffrets sortis auparavant.
-Lorsque
l'on écoute à la suite, on a un sentiment de continuité, pas forcément
dans le son qui est tributaire des prises de son de l'époque, mais dans
le style, l'unité, la forme des compositions, le travail sur les textes
qui par exemple est une constante.
-Oui ce que tu dis me
fait plaisir car c'est pour ça que je prends des précautions, pour que
l’on n’ait pas des sortes de hiatus ou de différences tout le long.
J'ai moi-même constaté l'homogénéité au niveau des orchestrations et de
certains délires.
-Comment es-tu venu à la musique, tu es plutôt littéraire, tu as fait partie d'un groupe ?
-Oui
je suis passé par la case groupe, j’étais guitariste et j'adorais ça.
J'ai ensuite fait de la production, chez Philips et puis chez Pathé
Marconi. Puis j'ai fait « Animal On est Mal » en 1968 que j'ai produit
intégralement.
-Tu t'es mis à composer assez vite ?
-Oui,
vers 15/16 ans, j'écrivais des poèmes, j’ai pris une guitare et j'ai
fait des chansons, voilà. Dans la forme, c'était assez conventionnel,
comme des tas de jeunes encore aujourd’hui prennent une guitare sèche
et se lancent.
-Dans la mouvance française, tu as été l'un des premiers à faire des albums avec un fil conducteur, on va dire concept album ?
-L'explication
est simple si l’on prend comme point de départ que je fais les paroles
la musique et les orchestrations. J’ai tout sous la main dans la même
boîte, alors oui je suis comme dans un travail d'auteur littéraire, je
peux changer tout ce que je veux en cours de route. J'ai tout géré, y
compris les budgets avec une totale liberté...
-Comment abordes-tu la guitare ?
-Je compose toujours avec et parfois au piano. En studio, je fais toujours tourner la séance autour de l’instrument.
-Tu as des goûts pour des marques ?
-J'ai
une petite Gibson J-45 qui est très bonne. Mais j'ai une Ibanez
Jamboree model O que j'adore. Je l'ai achetée à l'un de mes musiciens,
dans les années 70. Elle valait peut-être l'équivalent d'une centaine
d'euros d’aujourd’hui, mais c'est une merveille à jouer, elle a super
bien vieilli.
-Y a-t-il des guitaristes qui-t-on impressionné ?
-Oui,
oui, récemment j'ai fait la connaissance d'Axel Bauer, il est superbe.
On a travaillé ensemble sur mon avant dernier album.
-Et en acoustique ?
-Oui beaucoup, plein d'Américains, que j'adore, dans le folk, la country, le rock.
-Que penses-tu du Nobel de littérature attribué à Bob Dylan ?
-Je
suis content et ça ne me déplait pas, mais il faut souligner qu'aucun
artiste de langue française n'aurait pu l’avoir. Dylan donne de la
poésie au rock, comme Bob Seger, des gens qui donnent tout sur scène
aussi. De plus, sans s'étendre, il a une attitude très rock : il ne
parle pas, il ne sourit pas, il joue et il rentre... Bravo.
LA PREUVE PAR LES AUTRES
Le
coffret contient la quasi-totalité des travaux de Gérard Manset,
s'étalant de 1972 à 2016 avec le dernier opus en date. Mais dans le
package se trouva l’album hommage, Route Manset, sorti en 2004, sur
lequel une grosse poignée d'artistes « concernés » sont venus
donner leur propre relecture de certains hymnes emblématiques de
l’auteur. On y croisera donc, Jean-Louis Murat proche du maître dans
l'esprit, Nilda Fernandez et sa voix haut perchée, Alain Bashung égal à
lui-même, Francis Cabrel respectueux, Salif Keita intéressant,
Françoise Hardy élève douée, Brigitte Fontaine transcendantale,
Raphaël, Dick Annegarn, Jane Birkin et même les petits chanteurs de
Saint Marc... Ce déploiement de forces indique combien Gérard Manset a
compté pour beaucoup de gens de styles et de cultures très différents.
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Gérard Manset : Une intégrale... ou presque
Avec une œuvre couvrant cinq décennies, la discographie du
plus discret et mystérieux des chanteurs français fait l'objet d'une réédition
luxueuse.
Par Yves Bigot pour Rolling Stone n°90 (Déc.2016)
Mansetlandia: comme un continent mythique, un univers
fantasmé, un pays de merveille sans frontières, mouvant comme celui des rêves,
sans cesse reconfiguré, passant d’une situation, d'un sentiment, à l’autre avec
la fluidité de l'inconscient. Mais de quoi s'agit-il physiquement, en fait? Du
cinquième ou sixième coffret récapitulant, compilant, reformatant un patrimoine
sans égal couvrant cinquante ans de Gérard Manset, du kafkaïen « Animal on
est mal », hymne
de Mai-68, au précieux et érotique « Opération Aphrodite » qui renoue
avec les élans délirants de l'opéra de l'espace qu'était « La Mort
d'Orion », oratorio symphonique et métaphysique sidéral de 1970. Autant
dire une œuvre, aussi rare que puisse être ce terme dans un domaine qui se limite
ici le plus souvent à la chanson ou à la variété. Constituée, tels que
(re)présentés dans un beau boîtier blanc, par dix-neuf albums (triturés,
recomposés) regroupant cent quatre-vingt-cinq titres maison et un livret de
cent vingt pages reproduisant les textes d'un artiste multiste autonome qui
publie également par ailleurs livres, expose photographies et tableaux, au
moment précis où Dylan reçoit le prix Nobel de littérature, ce qui anoblit par
ricochet tous ceux qui exercent la même profession que lui. Un catalogue, donc,
immense et inégalé, encore trop confidentiel, que Manset bichonne plus que
n'importe quel autre artiste de sa nationalité. « Je peaufine, je
bichonne, effectivement je suis comme une mère qui élève et prend soin de ses
enfants. Ce n'est qu’au bout du septième ou huitième album, vers quarante ans,
à partir de « Matrice » et « Revivre », que je me suis
rendu compte que j'alignais un certain nombre de morceaux et qu'il y avait là
quelque chose. Il y a toujours chez moi un grand décalage entre la création et
la publication. »
Il y a quelques jours seulement, je me suis rendu compte que
ce fou furieux de Gérard allait d'un titre en latin jamais commercialisé à
Aphrodite, qui est un truc indéfinissable.
« Je me suis émerveillé, mais ça ne dure jamais que deux-trois
jours, ça n'est pas inquiétant. Je suis un cas assez unique comme profil on
s'aperçoit que mes titres possèdent souvent des constructions harmoniques
complexes où je change souvent d'accords et d’instrumentations au sein du même
morceau, ce qui crée des couloirs, des capharnaüms qu'aucun autre artiste pop
ne fait aujourd'hui. »
Cette somme considérable, ici dénommée The Ultimate Artefact,
ne constitue toujours pas tout à fait une anthologie complète, en ce sens qu’il
y manque encore le premier album pop art de 1968, dont ne survit que
"Animal" dans ses versions re-trafiquées de 2015, ainsi qu'une partie
du troisième (Manset, à la pochette blanche et au lettrage bleu). Toujours ce
révisionnisme qui désole les fans, mais participe fortement de la légende d'un
artiste autarcique, obsédé par ses multiples responsabilités, qui fait
apparaître de nouveaux titres, en fait disparaître d'autres, même
partiellement, parfois, tel Manset l'enchanteur.
« La réponse est implicite. La technologie a tellement
évolué. C'est comme si un peintre passait de Lascaux à l'acrylique et au
numérique. Il faudra qu'il s'adapte pour donner à ses charbonnages une
existence numérique. Pour moi, c'est partir de titres en fausse stéréo et
arriver au Pro Tools. J'ai quand même exhumé quelques antiquités. Mais d’une
part, ma voix a changé, et de l’autre j'exerce une certaine vigilance sur la
nature de quelques mots que j'avais pu écrire: c'est lecas de « Ils »
sur « La Mort d'Orion ». J'en ai d'ailleurs viré la moitié dans la
version ici présente. Et puis la société aussi a tellement évolué. Quand je
prends un café-crème et que je lis le journal en 2016, ça me conduit à
réfléchir sur ce que j’ai à dire là, ici et maintenant. Mansetlandia, c'est une
maison que j'aurai construite et où je fais rentrer la famille. Les versions
obsolètes ou des trois premiers albums, c'est valorisant pour moi que certains se
donnent du mal pour les trouver, la plupart du temps illégalement: quand on pille
une banque, c'est pour de l’or ».
« Justement, alors, pourquoi ne pas les assumer? »
« J'assume tout, sauf un ou deux parmi deux cent
cinquante, que je réfuterai pour des questions de jeunesse ou de dadaïsme. Ce
n’est pas que je ne veux pas: on n’a pas les bandes. La maison de disques les a
perdues. J'avais même pensé à Biolay pour les réorchestrer et refaire l'album
de 1968. Il avait un peu le même genre de voix que moi au début. J'ai gardé
« Celui qui marche devant ». Et là, j'ai exhumé un inédit de 1972 et
refait « CAESAR" parce que j’ai retrouvé la bande 16-pistes. J’ai
remis « Jeanne » et « Ne change pas » avec les mixages
originaux et « L'amour infernal », avec une orchestration déjantée de
l’époque. »
« CAESARE », en latin, voilà un morceau singulier
dans un corpus qui ne l'est pas moins, une bizarrerie typique du Manset des
années 1970, reclus dans son studio de Milan où il tente de devenir un sorcier
du son et de la composition, démiurge à la manière de Brian Wilson ou de Todd
Rundgren.
« Un ami avec lequel je travaillais arrive un jour au
studio avec « La Guerre des Gaules », une édition moitié en français,
moitié en latin. Je la lui ai piquée, émerveillé, comme ce qui m'est arrivé
très récemment avec Aphrodite de Pierre Louÿs. J'avais fait une année de latin
en sixième; j'ai pris des phrases au hasard que j'ai amalgamées, pour rendre à César
ce qui était à César, si l’on peut dire »
Autre inédit 1972 particulièrement remarquable, « Tu
fais vivre autour de toi », avec une très longue partie de piano
introductive, à la manière de celles d'Elton John sur des albums comme
« Elton John » ou « Madman Across The Water ».
« On se foutait de moi en studio à l’époque. J'avais
honte, alors que là il s'avère que je suis un cador au piano. C'est très
simple, pas du tout une performance virtuosale. Ce devait être pour l'album « Long
long chemin », un titre que j’ai laissé en plan. Je l'avais totalement
oublié; j’ai été émerveillé de l'expression juvénile très respectable et
respectueuse de l'environnement, et de la situation amoureuse ou affective de
l’époque »
C’est quand même assez rare, une chanson d'amour aussi
directe de la part d'un auteur qui a perfectionné son approche de la poésie
philosophique d'album en album, culminant avec « Y’a une route », « Royaume
de Siam » et « Lumières ». Il n’est pas d'accord:
« Tout blanc était empreint de logorrhée amoureuse,
avec notamment « Donne- moi la préférence/ Que mon carrosse enfin
s'avance/ Qui vient te prendre... »
Dans un pays aussi littéraire que la France, obsédé par les
mots, le sens littéral et si peu musical, Manset le compositeur, musicien,
arrangeur, producteur, imprime ostentatoirement ses paroles dans un livret de
cent vingt pages agrémenté de quelques photos (dont peu de lui). Ils sont peu à
pouvoir le faire ainsi sans frôler le ridicule ou la vanité.
« Sans prétention, ni nombrilisme, je suis très lucide.
Je l’ai fait pour que le cadavre ne soit pas définitivement enterré, pour rendre
présentable la momie. Là, on a retiré les bandelettes, on exhume tout Je ne
suis pas plus proche de Léo Ferré que de Bénabar. Dû au fait que je réalise les
orchestrations, l’art-work, la prise de son, le mixage, les gens ne mesurent
que partiellement que je fais tout ça à part égale. Je peux rn'endorrnir en
paix, ça n'est ni de la littérature, ni de la musique : c'est de la
psychanalyse. On est proche du rêve éveillé en permanence, c'est là toute ma
différence, ma singularité. « Entrez dans le rêve » : il faut se laisser
porter. » Autre singularité de cet opus qui efface certains albums comme « Rien
à raconter », « L'Atelier du crabe », « Comme un guerrier »;
pour en fondre les morceaux dans d’autres (Y’a une route, 2870, Royaume de
Siam, Le Train du soir), rapprocher finalement "Bergère" de "Fille
des jardins", ce qui ajoute à la confusion des aficionados, mais
reconstruit son parcours plus radicalement encore que ne le font Neil Young ou
Bob Dylan, pareillement inclinés, quoique plus riches d’inédits et préférant
montrer leurs esquisses que retoucher leurs masters, la présence de « Route
Manset », tribute années 1990 initié par Bayon et la bande de Libération,
et réalisé par Christian Noailles.
« C’est l'occasion de souligner une partie de ma
reconnaissance pour quelques individus qui ont été des inconditionnels auxquels
je dois, sinon tout, que la momie ait pu continuer à exercer. C’est aussi la
preuve en creux de la difficulté à manier ce matériel qui est le mien, mais il
y a des trucs magnifiques comme « C’est un parc » par Salif Keita
pour ne citer que celui-là. Reprendre mes morceaux à moi, c'est très différent
de chanter des textes que j’ai écrits spécifiquement pour tel ou tel : ceux qui
les ont réinterprétés en ont pris les mesures à partir de mes versions alors que
Julien Clerc ou Axelle Red ont créé in extenso des textes comme « Le grand
cygne blanc »ou « La liberté c'est quoi ». « Comme un Lego »
par Bashung, incontournable. »
Et puis bien sûr,
il y a Raphaël. Leur relation est différente, personnelle. Il est managé par Caroline,
la fille aînée de Gérard, et il a collaboré avec lui sur chacun de ses propres
albums (« La mémoire des jours », « Etre Rimbaud »,
« Peut-être a-t-il rêvé », « Manteau jaune » et même
« Comme l’eau se souvient »), allant jusqu'à épouser certaines de ses
tournures mélodiques (écoutez "Sur mon dos" pour vous en convaincre).
«Il pourrait être mon fils, il est venu tout doucement à mon
matériel. Il est auteur-compositeur lui-même, mais il reste très loin du
métier, il est très réticent par rapport à son image, il connaît pas mal de
doutes, comme moi, il ne possède pas cet ego surdimensionné qu'ont tous ces
artistes qui se prennent pour les Molière de la variétoche. Il a fait des
études brillantes, ça lui joue des tours parfois, des gens ricanent. C'est un
passeur parce qu'il a chanté mes textes sur des alburns qui ont très bien
marché (Caravane notamment, Ndr). Il a une voix sublime, mais il la joue un peu
comme moi : on avance, on recule, on hésite. Il lui manque cet ego qu'ont les
stars. »
Aux Francofolies 2015, Théâtre de la Coursive, dans une salle
de neuf cents places, Raphaël allait plus loin. Pour une création d'un soir, il
décidait de réinterpréter Matrice, album noir, visionnaire, de 1989. Pour s'apercevoir,
en répétition, combien les chansons de Manset sont plus difficiles, complexes,
qu'elles n'en ont l’air de prime abord. Comme il était déterminé à les jouer à
sa façon, il s'est entêté, ajoutant à l'exercice quelques titres extérieurs au
seul Matrice, comme la terrible "Elégie funèbre" d'Orion, le
classique routard existentiel "Il voyage en solitaire", "Comme
un Lego" composé pour Bashung, "Vahiné, ma sœur", et en rappel,
"Revivre" que Leos Carax avait utilisé pour la scène finale de Holy
Motors.
« C'est un grand poète, sans équivalent en France,
assure Raphaël, avec cette écriture ascétique mystérieuse, très classique en fait.
Assez daignée de la chanson. On pourrait le lire comme un texte de Nerval, mais
c'est encore plus beau en musique, avec sa très belle voix très aiguë parfois,
très austère, qui va à ses textes, avec une métrique très spécifique: c'est un
point de rencontre entre la musique et la poésie, très particulier. Il aime
l'exotisme, la modernité l'emmerde. C'est un classique, Manset, on peut penser à
Ronsard, à ce langage-là, galant, courtois, parfois au bouddhisme, l'éternel
retour, la réincarnation. Il trace un sillon inaltérable, inusable. »
L'album « Solitude des latitudes » qui chronique
cette soirée unique enregistrée par France Inter, à l'exception de « Camion
bâché », en raison d'une guitare fausse, et du prophétique « Banlieue
nord », présente un répertoire inouï pour une autre génération, chanté par
une voix très différente, tellement gracieuse, au romantisme moins solennel
mais tout aussi prenant. Manset était dans la salle, réfugié dans le local de
la poursuite lumière avec sa manageuse, Virginie Borgeaud, loin des regards et
de ses admirateurs qui l'applaudirent très longuement, espérant qu'il se
montrât finalement En vain.
« J'étais présent; je me suis esquivé très vite,
c'était très beau, les lumières notamment, et j'ai admiré la prise de risque,
parce qu'il ne voulait pas faire les morceaux comme moi, à raison. »
Passeur plus qu'héritier, Raphaël porte, depuis la mort de
Bashung, les chansons de Manset auprès d'un public plus large - et jeune - que
le sien propre. Son influence, dans un pays décalé comme le nôtre, n’est pas
celle d'un Dylan, d'un Neil Young ou d'un Leonard Cohen.
« Je n'ai influencé personne, parce que Céline ce n'est
pas reproductible, non pas que je me compare aucunement à Céline. Je suis dans
un univers dont j’ai tellement creusé et approfondi le sillon que je m’y retrouve
seul. Je suis un cas : cinquante ans dans la même major, ce doit être le plus
long contrat. Une constance. »
Conséquemment, sa trace est une longue traîne. « J’ai
eu quelques pairs ou héritiers un temps: Cabrel a un phrasé un peu comme le
mien, il joue de la guitare. Capdevielle avant qu’il ne change de registre.
Murat qui est très proche, quoique nous ayons des caractères très différents.
On m'a pris pour une sorte d'ermite alors que je suis un bouddha omnipotent et
compassionnel, très loin du showbiz. . Je me reconnais en tous ceux, comme
Bashung, auxquels on n'impose rien, qui conservent la lucidité artistique et la
non-compromission. »
Même s'il y pense et aime se procurer le frisson d’y rêver
sans jamais franchir le pas, Gérard ne promouvra pas Mansetlandia en tournée,
le control freak en lui reprenant toujours le dessus. Ne reste donc qu'à
réécouter en boucle ces dix-neuf CD essentiels, contenant ce que la génération
rock française aura produit de meilleur, de plus durable, de plus exigeant
aussi, de ce côté-ci de Téléphone et de Noir Désir, quelque part à côté de
Gainsbourg(dont il déteste le relâchement) et de Bashung, à propos duquel il
publiait « Visage d'un dieu inca » (L’Arpenteur, 2011). Sans
toutefois s'arrêter là.
« J'ai encore un album en cours. Mais pour la première fois,
depuis cet Ultimate Artefact, je me sens d’une légèreté inédite. Je me sens
rassuré, j’ai fait mon truc. Tout a été remasterisé et, quoique je peste contre
le numérique, cela m'a forcé à tout actualiser, mais sans ce charabia du
streaming et cette dictature du téléchargement, je suis satisfait. »
Voilà une plénitude souvent absente de ses chansons, où il
se dit, dans «Être Rimbaud », auquel on l'a souvent comparé, qu'il avait
écrit pour Raphaël, « Être de ceux/ Jamais contents, jamais heureux. »
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Gérard Manset, entrez dans le rêve
Le plus énigmatique des chanteurs français sort une anthologie en 19 CD.
« Mansetlandia » donne toute la mesure de la singularité de son œuvre sur les quarante-cinq dernières années.
Par Olivier Nuc pour le Figaro, 26/11/2016
Dominique A a baptisé une de ses chansons d'après son nom, mais Manset ne l'a jamais entendue.
« Et la musique l'horreur tu te souviens maman/ Il ne supportait pas
sauf quand c'était Manset/ Tu savais que papa il écoutait Manset /Il se
passait les disques que tu avais laissés/ Ça m'étonne pas de lui qu'il
t'en ai pas parlé/ Il imagine son père qui écoute Lumières. »
« Elle est bien ? » demande l'intéressé. Elle l'est, oui. Dominique A
fait partie des nombreux chanteurs français sur lesquels Manset a
exercé une influence considérable.
Sans jamais devenir un artiste grand public, le mystérieux
septuagénaire a bâti une œuvre parmi les plus impressionnantes de la
scène d'ici. La voici aujourd’hui consignée au sein d'un superbe
coffret de 19 CD, Mansetlandia. Une somme vertigineuse qui donne la
mesure de la singularité d'une production bâtie en marge.
« La justification de ce coffret réside dans le fait qu’il fallait
remettre tout le catalogue à plat. » A l'exception des trois ou
quatre derniers albums, la discographie de Manset n'était plus
disponible en vinyle ni en CD, et encore moins en téléchargement ou en
streaming, usages auquel l'auteur a longtemps été opposé. « En prenant
le métro, j’ai remarqué tous ces jeunes qui écoutent de la musique au
casque sur leur smartphone. Ils ne sont pas si différents de ceux qui
écoutaient les vinyles sur leur Tépaz dans leur chambre de bonne
autrefois », remarque l'artiste. Leur dénominateur commun : ces
auditeurs sont aussi isolés qu'attentifs.
C'est la première fois que l'on peut contempler plus de quarante-cinq
ans de mutations du style Manset. « Je ne suis pas mécontent de tout
montrer à la fois, concède-t-il. En fabriquant ce coffret, je me suis
aperçu que chaque album correspond à une tranche très précise de ma
vie. C’était à la fait émoustillant et jubilatoire. Réentendre Matrice
et Revivre, c’est revoir cinq années de ma vie, par exemple. » Les
complétistes frustrés de ne pas retrouver certaines de leurs chansons
préférées - Mansetlandia ne constitue pas une intégrale stricto sensu -
seront ravis de découvrir plusieurs inédits piochés au gré d'un
parcours exceptionnel.
Manset reconnait lui-même que sa trajectoire serait inaccessible à un
débutant aujourd'hui. « Si j'avais 25 ans, il faudrait déjà que j’aie
un peu plus de talent que j'en avais quand j'ai commencé. » Cet homme
qui n'a jamais donné un seul concert de sa vie avoue aussi qu'il
miserait tout sur la scène, si c'était à refaire.
« J'aurais commencé à tourner à 15 ou 16 ans, je serai né avec ça »,
précise-t-il. À défaut, Manset, dont le premier morceau, Animal on est
mal, est sorti en mai 1968 a fait figure d'ovni au royaume de Cloclo et
Dalida.
Mais la grande satisfaction de cet artiste exigeant et intransigeant
est d'avoir pu faire passer des textes trés écrits et des thèmes ardus
à une époque où le public était nettement moins sollicité
qu'aujourd'hui. « J'ai commencé à faire ce travail à une époque où les
gens avaient du temps libre pour écouter de la musique. Cette période a
duré jusqu'à Revivre (en 1991, NDLR). » Comme l'album Matrice, qui l'a
précédé de deux ans, Revivre a été un des derniers disques de Manset à
être découvert par les non-initiés. « Désormais, tout est devenu
épouvantablement compliqué », affirme Manset, conscient de sa
transformation, sans le vouloir, en chanteur « pour initiés » au fil
des années. On peut aussi dire culte, malgré les chansons qu'il a
signées pour des chanteurs ou groupes aussi populaires qu'Indochine,
Julien Clerc ou Alain Bashung. « Je crois que je vais arrêter d’écrire
pour les autres, explique-t-il pourtant. La dernière fois, j’ai offert
une chanson à Johnny, qui ne l'a pas enregistrée. »
Manset fait partie de ceux qui se sont réjouis à l'annonce de la remise du prix Nobel de littérature à Bob Dylan.
« Je suis ravi. Je trouve ça magnifique et légitime, dit-il. Mais il
n’y aura jamais de Nobel en chanson française, ni en Suède, ni en
Suisse, ni au Venezuela, d’ailleurs. La suprématie de la langue
anglaise est définitive. Cette dimension internationale donne des ailes
au rocker sorti du fin fond de l'Indiana, qui peut utiliser ce véhicule
pour aller jusqu’à Nairobi ou à Djakarta. Nous, au mieux, c'est Moulins
ou Chartres. C’est désolant, mais on pédale dans le vide. »
Manset fait partie des quelques chanteurs français acceptés par les
amateurs de rock, avec quelques autres (Murat, Sheller…). Dans un essai
passionnant (Je t’aime moi non plus. Édifions Don Quichotte), notre
confrère Yves Bigot revient sur les rapports qu'entretient la chanson
française avec le rock depuis les années 1960. Journaliste de presse
écrite, de radio et de télévision, ancien directeur de label, l’actuel
directeur général de TV5 Monde constitue le témoin idéal pour narrer
ces noces contrariées. De Gainsbourg à Goldman en passant par Manset ce
premier volume s'attarde sur certaines des carrières les plus
marquantes de la scène française, en mettant l'accent sur ce qu'elles
doivent à l’apport du rock. Conscient ou non, assumé ou pas, l’héritage
de la musique anglo-saxonne a nourri la quasi-intégralité des chanteurs
francophones.
On attend avec impatience le second volume, qui ira jusqu'à Christine and the Queens.
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Hier, j'ai pris un café avec Manset...
par Sylvain Fesson, journaliste freelance pour Parlhot (Fév.2017)
Hier j’ai pris un café avec Manset. Enfin Gérard, Gégé même, comme je
l’appelle quand j’en parle aux quelques amis qui connaissent son œuvre.
C’est que lui et moi on est enfin sorti du cadre promo habituel après
notre dernière entrevue, celle qui m’avait vu l’interviewer pour
Philomag à l’occasion de la sortie d’Opération Aphrodite. Notre
quatrième rencontre.
En chemin je regardais la ligne du métro et ses loupiotes allumées, la
ligne 9 du métro, verte comme une ligne de vie reliant plein de
planètes. Je visais la station Exelmans et j’ai pensé, divertissement :
« Tiens, c’est marrant en verlan Exelmans donne Mansexel ».
Ça faisait un moment qu’on voulait se le prendre ce café. Notre
rencontre autour d’Opération Aphrodite remontait au 16 mars 2016 et il
m’avait appelé après la publication de l’article sur pour me faire part
de satisfaction. S’entendre dire au tel « Bonjour Gérard » ne m’avait
pas procuré le même effet de sidération et de décollement de routine
que « Hello Mr. Wyatt » mais quand même...
Nous étions fin juin et c’est là qu’il m’avait proposé ça : se prendre
un café un de ces quatre. Je n’étais pas contre bien sûr. Mais quelque
part perplexe, intrigué. Qu’allait-on bien se dire en dehors du cadre
pratique de l’interview ? Qu’allait-on, qu’allait-il se dire en dehors
de la configuration où Manset joue l’artiste et Sylvain le journaliste
? Pouvais-je vraiment, tout simplement, sympathiser avec lui ?
La première fois que je l’ai rencontré il entamait ce qui pourrait
s’apparenter à la dernière voire l’avant dernière partie de sa
carrière. On était en 2004 et après six ans passés à faire autre chose
que de sortir un disque, il sortait Le Langage oublié. J’étais au début
de mon parcours de journaliste rock. Je n’avais pas encore lancé
Parlhot.com. Mais j’étais déjà freelance, en marge, et branché
interview fleuves.
J’étais là pour Longueur d’ondes avec mon ami et collègue Jacques
Kasbi. Ça s’était très bien goupillé. Une case s’était allumée : « Ok,
il m’est possible d’interviewer Manset ». Manset et moi nous étions
donc retrouvés en 2006 pour l’album d’après, Obok et là déjà il s’était
passé quelque chose parce que je ne sais même plus si je le rencardais
pour le compte d’un média classique, et je crois bien que non, j’étais
là en tant que moi-même pour le compte de mon propre site. Il avait
aimé ma sensibilité artistique et ma jeunesse réceptive à son univers.
Quelque chose comme ça. S’était alors instauré comme un fil, un
feeling, une relation archétypale style maître/élève, le genre de
hiérarchie où il se sent à l’aise. S’est donc naturellement qu’on
s’était revu en 2008 pour parler de Manitoba ne répond plus.
Et là déjà ce n’était plus ça. Quelque chose avait bougé. J’étais là
pour la revue Chronicart et je me souviens de l’avoir un peu tancé en
fin d’interview, de l’avoir mis à mal sur ses bases. Fait chanceler
l’édifice. Coup de semonce et de semence. Mais bon.
Hier j’ai pris un café avec Gérard dans un lieu où il a ses habitudes
près du studio où il forge ses disques. Il en bosse d’ailleurs un en ce
moment alors il y est tout le temps, tous les jours. Sauf lundi. En
début de semaine, je l’avais appelé en prévision de ce café et il n’y
était pas. Lundi, il était chez lui en raison d’une petite grippe, mais
je pouvais le rappeler vendredi. Vendredi ça irait mieux.
Hier, j’ai pris un café avec Gérard. Il allait mieux. Il a pas mal
hésité avant de prendre un café. Ça se bousculait dans sa tête.
Schweppes rondelle, Vittel menthe ou grand noisette ? « Allez, grand
noisette, sans sa mousse. »
En 2016 pour son retour avec un vrai nouvel album après six nouvelles
années de jachère discographique nous avions trois longs entretiens à
notre actif. J’avais fait un peu le tour de mon Manset. Je n’aurais pas
pu relancer la machine comme avant pour Opération Aphrodite. Tout cela
était fait, émoussé. Heureusement, cette fois on avait la chance de se
réunir autour d’un exercice qui remettait les choses à plat : « le
questionnaire de Socrate » de Philomag. J’avais vu ça comme le signe
qu’on était passé à autre chose, qu’un autre cycle s’ouvrait.
D’ailleurs on s’était bien marré et ça et là j’avais appris de
nouvelles choses. Sur lui. Sa vie. La discussion s’était encore
prolongée dans des proportions telles que j’allais devoir passer des
jours à retranscrire scrupuleusement le tout, cloué à l’ordinateur.
Disque en main, sans m’étendre sur le fait qu’il y était pour quelque
chose, j’en avais profité pour lui dire que j’écrivais des
chansons. Lui aussi avait appris de nouvelles choses sur moi mais
c’était toujours lui l’artiste et moi le scribe en charge. Sismo-crabe.
Qu’allait-on se dire d’égal à égal sans le recueillement-béquille de
mon fidèle dictaphone ? Moi je voulais lui parler d’un projet de clip.
Lui ? Je ne peux pas dire qu’il allait bien.
Hier, j’ai pris un café avec Gérard. Il a bu son grand noisette
goulument, presque d’une traite comme si ç’avait été une pâtisserie
dont il raffolait. Miam. Je commence par lui offrir Good, le dernier
album de Rodolphe Burger, de la part de Burger lui-même. Je l’ai vu
longuement l’avant-veille pour Philomag toujours. Il m’a dit qu’il
voyait souvent Manset chez EMI du temps où il bossait pour « Alain ».
Rodolphe Burger ? Gérard ne voit pas. « C’est pas ce
musicien-producteur, ce type un peu dandy qui porte des costumes
blancs ? » Coup de téléphone à un ami. Ambiance joker Qui veut gagner
des millions. En fait il confond Rodolphe Burger avec Bertrand
Burgalat.
Ce n’était pas prévu mais de son côté Gérard m’a lui aussi apporté un
disque. C’est un 4 titres promo tiré de The ultimate artefact, le
disque qui, semble-t-il, regroupe les morceaux inédits qui figurent sur
Mansetlandia, coffret de 19 CD, 185 titres et livret de 120 pages qu’il
a fait paraître fin 2016. J’y trouverai « Caesare » (1972), « Tu fais
vivre autour de toi » (1972), « On va disparaître » (2003) et «
Extension du domaine d’Aphrodite » (2016).
Et comme je lui rapporte que lorsque Rodolphe le croisait chez EMI,
Gérard avait un Zola sur lui et qu’il lui conseillait de le lire, le
voilà qui se met gentiment en branle et commence à me parler d’un autre
grande figure du 19e qu’on oublie souvent de mentionner à côté des
quatre grands écrivains de ce siècle, Zola donc et Hugo, Balzac et
Flaubert, et cet outsider qu’il a enfin découvert c’est Théophile
Gautier, l’auteur du Roman de la momie. Contre un euro symbolique il
s’est procuré son Capitaine Fracasse qui lui faisait de l’œil dans un
bac à soldes depuis un petit moment. Il n’est pas revenu de cette
langue, ça lui a mis les larmes, « merveilleuse ».
Il a conseillé à Raphaël, le chanteur, de le lire ce conte mais ah,
plus personne ne lit ça, plus personne ne prend le temps, et Raphaël,
il en est sûr, ne l’a pas lu et il ne le lira pas, lui qui préfère les
américains, les Faulkner, les Miller, quand ce n’est pas les histoires
de crime et tout à la… Comment déjà ? « Oui, Ellroy par exemple. »
Il me dit qu’il a plusieurs projets de livres mais qu’il n’a plus
vraiment la force, l’envie de les sortir. Que ce n’est pas une question
de courage mais que bon, il ne voit plus trop l’intérêt de se battre à
convaincre un éditeur si c’est pour se retrouver noyé sous 36 000
autres bouquins d’un intérêt discutable. Que c’est pareil pour la
musique. A quoi bon ? Il a plein de couplets par ci, de refrains par
là, plein de choses comme ça, mais il n’a plus trop le feu pour faire
la popote, relancer les dés, trouver la forme, qu’il se consacre tout
juste aux morceaux qui lui viennent d’un jet. Il a déjà donné, voilà.
« De toute façon regarde, tout s’est tellement rétréci, plus personne
ne regarde dans la bonne direction, tout le monde est sur internet et
dans les jeux vidéo. Il y a 30 ans encore, OK, mais maintenant… Regarde
par exemple le mec de Dionysos, oui, Mathias Malzieu, il a l’air très
gentil, sympathique, c’est pas la question mais non, c’est une erreur
de continuer, tous ces gens devraient arrêter… »
Soupir. « De toute façon je suis un cas ». A ces mots je pense au titre
du livre qu’il a écrit sur Alain : Visage d’un dieu inca. Combien il en
est loin. Lui qui porte ses lunettes noires alors qu’il n’y a pas de
soleil, qu’il n’a pas de visage. « Mais je dis ça, tu n’es peut-être
pas de droite. T’es peut-être de gauche. »
Il me dit qu’il y a réfléchi il n’y a pas si longtemps et que son
attrait des langues et des œuvres mondes comme ça, idéales où règnent
le respect d’un peuple pour son élite et d’une élite pour son peuple,
c’est un truc « infantile », un résidu de son enfance qui résiste… Et
que lorsqu’il regarde Havana Moon des Stones, alors là oui, il a
l’impression d’avoir raté sa vie...
J’avance, au diable la prudence, qu’il pourrait essayer de renouveler
son public aussi et tenter d’autres façons de communiquer,
sous-entendant que tout en restant dans son arrière-pays il aurait
justement pu se pencher sur le net au lieu de rester dans sa tanière
anonymale. Qu’il n’était même pas obligé de « monter » sur scène, qu’il
pourrait faire des petits trucs chez l’habitant, à même le sol, ou je
ne sais pas où hors du circuit des salles de concert…
Je m’enflamme et plane gentiment, on parle quand même de Manset, mais
je me dis que c’est un peu facile, en tous cas gentiment
autoprophétique de se retirer du monde et de se plaindre qu’in fine
celui-ci ne vous réserve aucune place. Je lui demande s’il connait
Pascal Bouaziz du groupe Mendelson. Non, il ne connaît pas, bien sûr.
Je pense à Pascal car ça fait 20 ans qu’il se bat avec sa part
manséenne à lui. Vingt ans qu’il se bat avec tout en ayant son taf
alimentaire sur les bras pour faire entendre sa voix, ici, maintenant.
Pour lui et d’autres. Donnant du coup à chacun de ses disques et de ses
concerts une portée de plus en plus politique au plein sens du terme.
« J’ai refusé de ne pas participer au monde qui m’entoure, m’a dit
Pascal dans une interview encore inédite qui va paraîtra dans Philomag.
J’ai beau voir tous les défauts à ce monde tel qu’il est, il n’empêche
que c’est celui qui nous est donné à vivre. » Voilà, ce monde il faut
quand même l’aimer, ces gens il faut quand même les aimer, et ce n’est
même pas quand même. Dans leur art, c’est ce qu’ont fait Bashung, c’est
ce qu’ont fait Cohen. Mais non, Gérard lui il s’offusque, il se bloque,
non, non. Et puis à mon âge…
Silence. De derrière ses lunettes noires, je le vois se noyer dans son
monde, ce monde qu’il a construit et que personne, ou presque, ne
découvrira après sa vie. Oui, sa mort n’y changera rien, il le sait et
ça l’emplit d’une mélancolie douloureuse, d’une vexation qui vient de
loin. Comme un froissement, une entorse souterraine, et qui lance,
lance. De plus en plus fort.
Oui, sa mort n’apportera rien. Elle lui retirera tout, quasi, son
maigre public partira peu après lui, ses disques finiront à 1 euro dans
les bacs à soldes et y aura-t-il seulement un type pour les en sortir
et dire à un autre : « Oh, j’ai trouvé cela, merveilleux ! »