Gérard Manset :
L'Origine du Monde /Manitoba (2008)
Chronic'Art
16/09/08
A 63 ans, encore méconnu du grand
public, cet auteur, compositeur,
interprète est une sorte de mythe vivant. A force d'anonymat et de
chansons
dures, lyriques et spectrales à propos de l'enfance, de la nature, des
hommes
et du paradis perdu, il a en effet forgé une œuvre digne d'un grand
écrivain. A
l'ancienne. Comme en exil. Hors humain. D'ailleurs ça fait des années
qu'il a
perdu son prénom et qu'on l'appelle juste "Manset". Depuis 1972,
c'est ce mot qu'affichent gravement ses pochettes d'albums. Comme le
nom d'un
monde. D'un mont. Quelque chose d'immense, minéral et lointain qui
marquera en
profondeur nombre d'auteurs, compositeurs, interprètes majeurs
d'aujourd'hui.
Bashung, Murat et Dominique A, pour ne citer que les plus connus. Cet
artiste,
également peintre et photographe, je m'apprête à l'interviewer pour la
3e fois
pour la sortie de Manitoba ne répond plus. Oui,
ce sera notre troisième
rencontre car je l'ai déjà interviewé pour la sortie de Le
langage oublié
en 2004 et celle d'Obok en 2006. C'est une chance
et j'avoue que j'en garde une
certaine fierté parce que comme vous allez pouvoir le voir je pense
qu'il y a
eu une vraie 'rencontre'.
Ce
n'était pas gagné. Parce que lorsqu'on rencontre quelqu'un comme lui
alors
qu'on a que 24 ans et qu'on ne connaît pas l'entièreté de son œuvre,
loin de
là, on n'en mène pas large. Non, on a plutôt l'impression d'aller droit
au
casse-pipe. Qu'on ne va pas réussir à élever la discussion à un niveau
intéressant pour notre interlocuteur. Et ça c'est fâcheux. D'ailleurs,
j'y
pense, comment en étais-je venu à m'intéresser à Manset ? Franchement,
je ne
sais même plus. Je me rappelle avoir emprunté La mort d'Orion
(1970), Lumières
(1984), Matrice
(1989), Revivre
(1991), La
vallée de la paix (1994) et Jadis et naguère
(1998) à la médiathèque. Qu'à l'époque son
nom m'évoquait déjà vaguement quelque chose. Que ses pochettes de
disques
développaient un univers antique et sobre à la lisière du mysticisme et
de
l'ésotérisme et que ça me donnait envie de voir quelle musique ça
pouvait bien
cacher. Mais cette musique, finalement, je n'étais pas sûr d'aimer. Les
textes
et la voix me fascinaient mais sur les musiques j'avais un doute. Je
trouvais
ça un peu ringard, suranné. Or comme l'a si bien dit Bashung, "une
chanson
on y vient par la musique et on y reste par le texte". Là,
c'était un peu l'inverse. Et c'est sur la foi de cette "beauté
intérieure" que j'ai rencontré Manset, voulant sincèrement en savoir
plus
sur lui et son œuvre.
Le
moins qu'on puisse dire c'est que j'ai été gâté. Et devinez quoi ?
Moment culte
de ma petite existence, off-record, j'ai même eu droit aux compliments
de
Manset. Oui, lors de notre deuxième rencontre, au bout de cinq minutes
il m'a
demandé d'arrêter le dictaphone pour me dire qu'il aimait beaucoup mes
questions et les mots que j'utilise. Que tout ça allait dans le sens du
message
qu'il voulait transmettre et que ça venait de lui rappeler notre
première
rencontre, qu'il avait aimée pour les mêmes raisons. Entendre Manset
vous dire
ce genre de choses, je peux vous assurer que ça fait son petit effet.
Mais ces
compliments seront aussi le moyen d'acheter "son" silence. En effet,
désirant par-dessus tout s'entourer de mystère et de silence, Manset me
conseillera donc vivement d'écrire mon article en reprenant mot pour
mot mes
propos au lieu des siens. Il veut garder la main sur son image. Je le
comprends
: elle fait bloc avec l'œuvre. Mais je ne suis pas un communiquant, ni
un fan.
Je suis journaliste. Dans quelques minutes vous pourrez donc lire ses
propos au
lieu des miens.
Avant
de me taire, à propos d'image et au risque d'égratigner le mythe,
j'ajouterai
une dernière chose : Manset n'est pas le colosse et ténébreux qu'on
peut
imaginer. En avril 2004, à Issy-les-Moulineaux où se situaient les
locaux de sa
maison de disques, Emi, c'est un vieil homme décontracté que j'ai
rencontré. Un
Manset "pépère" et limite "bonhomme", avec son sac sur
l'épaule, sa chemise "bûcheronne" et ses yeux de chercheur d'or. Un
Manset qui papote volontiers avec le personnel d'Emi, et met tout en
œuvre pour
qu'on retrouve les clefs de la grande salle de réunion du troisième
étage où il
compte nous emmener pour qu'on discute au calme. Comme à l'abri du
monde. Lors
de notre deuxième rendez-vous, il me conduira dans un lieu tout aussi
"retiré" : l'arrière salle d'un salon de thé, en fin de matinée. Et
je penserai alors aux propos de François Bégaudeau lus dans le Philosophie
magazine de juin-juillet : "Un jour je me suis
retrouvé avec Alain Finkielkraut sur le plateau
d'une émission de télé qui se déroulait dans une boîte de nuit. A peine
arrivé,
il fit cette remarque : "Y'a du bruit ici !" Je me suis dit qu'une
part essentielle de la sensibilité de Finkielkraut avait quelque chose
à voir
avec cette observation : il n'aime pas le bruit et, moi, j'aime le
bruit, la
foule. Sans doute cela gouverne-t-il nos opinions politiques ou
philosophiques
respectives." Et je penserai que Finkielkraut est comme
Manset
: pas très rock'n'roll.
Mais
c'est justement ça qui me plait chez lui. Qu'il ne soit pas
"rock'n'roll" alors que d'un point de vue générationnel tout était
fait pour qu'il n'échappe pas à cette "révolution". Cela m'intrigue.
Qu'il ne soit pas dans l'époque. D'un autre temps. Du coup lorsqu'on
discute
avec lui, on voyage, comme lorsqu'on écoute sa musique. On découvre ce
savoir
et ces pensées qu'on sent former comme une somme de wagonnets derrière
lui. Ils
lui tiennent compagnie. Manset repartira sac sur l'épaule, sifflotant,
léger.
Heureux d'avoir trouvé une nouvelle âme qui puisse fidèlement
contribuer à
l'expansion de son univers. Moi aussi je repartirai heureux, soulagé,
l'esprit
déroulant tout seul le début de mon article avec "nous" de majesté de
rigueur : "Longtemps,
longtemps après que les poètes ont disparu, leurs âme royales siègent
toujours
en Manset. Pour la sortie de Le langage oublié,
son 17e album en
36 ans de carrière, nous avons rencontré ce parent terrible de la
chanson
française, un artiste toujours engagé à produire une œuvre sombre et
minérale,
mais qui s'acoquine ici de quelques lueurs. Frais, dispo et fier de son
œuvre,
il nous a parlé, beaucoup, mesurant chaque mot, de lui, de Brel, de
Ferré, de
l'époque, de la création, de la mort de l'art et d'un mystérieux
échiquier sur
lequel il aurait sa place..." Manset a retrouvé les clefs de
salle. C'est parti.
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16
septembre. 15h. Le 19e album studio de Gérard Manset
est sorti hier. Dois-je préciser « studio » ? Manset n’a jamais fait de
scène.
L’ayant donc enfin reçu et écouté, je peux rencontrer l’auteur. Dois-je
préciser « compositeur, interprète, producteur, photographe » ? Manset
est Dieu
et Dieu est autonome, autodidacte, omniscient.
L’interview
était prévue à l’hôtel Raphaël, «un endroit
stupidement grandiose, m’avait lâché l’attachée de presse. Mais bon
vous
connaissez Manset». Oui et son goût immodéré pour ne pas dire
obsessionnel du
calme, du silence, du retrait. Dois-je préciser qu’à l’instar de Thomas
Pynchon, Manset est un des rares artistes de la modernité à avoir
réussi à
échapper aux écrans de contrôle médiatiques ? Dois-je préciser que du
coup
c’est comme s’il paraissait en dehors de toute modernité, comme s’il
avait mis
le pied sur la lune, comme si ses disques semblaient tomber du ciel
comme des
monolithes.
L’interview
était donc prévue à l’hôtel Raphaël. Dois-je
préciser «comme le nom du jeune auteur-compositeur-interprète à qui
Manset a
fourni quelques textes dont le très beau Etre Rimbaud ?» Mais au
dernier
moment, coup de fil. C’est finalement à l’hôtel François 1er, toujours
dans le
8e, que je rencontrerai Manset.
16
septembre. 15h donc. L’hôtel est baroque à souhait. Hors
du temps. J’attends dans le hall. A l’étage, dans sa chambre, Manset
finit une
interview. Le journaliste sort enfin et passe devant moi avec cet air
pressé-hautain du type qui n’a pas obtenu ce qu’il voulait. Dois-je
préciser
qu’il s’agit sûrement d’un type des Inrocks ? Et voilà Manset. Furtive
poignée
de main. Nous empruntons un dédale de murs tapis de moquette rouge
carmin et
nous voilà enfin « in da place » pour parler de Manitoba ne
répond plus.
Et plus si affinités. Et affinités il y eut. Car dois-je le préciser ?
Manitoba
marque ma troisième rencontre avec le « maître ». Troisième leçon ? En
quelque
sorte oui. C’est qu’on apprend beaucoup en compagnie de Manset. On
apprend à le
connaître. A se connaître. On voyage aussi, comme lorsqu’on écoute sa
musique.
Quand j’écoute certains de ses morceaux (je pense, de tête, à Quand on perd
un ami, C’est un parc, Amis, Dans un jardin que je sais, Le jardin des
délices…),
je suis face à mon cœur, ce qu’il en est, ce qu’il en reste, ce qu’il
aspire.
Je suis comme convoqué à ma mise en bière ou à ma renaissance. Bloqué,
saisi,
je ne peux qu’écouter, me laisser faire. Traversé par cette austérité,
cette
magie.
Tout
cela me rappelle une chanson de Morrissey, "Come Back
To Camden"
sur "You
Are The Quarry". Morrissey y
parle de son immanente
solitude, de son cœur et lui, de son désespoir et lui, de son corps et
de son
esprit emplissant toute chose.
Tranquillement
installé dans la chambre d’hôtel
baroque que son éternelle maison de disques EMI a pris soin de lui
réserver non
loin de son éternel 16e arrondissement, Manset joue toutes les 5
minutes avec
son téléphone portable. Il tente de discuter d’un truc qui semble de la
plus
haute importance. Il s’agira en fait de pouvoir recevoir la version
définitive
de la publicité Manitoba pour la presse écrite. Et
il finira par l’avoir
entre les mains avant la fin de l’entretien. Manset galère à trouver du
réseau
avec son portable. Manset galère à se faire servir les pâtisseries
qu’il avait
commandées au room service. « J’avais dis des pâtisseries et ça ce
n’est pas
des pâtisseries, c’est des viennoiseries. Ah, le room service est fermé
? Je
n’avais pas vu. J’espère que l’eau est bouillante. J’avais demandé de
l’eau
bouillante pour mon thé. » Et malgré toutes ces perturbations qui
l’aident à
reprendre ses esprits, tout en mordant dans ses toasts beurrés, Manset
répond à
mes questions.
Bonjour. J’ai l’impression que Manitoba
est une
sorte d’Obok bis, un album de chansons assez
simples, terreuses, folky.
Que ce n’est pas un album en réaction au précédent. Vous êtes d’accord
avec ça
?
Oui, c’est toujours le même album qui
continue. Tout auteur
digne de ce nom écrit toujours la même chose. Brahms c’est Brahms de A
à Z. Moi
je suis dans mon trip.
Oui, mais parfois vous changez de
parti pris musical.
Celui d’Obok n’était par exemple pas le même que
celui du Langage
Oublié.
D’accord, là je comprends mieux la
question. C’est-à-dire
qu’après Le Langage Oublié on a commencé à me
reparler de scène, c’est
toujours le truc récurrent, j’y songeais moi-même et je me suis dis que
j’en
avais un peu marre des longs morceaux sophistiqués, de cette sorte de
guimauve
sirupeuse, alambiquée. Même si ce disque a bien vendu, j’ai commencé à
comprendre que les gens n’étaient plus du tout dans ce wagon-là.
Vous pensez aux gens ?
Dans
mon matériel j’ai des choses de toute nature, du
complètement barré comme Comme un lego ou du
sentimentalement évident
comme Veux-tu ? Après Le langage Oublié
je me suis donc dit que
cette époque était terminée, que les gens avaient besoin de choses
presque
brutes. Alors dans Obok je n’ai pas mis que des
choses brutes mais il y
avait des textes comme Fauvette. Et avec ce genre
de textes on est dans
le concret
Là ce qui m’étonne c’est de vous
entendre dire que vous
vous préoccupez de ce que les gens veulent.
Le mot « veulent » est déplacé. Disons que
je pense à ce qui
pourrait les toucher dans ce que j’ai, à ce qui pourrait servir à
quelque
chose. Ça ne sert plus à rien d’être inintelligible. Il faut être
intelligible.
Je dois donc sortir mes morceaux les plus intelligibles : moins
d’accords,
moins de renversements, moins de constructions bordéliques. Dans Manitoba,
j’ai encore un morceau qui a failli virer tordu mais je l’en ai empêché.
De quel morceau s’agit-il ?
G. Manset:"Genre humain".
Il y a 3 changements de
tonalités, 3 clefs différentes, mais le morceau fait 6 minutes. Il y a
3 ans il
en aurait peut-être fait 8. Il y a 10 ans il en aurait peut-être fait
10.
J’essaie de ramasser les choses. Parce que c’est fini les trucs à
rallonge.
Aujourd’hui Chateaubriand n’écrirait plus les Mémoires
d’outre-tombe, il
ferait un petit pamphlet de 50 pages et basta.
Il n’empêche, Manitoba
démarre avec les 8 minutes
18 de Comme un lego…
Oui, je garde toujours un ou deux morceaux
très longs. Après
Comme un lego a peut-être la grâce qui fait qu’on ne
voit pas le temps
passer. Sur Le Langage Oublié il y a 4 ans, il y
avait Le langage
oublié qui est un très beau morceau mais qui est interminable
! L’écriture
est complexe, l’instrumentation compliquée ! J’ai encore des titres
comme ça en
chantier. J’en ai un absolument splendide, je ne vais pas donner le
titre parce
que ça me ferait trop de peine, mais voilà ça fait 8-10 ans que je me
le
traîne.
Une chose m’a étonnée sur ce
disque : à l’époque du Langage
Oublié vous disiez avoir tiré un trait sur l’exotisme en
chanson. Or là,
que retrouve-t-on ? Une ode à l’Amazonie, des chœurs gospel très
vahinés, des
nappes de claviers tropicales…
Je dois transpirer l’exotisme sans le
vouloir. Tant mieux.
Enfin tant mieux, je ne sais pas.
Un morceau comme Aux
fontaines j’ai bu illustre
bien votre envie de privilégier les morceaux plus directs. Il est très
récréatif au point que le texte disparaît presque dans son immédiateté
mélodique…
Oui, c’est vrai que c’est une sorte de
petite tournerie,
voilà.
D’ailleurs je n’ai pas trop
compris de quoi parlait le
morceau…
Ah pourtant j’ai l’impression que le texte
est d’une clarté
élémentaire. Donc même quand je dis des choses éminemment simples on ne
comprend pas, c’est miraculeux.
Le seul sens que j’y vois est
sexuel…
Il peut l’être mais ce n’est pas que ça,
c’est plus
universel que ça. (Il prend le livret, lit le texte en question: «
Maintenant
j’irai voir / Aux fontaines j’ai bu / Flaques roses ou noires / Etrange
Malibu
(…) Maintenant j’irai prendre / Du bout des lèvres / Sorte de
scolopendre / Qui
vous donne la fièvre. » Oui, oui, oui, je retire ce que j’ai dit. Ce
n’est pas
aussi clair que ce que je croyais. J’ai dû retirer des vers, comme à
chaque
fois que j’ai fini un texte.
J’ai l’impression que Manitoba
est un disque qui
parle beaucoup d’amour entre les hommes et les femmes, plus que vos
précédents
disques…
Je crois avoir toujours beaucoup parlé de
femmes ou de
filles dans mes albums. Vous dites peut-être ça en référence au morceau
Quand
une femme.
Non je pense plutôt à Dans
un jardin que je sais ,
Genre humain et Le pavillon des Buzenval.
Là vous ne parlez pas
d’une femme dans l’absolu, c’est plus explicite, plus incarné. On a
l’impression que vous revenez sur des histoires d’amours…
Oui, les années passant on a des souvenirs
et voilà,
aujourd’hui ça a plus de saveur d’y repenser et de les évoquer.
On repense à l’amant qu’on a été ?
Oui, on pense à l’amant qu’on a été. Et
peut-être que je
commence à être suffisamment sage pour pouvoir parler de l’espèce
féminine.
Oui, une sorte de sagesse. Je vois tout ça à très grande distance. Je
compatis.
Mais je crois que je compatissais aussi avant ! Le langage
oublié n’est
pas différent. Il serait dans Manitoba ce serait la
même chose.
Néanmoins Manitoba
semble moins « râleur » que vos
précédents disques, comme si la compassion avait encore gagné du
terrain et
tout recouvert ou presque.
On m’a dit la même chose. Je ne me
l’explique pas. C’est
peut-être dû aux violons. Je ne les avais pas dans Obok,
ce qui le
rendait plus abrupte. Parce que sinon dans Obok il
y a Jardin des
délices qui est d’une compassion semblable.
Oui mais Jardin des
délices parle du monde… A la
différence de celle d’Obok et du Langage
Oublié la compassion de Manitoba
semble plus parler d’amour et moins du monde. En fait j’ai tout
bêtement
l’impression que Manitoba est un disque très
autobiographique, que vous
y montrer votre vrai visage : Gérard, l’homme.
GÉRARD
MANSET : "Non, on m’a déjà fait cette remarque, ça
m’avait interrogé. Mais étant au cœur du truc, je peux sincèrement dire
que 99
% de cette impression vient de deux choses. Primo, du traitement
musical. Dans Obok
j’avais un batteur de 25 ans et je voulais qu’il frappe de manière
monolithique, sans nuance. Donc j’ai tout construit autour. Or pour Manitoba
j’ai eu Claude Salmiéri, un batteur plus professionnel et plus proche
de ma
génération qui a joué très finement, avec beaucoup de nuances. Parce
qu’en fait
à l’origine je voulais presque faire un album jazz. Je voulais des
chabadas,
des cymbales, des balais, des frottis. C’est pour ça qu’il n’y a pas
deux
mesures pareilles sur Manitoba, que la musique
danse un peu. Et comme en
plus de ça j’ai 4 titres avec des cordes, forcément tout ça donne,
indépendamment du côté désuet, une sorte de sensibilité moins abrupte."
Je comprends. Mais on peut voir
tout ça comme les
manifestations d’un propos plus intime, autobiographique. Je pense au
dernier
morceau de Manitoba, Dans mon berceau
j’entends. Pour moi ce
n’est pas anodin de finir là-dessus. Parce que pour moi ce morceau
c’est
clairement « l’origine de votre monde », l’émerveillement primitif du
poète
dans son jus : Manset, l’enfant.
Je ne sais pas, je ne me rends pas bien
compte… L’ordre des
titres c’est très compliqué. J’en suis très content sur Manitoba.
Je
commence à avoir des réactions et elles sont dithyrambiques. Surtout
des gens
de mon âge parce qu’ils sont plus dans l’histoire. Oui, ceux de ma
génération
semblent enfin baigner dans l’apothéose qu’ils attendaient. Pour eux
j’ai même
l’impression que c’est le meilleur album que j’ai fait ! Alors que les
plus
jeunes ont quelques réserves.
Les plus jeunes dont je fais
partie sont peut-être plus
sensibles aux longs morceaux baroques de votre jeunesse qu’à vos
nouveaux
morceaux plus folk d’aujourd’hui. Moi, par exemple, j’ai tendance à
préférer Le
Langage Oublié à Obok et Manitoba.
Ah, ça c’est rare. Mais c’est vrai que
j’ai beaucoup vendu
avec Le Langage Oublié…
Combien ?
50 000. C’est ce que vend Christophe
aujourd’hui. J’exagère
un peu mais à peine. Rien que de présenter son album au journal de 20h,
je ne
vais pas dire que ça vous en fait vendre 20 % en plus, mais l’impact
est
énorme. Aujourd’hui pour ça la télé est hyper importante ! Même pour
Alain.
S’il n’avait pas fait les quelques télés qu’il a faites, je ne sais pas
s’il
aurait autant vendu avec Bleu Pétrole. Il a fait
Nagui ! Taratata ! Très
belle émission. Qu’aurait-il vendu sans Taratata, sans la tournée ?
Donc voilà.
Mais avec Obok j’ai encore plus vendu plus qu’avec Le
Langage Oublié.
Obok a eu l’unanimité. C’est pour ça que je dis que
c’est très rare les
gens qui ont préféré Le Langage Oublié. En fait
avec Le Langage
Oublié c’est comme s’ils avaient redécouvert qu’il existait
un
auteur-compositeur inouï, inattendu, atypique, mais qu’ils étaient un
peu
frustrés de ne rien comprendre. J’exagère un peu mais il y a de ça.
C’était
trop baroque. Et puis là boum, avec Obok le truc
est devenu limpide. Obok,
c’était du rock basic. Manitoba c’est la même
chose. Seules les cordes
font la différence. Avec elles d’un coup on voit Aznavour, quelqu’un
comme ça.
Un Manset plus fragile, plus
humain…
J’ai toujours peur… Comme je suis au
centre de tout et que
je maîtrise tout, c’est compliqué mes trucs parce que le moindre détail
peut
faire basculer l’édifice. Ce n’est pas le cas des autres chanteurs qui
avancent
à l’aveugle parce qu’ils sont pieds et poings liés avec tel arrangeur,
tel
preneur de son, tel ingénieur, tel studio…
Vous c’est la prise de tête
permanente…
C’est ça, la prise de tête permanente.
Parce que je peux
jouer de tous les leviers ! C’est comme si j’étais aux commandes d’un
747 et
que je pouvais appuyer sur n’importe quel bouton et ça monte, ça
descend.
Prenons Genre humain. J’allais dire : ce titre je
ne peux pas le faire
si je n’ai pas les cordes. C’est les cordes qui font le sirop qui font
exister
cette histoire, c’est les cordes qui font qu’on est dans le rêve à
moitié
éveillé. Mais j’allais dire aussi : ce titre je pourrais très bien le
faire
sans les cordes. Je serais Dylan, je le ferais sans les cordes. Et si
je le
fais sans les cordes ça veut dire qu’il me faut d’autres musiciens. Et
ça veut
dire que la session est beaucoup plus à risque parce que là on va
entendre les
fragilités. C’est casse-gueule. Mais voilà, je serais sur scène, je
n’hésiterais pas à faire sans. Mais je suis en studio, et on n’est plus
dans
les années 70, on est dans le numérique et rien ne sonne aujourd’hui,
alors je
balise. Oui, c’est une histoire de balisage. De crainte permanente.
Alors je
sécurise le truc avec des oreillers, des plumes, une sorte de sirop qui
va
m’assurer la stabilité finale de l’ensemble. Mais c’est vrai que
j’aimerais
bien faire autrement. Si j’avais les studios, si j’allais à Londres, si
j’avais
les musiciens qu’il fallait, si je passais beaucoup de temps, mais je
ne passe
jamais beaucoup de temps en studio.
Vous pourriez vous éterniser en
studio ?
Oui, j’ai les budgets mais je suis trop
dans l’inspiration à
l’état brut, j’ai besoin que ça se fasse tout de suite dans une sorte
de coït
immédiat. Je n’ai jamais refait un titre. Donc il faut qu’il sonne tout
de
suite. C’est très compliqué. La réalité, s’il y a un prochain album,
c’est
qu’il faudrait peut-être que j’ai un producteur. Mais il y a deux
problèmes à
ça. Primo, il faudrait que je change mes conditions contractuelles.
Deuxio, je
n’ai confiance en aucun producteur. Quand je vois le dernier Julien
Clerc, je
n’ai pas envie d’avoir un album produit par un quelconque Benjamin
Biolay. Pour
moi sa production ne va pas assez loin. Et je lis que tout le monde a
l’air
d’aimer ça. C’est une histoire de fossé générationnel, mais voilà dans
la
musique actuelle, il y a un côté bancal qui me dérange.
Justement, c’est sans doute à ce
fossé générationnel qui
en même temps nous unit et nous sépare, mais sur Manitoba
j’ai eu du mal
à me faire à certains choix de production comme, par exemple, ces
chœurs
gospels sur Comme un lego. Pour moi, ils sont
kitsch et alourdissent le
morceau.
Ah, moi je voulais un vrai gospel
américain. Mais oui, c’est
peut-être une histoire de génération parce que la majorité des gens
aurait
tendance à préférer ma version à celle d’Alain.
Ah oui ? Moi je préfère sa
version, musicalement plus
sobre, plus nue.
Vocalement, elle diffère aussi de ma
version. Alain a une
voix magistrale, un timbre émouvant, et son phrasé est plus moderne que
le
mien. Moi j’ai un phrasé désuet, je dis les « e », ce qui fait chier
tout le
monde. J’allais dire : comme Cabrel. C’est vrai mais Cabrel vend mieux
que moi.
Alain, lui, a un phrasé brut de décoffrage. On rejoint donc ce côté
bancal que
je décris dans la musique actuelle. Aujourd’hui les jeunes chantent un
peu
n’importe comment. Même quand ils chantent bien ils s’arrangent pour
chanter
mal. Pour moi c’est une anomalie critiquable. Et Alain est dans ce
registre.
C’est-à-dire qu’il ne réfléchit pas trop.
Dernièrement je l’ai vu sur scène
et j’ai été sidéré par
ses appuis vocaux à la fois totalement improbables et totalement
géniaux.
Voilà. Donc c’est peut-être ça que les
gens voudraient que
je fasse. D’ailleurs, moi, en tant que producteur, me voyant de
l’extérieur, si
j’avais à critiquer Manset sur la manière dont il peaufine ses albums,
ce que
je dirais c’est qu’on aimerait qu’il y ait de temps en temps des
fragilités,
des cassages de gueules, des trucs inattendus…
Des accidents.
Voilà, des accidents ! Et non, tout est
pratiquement lisse.
Vous n’arrivez pas à vous laisser
aller aux accidents ?
Je n’aime pas. Parce que j’entends. Je
pense que la
différence avec les autres c’est qu’ils n’entendent pas. Alain n’entend
pas.
Quand il a un cassage de gueule il ne l’entend pas.
C’est un atout, non ?
Ah, je ne sais pas. Si c’est un atout
c’est parce qu’on est
dans une époque où, pour une question de démagogie, les gens veulent la
fragilité. Ils veulent se sentir proches. C’est pour ça qu’ils ont aimé
Gainsbourg. Ils voulaient un artiste fragile.
Ils voulaient Gainsbarre.
Voilà, le côté proche du pékin moyen. Moi
je ne suis pas
dans ce registre-là, j’essaie de toucher au magistère. Encore une fois,
moi mes
maîtres c’est Poussin, c’est Zola, c’est Hugo, des gens qui font chier
tout le
monde. Moi c’est ça. Mais c’est aussi Springsteen. Comme Obok
j’ai
enregistré Manitoba dans les conditions du live. Et
si ce disque était
en anglais, imaginons qu’il le soit, à mon avis il n’y a pas de
problème ce
serait au moins du Springsteen.
Vous avez envie d’écrire en
anglais ?
Peut-être que je le ferai parce qu’on en a
un peu marre de
faire des trucs que seuls les germanopratins comprennent. Dernièrement
en
voyant Springsteen en concert je me suis dit qu’il n’y avait que le
rock qui
valait le coup. Et que j’ai du matériel comme ça, net, carré, simple.
Il faut
prendre les musiciens adéquats et ça tombe bien, j’ai un ami de longue
date qui
serait parfait pour ça. D’ailleurs ça fait longtemps qu’on ne s’est pas
revu.
Oui, comme le rock pur et dur est très codé il faudrait que je change
un peu mes
habitudes. Par exemple il ne faudrait pas que j’arrange et que je
produise ce
disque moi-même. Mais sinon je pourrais le faire. J’ai les titres
universels
qui s’y prêtent et je suis le seul à pouvoir le faire en français.
Si ce disque sort il ira de paire
avec de la scène ?
Pourquoi pas ?
La rumeur va replaner ?
La rumeur va replaner parce que maintenant
il faudrait
absolument que je passe à l’acte avant d’envisager continuer à faire de
la
musique.
Ce passage à l’acte vous semble
possible ? Je veux dire :
après tout ce temps passé sans vous confronter directement au public,
tout ça
ne risque-t-il pas d’être trop violent pour vous ? Trop violent et trop
décevant pour vous comme pour votre public qui s’est construit l’image
d’un
Manset distant, abstrait, fantasmatique ?
Non, je suis peut-être complètement dans
le délire, mais
j’ai l’impression que je peux facilement passer de l’un à l’autre. La
difficulté vient plutôt d’une histoire d’âge, de fatigue, de lassitude.
Et du
fait que je m’interroge trop sur l’utilité de tout ça.
Quand même : je repense au retour
scénique de Polnareff.
Pour lui ça a été dur et chargé émotionnellement. Quelque part, en
revenant
ainsi, il faisait face à son mythe et au risque de le casser. Mais lui
avait
déjà fait de la scène. Or vous c’est pire, vous n’en avez jamais fait.
L’idée
d’en faire a donc, je trouve, quelque chose de « suicidaire ».
Non, mon seul problème c’est mon problème
avec le public. Je
ne sais pas si la plupart des artistes ont un ego démesuré, mais ils
ont un ego
et ils sont très heureux d’être sur scène. Or moi mon problème c’est
que je
n’ai vraiment pas envie de jouer ce rôle-là. J’adore faire de la
musique,
j’aime beaucoup chanter, je peux passer 24h dans un studio à refaire un
mix des
milliers de fois sans voir le temps passer, mais me retrouver sur scène
avec
cette rangée, j’allais dire de légumes, ce n’est pas péjoratif, mais
cette
rangée de gens neutres et inertes devant moi, non, il ne faut pas que
je vois
ça. Je suis très dérangé par ça.
Mais je sens que ça vous tente.
Je vous sens avide de
nouveauté, je me trompe ?
Non, je suis effectivement avide de
nouveauté. Mais tenter
cette expérience scénique en France ne m’amuserait pas trop. D’un autre
côté à
l’étranger personne ne parle français, donc je suis un peu mitigé. Il
faudrait
que je ne me pose pas la question.
Il faudrait vous lobotomiser une
part du cerveau !
Me lobotomiser une part du
cerveau, c’est exactement ça. «
Gérard, tu t’assoies là, on viendra te chercher quand ce sera l’heure.
» C’est
ce qu’il se passe pour tout le monde ! A part des pirouetteurs comme
Claude
François, beaucoup d’artistes de talent sont dans cette faculté
d’abandon. Il y
a un moment, il faut les diriger comme des enfants dans une sorte de
colin-maillard. Or moi je suis seul, indépendant, donc c’est beaucoup
plus
problématique. Je n’ai pas trouvé la personne en qui j’aurais assez
confiance
pour être pris par la main. Et même si cette personne existait, ça ne
marcherait pas parce que je ne suis pas assez inconscient, j’ai
toujours ces
deux moitiés de cerveau.
-Manset : About a son-
Chronic'Art 15/11/08 -
Rock - Entretien par Sylvain Fesson
Quarante
ans
que Manset sort des albums chez EMI. Quarante ans qu'il est
nourri-logé-blanchi
par le culte fervent d'un petit nombre. Quarante ans qu'il erre comme
un
Minotaure en son labyrinthe, tout puissant dans sa bulle comme un Brian
Wilson
qui n'aurait connu ni drogue, ni folie, ni père violent. Quarante ans
qu'il est
un (n)anti, anti-Gainsbourg, anti-Johnny, anti-Bashung. Quarante ans
qu'il se
définit par ce qu'il n'est pas sans qu'on sache vraiment ce qu'il est.
Quarante
ans qu'il livre une œuvre insensible aux modes qui passent, à la crise
du
disque. Alors, quand à l'aube de son dix-neuvième album Manset confesse
vouloir
dégraisser le mammouth, arrêter les longs morceaux biscornus dont il
était coutumier
pour livrer des morceaux plus bruts « parce que c'est ça que
les gens ont
besoin », quand Manset dit même qu'il se verrait bien sortir
un album de
« rock pur et dur à la Bruce Springsteen » et qu'il
pense le plus
sincèrement du monde à se produire enfin sur scène, on voit ça comme un
« coming out », un « je reviens parmi les
hommes, je suis un
homme, j'existe » qui ne peut laisser indifférent. Après avoir
discuté
d'un "Manitoba ne répond plus" perçu comme
plus tendre, humain et autobiographique que ses précédents disques, on
a donc
tenté d'en savoir plus sur Manset l'homme, le fils, l'enfant. Et, en ce
16
septembre, 16h00, tranquillement installé dans la chambre d'hôtel
baroque qu'EMI
lui a réservé non loin de son 16e arrondissement, mordant dans ses
toasts, Manset
répond.
Chronic'art :
Bashung et vous
êtes de cette génération qui a vu naître le rock. Pourtant, votre
musique et
votre discours semblent dire que vous n'êtes pas un « enfant
du
rock » comme Bashung. Comment cela se fait-il ?
Gérard Manset : Moi je me fous des baffes tous les
matins en me réveillant parce que j'ai raté toutes ces années-là.
J'aimais les
Stones bien sûr et comme tout le monde les Yardbirds et tout le bazar,
mais ça
c'était quand j'avais 16-18 ans, la période des boîtes, du scotch et
des
filles. Mais après, tout de suite, j'ai commencé à travailler et je
n'écoutais
plus rien. Je me souviens, j'étais déjà chez Pathé Marconi, il y avait
tout le
monde, j'aurais pu prendre un avion avec je ne sais qui pour aller voir
McCartney
par exemple quand il venait à Paris. Mais je n'ai jamais foutu les
pieds à
l'Olympia, je n'ai jamais fait un mètre dans un couloir pour aller
ouvrir une
porte et regarder je ne sais qui. J'étais complètement
imbécile !
Complètement imbécile ! Je le regrette énormément, mais
j'étais dans mon
truc, La Mort d'Orion, tout ça, j'étais dans mon truc !
Vous
aviez quel âge ?
Je devais avoir votre âge ou
peut-être un peu moins, je ne me rends pas compte, mais voilà à cet
âge-là on
se fout parfois de ce qui s'agite au dehors, on est dans son
truc !
Moi il aurait fallu que j'ai un copain de mon âge qui me
dise :
« Gérard, enfin, t'es complètement débile ! Tu ne
fais pas trois
mètres pour aller voir McCartney ! T'as machin qui prend son
avion pour
aller le voir et tu ne montes pas avec lui ! »
Et vous n'avez pas eu ce
copain ?
J'en ai eu qu'un qui l'a un peut
fait, mais pas à ce point-là, c'était un dénommé Lancelot. Il allait en
Californie, il voyait tout le monde et de temps en temps on en parlait
et il se
foutait plutôt de ma gueule. Mais voilà il ne m'a jamais dit :
«
Gérard, demain matin je vais voir untel à San Francisco, alors fais ton
sac, tu
montes dans l'avion avec moi ! » Non, jamais il ne
m'a dit ça. Et
donc comme j'ai quand même un certain caractère, je l'envoyais chier.
Et puis
après j'ai travaillé pendant des années au Studio de Milan, puis j'ai
beaucoup
voyagé donc je n'ai pas vu le truc passer. Ring my bell et tout ça, je
l'entendais aux Philippines mais pas à Paris. J'ai produit un ou deux
albums à
Londres, à la belle époque, mais à part ça je n'y allais pas. Blondie,
j'aurais
dû aller voir ça à Londres, mais ça ne m'est même pas venu à l'esprit.
Maintenant je suis à genoux quand j'entends ça !
Ah oui ?
Mais oui ! La chose
importante
et que vous avez du mal à réaliser c'est qu'à l'époque les médias
étaient très
différents. Il y avait très peu d'émission là-dessus. Surtout en
France. En
France c'était Michel Drucker, c'était Bouvard, c'était Dalida, voilà,
toute la
daube française absolue ! Ce n'était pas du tout le marché
international.
Alors qu'aujourd'hui il y a des articles sur ça tous les jours. Mais
par
exemple Pink Floyd, qui était quand même monstrueux dans l'univers
musical des
années 75-78 et bien on trouvait leurs disques à la Fnac, point final.
Il n'y a
jamais eu une émission de télé sur Pink Floyd, ni un mot sur eux dans
un
quotidien quelconque, il y avait juste un papier de temps en temps dans
Rock&Folk, voilà.
Cette rareté devait rendre cette
musique d'autant plus fascinante ?
Non, mais ce que je veux dire,
c'est
que ce manque de sollicitations explique pourquoi ça n'a percé ma
gangue. Parce
que je n'avais plus 20 ans, je bossais. Le matin je me tirais et
j'avais d'autres
trucs en tête. J'étais dirigeant de société au Studio de Milan, je
devais
m'occuper des clients, du matériel, de la production, de mes albums, de
la vie
de famille, un million de trucs. Et puis après comme je disais j'ai
beaucoup
voyagé.
Du coup vous apparaissez comme un
enfant de la génération d'avant. Vos maîtres, dites-vous, sont Bonnard,
Poussin, Hugo, Zola…
Oui et toutes ces choses n'ont plus
de référents. Prenez La Faute de l'abbé Mouret de Zola ou d'autres très
beaux textes : quand moi j'avais 10 ans et que je me promenais
dans la
campagne, j'étais dans Zola ! Aujourd'hui on se promène dans
la campagne,
on n'est plus du tout dans Zola. Les mecs qui ont 20 ou 30 ans
aujourd'hui
n'ont pas connu ça. C'est donc compréhensible que ces textes les
fassent chier.
En même temps on pourrait croire
qu'aujourd'hui cette littérature est d'autant plus fascinante qu'elle
parle
d'un monde qui n'est plus, qu'elle est dans la fiction, l'abstraction…
Peut-être que ça fait ça pour
certains, mais il fut un temps où ce n'était pas une fiction.
Au
départ vous vouliez intituler
votre nouvel album "Comme un Lego". Mais vous n'avez pas pu car vous
aviez
déjà cédé la chanson du même nom à Bashung pour son album Bleu pétrole.
Du coup il était question qu'il s'appelle Le Pays de la liberté, qui
est
le titre d'une de ses chansons. Pourquoi avez-vous donc finalement
décidé de
l'appeler Manitoba ne répond plus ?
En fait dès le départ j'avais aussi
cette idée-là en tête. « Manitoba ne répond plus » ce
sont quelques
mots issus de la chanson "O Amazonie". Et à la base, ces mots font
référence à une BD d'Hergé qui porte le même nom. En la retrouvant chez
moi,
j'ai tout de suite eu un coup de nostalgie. Cette BD c'est comme mes
espadrilles d'il y a 40 ans, comme ma musette quand j'allais à la pêche
ou ma
première boîte d'aquarelle. Je me suis donc dit que je serai
très à l'aise
de parler de ça dans les interviews. Parce qu'en appelant cet
album "Manitoba
ne répond plus", je montre une fois de plus que je suis toujours
rattaché au
passé. Aux années 50.
J'ai lu dans Rolling Stone
que vous aviez rejeté l'idée d'appeler votre disque "Le Pays de la
liberté"
de peur qu'on ne vous pose trop de questions sur la France
d'aujourd'hui. C'est
vrai ?
Oui, il se trouve qu'en 48h, il y a
quelques personnes qui m'ont posé des questions de ce genre. Mais si je
n'ai
pas gardé ce titre, c'est plus parce que je le trouvais trop proche de
La
Vallée de la paix et trop simpliste aussi. Il n'ouvrait pas
l'imaginaire.
Quand j'ai dit que j'allais finalement l'appeler Manitoba, tout le
monde
a été ravi !
En
effet ce qui est bien avec
Manitoba, c'est que ça évoque une sorte de contrée inconnue, une sorte
de pays
exotique, un paradis perdu. Et voilà, on y est, car qu'il y a-t-il de
plus
Manset que le paradis perdus ?
Exactement. D'ailleurs, dans sa BD,
Hergé donnait lui déjà cette consonance parce qu'il situait Manitoba en
Océanie
alors qu'à la base c'est une province canadienne. Aux gens qui
l'ignoraient ils
donnaient donc l'impression qu'il s'agissait d'une destination
paradisiaque.
J'ai
l'impression que vous avez
donné la même consonance à votre nom de famille. Parce qu'en 1972, vous
avez
choisi de ne plus inscrire votre prénom sur vos pochettes de disques
mais
seulement votre nom. Pour ceux qui ne savaient pas que Manset était
votre nom,
Manset a donc pu apparaître comme le nom d'un pays imaginaire ou d'une
destination paradisiaque. C'était ça l'idée ?
Je n'aime pas le côté état civil du
nom-prénom. Mes albums et la vie de tous les jours sont des mondes
différents.
Quand on croise des gens dans la rue (le boucher, le charcutier, la
famille),
on est quelqu'un et quand on fait un machin comme Obok on est quelqu'un
d'autre. Je regrette de ne pas avoir de pseudonyme pour que ce ne soit
pas plus
codé.
Supprimer
votre prénom de la surface
de vos pochettes de disques c'était donc une manière de décrocher de
l'humain ?
Oui, un minimum. Ça me rappelle une
anecdote : il y a quelques jours un copain m'a envoyé un
texto. Il venait
de recevoir l'album et il m'a
écrit : « Manset Airline »
(rires) !
J'ai beaucoup aimé ce « Manset Airline »
(rires) !
A
propos de nom de famille, parlons
famille. La votre compte-t-elle des artistes ?
Pas vraiment, mais l'année dernière
j'ai sorti Les Petites bottes vertes, un livre dans lequel je disais
deux-trois trucs sur ma famille. Ma mère était violoniste. Elle n'a pas
fait
carrière, mais jusqu'à son mariage et ses premiers enfants, elle était
dans la
veine des quelques violonistes de haut vol. Et puis son frère était
violoncelliste, et sa sœur jouait du piano. J'ai donc été un peu élevé
dans ça.
Petit, j'entendais du Chopin, pas grand-chose, mais c'est des sortes de
pointillés très très importants. Surtout qu'après mon frère aîné m'a
abreuvé de
musique classique. Donc voilà, c'est pour ça que je suis dans la veine
Beethoven. J'ai plein de pièces magistrales en tête dont je connais
chaque mesure.
D'ailleurs, j'en ai déchiffré certaines pages.
Écoutez-vous
toujours de la musique classique ?
Ah non, jamais. Enfin, je dis
jamais, il m'est arrivé de réécouter un peu Chopin mais très peu. Par
hasard,
j'en entends parfois quand je regarde un film sur Arte. D'ailleurs je
m'interroge : « C'est qui ? Quel
concerto ? Quelle
symphonie ? » Mais non, je ne réécoute pas trop tout
ça parce que ça
me rattacherait trop à un passé révolu. On ne peut pas refaire une
éducation
musicale qu'on n'a pas eue. Et comme il y a de moins en moins de gens
qui ont
cette éducation, pratiquement plus personne, j'éprouve un malaise à me
replonger là-dedans. C'est comme si c'était une planète d'une
merveilleuse
beauté mais définitivement inaccessible.
Réécouter
cette musique vous fait
plus de mal que de bien ?
Mal, ce n'est pas le mot, mais oui,
c'est un peu désespérant que le monde ait changé de sorte que ces
choses-là ne
soient plus.
Vos
fans vous décrivent souvent
comme un artiste « lucide » et vous-même dites
souvent que vous êtes
un artiste « clairvoyant ». Or j'ai l'impression
qu'il y a là une
sorte d'imposture magnifique. Je veux dire : votre propos sur
le monde qui
sombre dans la médiocrité la plus totale, toute cette thématique du
paradis
perdu, du « c'était mieux avant », j'ai le sentiment
que c'est plus
une belle fable qu'une vérité en soi. En cela je vous vois donc plus
comme un
marchand de rêve qu'un artiste du réel.
C'est difficile ce que vous me
dites. Vous pouvez me refaire la démonstration ? J'ai dû
sauter une
étape-là.
N'est-ce
pas être un rêveur, un
idéaliste que de croire que ça a toujours été mieux avant ?
Non, non, c'est cette phrase qui
manquait dans votre démonstration, c'est pour ça que je ne l'ai pas
compris. Ce
n'est pas du tout une vision idéalisée ! Les choses étaient
infiniment
mieux avant. Infiniment.
Elles
étaient mieux comparées à
votre époque, mais ça ne veut pas dire que tout était mieux avant.
J'imagine
qu'il y a eu des époques aussi médiocres que celle que nous traversons
en ce
moment…
Je suis d'accord.
Comprenons-nous : tout n'était pas beau. Evidemment qu'il y
avait des
horreurs ; mais aujourd'hui il n'y a plus que des horreurs.
Non,
comprenons-nous, parlons de ce qui est comparable : la vie
d'un garçon de
10 ans dans les années 50 était infiniment plus enrichissante,
shootante et
magnifique dans tous les domaines que celle d'un enfant de 10 ans
aujourd'hui.
Enfin, c'est ce que je pense, mais je peux me tromper.
En
tant qu'artiste vous avez donc eu
de la chance d'être témoin de cette époque et de sa beauté car
finalement toute
votre inspiration vient de là, non ?
Oui ! Mais disons la chose d'une
autre manière : je ne sais pas si dans trente ans quelqu'un de
votre âge
aura autant de source d'inspiration que ceux de ma génération.
Sans
doute. Mais encore une fois, ce
qui me chiffonne c'est de constater que beaucoup de vos fans prennent
votre
discours comme une vérité absolue, prêchée. Parce que moi j'ai
l'impression que
ce qui prime chez vous c'est moins le souci du réel et de la vérité que
cet
impérial besoin de créer du beau, du rêve pour embarquer les gens. Que
l'important c'est de croire que le monde fut mieux avant parce qu'y
croire
c'est croire que le monde peut redevenir meilleur que ce qu'il n'est
aujourd'hui.
Oui, bien sûr, je suis d'accord,
les
deux sont liés ! C'est l'histoire de la poule et l'œuf. Moi je
suis né
dans une certaine époque où on avait la faculté et la liberté de
s'enrichir
tout seul en gaulant les trucs à droite à gauche… Ne serait qu'à la
campagne on
aurait pu voyager dans le dixième d'un département plus qu'on ne le
fait
aujourd'hui dans le monde entier. Tout était plus vierge et à
découvrir. A
l'époque à 200 kilomètres de Paris on avait plus de terra incognita
qu'il n'y
en a en Inde ou en Amazonie aujourd'hui. Ça, ça conditionne à ce que la
cervelle se développe de telle sorte qu'après, ayant vu la beauté, on
cherche à
la décrire, à la découvrir ailleurs et à la mettre en forme. Quelqu'un
qui
n'aurait jamais mangé de caviar ne peut pas critiquer le
caviar !
A
cette chance s'en est jointe une
deuxième : celle d'avoir pu signer un contrat en or et presque
unique en
son genre avec la maison de disques Emi, à l'époque Pathé Marconi. Ce
contrat,
je n'en connais pas les détails mais à ce que vous m'en avez dit il
vous donne une
liberté de manoeuvre qu'aucun artiste n'a eu après vous. C'est grâce à
ce
contrat que vous sortir depuis 1968 les disques que vous voulez au
moment où
vous le voulez. C'est grâce à ce contrat que vous avez pu faire de la
musique
votre gagne-pain et que vous avez pu dédier vie à la quête du beau.
Oui.
Je
reviens sur cette idée de la
primauté du rêve sur le réel que je perçois chez vous. Parce que je
repense à
une chose que vous m'avez dite la première fois que nous nous sommes
rencontrés. Vous m'avez parlé du « damier de la
création ». Du fait
qu'avec La Langage oublié vous aviez coché une case sur ce damier où
des
artistes comme Nerval, Gide et Lennon avait déjà coché la leur…
Ah, oui, je me disais bien qu'on
avait déjà dû se voir. J'étais en train de me poser la question.
Et
donc vous m'aviez parlé de cette
histoire de damier de la création…
C'est vrai.
Après
coup je me suis dit que cette
histoire de tableau avec des cas à cocher était une image totalement
scolaire,
enfantine...
Oui. Exactement. Jules Verne est
parti à 11 ans pour voir le monde. On l'a attrapé et on l'a ramené,
mais c'est
à 11 ans qu'il est parti. Pas à 35.
Mais
cette anecdote montre bien que
votre vision du monde est tout sauf lucide. Elle est au contraire
parfaitement
rêveuse, mythologique.
J'adhère tout à fait. Mais c'est
Newton, il se prend la pomme sur la gueule et voilà, on est dans ce
domaine de
l'improvisé, de l'impromptu, de l'irrationnel et de l'enfantin. Bien
sûr. Et
j'ai cette chance, on parlait de contrat, de pouvoir me préserver du
reste et
de ne pas en sortir. Picasso c'était ça, c'est resté un gosse et il n'a
jamais
fait que dessiner l'enfance. Et ses dessins ce n'est même pas des
dessins
d'enfant.
Rester
enfant et dédier sa vie à la
célébration de la beauté, c'est une chance folle, non ?
C'est la chose la plus désespérante
qui soit. Tout à l'heure je parlais du malaise que j'éprouvais à
réécouter de
la musique classique aujourd'hui. Et bien c'est un peu pareil pour ce
qui est
de mes créations. J'éprouve comme un malaise à devoir continuer de
créer cette
beauté. Quand on a connu la beauté on a d'abord envie de la faire
partager, de
la retranscrire, de la remodeler, mais au bout d'un moment on commence
à
pédaler dans la semoule, ce qui s'est passé il y a dix ou quinze ans,
là tout
le monde à commencer à dériver en tous sens. Alors on se dit :
« Quelle est la légitimé de vouloir continuer à dire aux gens
que telle
chose est belle alors qu'ils ne la voient plus cette beauté
parce qu'ils
sont partis ailleurs, dans le pognon, la réussite, le business, la vie
de
famille recomposée, etc. ? » Le festival d'opéra de Bayreuth
existe
toujours mais je me demande qui y va. Comment ?
Pourquoi ? Même si
les musiciens ne sont plus tous tout jeune, c'est étonnant de voir que
la musique
classique existe toujours.
J'en
parlais récemment avec le
compositeur Jean-Philippe Goude qui m'a d'ailleurs confié avoir eu
une grande période Manset. Il me disait que la musique classique est
vraiment
mal en point parce que son public ce n'est même plus le troisième âge,
mais le
quatrième âge.
Bah oui.
Mais
vous, finalement, quand vous
regardez votre parcours vous ne vous dite pas parfois : « Sous
quelle
étoile suis-je né ? ».
Oui, on est d'accord. On est
ensemble, moi je réponds à une interview pour la sortie de mon
dix-neuvième
album, je suis dans un super hôtel en train de prendre mon crème et de
manger
des toasts, évidemment. Mais en même temps, je sors, je prends le
journal, je
vais à la Fnac ou ailleurs et comment dire ? Tout est trop
dispersé. On
voit un charabia artistique partout ! Donc oui, en privé,
entre initiés,
pour ne pas dire privilégiés, entre initiés, bien évidemment que je
suis
merveilleusement heureux. Je ne vais pas me comparer au pape bien sûr,
surtout
que là ça y est, on ne sait pas pourquoi mais on ne se fout pas de sa
gueule,
mais pendant longtemps on s'est foutu de la gueule du pape, de
l'Eglise, de
tout. Alors voilà, la musique classique ce serait une sorte d'Eglise
ringarde
qui n'intéresse plus personne. Et c'est pareil pour celui qui fait le
pèlerinage de Lourdes ou de Saint-Jacques de Compostelle. Il est avec
d'autres
gens qui font le pèlerinage, ils sont heureux, ils parlent le même
langage.
Mais qu'ils en sortent et on se fout de leur gueule. Je suis un petit
peu dans
cet état d'esprit. Je suis heureux quand je suis entouré de gens qui
pensent
comme moi et qui voient comme moi, c'est-à-dire des écrivains, des
compositeurs
quelque fois, d'ailleurs c'est surtout des écrivains parce qu'ils ont
encore
cette sorte d'aristocratie de la sensibilité typique des gens de
lettres, mais
quand ce n'est pas le cas je suis déjà moins heureux.
Dernièrement,
je suis tombé sur une
phrase d'un artiste contemporain qui s'appelle Christian Boltanski. Il
dit,
parlant des artistes : « On s'est construit à
l'intérieur d'un
personnage qu'on s'est crée et finalement on ne vit plus, on joue à la
vie. » J'ai trouvé que cette phrase vous allait bien…
Je me suis quand même méfié de
vivre
à l'intérieur de tout ça, mais c'est vrai que c'est dur. Un de mes
premiers
titres disait : « Je suis Dieu / Et je fais tomber
les gens dans des
pièges » Voilà, une fois qu'on voit qu'on a réussi à faire une
sorte de
machine bizarre comme ça, que les gens jouent avec et que ça fonctionne
alors
oui on se prend un peu au jeu quand même.
J'ai
lu dans
Rolling Stone que vous vous étiez récemment aperçu que vous aviez fini
par rentrer vous-même dans votre univers…
Ça peut sembler à souligner, à
mettre en gras, avec des ricanements du lecteur peut-être, mais oui,
c'est vrai
que maintenant je suis assez admiratif de mon oeuvre et de mon
parcours. Je
suis mon premier fan, non pas de la musique parce que je ne sais pas si
j'aurais acheté mes albums et si j'aurais vraiment apprécié ce genre de
trucs
un peu complexes, mais je suis quand même aficionados du personnage,
oui, de
l'itinéraire, de son côté pur et dur, irréductible…
Gaulois ?
Non, teuton. Parce que c'est plus
sévère. Et puis gaulois ça a été tourné en grotesque. Voilà quand on a
remplacé
Tintin par Astérix c'était déjà le début de la fin. On le sait, bon.
C'est-à-dire ?
C'est-à-dire que la BD emblématique
d'aujourd'hui c'est Astérix. Les films qui on coûté on ne sait combien
de
centaines de millions de dollars c'est Astérix, qui, comparé au
raffinement des
images et des aplats de couleurs d'Hergé, est d'un populisme, d'une
vulgarité
et d'une pauvreté… Tenez, puisque vous faites un long article et que
vous avez
la place, j'aimerais que vous ayez le temps d'aller chercher sur
Internet la
reproduction de la couverture de la deuxième BD de Jo et Zette intitulé
Le
Manitoba ne répond plus. L'avez-vous vu ?
Oui.
Elle est stupéfiante !
J'en ai
écrit un texte de deux pages que je pensais mettre sur le communiqué de
presse
du CD mais finalement je ne l'ai pas mis. On voit les deux gosses de
dos, tous
les deux en socquettes et il y a le robot fou qui se lève et puis le
savant à
terre, c'est d'une poésie narrative et d'un ésotérisme que tous les
Batman
d'aujourd'hui n'auront jamais ! Ni même les imbécillités
d'Harry
Potter ! Tout ça, en terme de poésie, ça n'arrive pas à la
cheville
d'Hergé !
Vous
lisez des BD ?
Non, j'en vois juste quelques-unes.
Il y a de très bons dessinateurs mais en général ils ne sont pas tout
jeunes,
ils sont tous à peu près de ma génération. C'était Sempé par exemple.
Ce qu'il
fait ce n'est pas de la BD mais quand même. Kiraz aussi, quelle
élégance.
Dans
un autre style, de cette
génération, il y a Siné qui vient de lancer Sine Hebdo…
Siné je suis beaucoup moins fan.
Moi
j'ai toujours été contre Charlie Hebdo. J'ai horreur de tout ça, c'est
l'univers de la communication, de l'opportunisme, ça ne m'intéresse pas
du
tout. Là on parlait de BD, on parlait d'une sorte de création d'oeuvre.
D'ailleurs,
à propos de BD, votre oeuvre
est traversée de références SF. Quel est votre rapport à cette
littérature ?
Là encore, je remercie mon frère
aîné. Il faudra lire Les Petites bottes vertes, j'y parle beaucoup de
mon frère qui est quelqu'un d'assez magistral. C'est mon aîné de quatre
ans et
je l'ai toujours regardé avec une espèce de distance admirative. Il
jouait au
bridge, tous ses copains jouaient au bridge. Il sait tout sur tout mais
ce
n'est pas Monsieur Je-Sais-Tout. Il sait tout quand on le lui demande
et il
sort le truc en ricanant, en déconneur : il est brillant.
Eminemment
brillant. Et bonhomme en même temps. Gentil. Et de la même manière
qu'il m'a
abreuvé de musique classique parce qu'on était dans la même chambre et
que
j'étais donc bien obligé d'écouter les trois plombes de Tchaïkovski ad
libitum
et bien il m'a malgré lui initié à la science-fiction. Parce qu'il
avait toute
la science-fiction de l'époque, la collection Fleuve noir qui était un
petit
peu grand public et une autre qui s'appelait Rayon fantastique avec des
textes
sublimes d'Isaac Asimov jusqu'à Dune. Dune était un très beau
texte mais à mon avis il a marqué la fin de cette double décennie de
fiction
qui avait cette ingénuité que tu m'attribuais tout à l'heure,
c'est-à-dire
cette sorte d'infantilisme…
Cet
art de la parabole ?
Oui, c'est-à-dire que ces écrivains
disaient des choses en y croyant alors que c'était des choses d'une
imbécillité, enfin d'une simplicité qu'on n'oserait plus aujourd'hui.
Leurs
livres sont tout du long teintés d'une grâce, d'une intelligence, d'une
poésie,
justement parce qu'il y a cette innocence de la non connaissance. Je
reviens
aux Petites bottes vertes que tu n'as pas lues. A deux-trois endroits
j'y dis
que c'était des époques d'opacité contrairement à la transparence
d'aujourd'hui.
C'est cette transparence qui fait beaucoup de mal Le fait de savoir
dans
beaucoup de domaines tue tout. Cette science-fiction nous faisait rêver
parce
qu'elle ne savait rien sinon les monstres à tentacules, les robots et
les
planètes spongieuses bouffeuses d'hommes. Or maintenant on sait qu'il
n'y a
rien sur Mars et sur la Lune il n'y a rien. On n'a plus que nos yeux
pour
pleurer.
Vous
aimiez aussi des dessinateurs
de SF ?
Oui, il y avait Forest, immense
illustrateur qui dessinait des filles merveilleuses !
J'ai d'ailleurs
écrit un très beau titre qui raconte une sorte d'histoire d'amour entre
un
homme et une vénusienne. Ça s'appelle « Sur la lune on
danse ». Je
l'avais faite avec des samples. Je la filerai peut-être à Alain. Oui,
je lui
filerai « Sur la Lune on danse », il m'en ferait un
truc
extraordinaire !
Il
n'y a pas longtemps je l'ai vu en
concert dans un festival et quelle allure, quelle présence !
Ah oui, moi je l'ai vu à l'Olympia
de Paris et c'était phénoménal ! Phénoménal !
Il
démarre avec Comme un lego
et ça y est, on est à genoux.
Ah mais je vois que tu es un fidèle
parmi les fidèles, ça y est, c'est bien. Mais alors un fidèle qui n'a
pas lu Les
Petites bottes vertes ! C'est peut-être juste parce que
Gallimard ne
te l'a pas envoyé. Ou peut-être aussi que, comme tu l'as si bien dis
tout à
l'heure en parlant de paraboles, tu n'as tout simplement pas envie
d'entamer
certaines choses. Mais rassure-toi je reste tout de même elliptique
dans Les
Petites bottes vertes.
Une
dernière question. La dernière
fois que nous nous sommes entretenus c'était à la sortie d'Obok et vous
m'aviez dit que vous étiez plus réceptif des yeux que des oreilles.
C'est vrai.
Du
coup je me demandais si vous
aviez déjà pensé faire un film.
Alors, d'abord je suis dans l'image
depuis très longtemps, photos et images animées, parce que je suis de
l'école
colleuse, monteuse, chutier et tout ça, mais voilà je ne suis pas
écrivain. Je
suis partiellement écrivain parce que j'ai acquis une très belle langue
fertile
et que je maîtrise complètement au niveau du style, mais je n'ai pas
cette
maestria des Stendhal ou des Zola qui eux sont à fond dans le narratif
et
racontent de grandes sagas avec des personnages et tout. Les histoires
me
passionnent mais je n'ai pas cette composante pour en pondre.
D'ailleurs tous
les écrivains ne l'ont pas. Aragon, par exemple, écrivait très bien, et
des
textes assez longs, mais il ne se passe rien dans ses textes. Pareil
pout Robbe-Grillet !
Il écrit très très bien, c'est très classique, très beau, mais bon,
quid de ce
qu'il y a à l'intérieur.
Et
donc vous et le cinéma ?
Et donc moi et le cinéma. Oui, j'y
ai souvent songé. Je suis un très bon cadreur, je saurais très bien
diriger les
comédiens, je sais exactement quels angles de vues je veux, le montage,
j'ai
tout dans la tête. J'ai tout sauf l'histoire. Voilà, de la même manière
qu'aucune idée de roman ne me vient aucune idée de scénario ne me
vient. Ce qui
est un peu gênant. Et je ne lis pas vraiment des trucs qu'il
m'intéresserait de
tourner ou de mettre en scène, donc voilà. Mais là, récemment, je suis
tombé
sur un ouvrage, je ne vais pas dire le titre, mais c'est la première
fois où je
me suis dit : « C'est trop exactement ce qu'il
faudrait que je mette
en scène. » Tiens, je vais d'ailleurs te donner cette l'info
comme tu en
auras une inédite : dans mes proches, dans les gens que j'aime
bien et qui
m'aiment bien il y a Enki Bilal.
Qui
avait fait la pochette de Route
Manset…
Exactement. D'ailleurs ça me
rappelle qu'il faut que je lui envoie mon nouvel album, à moins qu'il
ne l'ait
déjà. Et quand je suis tombé sur ce roman qui est un texte très peu
connu d'un
auteur connu, je me suis vu le tourner. Je voyais où le tourner, pas
dans la
ville mythique dans laquelle l'histoire prend place mais dans une autre
un peu
moins mythique, un peu moins connue mais qui a je crois une
configuration
géographique similaire à ce qui est décrit dans le livre. Donc je me
suis dit
que j'allais peut-être parler de tout ça à Bilal. Je ferais bien ça
avec lui
pour obtenir un truc à la limite entre le dessin et le tournage. Tu
vois ?
Je ne vois pas trop quelle collaboration on pourrait avoir mais il est
très
proche de moi par certains côtés, par sa vision esthétique, son trait
abrupte
et peut-être aussi son côté slave, cette sorte de secret, de froideur.
Donc
voilà j'ai ça en tête. J'aurais 20 ans de moins, je serais déjà en
train de le
tourner. Mais faire un film c'est des années de travail, c'est
débloquer des
budgets auprès d'untel et d'untel… En même temps, ce texte est
tellement beau,
tellement inconnu ! Les scènes sont un tel nectar !
Les personnages
m'émeuvent tellement et c'est tellement la démonstration de tout ce qui
n'est
plus enseigné, de tout ce qui va disparaître, que voilà.
Sylvain Fesson
******************************************************************************************************
MANSET L’ART DE
L’ANONYMAT
EN PRÉLUDE A LA
SORTIE DE SON NOUVEL ALBUM, LE 15 SEPTEMBRE
PROCHAIN, MANSET
A ACCORDÉ UN LONG ENTRETIEN A ROLLING STONE.
RENCONTRE
AVEC UN ARTISAN SOLITAIRE DÉFINITIVEMENT
RÉFRACTAIRE AUX
CONVENTIONS DU "MÉTIER". VOUS AVEZ DIT ARTISTE CULTE?
PAR
PHILIPPE
BARBOT (ROLLING STONE /
SEPTEMBRE
2008)
PARIS, EN
PLEIN
JOLI MOIS DE MAI 1968. Pendant que les étudiants batifolent avec les
CRS sur
fond de fumées lacrymogènes et d'automobiles renversées, une chanson
obsédante
passe en boucle sur les ondes désertes de l’ORTF en grève. Une étrange
voix flûtée
et rouillée scande «Animal on est mal, on a le dos couvert d'écailles,
on sent
la paille dans la faille et quand on ouvre la porte, une armée de
cloportes
vous repousse en criant "Ici, pas de serpent!" ». Cette
ritournelle
zoologique aux accents kafkaïens est l'œuvre d'un certain Gérard
Manset, natif
de Saint Cloud, diplômé des Arts déco et troubadour barbu aux contours
flous et
aux ambitions encore hésitantes.
La chanson n'a
jamais été rééditée, malgré les supplications répétées des fans
frustrés.
Quarante ans après, le responsable continue d'affirmer que
l'enregistrement est
trop « épouvantable » pour être sauvé :
« À l'époque, je faisais
plutôt
n'importe quoi, dans tous les domaines, sans trop savoir, j’étais une
sorte de
“pluriformivore” artistique, prêt à toutes les déconnades.
J’avais un ami,
Malek, qui enregistrait chez Philips, alors j ‘ai commencé à écrire des
textes,
mais sans véritable intention de devenir auteur. Puis j'ai bricolé ça,
tout seul,
sur un accord de guitare, en chantant comme un pied. Quand je l'ai fait
écouter
à un directeur artistique, j'étais très gêné. En même temps, j’avais
l'impression que c’était plutôt original et unique. . . »
Original et
unique, voilà qui peut en effet qualifier un escogriffe capable, dès
ses
débuts, d’intituler ses chansons « Je suis Dieu » ou
« On ne tue
pas son prochain », de composer un morceau en latin (Caesar)
et un oratorio-rock
symphonique (La Mort d'Orion) avant de dispenser, sinon des tubes, du
moins les
hymnes d'une époque déboussolée en mal de liberté vagabonde.
Aujourd'hui
encore, « Y'a une route » ou « Il voyage en
solitaire »
continuent d'inspirer plusieurs générations de chanteurs, que ce soit
Bashung
sur « Bleu Pétrole », Dick Annegarn ou Cheb Mami sur
l'album hommage
Route Manset. Des artistes comme Christophe, Jean-Louis Murat,
Dominique A,
Arman Méliès ou Daniel Darc avouent volontiers avoir été influencés par
l'homme
qui n'a « Rien à raconter ». Car l'animal n'a jamais cessé
d'intriguer ou
d'agacer. Chanteur sans visage, écrivain discret, peintre pudique,
ermite bourlingueur
à la fois misanthrope et humaniste, fuyant show-biz et médias comme la
peste
bubonique, Manset a développé autour de sa non-présence un véritable
mythe.
Mythe entretenu par
des albums à la régularité parcimonieuse, dix-neuf à ce jour, têtus et
entêtants, odes incantatoires à la douleur d'un monde qui se délite,
constats
d'un Eden perdu où pointent nostalgie de l'enfance et compassion pour
la
souffrance des hommes. Une œuvre déroutante, parfois ésotérique,
imprégnée d'un
mysticisme au lyrisme glacé et aux exotismes dépaysants qui relèguent
Lavilliers et Le Guide du routard au rang d’amusettes pour touristes en
goguette. Une œuvre au noir, onirique, parfois mégalo, en tout cas
résolument à
part, dont on a du mal à discerner les racines, les influences. Un
mélange de
rock et de chanson française?
«J'ai toujours eu la
sensation de faire un
matériel différent, très loin de gens comme Cabrel ou Gainsbourg, et de
tous
les autres d'ailleurs. Les artistes que j'aimais me donnaient plutôt
envie de
ne pas les imiter. Léo Ferré, ça donnait envie de se flinguer. Brel sur
scène,
pareil.
Les gens qui ont
ce talent, c'est douloureux, on n'a pas envie d'une vie comme la leur,
d'avoir
l'air d'un clodo, de chanter en postillonnant des trucs sur lesquels
les gens
s'interrogent pour savoir ce que ça veut dire. .. Le rock, oui, que ce
soit Dylan,
les Stones, les Animals ou Bob Seger, tout est extraordinaire. On a
envie de
monter sur scène tout de suite, de balancer ce genre de textes, ce
genre de
musique. Mais tu es en France, au pays de l’accordéon et de la
baguette, tu
n'as droit qu'à ça. C'est comme si on était de l'autre côté de la
vitre.»
De l'autre côté
de la vitre, justement, claquemuré dans son « Atelier du crabe
» personnel,
le fameux studio Milan, supervisant seul le moindre détail des arrangements de cordes
aux photos de
pochette, Manset (sans Gérard, prénom détesté et abandonné dès le
deuxième
disque) a ainsi publié pendant deux décennies une douzaine d'albums en
forme de
voyages initiatiques aux étapes fiévreusement arpentées par quelques
dizaines
de milliers de pèlerins fidèles : 2870.
Royaume de Siam, Le Train du soir, Comme un guerrier, Lumières ou
Prisonnier de
l’inutile, jusqu'à
Matrice, en 1989,
premier album « certifié or », Manset jouait plutôt dans la
catégorie «
artistes cultes », adulé par une petite cohorte de fans transis.
Un statut plus
ou moins volontairement revendiqué et entretenu :
«Je
me suis toujours
interrogé sur la légitimité de ce qui s'appelle le droit d'auteur, je
préférerais avoir à vie une bagnole, une limousine, une carte qui me
permette
de bouffer à l'œil n'importe où, de voyager gratuitement, d'avoir des
hôtels ad
libitum, et ne plus toucher un rond de droits d'auteur, ne plus tremper
mes
mains dans le pognon, qui est une chose abjecte. Être sacré
auteur-compositeur
parmi le petit panel de gens distingués, de je ne sais quelle
nomenklatura où il
faudrait parler grec et latin, pourquoi pas. Mais je préférerais qu'on
entretienne les artistes qui consacrent leur vie à leur art, comme cela
existait du temps du mécénat, du temps des monarques. . »
C'est que depuis
1972, plus question pour lui d'apparaître au grand jour. On ne perçoit
plus du
Manset public qu'une vague silhouette engoncée dans un manteau de cuir,
ou des
clichés flous le représentant de dos sur des rivages asiatiques
indistincts. Le
nouvel homme invisible fuit télés et photographes, allant parfois
jusqu'à
surveiller la mise en page des rares interviews qu'il accorde à une
presse
pourtant enamourée. Une paranoïa tatillonne qu'il explique
ainsi :
« Une
de mes seules jubilations permanentes, c'est d'être quasiment anonyme
et de pouvoir
me balader, prendre le métro, m'asseoir sur un banc, dans un bistrot,
sans être
dérangé. Ou plutôt, sans être réveillé de mon "inappartenance" au
monde, pour continuer d'être une sorte d’élément neutre et libre. Dans
cette
époque où il faut s'engager sur tout, ça peut être considéré comme une
démission.
Alors oui, j'ai démissionné de tout, je n'ai jamais signé la moindre
pétition
ni fait partie d'un mouvement, quel qu'il soit. Parfois, je le
regrette. Si j'avais
été dans un maniement politique, j'aurais peut-être accompagné le Che à
Cuba. .
. Non pour l'idéologie, mais pour l'aventure. Les gens qui ont fait de
la
politique très jeunes peuvent se réclamer aujourd’hui d'amitiés
indéracinables,
je ne connais pas un artiste, un créateur qui ne soit engagé
politiquement, qui
n'ait des convictions. Moi, je n'ai pas de convictions, ou plutôt je
pense
qu'il n'y a pas de convictions contradictoires.
Quatre personnes
enfermées dans une pièce, pourvu qu'elles soient honnêtes et de bonne
foi,
tomberaient vite d'accord sur la définition d'une société idéale. C'est
terrible de voir aujourd'hui cette logorrhée inutile dans les médias,
tous ces
éditorialistes qui s’empoignent par-dessus les micros, redisent sans
arrêt les
mêmes choses sur la société qui devrait changer, qui pourrait changer,
qui va
changer... Moi j’aimerais qu'on retourne à l’Antiquité, à la Grèce, à
l’Égypte!»
En attendant,
après Obok, il y a deux ans, Manset publie un nouvel album.
Originellement
intitulé « Comme un Lego », - d'après la chanson
offerte à Bashung et
qu'il reprend sur son disque - l'objet a changé de titre en cours de
route, «
pour des questions juridiques », et a failli
s’intituler « Le
Pays de la liberté ». . . jusqu'à ce que son auteur réalise
que tout le
monde allait lui poser des questions sur la France d'aujourd'hui, quel
ennui :
« C'est aussi
le titre d'une des
chansons, paraît-il très étrange et étonnante, d’après les personnes
qui l'ont
entendue. Je pensais qu'on me dirait que le texte était épouvantable,
genre
c'est du Manset, ça prend la tête, mais il semble que l’expression
vocale ou la
poésie qui s'en dégagent fassent passer cela au second plan. C'est
marrant parce
que je commence à y croire. Ce doit être l'âge, les années, mais j'ai
l'impression d'être moi-même entré dans "mon" univers. Jusqu’ici, je
voyais peut-être ça de l'extérieur, comme si j'étais en train de faire
les chansons
de quelqu'un d'autre, comme si je n'étais pas concerné. Peut-être que
c'était
trop compliqué, même pour moi . . . je me disais parfois que si je
n’avais pas
été le créateur, je
ne sais pas si j'aurais acheté l'album. .. ».
Manset optera finalement
pour « Manitoba ne répond plus », phrase extraite
d'une chanson et
titre d'un vieil album de BD d'Hergé.
Ces dernières
années, le taciturne solitaire n'a pas rechigné à offrir sa
contribution à
quelques « confrères » triés sur le volet. Après tout, à ses débuts, il
a bien
produit William Sheller ou Herbert Léonard...Plus récemment, outre
Bashung et
Raphaël (dont le manager n'est autre que sa propre fille, Caroline),
des artistes
aussi éclectiques que Philippe Lavil, Juliette Gréco, Jane Birkin,
Indochine et
Florent Pagny ont bénéficié de ses services harmoniques. « Parfois, des copains
ou des éditeurs
me demandent. Mais je ne côtoie personne, je ne fais pas les Restos du
Cœur, de
scène, de télé, donc je n'ai pas de raison de croiser les gens du
métier. Peu à
peu, je me suis rendu compte que
je bénéficiais
d'une sorte de réputation d’extraterrestre, de martien. Aujourd'hui je
voyage
moins, la vie est différente, j ‘ai réalisé que les années passaient,
qu'il y
avait quand même des artistes intéressants et que c'était peut-être
l'occasion
d'accrocher le wagon. Avec Bashung, j'étais un peu dans la situation du
fan qui
déjeune avec l'artiste. Mais à l'origine, le but n'était pas de lui
faire des
chansons, juste de le rencontrer autour d'une table, avec sa
sensibilité, son univers
particulier, je suis allé le voir à l'Olympia, c'était absolument
magnifique,
des musiciens remarquables, une musicalité exceptionnelle, et lui, une
sorte
«d'archange noir, maniéré, au bon sens du terme, transcendant. je me
suis dit
qu'il y avait peut-être de l'espoir de ce côté-là. . . »
La scène, Manset
n'en a tâté qu'à ses débuts, participant sporadiquement à un groupe de
rock
potache, dans les bistrots de Saint-Germain. Depuis, il s'est toujours
refusé à
l'envisager, arguant avec une mauvaise foi plus ou moins lucide de
problèmes de
logistique, d'encadrement musical. Pourtant, depuis quelques années,
l'envie de
fouler les planches semble tarauder notre rétif professionnel
:
« A partir de
Obok, et pour le nouveau qui est dans la même lignée, je me suis dit
qu'il
fallait que je fasse des titres qui soient jouables sur scène, dans une
optique, disons, plus rock. Avant, les chansons étaient trop
compliquées, avec beaucoup d'accords, de breaks, des trucs
à rallonge. Maintenant, j'ai du plaisir à articuler les textes, un
plaisir
vocal qui n'existait pas avant. Une chanson comme
« Fauvette », je
prends la guitare sèche, ça roule tout seul. La scène, j'ai toujours
trouvé ça
impudique mais je ne critique pas ceux qui sont conçus autrement, genre
Manu
Chao qui saute en l'air et qui adore ça, je ne suis pas fait comme ça,
c'est un
handicap. Si je m'en réfère au bouddhisme, qui dit qu'il faut prendre
la voie
médiane en toutes choses, que les extrêmes ne sont pas bons, j’aurais
sans
doute dû, depuis longtemps, trouver un juste milieu, raisonnable, entre
les
concerts, la promo, les médias. Ça, c'est la théorie, dans la pratique
j’ai du
mal. Il faudrait une autre vie. . . »
S'il tolère les
gens qui « sautent en l'air », Manset le maussade rigoureux
porte un
regard sans complaisance sur ce qu'il est convenu d'appeler « la
nouvelle
chanson française »,
« Il y a bien des sortes
de potacheries amusantes, avec un
trombone, un bandonéon et une fille qui chante, mais ça ne m'intéresse
pas, je ne
vois pas émerger de textes, pas un seul auteur, sauf peut-être Cali qui
m'a semblé
sortir un peu du lot, avec son petit côté sauvage, grande gueule, pas
fade.
C'est délicat pour moi de parler de Raphaël, il a d’énormes qualités
musicales,
c'est un auteur-compositeur, avec un univers personnel, je n'aime pas
ses
arrangements, il le sait, mais je ne peux pas critiquer parce que j'ai
commencé
un peu comme ça moi aussi. Cette tendance à en surajouter, à en mettre
des
couches, comme si au restaurant on commandait à la fois langouste, foie
gras, caviar
et Chateaubriand béarnaise. »
Dans son dernier
roman, « Les Petites Bottes vertes », publié l'an
dernier, Manset le
baroudeur immobile se fait conteur intime pour retracer à sa façon son
parcours
initiatique, des rues de Saint-Cloud au Royaume de Siam. À la façon du
Kerouac
de « Sur la Route » qui met en scène son copain Neal
Cassidy, il a
choisi de se raconter à travers le personnage de Malek, fidèle
compagnon de
tribulations à qui il a jadis dédié la chanson « Quand on perd
un ami ».
Une sorte d'autobiographie à la fois poétique et crue, où défilent en
vrac
parents, amours, famille, amis, relations et aventures, mais qui,
curieusement,
ne lève que peu de voiles sur l'énigme Manset : l'histoire d'un gamin
rebelle
qui rêvait de vivre au grand jour tout en préférant
l'obscurité.
«J'ai fait des
choses dont je suis fier et, avec le recul, je suis satisfait de la vie
que j’ai
menée. Mais, parallèlement, ça relève peut-être de l’analyse,
l'individu que je
suis a une sorte de propension à cultiver l’échec. Ce qui m'est arrivé
des centaines
de fois, parfois dans des situations cruciales : quand un objet est
placé là,
sur la table, qu'il suffirait de le prendre et de le changer de place
pour
qu'il en tombe un jackpot, qu'il infléchisse la destinée de façon
positive, eh
bien non, je ne le prends pas. Par souci de ne pas déranger les choses,
mais
surtout par refus systématique. Ça doit remonter à l'enfance, ce
sentiment de
n'être pas apte, pas légitimé... On me dit parfois "C'est merveilleux
ce
que tu produis". Je l'entends comme si j’avais bricolé un bout de pâte
à
modeler. Et finalement, ça me satisfait.»
**************************************************************************************************************
GÉRARD MANSET : Entre violence et dégoût
par MICHEL TROADEC (Chorus n°66 / Hiver 2008-2009)
Fin
d'été, banlieue parisienne, un studio d'enregistrement anonyme entre
deux maisons. Gérard Manset y travaille sur la vidéo de « Ô Amazonie »,
le single de son nouvel album « Manitoba ne répond plus » ... quarante
ans après « Animal on est mal ». 1968-2008. Rencontre avec l'un des
auteurs-compositeurs français les plus atypiques et intemporels, des
plus secret aussi, aujourd'hui courtisé par ses pairs, de Jane Birkin à
Juliette Gréco en passant par Indochine, Michel Fugain, Raphael, Alain
Bashung, Julien Clerc ...
CHORUS
: Deux ans seulement après « Obok », on découvre presque un autre
Manset, amateur de ballades, comme si tu ressentais moins de rancœur
vis-à-vis de ce monde qui se mord la queue ?
GÉRARD
MANSET : Tu veux dire accepter plus sereinement la dérive? C'est une
illusion, car si on prend les textes mot à mot, il y a autant de
violence que dans les précédents. La sérénité apparente n'empêche pas
la violence. « Le Pays de la liberté » est sévère parmi les sévères. «
Voulez-vous savoir » est relativement violent aussi. « Comme un Lego »
tire vers le blues. Il y a toujours de grands écarts. On passe de «
Dans un jardin que je sais », sorte de plénitude de la poésie, de la
sérénité et du rêve, à « Genre humain » au scénario d'une rare
violence. Alors, c'est vrai, le reste, c'est des romances ... C'est
surprenant qu'il soit surprenant, ce disque!
- On y ressent plus de douceur, de féminité, de lumière ...
-
Tant mieux. Je ne pensais pas que ce serait aussi visible et ce n'était
pas mon but. C'est étrange comment la musicalité, la mélodie, les
arrangements peuvent créer une enveloppe. Cela vient aussi, je pense,
du piano. Il y en a beaucoup. Et Serge Perathoner (ex clavier de Michel
Berger) a un toucher un peu particulier, assez british. Les cordes
aussi, c'est très féminin, ça arrondit les angles. Je me dis que «
Fauvette » ou « Jardin des délices », dans « Obok », pourraient s'être
inscrits dans cet album de la même manière. C'est la même veine
d'inspiration.
- J'insiste. On y ressent aussi plus d'intimité ...
-
Peut-être ... Avec l'âge, tu commences à atteindre des niveaux de
sensation, de sensibilité que d'autres, plus jeunes, n'ont pas encore.
Exemple : j'ai toujours été très impressionné par Beethoven,
Brahms, Tchaïkovski, Rachmaninov ... mais Chopin ne m'intéressait pas.
Aujourd'hui, le compositeur que je prends le plus de plaisir à écouter,
sans le placer devant les autres, c'est lui. Ce n'est pas Chopin qui a
changé, c'est moi. Ses concertos pour piano sont d'une beauté ... tout
le reste est d'une grâce ...
- Dans ce disque, as-tu des préférences ?
-
Je suis très content de « Quand une femme », car elle était difficile.
J'en ai fait beaucoup de versions. Raphael est venu poser quelques
guitares électriques à la fin. Et je suis surtout content de « Genre
humain ». Je la place comme l'une de mes chansons emblématiques. Je
commence à en avoir quelques-unes à mon actif dont je suis assez fier.
Peut-être aurait-il mieux valu que ce soit un Léo Ferré qui la chante
... Mais parfois, j'ai de la chance : Bashung a chanté trois de mes
chansons magnifiquement.
-
« Genre humain », c'est l'improbable rencontre de deux vagabonds,
un vieux, un jeune. Comment est née cette chanson?
- Tout vient toujours en même temps, instantanément, paroles et musiques. J'attends, vient la première phrase :
«
J'ai remonté la Seine jusqu'au Pont des arts», avec de beaux accords de
guitare. Et puis ça tourne : « C'est là que je venais, par la rue des
Beaux-Arts / Pour un chocolat chaud, une miche de pain/ Installé tout
au fond, avec le genre humain. » Arrivé là, j'étais bien ... Que
va-t-il se passer? « Et je me suis assis, j'ai vu venir quelqu'un.» Le
gosse qui vient, c'est aussi un rebelle. Évidemment que je me retrouve
en lui. Comme, dans « La Mort d'Orion » : « Je me suis rattrapé
quelques instants plus tard/[. ..] Je me suis pris à la gorge, j'ai
serré, j'ai serré, j'ai serré/ D'être meilleur ou pire à l'avenir/ Mais
qui sait ce qu'il va devenir... » C'est le même.
- « Comme un Lego » a été enregistrée par Bashung. Pourquoi la reprendre ?
-
Les deux textes ne sont pas tout à fait identiques ... Non, j'avais
simplement envie de proposer ma version, une sœur jumelle, avec
quelques petits chœurs. Mais évidemment, je jubile quand Alain la
chante. « Comme un Lego », c'est du Manset 100%, c'est « Animal on est
mal »... quarante ans plus tard. « Genre humain » est plus périlleux.
C'est une histoire concrète, genre Aznavour avec sa chanson sur les
Gitans ...
- À qui s'adresse « Comme un Lego » ?
-
Au début, je m'adresse à mon voisin de palier, à ma fille, à un enfant
universel. Peut-être le gosse qui est dans « Genre humain ». J'utilise
des mots, des images qui sont ses codes à lui. Peu à peu, je me mets à
prononcer des choses plus dures. Et j'avance. On arrive dans la cité,
dans l'actualité. Là, on ne s'adresse plus à personne. Seulement à la
ville, au ciel, à ce qu'on veut ...
- « Le Pays de la liberté », description d'un monde devenu d'horreur, de misère, est d'une toute autre forme ...
-
Dans « Comme un Lego », on est presque dans la thèse philosophique, ça
pourrait être un professeur de fac qui s'adresse à ses élèves ... Dans
« Le Pays de la liberté », on n'est pas du tout dans la démonstration
mais dans le voyage, le témoignage, de notre envoyé du bas-fond des
égouts ...
- « Le Pavillon de Buzenval » évoque aussi un paradis perdu ...
-
C'est un titre qui se rapproche, pour l'inspiration et l'époque, de «
Matrice » ; il aurait pu être là, avec « Banlieue nord ». Ou dans «
Revivre ». C'est peut-être la seule chanson qui pourrait illustrer
certaines pages des « Petites bottes vertes », mon roman de l'an
dernier [voir Chorus 60, p. 103, Ndlr]. Une époque ancienne, libre et
belle, de rencontres féminines, adolescentes, d'un monde chatoyant,
sensuel... « Frère, elle n'en avait pas », que j'ai écrite pour Julien
Clerc, pourrait en être la prolongation. La rencontre d'un garçon et
d'une fille dans une brasserie, un soir ...
- Il y a rarement eu autant de chansons d'amour, de femmes dans tes chansons !
-
Parfois il suffit d'une phrase en plus ou en moins pour créer une
impression générale. En l'occurrence, la pierre angulaire c'est « Quand
une femme », qui éclaire l'album d'une féminité rassasiée, sereine,
nostalgique aussi, d'une femme d'un certain âge qui se regarde ...
C'est comme un tableau de Vermeer... ou plutôt de Corot, je
préférerais.
- « Dans mon berceau, j'entends » est d'une grande douceur ...
-
C'est une chanson que j'avais présentée à Carla Bruni pour qu'on la
chante ensemble, car on avait prévu trois duos dans cet album :
avec Carla, Bashung et Nilda Fernandez, avec qui j'ai fait une très
belle chanson, « La Mélancolie » ...
- « Manitoba ne répond plus », c'est un titre de la série BD Jo, Zette et Jocko. Pourquoi ce clin d'œil à Hergé ?
-
Il n'y a jamais de clin d'œil chez moi, c'est toujours sérieux ...
C'est le subconscient. Je suis en train d'écrire : « ô Amazonie,
que tu es loin » et paf, l'accord tombe ; je continue : « Un
matin.je reviendrai/ J'ai survolé la piste, Amazonie. » Je me voyais
voler ... Et arrive « Manitoba ne répond plus», car dans ma tête,
Manitoba c'était un zinc planté dans la forêt équatoriale, pas du tout
la couverture d'Hergé. Mais j'ai mélangé, c'était tellement loin.
Après, j'ai cherché un titre au disque. Celui-là m'a semblé comme une
équation non résolue, une énigme qui, pour les gens de ma génération,
revêt une signification. Le monde est divisé en deux : ceux qui
connaissent l'Hergé de cette époque-là et les autres ...
-
Venons-en à ton travail d'auteur. Que se passe-t-il pour qu'on te
retrouve ainsi, aujourd'hui, sur plein de disques et pas des moindres ?
De Jane Birkin, Juliette Gréco, Bashung, Clerc ...
-
Les gens me demandent ... Ça a démarré avec Raphaël. Avec Bashung, on
s'est croisés de loin en loin, puis on s'est revus lors d'une soirée.
C'est moi qui l'ai rappelé, pour le plaisir de le connaître en privé.
Mais c'est lui qui m'a demandé si j'avais quelques chansons ...
- Ces chansons, tu les écris spécialement ou tu pioches dans ta réserve ?
-
Quand on me demande, je regarde d'abord si j'ai un machin en magasin
... Pour Gréco, c'est l'évocation du nom, le titre (« Je jouais sous un
banc ») est venu dans les trente secondes ...
- D'être aussi demandé, cela flatte ton ego ?
-
Ce n'est pas le mot. Si ça m'est arrivé deux-trois fois d'être fier
dans ma vie, c'était gamin pour une remise de prix. Depuis, jamais.
Mais quand j'ai vu Alain, à l'Olympia, attaquer par « Comme un Lego »,
seul à la sèche, là oui, j'étais fier. Parce que ça existait. C'est la
différence entre l'ego et la satisfaction.
- Et il reprend aussi « Il voyage en solitaire »...
-
Je l'ai considéré comme une gentillesse de sa part... Cette chanson est
très périlleuse. À l'époque, j'ai enregistré une première prise sur un
Yamaha demi-queue qu'on venait tout juste de recevoir. Sauf que le
piano n'était pas accordé. J'ai refait ensuite des prises avec un son
parfait, mais je ne sais pas pourquoi, je suis revenu à la première,
qui a le bon tempo, le feeling ... malgré des notes basses qui sont
fausses. La voix, les cordes aussi ne sont pas au diapason ... Mais au
moins avec cette version on ne s'endort pas, alors que si j'avais à
refaire ce titre aujourd'hui, il pourrait devenir facilement
soporifique parce qu'il est très monotone.
- Où en es-tu de ton activité d’écrivain ?
-
Un roman sort cet automne. Pas un truc perso cette fois mais une dérive
onirique et déconneuse, « À la poursuite du facteur Cheval ». Assez
atypique dans le paysage littéraire. L'idée a beaucoup plu chez
Gallimard. Donc, je suis sur un petit nuage.
- Reparlons encore une fois de la scène. Il paraît que tu as un peu répété ?
-
Oui, sur « Obok », et ça s'est très bien passé. J'ai des musiciens très
motivés, mais toujours cette réticence à me présenter sous mon nom,
dans la lumière, au centre ... En même temps, j'ai beaucoup de chansons
à présenter sur scène.
- Si tu ne te décides pas maintenant, tu ne le feras sans doute jamais ...
-
C'est vrai, l'âge compte, les années passent. Vraiment, je n'en sais
rien ... Surtout si cela oblige à une certaine médiatisation. Pour mon
roman, l'an dernier, on m'a invité sur les quatre télés importantes ...
et je n'y suis pas allé. Je n'ai pas envie que mon image soit prise,
manipulée, coupée, montée, utilisée ... Je trouve ça très impudique,
débectant. Je me sens comme les Indiens qui refusaient qu'un appareil
emprisonne leur image. Et maintenant on a multiplié ça par mille avec
la vidéo, l'Internet ... J'aurais la sensation de me plonger dans un
bain sale, plein d'immondices où tu te retrouves mélangé au tout-venant
...
- Qu'est-ce qui pourrait te faire changer d'avis ?
-
Déjà qu'il n'y ait pas d'image, aucune captation. La salle dans le
noir, pas de flash, la scène assez profonde pour que je sois au fond,
quelques petits spots pointus ... Un peu comme Dylan, qui se présente
sans éclairages, à deux cents mètres du public, sans parler à personne.
Bon, je ne voudrais pas non plus que les gens s'imaginent que je me
fous d'eux. Je n'aime pas le public, ça ne veut pas dire que je n'aime
pas les gens ... Je suis très heureux que mes chansons puissent faire
frémir, trembler, pleurer, mais je n'ai pas pour autant envie
d'endosser l’habit du trafiquant, du faiseur, du bricoleur ... En fait,
je suis prêt à y aller ... à 99 %. Il manque le 1% du psy.
Manitoba ne répond plus
Comme
un Lego Dans un jardin que je sais Le Pays de la liberté Aux
fontaines j'ai bu Quand une femme Genre humain Voulez-vous savoir
ô Amazonie Le Pavillon de Buzenval Dans mon berceau j'entends.
(44'58- Capitol-EMI)
Gérard
Manset s'est fabriqué une destinée d'un genre que l'on voit plus chez
les écrivains que chez les artistes de variétés, quelque
part à l'écart, avec des humeurs de moraliste, des
sentences d'Alceste. Ses albums adoptent toujours des positions
philosophiques et spirituelles, des formes volontiers sévères et
raides. Le miracle perpétuellement renouvelé de ses albums est
que l'on a le sentiment d'entrer dans un cloître cistercien et de
sortir en réalisant que l'on a visité le palais du facteur Cheval, on
pénètre dans un jardin à la française et l'on est plongé dans la
luxuriance d'une forêt tropicale.
Après
les larges ouvertures d'Obok en 2006, Manitoba ne répond plus adopte
d'abord des couleurs plus étroites, plus tenues, notamment avec une
chanson sobrement désespérée de plus de huit minutes : Comme un Lego,
méditation existentialiste dont Alain Bashung avait donné sa propre
version sur son album Bleu pétrole, la saison dernière. Avec son rock
dru, sans vacarme, sobrement lyrique, Manset pose de belles questions
tristes (« Voulez-vous savoir/ Quelle sorte de vie on a/ Sans le
vouloir » qui irradient une lumière consolante.
Bertrand Dicale
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Émission MUSIQUES DU MONDE / RFI du 1/10/2008
Intervenants : Laurence Aloir (L.A.), Alain Pilot (A.P.)
L.A.
: « Mais pour continuer à vivre, Gérard Manset dut sortir de cette
poussette et se cogner aux humains ; quête d'ailleurs, nostalgie de
l'innocence perdue, dégoût du monde, méfiance pour la société du
spectacle, Manset sort son nouvel album, « Manitoba ne répond plus ».
Les adorateurs de Jo, Zette et Jocko y verront un clin d'œil et puis il
y a une bande dessinée d’Hergé. Et pourtant c'est sur un fleuve Amazone
que les Manitoba se taisent ou se crashent ; alors bien qu'il ait peu
de considération pour les médias, essentiellement la télévision où il
refuse de se rendre, Gérard Manset a accepté notre invitation dans ces
« Musiques du monde », et notre vœu, réalisé avec la complicité d’Alain
Pilot.
Gérard Manset, c'est une pièce de puzzle qui illustre votre
nouvel album « Manitoba ne répond plus », alors vous imaginez des
rébus, vous chantez « Comme un Lego », un jeu de construction auquel,
semble-t-il, vous avez échappé et qu'Alain Bashung a créé sur l'album «
Bleu Pétrole » au printemps 2008 et votre disque « Manitoba.. » se
termine avec le titre « Dans mon berceau j’entends, … j'entends chanter
le vent, comme un petit enfant… » malheureusement Gérard Manset, vous
n'avez plus l'âge de vous prendre pour un petit roi dans une poussette,
dans un monde que vous ne comprendriez pas…. »
G.M. : « C’est
probablement un retour à l'enfance un peu…euh, inattendu parce que, bon
c'est dans le titre « Ô Amazonie », il me vient cette phrase, je suis
toujours un peu en suspens quand je compose et donc quelquefois
l'accord raisonne et puis j'attends que la phrase vienne, et alors il
me vient cette phrase, j'ai survolé la piste qui est tout-à-fait
emblématique de ce qui… l’Amazonie, on survole toujours des pistes donc
j'ai survolé la piste et points de suspension et instantanément m'est
venu ce « Manitoba ne répond plus » le refrain, il s'est brisé les
ailes, contre un amas de bambous, il s'est cassé debout, mais en
quelque sorte, dans mon esprit, ce Manitoba remontant des limbes était
une sorte d'avion planté dans la savane ou dans les…, dans la forêt
vierge, et après quand j'ai récupéré la couverture d'Hergé en
l'occurrence, non, oui il s’agit plutôt d’un savant fou, genre « l’Île
Mystérieuse » et avec un robot et c'est vrai que l’on peut avoir la
nostalgie de, non pas de l'intra-utérin mais du berceau tout
simplement. Quelquefois on voit des enfants passer dans des poussettes,
ils ont l'air d'être les rois, des centres du monde, ils voient tout à
30 cm de haut, on les promène et on les balade dans un monde qu’ils ne
comprennent pas, c'est le plus grand privilège, c’est de ne pas
comprendre les choses, je me suis battu depuis très longtemps pour
expliquer que la transparence était la pire des avanies du siècle, mais
voilà, et donc tous ces petits-enfants se baladent et ils ne savent
rien de ce qui les entoure, sinon que c'est beau, c'est lumineux et ça
suffit pour continuer à vivre, quoi… »
A.P. : « C’est vrai que
le monde de l’enfance est toujours là, Gérard Manset, il y a ces Lego,
cet univers de la bande dessinée, ce berceau dont on parlait à
l'instant, comme un petit enfant, comme un petit jouet, une poupée, ce
n'était qu'un gamin, ça vous ennuie finalement quand on a envie
d'essayer de comprendre également, vous, votre intention dans ce que
vous écrivez ? »
G.M. : « Moi, il n’y a jamais eu
d'intention hein…depuis 40 ans je dis la même chose, c'est toujours une
inspiration à l'état brut que je maîtrise quand elle arrive, mais je
suis une sorte de médium donc je choisis ce qui arrive mais je ne suis
pas responsable de ce qui arrive sinon que le seul paramètre que je
considère devoir garder c'est ce qui pourrait se résumer à la beauté.
Et voilà, dès que quelque chose me semble esthétique, beau, élégant,
bien abrasé par tous les bouts, je le conserve. »
L.A. : « Vous
voulez dire aussi que l'écriture chez vous relèverait de quelque chose
de quasiment automatique, comme si vous étiez un canal, ce qui va
rendre fou de jalousie le reste des auteurs… »
G.M. : « Un
récepteur, oui bien sûr et c’est beaucoup de chance, je ne sais pas
d'où j'ai hérité de cette particularité que j'entretiens et que je
préserve, parce qu'il faut faire très attention ; il suffit que je
descende le matin, en général je suis très imbriqué dans la…, ce qu’on
peut appeler la société ou la ville ou la cité, donc je me balade, je
prends des crèmes dans les cafés, je lis des journaux, je regarde les
gens autour de moi et puis je remonte, et donc le simple fait de
marcher mécaniquement, que la semelle tape le pavé de manière
tellurique, il y a des choses qui remontent, je sais pas d'où elles
viennent, je ne sais pas, elles étaient planquées, et puis elles ont
enfin un canal pour ressortir, sorte de filaire poétique qui remonte
jusqu'à ma cervelle, et puis j'arrive, je n'ai plus qu'à choisir….. »
L.A.
: « Gérard Manset, le thème de l'eau est souvent présent dans vos
textes, vous avez chanté la matrice, le liquide amniotique, ici sur «
Manitoba ne répond plus », je vous entends, de votre voix plaintive et
hypnotique chanter « Aux fontaines j'ai bu », sur le titre « Quand une
femme », vous faites couler de l'eau le long de ses reins et sur « Ô
Amazonie », vous évoquez ces bassins bleus comme du verre… »
G.M.
: « Je rêve très très très souvent de liquide, de rivière, de mer
toujours sur des couleurs extraordinaires. C’est, je pense, encore une
fois en remontant à l’enfance ou tout au moins la prime jeunesse
peut-être lié à des… peut-être pas des parties de pêche, mais à des
vadrouilles solitaires, éveillé et m’éveillant, eh bien de se trouver
nez à nez avec oui, des surfaces liquides, en général transparentes
puisque moi c'était plutôt les rivières à truites, ou des choses comme
ça, les algues et donc cette sorte de cristal émerveillé a dû me
rester… »
L.A. : « Les bords de Marne ou bords du Mékong… »
G.M.
: « Ah je serai beaucoup plus bords de Marne… ah oui oui, bien sûr, non
de Marne ou de Méditerranée, je crois que je porte en moi une sorte de
Grèce antique ou de bassin méditerranéen bien que je ne sois pas né
là-bas, j'y ai été raisonnablement quand j'étais jeune avec mes parents
mais sans plus, je pense que la nostalgie que j'ai moi de la Vallée de
la Marne, c'est celle que l'humanité dans son entier doit détenir de
la… du bassin méditerranéen. »
L.A. : « Votre disque « Manitoba
ne répond plus » démarre avec « Comme un Lego », un titre également
chanté par Alain Bashung sur « Bleu pétrole », est-ce que vous avez
toujours des difficultés à écouter vos morceaux ou c'est quelque chose
que vous pouvez aborder aujourd'hui parce que ma question c'est, quelle
est la version qui peut-être vous touche le plus, la vôtre ou celle
qu’en a faite Alain Bashung ? »
G.M. : « Ah ben la mienne ne
peut pas me toucher, elle me touche quand je la chante, tout seul avec
ma sèche en studio avec le casque quand je l'ai fait avec les
musiciens, voilà in vivo, à la réécoute elle peut pas me toucher, ça ne
peut être que celle d'Alain Bashung qui pourrait me toucher forcément
c'est une sorte de regard autre plaqué, et notamment de phrasé ou de
phrases autres que la mienne qui est plaqué, lui il a débité les trucs
comme ça à l'état brut, il a d'ailleurs fait une seule prise, je crois,
sur ce titre qui fait 8 minutes mais alors, par contre sur le plan
strictement technique j'aime beaucoup la mienne, sans ça je l'aurais
pas mise et je l'ai mise surtout aussi parce que je suis en admiration
devant ce qu’a fait Alain sur son album sur les trois titres que je lui
avais donnés, c'est « Vénus » et « Je tuerai la pianiste » et j'ai
voulu, j'ai tenu quand même de toute manière à mettre mon « Comme un
Lego » que j'avais enregistré avant qu'il le mette en chantier lui,
parce que, il manque dans sa version, alors c’est peut-être du
nombrilisme, je ne sais quoi ou les trucs de… il manque le phrasé qui
est le mien qui est différent, moi j’accentue les « e » finale et
machin bon voilà, j'ai une articulation autre qui est pas vraiment plus
satisfaisante, je n'en sais rien mais c'est la mienne, certains ou
d'aucuns trouve mon timbre de voix très intéressant peut-être, d'autres
ne le supportent pas, mais comment dire, il a cette caractéristique
d'éteindre effectivement les mélodies, vous avez des gens qui les
mettent en avant, il y avait Jean Sablon, vous pouvez lui faire trois
notes, on a l'impression qu’il y a une mélodie, il y avait, qui n'est
plus de ce monde, comment il s'appelait, Salvador, chantait 4 notes, il
y avait une mélodie magnifique, une voix extraordinaire et puis voilà,
et puis il y en a d'autres, c'est un peu mon cas, qui éteignent les
mélodies, je crois d’ailleurs que c'est un petit peu le cas d’Alain qui
rattrape ça comme ça, par une sorte de découpe, d'articulation et de
timbre de voix qui fait que, on s'en fout un peu qu'il y ait une
mélodie ou pas, il y a l'instrumentation autour… »
L.A. : « La version de « Il voyage en solitaire » de Bashung… »
G.M.
: « Là, je crois que c'est plutôt par gentillesse qu’il l'a faite,
était-ce bien nécessaire, je ne sais pas, enfin au moins voilà, c'est
une marque de, de… d'estime de sa part donc je suis très content mais
il est très casse gueule ce titre, hein, même moi, j’aurais à le
refaire, il n’est pas dit que ce soit pas une savonnade de… bon enfin
voilà… »
L.A. : « Le refaire sur scène… ? »
G.M. : « Pourquoi pas enfin, je ne crois pas que si je faisais de la scène, je ne crois pas que je ferai le solitaire
L.A. : « Vous auriez peur ? »
G.M. : « Peur, non, non, mais je suis un peu trop malheureusement, un peu trop conscient des… j'aimerais pas l'entendre, moi… »
A.P. : « Ça avance quand même votre rapport avec la scène depuis des années ? »
G.M.
: « Ça n’avance pas vraiment, ça avance dans ma tête, ça a avancé avec
quelques musiciens, avec quelques tourneurs mais non, le point c'est
vrai, là, qui donne à réfléchir aujourd'hui, c'est que le métier
s'écroule sur le plan des ventes physiques dues au téléchargement donc
bientôt tout sera gratuit, disponible instantanément à sa sortie, tout
le monde s'en fout, tout le monde trouve ça normal, bon, donc il va
rester que la…, que la musique vivante peut-être le live quoi, donc
l’expression scénique. Je crois que c'est ou on fera de la scène ou on
fera rien… »
A.P. : « Quand vous êtes allé voir Bashung à l’Olympia… »
G.M. : « C’était prodigieux… »
A.P. : « Vous aviez envie d'être à sa place ? »
G.M.
: « Oui là, je pense que… on peut tous avoir envie d'être à sa place,
mais c'est pas donné à tout le monde d'abord, moi il y a des choses que
je sais faire et y’en a d’autres qui me paraissent quand même assez
problématiques, c'est pas de chanter, ni dans les répètes que j'ai
faites, c'était absolument magnifique, j'ai aucun problème, en studio
j'ai aucun problème, d’ailleurs je fais tout très vite, dans les
conditions du live, non c'est plutôt le… l'aspect psychologique je ne…
j'ai beaucoup de mal à m’imaginer au centre du truc, applaudi…»
A.P. : « Vous trouvez toujours ça impudique ? »
G.M. : « Impudique… »
L.A. : « Obscène ? »
G.M.
: « Peut-être pas jusque-là, je me suis un peu calmé, j'ai peut-être dû
dire ça il y a longtemps, pour certains oui obscène, pour certains oui…
»
L.A. : « Qu’est-ce qu'il y a d’obscène de monter sur scène… ? »
G.M. : « Ah non, l’expression… »
L.A. : « Quand un musicien ou un artiste devient obscène ? »
G.M.
: « C’est lui peut-être qui l’est intérieurement, c’est pas… c’est la
manière de s’exprimer, de s'extérioriser qui devient quelquefois
obscène, alors l'équilibre il est… il est très périlleux, il y en a qui
s'en sortent très bien, on reprend Salvador par exemple, quelle que
soit la nature de la chanson qu’il aura pu chanter, ça a duré 50 ans je
pense, rien n'a jamais été obscène de sa part, même Brel je trouvais
ça, alors on va pas dire obscène, mais dérangeant, très dérangeant… »
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Sous les étoiles exactement
Serge Levaillant reçoit Gérard Manset.
FRANCE INTER 3/10/2008
Gérard Manset, sous les étoiles exactement, sur France Inter.
-Je
suis ravi de vous revoir, d'autant plus que vous accordez très très peu
d'entretiens, vous n'êtes pas du style à faire de la promo. D'ailleurs
vous n'êtes pas en promo cette nuit, c'est une visite amicale. Comment
allez-vous?
-Ben très bien, très bien.
-Et pourquoi vous allez très bien?
-Parce
que je viens d'entendre « Quand une femme » et que je ne suis pas
mécontent de la manière dont j'ai géré les 101, 110 problèmes qui
peuvent apparaître au fur et à mesure de l'orchestration, de
l'écriture, retrait d'une phrase, rajout d'une autre, virer un pont,
mettre des cordes, ne pas en mettre, faire revenir un guitariste ou...
Enfin voilà, il y a mille questions qui se posent quand on est seul
maître à bord et que finalement tous les choix qui s'offrent peuvent
être validés ou non. À l'arrivée, on le réentend quelques semaines
après, sorti de tous ces aléas problématiques et puis voilà l'état brut
et finalement on voit les pièges être dépassés les uns après les
autres. Bon c'est pas mal.
-Et le profane que je suis peut penser que ça a pris une journée, première prise, c'est bon.
-Ben,
c'est à dire en réalité la première prise est toujours bonne, enfin
toujours... on va dire, elle est toujours utilisable, la seconde aussi.
La troisième, non, après, j'en ai 15 formules. Ça m'est arrivé sur un
certain nombre de titres. Je me souviens, par exemple d'un, qui
s'appelait "Capitaine Courageux". "Capitaine Courageux", il y a au
moins 15 ans de ça, sur je ne sais plus quel album, Revivre peut-être,
"Capitaine Courageux", j'avais fait des codas. Je ne voulais pas que le
titre se termine comme il se terminait. Donc j'avais des codas, c'est
la fin d'un titre.
J'en ai au moins peut-être essayé, alors j'étais
seul sur un piano, une sorte de piano acoustico-électrique, et très
beau, c'était l'époque où il y avait des sons magnifiques. J'ai dû
avoir peut-être 15, 16, 17, 18 fins avec des harmonies qui changeaient,
avec des mots en plus, des mots en moins. "Oh... capitaine, que le vide
emmène sous les étoiles...", je sais plus, donc quelques phrases comme
ça.
Et alors là, donc je changeais de tonalité. Et puis à un moment, il faut bien s'arrêter, choisir.
— Quelqu'un vous le dit, il faut s'arrêter?
—
C'est moi, mais avant, je fais quelques petits tests avec des proches.
Et puis vous savez, la meilleure...écoles, enfin les circonstances les
plus... comme ça cruciales, c'est in vivo, c'est à dire que bon, je
sais pas, lors d'une séance par exemple, il se peut que j'ai dû, après
avoir écarté un certain nombre de formules sur cette coda, en passer
une, puis voir la tête des gens comme ça je...c'est même pas voir la
tête des gens c'est simplement le fait de ne plus être seul avec son
bébé en circonstance comme ça, d'être avec en vis à vis même de
quelqu'un qui n'écoute pas, la seule présence de....on change d'autres
choses, on retire, on rajoute des choses qu'on croyait très maligne
peut-être pas, mais enfin très essentielles, sont superflues. Puis à
côté de ça, des trucs qu'on avait virés initialement à l'inspiration,
qui semblaient comme ça tout à fait anodine, deviennent cruciales.
-C'est une chanson extrêmement sensuelle.
-Oui,
j'ai cru que vous alliez dire sensible, et vous avez terminé par
sensuel. Oui, je sais pas, j'y vois plutôt une sorte de chaleur
humaine, de compassion, que de sensualité, mais après tout, chacun la
reçoit comme il l'entend.
-Elle est extraite d'un album intitulé « Manset 2008, Manitoba ne répond plus ». Vous avez tout fait?
-Oui.
-Et je dis bien tout.
-Oui,
enfin, c'est devenu une marque de fabrique. Mais, encore une fois, je
l'ai dit souvent, comme je suis dans quelques interviews, la presse et
tout ça, c'est un truc qui devient récurrent. Ce n'est pas du tout un
égo démesuré. Il est très loin d'être démesuré, mon égo. Je vis avec,
je m'entends très bien avec. Mais non, c'est simplement que, les
quelques fois où j'ai voulu collaborer, ça ne se passe pas toujours
très bien. Soit les gens sont très compétents, ça arrive, mais
néanmoins, ils ont d'autres chats à fouetter, ils partent à la
campagne, ils ont des coups de fils, ils ont une vie de famille, ils
ont tout ce qu'on veut, mais ils n'ont pas de raison d'entrer dans un
produit autre que les leurs et encore en ont-ils, que plus de quelques
heures par jour. Bon moi j'y suis 24 heures sur 24. Donc il y a un
moment où on ne peut pas attendre patienter, piétiner, agacer, emmerder
les gens pour finalement avoir des réponses sur des projets dont ils
n'ont... Voilà, c'est pas le leur, c'est pas leur bébé, c'est comme si
effectivement...La notion de bébé d'ailleurs est très proche, une
notion familiale quoi, quand vous avez des enfants, vous allez pas les
faire... demander l'avis du voisin sur comment doivent-ils s'habiller,
faut-il les moucher, qu'est-ce qu'on leur donne à manger, non! On
s'occupe de ces choses-là soi-même, et ben voilà, moi mes chansons
c'est mes bébés, je m'en occupe moi-même.
-Il y a une vingtaine
d'années, il m'était paru intéressant de parler des pochettes de
disques, en plus c'était à l'époque du vinyl.
Les pochettes étaient
particulièrement flamboyantes et j'avais fait tous les étages et je
m'étais retrouvé chez un imprimeur qui faisait régulièrement des
pochettes de disques et qui m'a confié que le seul artiste qui soit
venu lui rendre visite c'était vous.
-Bien sûr. De même que
j'étais là lors des impressions de tous les ouvrages que j'ai pu
sortir, qu'ils soient photos ou simplement textes. Enfin j'ai toujours
été derrière les machines. Bien sûr, dans tous les domaines. L'image
animée, l'image fixe, son, coupage, collage, scotch.
-C'est par crainte ou c'est pour apprendre?
-Non,
c'est pas du tout pour apprendre parce que... Il y a un certain nombre
comme ça de domaines techniques que j'aurais plutôt cherché à éviter,
genre Pro Tools, le numérique d'aujourd'hui, toutes ces... Mais on est
agacé là, par contre, on entre dans une génération où la plupart des
intervenants... on se demande d'où ils sortent et finalement sont très
peu compétents. Et on est obligé de passer derrière, il y a des bugs,
entre guillemets, il y a des trucs qu'il faut refaire. Enfin c'est très
très très très difficile d'avoir des collaborateurs, ne serait-ce même
que des assistants, qui soient compétents. Donc ils sont très souvent
là, ils vous bousillent le truc, sans s'en rendre compte et tout à fait
absolument pas méchamment, ils sont très gentils, souvent un peu
indolents, et quand on tombe sur une perle, alors là, c'est assez
délicat, long. Moi, je finis par en avoir quelques-uns, bien évidemment
dans mon entourage. Il faut bien. Mais voilà. Donc c'est plutôt par un
souci d'économie, de rage de dents, de mal de tête et de nuits passées
à refaire des trucs qu'il faut finalement décider d'apprendre toutes
ces techniques soi-même, quoi. Et j'ajoute, ... pardon, il y a le côté
aussi ludique...
Je prends l'image des gouaches découpées de
Matisse. Je suis quand même toujours dans ce côté, c'est un petit peu
pour ça que j'ai mis le puzzle sur la pochette de "Manitoba ne répond
plus". L'anecdote, elle est simple. J'avais eu au moins... J'ai dû
essayer une quinzaine d'éléments graphiques, plastiques, d'images, de
photos, de trucs pour cette pochette qui devait s'appeler d'abord en
premier lieu "Manitoba", ensuite "Comme un Lego", ensuite... "Le pays
de la liberté", je suis revenu à "Manitoba", et donc, un peu indécis,
mais les jours passants, et je me trouve au pied du mur à devoir
choisir le document, alors là, en déjeuner, par terre, dans un
caniveau, je vois une poignée d'un puzzle qui avait été foutu en l'air.
Et voilà, j'avais ça sur le trottoir, c'était ce qu'il me fallait. J'en
ai pris une dizaine d'éléments que j'ai, après, composés d'un certain
nombre de manières, sur des images, sans les images, avec des
lettrages, sans les lettrages, sous les lettrages, 40 possibilités pour
finalement en arriver à l'essentiel, à la substantifique moëlle, un
seul élément de puzzle au milieu de la pochette. Voilà.
-Sous les
étoiles exactement sur France Inter avec Gérard Manset, extrait de cet
album que l'on découvre mieux cette nuit, "Manitoba ne répond plus", à
l'écoute de ce morceau on se dit que ce serait bien en scène quand
même...
-C'est une question?
-C'est une réflexion, mais oui je vous pose la question...
-Oui,
oui, on se dit et je me dis la même chose, bien sûr, non non non,
surtout que j'ai des très très bons musiciens, et que je commence à
aimer mon matériel et celui qui le compose. Non, non, mais donc je suis
en règle avec tout ça. Bon, on verra. Je l'ai déjà dit sur "Obok", j'ai
dit on verra, mais il y a eu des répétitions sur "Obok", j'ai fait,
j'ai pas... ça s'est très bien passé, mais j'ai pas entériné l'affaire.
Il aurait fallu valider, j'ai pas validé. Bon, il y a la réalité de
l'âge aussi. On commence pas à la scène à l'âge que j'ai, mais enfin,
bon, après tout, je m'en fous un peu.
Non, j'ai pas de... la réponse est open. C'est la porte ouverte, mais on verra.
-Vous attendez des propositions?
-J'en
ai eu. Ils commencent tous à se fatiguer. Ça fait 15 ans à peu près
qu'à chaque album, il y avait un tourneur qui faisait des démarches,
jusqu'au dernier qui a été très élégant et qui a pris sur lui quelques
journées de répétition dans les conditions tout à fait normales, parce
que je voulais voir, je voulais être en situation. Donc non, là je
crois que je suis au point où... un matin ce sera à moi de décrocher
mon téléphone en disant je signe les yeux fermés, c'est pas une
question d'argent d'ailleurs, mais simplement si je signe, il faut que
je parte pour 6 mois, 1 an et j'ai pas envie de faire 5 dates, ça
m'intéresse pas. C'est où on change de vie, on bosse avec une équipe
pendant un certain temps, comme j'ai du matériel qui s'y prête, oui,
alors après, est-ce que la santé, la fatigue, les machins, les réveils,
tout ce qu'on veut, le planning, moi j'ai toujours été très très très
libre, le fait de m'engager sur un an, un an et demi, de savoir que le
je sais pas quoi, le 21 machin du temps, truc, dans 6 mois et demi,
plus un jour, la nuit, à 3 heures du matin, on va chanter à je sais pas
où, à Bourges, à Chartres, c'est pas un truc qui me... Bon, je sais
pas. En même temps, c'est un voyage, donc pourquoi pas. Peut-être qu'un
voyage que je n'ai pas encore fait...
-Vous dites changer de vie. Il vous semble que c'est aussi un autre métier?
-C'est
pas un autre métier, mais c'est une autre vie. C'est un autre... Les
horaires sont différents. La fatigue, l'attention, le contact, je sais
pas quoi, une sorte d'idolâtrie. On est comme au centre du truc, les
limousines viennent vous chercher, la bouteille de champagne elle
arrive, on vous la pose devant vous, voilà, c'est des tablées de
quinze, c'est quand même... Voilà, même à mon niveau, même si je suis
très sobre, très réservé et très éloigné de toutes ces choses-là, je
veux dire, par la force des choses, c'est comme ça. Dans un hôtel,
c'est la chambre la plus calme, la meilleure, c'est les breakfasts à
n'en plus finir. C'est voilà, bon, voilà, c'est comme ça. Bon, donc
c'est une autre vie, quoi.
–Et plus souvent, c'est la 4L qui vient vous chercher.
– Ah non!
– Gros rouge qui tâche.
–
Ah bah non, non, mais ça, évidemment que ce ne serait pas ça,
évidemment que ce serait... voilà, évidemment que ce ne serait pas ça.
-Ado, lorsque vous êtes entré en musique, au moins dans les espoirs, vous rêviez de scène?
-Ah
non, pas du tout. J'ai jamais rêvé, au contraire, c'est même quelque
chose que je trouve assez débectant. C'est peut-être pas le mot, c'est
peut-être un peu... Non, pas dévalorisant non plus. Déplacé, voilà le
terme. Non, je trouve le statut de notoriété, enfin d'être... comme ça,
le centre, le point de mire, je trouve ça assez déplacé.
-Vous allez voir les amis ou vos interprètes?
-Je
vais en voir très très peu, très rarement, en général je pars tout de
suite ou au bout de 3-4 titres j'y vais plus par amitié, voilà, comme
ça pour une sorte de petite communion rapide, soit dans les loges
après, soit pour voir quelques titres au début du spectacle et
évidemment que je l'ai déjà dit mais...
Il m'est arrivé quand même,
là très récemment de voir un spectacle en entier, à la limite presque
d'en redemander. C'était Alain Bashung quand il a fait l'Olympia.
C'était absolument sublime, d'une musicalité exceptionnelle, une leçon
absolument magistrale, bon.
-Alain Bashung qui vous chante...
-Bien
évidemment que c'est une des raisons aussi pour lesquelles j'y étais.
Il attaque avec "Comme un Lego"... voilà, après les pendules sont
remises à l'heure. Il a une voix démente, il est tout seul avec sa
sèche, puis après il y a les quatre musiciens là, pfff... tous des
pointures. Non, c'est d'une beauté. Là, ça fait regretter de ne pas
avoir commencé ça il y a 20 ans, quoi. Maintenant que la scène en est à
ce point magique quand elle doit l'être. Mais il n'y en a pas beaucoup
en France qui sont de ce niveau-là. Bon, voilà.
-J'ai un objet, des plus intéressants, très beau, dans les mains. Vous le connaissez, c'est un tirage limité.
-Oui, bien sûr, évidemment.
-Vous pouvez nous en parler?
-Eh
ben, c'est un petit livret. Vous savez, il y a ce côté, cette dérive,
finalement peut-être positive, mais qui moi me pose des problèmes parce
que je n'ai pas beaucoup de choses à donner, qui est que maintenant,
commercialement, il faut toujours des séries limitées, et que notamment
la Fnac...comme on est en partenariat avec la FNAC, elle a demandé une
série limitée FNAC. Donc il faut quelque chose à rajouter, à scotcher
avec, à vendre pour 0,50€, même pas, c'est le même prix, je crois...
enfin, bon. Et donc tout ça, fait travailler des quantités de
personnes, en général dans la maison, au niveau marketing.
Et
notamment, en ce qui me concerne comme je suis à la base de tout, et
bien je me presse le citron, suivant l'expression triviale pour arriver
à sortir, je sais pas, quelque chose qui ne soit, ni de la vidéo parce
que j'en ai pas, ni des bonus tracks parce que j'en donnerai pas,
voilà, ni des raclures de studios comme en général. Bon, voilà, alors
en quoi? Alors j'ai eu cette petite idée. Alors il y a deux ans sur
"Obok", j'avais fait ce petit bouquin « 9 alternatives à "Obok", qui
était une bonne idée puisque c'est une manière littéraire de, ou tout
au moins par le texte, de présenter mon interprétation des chansons
d'"Obok", parce que j'en avais un petit peu marre que les gens croient
à chaque fois, que ça voulait dire un truc, alors que ça voulait dire
autre chose, bon, et que ça voulait dire simplement ce qui était écrit,
bien évidemment. Et là, l'idée était pas mal, qui était de... sur la
version limitée standard, de réutiliser des playback de certaines
chansons qui avaient des orchestrations pas mal, donc voilà. Et puis
là, sur la Fnac, de mettre...,Il doit y en avoir 16, 16 chansons que
j'ai fait pour différents artistes, là, depuis 2 ans ou 3 ans, la
plupart paroles et musique et certaines simplement les textes.
-Alain
Bashung, Jane Birkin, Julien Clerc, Michel Fugain, Juliette Gréco,
Indochine, Philippe Lavil, Florent Pagny, Raphaël. C'est un beau
générique...
-Eh ben oui.
-Vous êtes heureux?
-Euh....
-Lorsque vous regardez votre sillage dans le rétroviseur...
-Ah, bien sûr...
-Ces beaux noms, là.
-Ces
beaux noms... c'est vrai, le terme est exact... C'est ça, ces beaux
noms... Non, non. C'est valorisant, bien sûr. Je suis très content.
C'est pour ça que je trouvais que l'idée était bonne. Moi, elle a eu
l'air de plaire. Et puis voilà. Et puis on peut se dire que certains
connaissaient telle ou telle chanson, mais ils savaient pas que j'étais
peut-être à la base de... d'autres. Il y en a qui ont découvert, bon,
dû à... allez... à je sais plus quoi, à quelques manifestations
récentes ou quelques déclarations récentes de Ségolène Royal, que
finalement, c'était moi qui avais fait ce titre pour Juliette Gréco.
Bon, "Aimez-vous les uns les autres", donc petit à petit les gens
entrent dans l'histoire.
-Sous les étoiles exactement sur France
Inter, Gérard Manset avec cet album, "Manitoba ne répond plus". Vous
faites toujours de la photo?
-Oui.
-Quel genre de photos?
-J'en
ai fait beaucoup, j'ai fait du noir et blanc, j'ai fait beaucoup de
Kodachrome, justement je devais sortir un bouquin où il y avait que du
Kodachrome de l'époque 64 asa. J'ai fait du 6-7, j'ai fait du 6-6, j'ai
pas fait de plaque.
Mais j'ai fait du laboratoire, j'ai développé
beaucoup et j'ai voilà...tiré beaucoup. J'étais très très bon en labo,
en noir et blanc.
-C'est magique ça?
-C'est magique évidemment.
-Quels sont les sujets de vos photos?
-Oh
bah c'était surtout en... puisque j'ai voyagé beaucoup, c'était du
clic-clac. Alors après, on m'a dit...Enfin, quelques relations,
quelques amis dans ces univers photos un peu machin ou reportage. Non,
il semblerait que j'ai... une sorte de regard un peu particulier de
cadre. Je travaillais, et je travaille toujours d'ailleurs,
excessivement rapidement, avec un grand angle en hyperfocale donc ça
permettait de... pas de problème de mise au point en général et paf..
et de shooter des trucs dans la rue, dans les machins, dans les... En
général le 28, pas le 24. Je peux partir sur des détails techniques
comme ça parce que je...
– Faites ce que vous voulez.
– Bon
d'accord. Non ben voilà, c'est tout. Tous mes amis reporters de
l'époque ne travaillaient tous qu'au 24, avec un premier plan. Non, moi
j'ai jamais eu le 24. Bon, j'étais au 28. Voilà, et puis le 35 et puis
c'est tout. Puis j'ai eu les Pentax, j'ai eu les Nikon, j'ai eu voilà.
Mais j'étais pas du tout Leica. J'ai jamais été Leica.
-Vous dessinez également?
-Oui,
j'ai fait tout le trafic aussi. Arts-déco, machin, gravure, salons,
tous les trucs quand j'étais jeune. J'ai sorti un ouvrage il y a deux
ans qui s'appelait Les Petites Bottes Vertes. J'en parle un peu, voilà,
bon.
C'est une autre vie, on ne peut pas tout faire, mais oui. Je
m'étais d'ailleurs... J'avais même imaginé que je terminerais ma vie en
peignant, quelque part dans les îles, je ne sais où, aux Philippines,
ailleurs, Indonésie, quelque part par là, peut-être l'Afrique, mais...
Et non, il semblerait que ce soit délicat, ou que le temps passe sans
que je réalise vraiment, donc j'ai toujours d'autres choses à faire,
j'écris beaucoup, voilà.
-La photo, le dessin, on dit que cela apprend à voir.
-Oui,
peut-être, je me suis jamais posé la question, mais c'est vrai que je
suis quand même... un aficionado de ce qu'on pourrait appeler entre
guillemets la beauté. D'ailleurs, tout à l'heure dans un entretien,
c'est un petit peu ce qu'il en resterait. J'ai dû terminer là-dessus.
Sur le rôle d'un... Tout au moins, mon rôle, si j'avais un rôle à
tenir, si j'étais là pour quelque chose, qu'est-ce que je véhiculais
dans mes albums ou qu'est-ce que j'avais l'impression de véhiculer?
C'est à peu près la seule chose qui m'intéresse. On vient d'entendre
"Dans un jardin que je sais", je trouve que c'est la beauté absolue.
C'est la Grèce antique, c'est Athènes, c'est tout ce qu'on veut. Qui se
soucie de ça aujourd'hui, je ne sais pas, je suis plus proche de
Poussin que de l'art contemporain et des bicyclettes clignotantes qu'on
expose un peu partout, et voilà...
-Vous-même vous exposerez vos dessins, vos photos? Vous les ferez paraître dans un livre?
-Il
en a été question, il en est question. Je ne sais pas si c'est le
moment, je ne sais pas trop à quoi ça sert. J'ai la chance d'avoir, on
va dire, été une sorte de nouveau venu accepté très chaleureusement
dans la Maison Gallimard avec la collection Blanche et donc... Je suis
depuis, on va dire, deux ans, une sorte de petit paradis, des gens
charmants, érudits, disponibles, nombreux, qui n'ont l'air de ne vivre
que là-dedans, que dans la typo, que dans la mise en page, que dans la
relecture. Bon, ça semble surréaliste qu'un tel domaine, univers,
existe encore. Donc pourquoi pas, peut-être. Mais je veux dire,
maintenant, je vais faire très attention à ce qui doit être publié,
alors peut-être qu'un jour, si les circonstances s'y prêtent, il y a un
service beau livre. J'ai d'ailleurs pas démarché. On verra. J'y
penserai peut-être quand le moment sera venu. Mais tout ça existe. On
verra.
-Sous les étoiles exactement sur France Inter en compagnie
cette nuit de Gérard Manset. Nous parlions de littérature, vous avez
fait paraître il y a quelques temps un énième ouvrage, le quatrième, le
cinquième?
-Je ne sais plus trop, il y en a quelques-uns, ça dépend dans quelle catégorie on les classe, mais oui.
-Celui-ci
s'intitule "Les petites bottes vertes" et à vous que l'on reproche
parfois...d'entretenir le mystère, de ne pas vous montrer, de ne pas
parler de vous. Là pour le coup dans ce livre, vous vous êtes dévoilé.
-Oui,
c'est un roman mais qui reprend une bonne partie des années 70,
l'époque studio de Milan. D'ailleurs j'avais failli l'appeler, je ne
sais pas quoi, "les années Milan", de mémoire comme ça, avec l'associé
ami avec lequel j'avais fait ce studio et puis bien évidemment les
quelques visages de l'époque.
-Alors, le studio Milan, c'était votre
studio, pas mal d'artistes s'y sont présentés. Pour les gens de ma
génération, Ange par exemple.
-C'est vrai.
-Tout feu, tout flamme.
-C'est vrai. Un peu plus tôt René Joly...
-Oui.
-Et avec qui vous avez fait un sacré tube, c'était "Chimène".
-C'est vrai.
-Étienne Roda-Gil fréquentait aussi ce studio?
-Euh,
bah il enregistrait pas au studio de Milan, mais il est venu, j'ai tout
un reportage photo avec lui, parce qu'il était, on va dire, partenaire
intellectuellement solidaire et à l'époque, oui à l'époque "solitaire",
justement "Il voyage en solitaire", mais... "Y'a une route"... et tout
ça, avec un dénommé Philippe Constantin, qui avait les éditions
Éco-Musique à l'époque, Pathé-Marconi, et donc on faisait un petit
trio, Étienne avait monté ses éditions, voilà... Non, non, il était
très souvent là, Étienne.
-Dickou ?
-Ah, Dickou, bien sûr,
Dickou... Toujours le verbe haut, toujours aussi sympathique, et voilà,
qui maintenant il doit être dans son ranch quelque part. — -Alors c'est
Dick Rivers.
-Voilà.
-Aujourd'hui, vous avez votre studio ?
-Non.
Il n'y a plus, de toute manière. Même les studios professionnels ont
beaucoup de difficultés. Il en reste quelques grands bâtiments, allant
à la dérive sur des océans de... Voilà, de vacuité musicale mais...
-J'ai du mal à vous imaginer solitaire. Or vous avez chanté souvent la solitude.
-Non mais je...
-Là, c'était rassurant d'entendre parler d'amis.
-Oui,
non, non, mais je ne travaille pas seul contrairement à ce qu'on croit.
Simplement, je coupe, encore une fois, voilà, j'élague, je colle, je
scotche, seul. Je suis obligé de prendre toutes mes décisions, seul.
Mais j'aime beaucoup la confraternité.
-Vous chantez aussi beaucoup l'enfance?
-Oui,
parmi le reste, oui. Oui, c'est lié. Je marquais tout à l'heure, parce
que j'ai vu une feuille et j'écrivais. Je ne sais plus par quel titre
on a commencé, par « Quand une femme » et j'ai écouté avec un certain
ravissement, j'ai découvert finalement ce que j'avais fait, puisque je
l'oublie très vite et je ne les réécoute jamais, et j'ai marqué « Conte
de fées ».
Donc voilà, on entre toujours dans un conte de fées, avec
quelquefois ses bons moments, et quelquefois ses moments plus périlleux
et plus pénibles, comme dans l'album, d'ailleurs un titre je crois
qu'on écoutera pas ce soir, mais qui est "Le Pays de la Liberté".
Voilà, quelques fois y'a le... le paysage change, et c'est l'orage qui
s'amorce, voilà.
-Vous voyagez toujours?
-Moins, beaucoup moins, mais d'autres voyagent à ma place. Les avions sont pleins.
-Oui, et alors?
-Ben voilà.
-Ils vous racontent, ils vous rapportent ce que vous voulez.
-Non, j'ai pas besoin qu'ils me racontent ce qu'ils voient en communauté. Mais je veux dire, voilà, un clou chasse l'autre.
-Et pour le coup, vous préférez les voyages en solitaire?
-Ah
non, ça s'est terminé depuis très longtemps. Et je n'ai jamais préféré
les voyages en solitaire. Il y a eu les voyages Fac-Langueso-à
Dauphine, oui, enfin, où là, découverte de certaines langues mais non
je... si il y a des pays bien ou mal qu'il faut découvrir seul, il y a
des langues qu'il faut découvrir seul, il y a des itinéraires qu'il
faut découvrir seul, mais bon ça, tout le monde fait ça à 20 ans, à 30
ans, à 40 puis après quand même on préfère voyager au moins partager,
discourir.
-Qu'est ce qui nourrit votre inspiration? Les souvenirs bien sûr?
-Je
pense que....que c'est toujours une sorte de nourriture venue de
l'au-delà ou de...de réminiscences généralisées, globales, de quelques
voix, V-O-I-X aînées qui doivent se balader dans l'espace et qui m'ont
pris comme médium. Et donc il suffit que je marche un peu. Le matin, en
général, c'est le matin, sur un macadam quelconque et je pense que du
rythme des pas et du choc du talon contre le sol, de façon comme
satélurique et ancestrale, certaines choses remontent, passent dans les
mollets, dans la poitrine, montent dans la cervelle et il suffit que je
me retrouve devant une table avec un papier, une feuille, une guitare
et voilà et c'est parti. Ils se mettent à parler à travers moi.
-On vous reconnait dans la rue lors de ces marches ?
-Ah
ça peut-être, mais enfin on ne se manifeste pas depuis belle lurette.
Non heureusement, soit on m'ignore gentiment ce que je préfère, soit
quelques fois très rarement, quelques-uns m'ont tendu la main et voilà,
ils m'ont salué gentiment, mais bon.
-Vous avez un site internet?
-Non.
-Même pas de MySpace?
-Non pas du tout, surtout pas MySpace.
-Mais...
-Qu'est-ce que vous reprochez à MySpace?
-Je sais pas, une sorte d'imbécilité globale mondialisante.
Alors
oui, certains retrouvent des connaissances perdues et qu'ils n'auraient
jamais retrouvé sans ça, mais je sais pas, je suis d'une génération où
on a beaucoup de mal à imaginer ne pas devoir son bonheur au hasard, ou
à la prédestination, mais pas à la machine.
-Bien. Pas de site officiel non plus, sur le web.
-Pas de site officiel, il y a une page sur l'album, là, mais c'est tout.
-L'album est en vente partout?
-L'album
est en vente partout. Il va d'ailleurs être suivi puisqu'on parlait des
"petites bottes vertes" d'un ouvrage dont je ne dirai pas le nom, mais
qui sort dans très peu de temps, pareil, encore à la Blanche. Assez
burlesque, assez barré, mais ça a eu l'air d'amuser tout le monde dans
la maison, on verra.
-Ce sera l'occasion de se revoir.
-Eh ben pourquoi pas! Alors là, il y aura du discours autour, là...
-Je
vous remercie infiniment d'être venu nous rejoindre cette nuit. Je le
redis, vous donnez très très peu d'entretiens. Une conversation à
bâtons rompus comme ça.
-Voilà, eh ben bonsoir ou presque bonjour, alors...
-
C'était très agréable et j'espère que les auditeurs ne se sont pas
sentis isolés et qu'ils vous aimeront mieux désormais. À bientôt.
-A bientôt.
-Bonne route.
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