MANITOBA NE RÉPOND PLUS
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L'eurythmie Manset
LUDOVIC PERRIN- 23 /09/ 2008- Libération
 
Ce qui vieillit les chansons, ce sont les batteries. Gérard Manset en sait quelque chose, comme nombre de ses confrères ayant survécu aux années 1980 et 1990 - les pires, boîtes à rythmes et sons compressés de hi-fi «tunées». Quarante ans après Animal on est mal, 45 tours fondateur sorti en mai 1968 le même jour que la Cavalerie, le chanteur signe deux textes sur le dernier Julien Clerc et un nouvel album sous son nom.
Dans un cas, il se fait entendre, mélodie soignée et voix intelligible, notamment sur la Petite Fée, miniconte sans refrain. Dans l'autre, il revient à sa marginalité, voix défaillante, relevée par quelque feulement sur chambre d'écho et choeurs antiques d'Orion, paradoxe de l'autodidacte à faire se déplacer les murs du succès dans un sens comme dans l'autre.
Ces derniers temps, Manset est redevenu l'un des auteurs traits d'union de la chanson, de Birkin à Pagny, via Gréco, Lavil ou Indochine. Les artistes de variétés cherchent en lui une crédibilité. Manset ou l'alternatif populaire. Dans cette incompréhension qui ne demande pas à se résoudre, il plante le décor de son dix-neuvième volume. Le succès a validé une fois la démarche : Il voyage en solitaire. Sans batterie ne veut pas dire sans rythme, ni pulsation - là, piano électrique.
Fusain. Deux ans après Obok, CD semblant conjurer le kitsch d'orchestrations en se plaçant pourtant dans l'exact quiproquo de saxos et de guitares FM, Manset limite la casse, comme aidé d'un producteur, Less Is More, dans le dépouillement d'une basse, d'un piano, de guitares gitanes (Raphaël, pour qui Manset écrit), envolées de cordes de compos lâchées à la manière d'un graphisme d'Hipgnosis.
On l'aura compris : hormis quelques péchés mignons de hard-rock mal à propos, Manitoba ne répond plus, titré d'après un Jo, Zette et Jocko, est d'un autre niveau qu'Obok. Pourtant, il s'y raconte les mêmes choses, paradis perdus sur fond de Lettres persanes, bonshommes échappés d'un fusain, explorateurs de Verne, chasseurs et leurs victimes sur aplats de Lascau, un air en rupture, qui sera incompréhensible pour certains et compréhensible pour les mieux lotis. Le Manitoba ne répond plus, dix titres, s'ouvre sur Comme un Légo, «repris» du dernier Bashung faisant une large place à Manset jusqu'à reprendre Il voyage en solitaire en envoi. C'est une mode.
«Humain». Maxime Le Forestier enregistre un titre écrit avec Julien Clerc. Julien Clerc le chante quelques semaines plus tard sur son album à lui. Comme un Légo, paroles et musique maison, est méconnaissable chez Manset. La séduction se fait attendre, beauté âpre des films de Pavel Lounguine : «C'est un grand terrain de nulle part/ Avec de belles poignées d'argent/ La lunette d'un microscope/ Et tous ces petits êtres qui courent.»
La séduction n'est pas immédiate, elle vient. Avec Dans un jardin que je sais : «Une fille venait/ De longs cheveux sur elle/ Et moi, je me disais mon Dieu que je revive.» Flamenco et synthés floydiens. Huit titres après, on aime Quand une femme, avec son clavier cheap : «Quand une femme/ Se lève le matin/ Fait chauffer de l'eau/ Regarde ses mains.»,Genre humain, et un peu moins Pays de la liberté - titre initial du CD.
Mais globalement, plutôt bien.

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Manset - Manitoba ne répond plus
Chronic'Art (Septembre 2008) par Sylvain Fesson

On devrait toujours se méfier quand quelqu'un nous dit « Ecoute, ça va te plaire ». Surtout quand le message émane d'une attaché de presse qui se la joue dealeuse, genre « V'là ta came ». On a envie de répondre : « Qui es-tu pour savoir ce qui me plait ? Je ne suis pas un drogué, un bigot ». Bon, la nana avait raison. Après deux-trois écoutes rétives, le dix-neuvième Manset nous a révélé sa saveur et ses habituels coups de bambou. Tout avait pourtant mal commencé.
Manitoba s'ouvre sur Comme un Lego, un des trois morceaux signés Manset sur le dernier Bashung. Un de ses sommets pour ne pas dire son sommet. Bashung a d'ailleurs choisi ce morceau pour inaugurer les concerts de sa tournée Bleu pétrole. Et c'est bien simple, si sa version studio est divinement belle, sa version live elle, est  littéralement belle à pleurer.
Manitoba s'ouvre donc sur un défi Manset / Bashung et Manset met un genou à terre. Oui, il échoue à se réapproprier sa monumentale chanson de 8 minutes et demi. Il a beau rapporter que les gens de sa génération préfèrent sa version, le jeune homme d'aujourd'hui préférera, lui, celle plus nue, intemporelle, funambule et sans filet de l'auteur de L'Imprudence. La faute non pas à la différence de chant. Manset articule plus, prononce les « e » et je trouve ça charmant, cette austérité magique, ce côté vieux schnock « chaman-jésuite ». Non, la faute à trop d'orgues et de chœurs. Dès le départ le morceau s'avance sur une vibe atone gospel-prog, mais ça va encore, c'est discret, et puis paf à 5'06'' la louche qui fait déborder le vase : haussant le ton les choeurs féminins que l'auteur à voulu « comme un vrai gospel américain » plombent l'ensemble. On imagine direct une brochette de grosses dondons, de vahinés de carte postale. L'image mentale fait mal. Dans le même genre on est loin de l'élégance obtenue par Murat sur Mustango. Et c'est dommage car le texte est beau. De haute volée. Vraiment.
Ce traitement sonore daté, bouffi et jazzeux fait des dégâts un peu partout dans ce disque. Et même un peu plus que d'habitude car Manset a changé depuis la sortie en 2004 du Langage oublié. A ce moment-là, il s'est aperçu que les longs morceaux sirupeux et sophistiqués étaient de l'histoire ancienne, que les gens avaient besoin de choses presque brutes, « intelligibles ». Parmi son matériel foisonnant abritant « du complètement barré » au « b-a-ba du sentiment », il a donc choisi de sortir ceux qui avaient « moins de renversements » et « de constructions bordéliques, de la même manière qu'aujourd'hui « Chateaubriand n'écrirait plus Les Mémoires d'outre-tombe, mais ferait un petit pamphlet de 50 pages et basta ».
Mais Manset « transpire l'exotisme sans le vouloir », alors parfois ça passe et parfois non. Dans Le Pays de la liberté, malgré le clin d'oeil que la guitare folk adresse aux Portes du pénitencier, ça passe. Dans Aux fontaines j'ai bu, ça casse. Dépourvu de paroles touchantes ce morceau n'est qu'une petite « tournerie » dont l'hédonisme musical un brin vulgaire évoque le Nightshift des Commodores. Dans Quand une femme, Manset revient au silence, à l'amplitude taiseuse d'un piano, à l'ambiance cathédrale, alors forcément ça passe. De même sur Genre humain, très belle pièce ornée de cordes et de guitare folk où il se dédouble dans l'évocation d'un gamin pour mieux raconter le Manset d'aujourd'hui. Voulez-vous savoir, c'est le drame. La tentation rockab' qui tombe à plat. Horrible. Passons. Comme complainte incantatoire, Ô Amazonie n'est pas mal, mais aurait encore une fois mérité d'être élagué de quelques chœurs guimauves et nappes de claviers tropicales. Quoique… Au bout de quelques écoutes on ne sait plus. On ne saurait dire si le kitsch de ces orchestrations gâche vraiment ces morceaux ou leur donne leur charme, nous transportant irrémédiablement ailleurs... D'un piano, d'une sèche, de quelques cordes et d'une voix fragile, Le Pavillon de Buzenval sculpte un silence souple comme un manteau de neige. C'est superbe. Et au bout du tunnel Dans mon berceau j'entends. Une splendeur, légère, sépulcrale. La clef du disque à mon sens. Un disque où l'auteur se fait plus autobiographique et humain que jamais, bien qu'il ne soit pas de cet avis, attribuant ce ressenti à la présence des cordes. « Avec elles d'un coup on voit Aznavour, quelqu'un comme ça ».
J'ai évoqué 9 titres. J'en ai passé un sous silence, le meilleur. Il surgit plage 2 juste après le péplum tartineux de Comme un Lego, dont il est l'antithèse, l'épure royale. Ce titre, c'est Dans un jardin que je sais. S'il fallait n'en retenir qu'un ce serait celui-là. Ce piano tremblotant qui remue les fantômes du passé, les chemins qu'on n'a pas pris, les plaies qui ne sont pas refermées, cette voix de lierre grimpante qui tait ses inflexions macabres pour se fendre d'aigus touchant comme il en poussait sur Quand on perd un ami, je tombe à genoux devant pareille splendeur. Je suis comme convoqué à ma mise en bière. Je ne peux qu'écouter, me laisser faire. Avec ce morceau on ne dira pas que Manset se met enfin à écrire une chanson d'amour. L'expression est trop connotée « variété » et il n'a rien du chanteur de charme. Mais c'est un de ses morceaux où il parle on ne peut plus explicitement de l'amour qui peut naître entre un homme et une femme, enfin de l'amour qu'un homme éprouve en son absence. Dans Manitoba, à défaut de parler de ce monde qu'il exècre, Manset parle plus que jamais de cet amour, le sentiment amoureux. Encore une fois, il réfute ce commentaire. Tout juste concède-t-il que « Oui, les années passant on a des souvenirs et qu'aujourd'hui ça a plus de saveur de les évoquer parce qu'on pense à l'amant qu'on a été ».
 
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Gérard Manset: Le talent loin des paillettes
Eric Bulliard (2/10/2008) La Gruyère.

Il est l’un des plus mystérieux auteurs-compositeurs-interprètes actuels. Un des plus fascinants et des plus talentueux aussi. Gérard Manset poursuit depuis quarante ans une route à part, loin des paillettes. Son dix-neuvième album, l’envoûtant Manitoba ne répond plus, confirme que son univers ne ressemble à aucun autre, avec son lyrisme en constant équilibre entre le sublime et le kitsch.
  Manset construit depuis quarante ans une œuvre unique dans la chanson française, sans jamais donner de concert et en se méfiant de la médiatisation
 Il n’est jamais monté sur scène, n’apparaît qu’exceptionnellement dans les médias. Il trace sa route en solitaire: deux ans après Obok, il a écrit, composé, orchestré et mixé lui-même Manitoba ne répond plus (clin d’œil à Hergé et à Jo, Zette et Jocko), son 19e album. Comme d’habitude. Même la pochette est son œuvre. Quarante ans que Gérard Manset refuse le jeu du show-business. Quarante ans qu’il occupe une place singulière, à la fois discret et essentiel, méconnu du grand public, salué par ses pairs. Ces dernières années, il a travaillé pour Bashung (qui a repris aussi Il voyage en solitaire, l’un de ses titres les plus connus), Julien Clerc, Raphaël, Juliette Greco, Florent Pagny, Indochine, d’autres encore. Très présent, mais à part, définitivement. «On regarde, on regarde, on regarde dedans / On voit de toutes petites choses qui luisent / Ce sont des gens dans des chemises.» Manitoba ne répond plus s’ouvre sur cette merveille, Comme un Lego, que Manset a écrite pour Bleu pétrole, le dernier album de Ba-shung. Plus de huit minutes lancinantes, où l’on retrouve d’emblée cette voix unique, un peu plaintive, tendue, tremblante presque, comme au bord de la cassure, soulignée par une réverbération omniprésente.
Jamais banal.  
Cette entrée dans l’album se révèle symbolique: Manset ressemble à cet observateur au-dessus du monde, qui regarde s’agiter les hommes et leur tend un miroir impitoyable. Il renvoie des reflets oniriques (Dans un jardin que je sais) ou des images terriblement réalistes, comme ces «hommes décharnés», ces «enfants couverts de bleus», ces bras qui ressemblent à des mâts, tendus vers un illusoire Pays de la liberté. Frissons.
Plus loin, dans une des plus belles chansons de l’album, Manset lâche «je me suis fâché avec le genre humain». Sur un fond de guitares et de violons, avec ce rien de grandiloquence qui le caractérise. Ses histoires de paradis perdu (Dans un jardin que je sais), de voyages (Ô Amazonie), il les dessine d’une plume tour à tour mystérieuse, voire ésotérique, et concrète, mais jamais banale. Avec le souci du mot juste, Manset se montre aussi capable de s’élever dans le lyrisme («Oh Amazonie, que tu es loin / Avec tes odeurs de pluie») que de dire la simplicité du «pavillon de Buzenval / et son muret de briques / aujourd’hui écroulé». Ou de décrire avec pertinence une femme qui «se lève le matin / fait chauffer de l’eau / regarde ses mains».
La grâce et le kitsch
Musicalement aussi, Gérard Manset alterne raffinement et simplicité. Avec, toujours, une liberté incroyable: ici, aucun souci de mode, de modernité. Manset ne ressemble à personne, fait ce qu’il veut. Qui l’aime le suive. Depuis ses débuts avec Animal on est mal, sorti en mai 1968, il a tenté des incursions rock (Matrice, 1989), a connu quelques succès publics (Il voyage en solitaire en 1975, Marin’Bar en 1981), mais sans jamais transiger: refus absolu de la facilité, des normes et des formats.
Cette liberté totale lui permet, le plus souvent, de toucher au sublime, avec ses orchestrations raffinées, léchées, ses mélodies envoûtantes. Des bijoux comme Genre humain ou Dans mon berceau j’entends (qui clôt l’album sur une note de sérénité inattendue) vous transportent. Moments de grâce pure. Et puis, il y a ces cordes, ces synthés planants, hors du temps, à deux doigts de tomber dans le kitsch. Aux fontaines j’ai bu ou Quand une femme (avec son clavier très cheap) par exemple, frisent la variété sirupeuse.
Démarche exemplaire
Tel est Manset, toujours en équilibre, toujours en fragilité. Exigeant, raffiné, adepte d’une chanson littéraire qui a influencé bien d’autres auteurs-compositeurs (les échos chez Murat, entre autres, semblent évidents), observateur souvent sombre d’un monde en déliquescence, il demeure, à 63 ans, exemplaire dans sa démarche solitaire comme dans son œuvre. Peintre, photographe, écrivain (son dernier roman, Les petites bottes vertes, est paru l’an passé chez Gallimard), voyageur infatigable (avec une prédilection pour l’Amérique du Sud et l’Asie), il fait partie de ces artistes trop rares qui permettent de vraiment voir le monde autrement, qui l’éclairent de leur regard acéré. Et tant pis si c’est pour mieux comprendre, comme il le chantait sur Camion bâché (Matrice) que «d’une époque à vomir, l’histoire dira ce qu’il faut retenir». L’histoire de la chanson, elle, sait déjà qu’il faut garder une place à part pour Manset.
 
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Retour de l’énigmatique Manset :  
Manitoba ne répond plus, son 19e opus


06/10/2008 - Bertrand Dicale

A l’heure où la crise du disque frappe de plus en plus les artistes, Gérard Manset demeure un cas à part en totalisant pas moins de dix-neuf albums dans la même maison de disques (EMI). De plus, le chanteur se paie le luxe de décliner toute invitation à la télévision et de sélectionner les rares médias où il viendra se confier. A l’occasion de la sortie le 15 septembre dernier de son nouveau disque Manitoba ne répond plus, Manset a répondu favorablement à l’invitation de RFI Musique.
Quatre décennies que Gérard Manset cultive sa face mystérieuse. L’homme qui n’est monté qu’une seule fois sur scène comme batteur, a toujours préservé son image. Il n’apparaît jamais à la télé, les photos qu’il donne lui-même à la presse sont livrées au compte-goutte. Culte, mythique, sont les qualificatifs qui lui collent à la peau. Son premier 45 tours, Animal on est mal sort en 1968, mais c’est en 1975, qu’il se révèle au public avec Il voyage en solitaire. La Mort d’Orion  (1970), Royaume de Siam (1979), Comme un guerrier (1982), Lumières  (1984),  Matrice (1989), Revivre  (1991) ou  La vallée de la paix (1994), font partie des albums les plus prisés par ses adeptes.
Pour ce dix-neuvième album, Manitoba ne répond plus, Manset a accepté de nous donner la réplique. Parmi les sujets abordés, ceux qui lui tiennent éternellement à cœur comme les voyages, l’innocence, l’enfance mais aussi certains qu’il prend un malin plaisir à rendre tabous !  On pense en premier lieu, à son rapport avec la scène. Se produire en concert a toujours relevé pour lui de l’impudeur. Aujourd’hui, cette idée a l'air d'avoir fait son chemin et on se prête à entrer dans le rêve, celui où Manset aura attendu le XXIe siècle pour chanter enfin devant son public. Autre thème sacré, celui de ses textes (son "matériel", comme il l’appelle), interprétés par ses pairs. Gérard Manset a longtemps estimé que les chanteurs lui "empruntaient" ce fameux matériel, mais qu’il n’écrivait pas pour quelqu’un en particulier. En 2008, il accepte l’idée d’être un auteur à part entière.
A l’image du titre qu’il a recréé sur son livret sous la forme d’un rébus, le pays de la liberté, Manset est une énigme. Un logogriphe que l’on a plaisir à décoder. Propos d’un chanteur étrange qui nous fascine depuis quarante ans.

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LE PARADOXE POÈTIQUE GÉRARD MANSET
par Véronique Mortaigne / Le Monde | 12.09.08 |
La chanson "Comme un Lego" ouvre le nouvel album de Gérard Manset, "Manitoba ne répond plus", qui paraît le 15 septembre. Il l'a écrite et Alain Bashung l'a créée, en mars sur son disque Bleu Pétrole. Un Manset n'est jamais innocent. Il y a du bruit dans le monde, des aéroports pleins, "des taxis réservés, des hôtels occupés à l'année par les baby-boomeurs, ma génération", celle qui part en voyage organisé. "Parallèlement, une faune globalisante est apparue pour qui le touriste solitaire est une proie facile. Il y a vingt ans, les gens étaient radieux, aujourd'hui, ils sont méfiants. La grâce s'est perdue", ajoute, en souriant, celui qui est longtemps passé pour un être glaçant.
Qu'il est bon de recevoir un peu d'oxygène de temps en temps »
La chanson choisie pour représenter l'album à la radio est "Ô Amazonie", qu'il ne faut pas une seconde imaginer écolo-militante et dont un extrait donne son titre à l'album : "Manitoba ne répond plus/ Il s'est brisé les ailes/ Contre un amas de bambous/ Il s'est cassé debout." Et puis cette magnifique conclusion : "Au fond de forêts étendues, Amazonie/ Comme une page à moitié lue."
Aucune apparition en scène, peu de photos qui le représentent, l'écrivain-musicien-photographe, artisan solitaire de tous ses disques, est un exégète rigoureux de son œuvre - "mon cheptel", dit-il. Le berger voyageur est aujourd'hui apaisé. "Je prends davantage de plaisir maintenant, je suis en règle avec moi-même." Mais il corrige en disant qu'il était "déjà vigilant" au temps des albums Lumières (1984) ou Matrice (1989).
MINETS DU DRUGSTORE
La maturité lui "est tombée dessus" et c'est bien. "J'ai voyagé quinze ans sans guide, sans références préalables. Aujourd'hui, je m'endors tranquille, serein, parce que j'ai vécu tout cela. C'est uniquement par ce que l'on a découvert seul qu'on peut avoir la sensation de la quiétude."
Ravi, badin, Gérard Manset, 63 ans, détaille alors sa découverte il y a dix ans de la cathédrale de Brasilia dessinée par l'architecte Oscar Niemeyer, qu'il imaginait grande, avec escalier à gravir. "En fait, elle était minuscule sur la grande esplanade, comme un tipi d'Indien. Il fallait au contraire descendre des marches et là on était inondé de lumière !"
Le voyageur solitaire est né à Saint-Cloud, il a grandi à Paris dans le 16e arrondissement, il a porté, et porte encore, des blousons de daim qui étaient la marque de la bande des minets du drugstore, aux Champs-Elysées. La mèche et le sourire large. Il a étudié les arts décoratifs, les langues orientales (thaï parfait et khmer acceptable). En plein Mai 68, il a publié Animal, on est mal, pendant que d'autres s'adonnaient au lancer de pavés. Manset est pourtant très politique dans sa défense des innocences, des mondes perdus, des charmes - celui de l'Asie par exemple - qui donnent le sel au monde.
Il est politique aussi, parce que libre. Il ne veut pas qu'on écorne son oeuvre, attention aux mauvais exégètes, ne pas s'y risquer. Il connaît tout sur la Mort d'Orion (1970). Il a déjà retiré du circuit public ce qui ne lui plaisait pas, refaçonnant ainsi le visage du corpus Manset. Il a mis des choses jugées inutiles au pilon, et aggravé l'appétit des fans et des collectionneurs. Il se connaît. "Ma voix couvre tout d'une sorte d'uniformité. Comme Jean Sablon, on a vite l'impression que c'est la même chanson." Oui, mais, c'est du Manset, avec ses ésotérismes, ses coquetteries, ses envolées.
Depuis qu'il est serein, Gérard Manset "donne" des chansons à d'autres. "J'ai commencé ma carrière ainsi, en écrivant un album entier pour Herbert Léonard. Puis, je suis devenu trop singulier. Il a fallu attendre Matrice pour que mon univers puisse être compris en tant que tel." Parallèlement à Manitoba ne répond plus, la Fnac édite un livret contenant les textes des chansons offertes à d'autres : Alain Bashung, Julien Clerc, Raphaël, Florent Pagny, Jane Birkin, Philippe Lavil, et puis ce formidable Je jouais sur un banc, dont s'est emparé l'ogre Juliette Gréco :"Aimez-vous les uns les autres ou bien disparaissez ! Sans faire de bruit, sans faire de vague" (2004).
"CHANSON UNIVERSELLE"

La conversation devient un hymne à Alain Bashung. "Vous avez vu ce qu'il a fait avec ma chanson Vénus (enregistrée pour Bleu pétrole) ? Neuf minutes de poésie, de musicalité pure, novatrice. C'est un artiste idéal." La musique est matière. Vénus est restée chez Bashung (musique d'Armand Mélies). Comme un Lego est revenue chez Manset, en tête de liste, "porte fermée, obscure qui permet d'entrer de plain-pied dans l'ésotérisme, le surréalisme concret, à la façon des montres molles de Dali".
Car la construction de Manitoba ne répond plus est forcément pensée, rigoureuse. "Dans un jardin que je sais, est une chanson sur le calme, la poésie, avant des visions plus terribles avec Pays de la liberté. Aux fontaines j'ai bu, est très casse-gueule, prête à basculer dans le sirop, au bord d'Adamo. Genre humain, est un titre très personnel, intime. Ô Amazonie est une chanson hybride, universelle. On finit sur le rêve, Dans mon berceau, j'entends."
"Je suis quelqu'un du paradoxe", poursuit Gérard Manset. Il n'est jamais monté sur une scène. Il a failli y arriver, après la sortie d'Obok en 2006. Il a répété. " J'ai aujourd'hui assez de matériel pour chanter en scène : Ô Amazonie, Fauvette, Jardin des délices. Je ne me voyais pas chanter en scène l'album Matrice, sauf un titre peut-être, ni Il voyage en solitaire, tout en demi-teintes, debout devant un micro." Si le métier du disque s'écroule, il ne restera peut-être que la scène, analyse Manset. "Alors, je pourrai aller balancer un concert entier d'inédits sur scène. Mais j'ai encore du mal avec l'état civil et l'identité d'artiste, qui est une vie de folie passagère, une peau de l'ours difficile à assumer."

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"Manitoba", voyage serein en terre familière
par Sylvain Siclier /Le Monde | 12.09.08 |
Dix-neuvième album de Gérard Manset depuis Animal on est mal, paru en 1968, Manitoba ne répond plus c'est d'abord le sentiment d'être en familiarité avec une oeuvre au long cours. Manset a pu la chambouler de temps à autre (poussées très électriques de 2870 en 1978 et de Matrice en 1989) mais pas ici. Des violons, la voix qui a fait de l'usage de la réverbération (effet qui donne de l'écho, une ampleur) une part de son identité, et cette avancée dans la suite des meilleurs moments d'Obok, disque de respiration (Le Monde du 16 mai 2006), atténuant le Manset statufié en sombre maudit.
Le titre "Manitoba ne répond plus" est sans doute un hommage à Hergé qui a intitulé ainsi un album de Jo, Zette et Jocko (avec une seule petite nuance : Manitoba précédé de l'article le).
En 8 minutes et quelques secondes, Manset débute son nouvel album avec Comme un Lego, chanson déjà explorée par Bashung. Une montée lente, de la sobriété d'un piano et d'une guitare vers un orgue soul et des chœurs gospel. On la souhaiterait presque pouvoir s'étendre à l'infini, entrée fastueuse dans ce Manitoba de belle allure, sans perte d'attention et d'intention. Dix titres, pour la plupart dans le paradoxe d'une densité, d'un soin d'écriture - textes et arrangements - qui s'imposent par une sensation sonore de légèreté et d'espace ouvert. Et quand le final de Pays de la liberté prend un peu d'emphase, c'est pour mieux jouer du contraste avec la rigueur d'une ambiance de blues des champs dans Aux fontaines j'ai bu.
Au cœur du disque, Genre humain, dans l'aveu de celui qui "s'est fâché avec le genre humain". Manset, homme du lyrisme, se tient vocalement entre cette forme de parlé-chanté qui est sa marque et dans des modulations plus rares chez lui, en un aigu qui se brise. En bout de piste de ce nouveau voyage, un piano, la voix, une guitare, un son de cathédrale pour l'une de ses chansons les plus sereines, de plein ravissement, Dans mon berceau j'entends.

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L'énigme Manset
 

Olivier Nuc       16/09/2008 
Voilà quarante ans que Manset est un des artistes les plus mystérieux de la chanson française. Au fil des années, l'opacité autour du personnage s'est épaissie, faisant de lui un des secrets les mieux gardés d'un domaine où la discrétion n'est pas de mise. De lui, vous ne verrez ni photographie prise à découvert, pas plus que vous n'aurez le loisir d'assister à une représentation en public. En ces temps d'ultra médiatisation, le fait que Manset puisse mener une carrière dans ces conditions constitue un bel exploit. Pourtant, sa petite entreprise ne connaît pas la crise, loin s'en faut. À l'âge où d'autres envisagent de se retirer, de quitter le feu des projecteurs, il ne connaît pas cette tentation, pour la bonne raison qu'il n'a que très peu côtoyé la lumière. À 63 ans, Manset livre un nouvel album, au titre en forme de clin d'œil à Hergé, Manitoba ne répond plus (Capitol/EMI). Ces dix nouvelles chansons n'aideront nullement à dissiper le mystère, mais elles combleront d'aise les fidèles qui attendaient ce rendez-vous depuis la parution d'Obok, en 2006. Depuis ce disque, Manset affirme écrire des chansons plus directes, en vue d'une possible interprétation sur scène. Faute d'en donner lui-même, Manset assiste de plus en plus aux concerts des confrères depuis quelques saisons. On a ainsi aperçu lors d'un des superbes concerts donnés par Alain Bashung à l'Olympia au printemps dernier. La rencontre entre ces deux-là, qui semblait inévitable, s'était produite quelques mois plus tôt, lorsque Manset accepta de signer plusieurs chansons pour l'interprète de La Nuit je mens. Pour ce dernier comme pour de nombreux chanteurs français, Manset fait figure de référence. Il fut l'un des premiers à produire ses enregistrements lui-même dans son studio personnel, anticipant largement une manière de faire devenue courante. Cette année, Manset a également écrit deux chansons pour Julien Clerc, mettant ses pas avec bonheur dans ceux de feu Roda-Gil. Manitoba ne répond plus survient donc dans un contexte différent des précédents Manset. On y retrouve tout ce qui fait le souffle des grands disques du bonhomme : écriture stupéfiante, sens aigu de l'observation… Mais aussi tout ce qui en rend l'écoute plus ardue aux néophytes : orchestrations si datées qu'elles en deviennent touchantes, voix si peu conforme aux canons. Au-delà de ces caractéristiques, ce qui interroge le plus avec cet album, c'est la volonté de Manset de se réapproprier sa chanson, Comme un Lego, dont Alain Bashung a donné une version indépassable sur Bleu Pétrole. Manset se serait-il soudainement découvert un ego ?

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Manitoba ne répond plus, un nouvel album plus lumineux pour Gérard Manset.
http://memorix.sdv.fr/5/www.ouest-france.fr/infos/divers_articles/1461543744/Position1/SDV_OFM/default/empty.gif/35396532613537313439303732353330?w=1280&h=800&dpt=0
Quarante ans de carrière et un statut de chanteur culte qui ne se contente plus d'écrire pour lui, mais aussi pour Julien Clerc, Bashung ou Raphael...
« Ce grand auteur qui a une place si importante dans la chanson française... », lâche Julien Clerc.
Alain Bashung n'est pas en reste dans les compliments. Les meilleures chansons de leurs derniers albums sont signées Gérard Manset. Avant, il y a eu Birkin, Indochine, Gréco, Raphael... Comme si les plus grands noms de la
chanson d'ici succombaient à sa plume.
Il est temps... Son premier album date de 1968 et son grand tube, Il voyage en solitaire, de 1975... Depuis, en une quinzaine de disques, Manset s'est construit une oeuvre unique, brillante, poétique, philosophique, peuplée de paradis perdus comme pour mieux épingler le monde d'aujourd'hui.
« Les capitales sont toutes les mêmes devenues/Aux facettes d'un même miroir/Vêtues d'acier, vêtues de noir/Comme un Lego, sans mémoire », chante-t-il encore dans son nouveau disque. Et Le pays de la liberté est « un témoignage, du bas-fond des égouts », commente-t-il . Pourtant, Manitoba ne répond plus est peut-être bien le plus lumineux de ses albums.
« Je trouve ça très impudique »
Un avis qui semble le surprendre:
 « Peut-être qu'il est plus serein, plus doux, moins agressif », s'interroge-t-il. Il admet que
« la violence de certains thèmes »puisse être atténuée par les cordes et surtout par le (magnifique) piano de Serge Perathoner (ex-pianiste de Berger): « Il a un toucher assez british, avec pas mal de doigts. »
Il concède que ce disque soit plus personnel:
« Peut-être, il y a l'âge
(63 ans)
qui permet d'atteindre des niveaux de sensibilité, de sensation, que n'ont pas les plus jeunes... »
Il accepte d'y voir davantage de chansons d'amour que d'habitude.

«
Oui, Dans un jardin que je sais, c'est Aphrodite. Et Quand une femme, c'est presque un tableau de Vermeer, ou de Corot, je préfère. »
Des femmes et aussi des enfants, comme cette incroyable rencontre, dans Genre humain, entre un homme à la dérive et un Gavroche, sur de lents accords de guitare: « Alors nous avons bu, tout un litre de vin/En as-tu une aussi, de petite catin?/Ou d'amoureuse brune, il en avait une/Il en avait aussi, dans la poudre de lune. »

Manset ou la magie de l'écriture. Manset qui continue d'alimenter son rêve-cauchemar de donner des concerts:        
« Oui, j'ai répété pour la scène. Et j'ai vu Bashung à l'Olympia. Il y a des moments ou les musiciens sont tellement magiques qu'ils apportent vraiment quelque chose. Le problème, c'est que je trouve ça très impudique. Il faudrait qu'il n'y ait aucune image, que la salle soit dans le noir et assez profonde, que je sois au fond ! »


Michel TROADEC. (Ouest-France)
"Manitoba ne répond plus". 10 titres. Capitol.


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Gérard Manset - Manitoba ne répond plus


Plus froid et dépouillé que le lumineux et charnel Obok, sorti il y a deux ans, Manitoba ne répond plus, remarquablement équilibré, convainc à mesure que l’auditeur déchante.
Selon l’écrivain Richard Ford, « ce qui est beau ne peut être déprimant ». Comment le sentiment du beau pourrait-il en effet s’accompagner d’un sentiment de tristesse, une tristesse sourde et poisseuse qui plus est ? Question et contradiction apparente qui se posent à l’écoute du dix-neuvième album de Manset l’Obscur.
Manitoba... s’ouvre sur "Comme Un Lego", mélopée déjà immortalisée par un Bashung vocalement souverain sur le consensuel Bleu Pétrole. L’interprétation que Manset en donne apporte la fragilité et les modulations qui manquaient à la version légèrement monolithique du vieux lion alsacien. Ses chœurs-éclairs, que ne renierait pas Leonard Cohen, pourraient cependant donner des haut-le-cœur à plus d’un auditeur. Cette relecture sensible nous dit mieux le tragique et le comique d’une vie d’homme et l’uniformisation d’un monde oublieux de son passé. Nous parvenons ensuite “Dans Un Jardin Que Je Sais”, morceau métempsychotique à l’atmosphère de sereine veillée funèbre. À quelques lieues de là, le bien nommé “Pays De La Liberté”, énième paradis perdu (« j’ai marché j’ai marché j’ai marché et je n’ai rien trouvé... ») nous donne à entendre un Manset décomplexé. Le vieil homme qu’il a toujours été nous gratifie de quelques acrobaties vocales : inflexions cabreliennes sur le savoureux « grand coup de pinceau » et aigus qui se brisent contre la digue de la nécessité physiologique.
Le swing léger de “Sur Les Fontaines J’ai Bu”, agréable au demeurant, n’étanchera guère notre soif de profondeur. Malgré les synthés kitsch, véritable marque de fabrique du spectre clodoaldien, et quelques rimailles (« sous un petit coussin/doux comme un mocassin »), “Quand Une Femme” émeut, tropisme hétéro-julio-clercien aidant. Le sibyllin « ce sont des choses inconnues qu’elle avait oubliées » fera sans nul doute frémir le poéticien du ballon rond pour qui « c’est toujours le meilleur qui gagne ». Arrive alors “Genre Humain”, climax de l’œuvre pour d’aucuns, avec qui le légendaire misanthrope affirme étrangement s’être fâché ; une ample et vénéneuse mélopée que l’on rangera au côté de “Comme Un Lego” dans le tiroir « ‘Desolation Row’ sous Prozac ».
Le plus rock “Voulez-vous savoir ?” permet ensuite une respiration bienvenue et un rééquilibrage des forces en présence avant le troisième temps fort du disque, “Ô Amazonie”. Classique et dépouillé, il distille une mélancolie qui colle littéralement à la peau. « Manitoba ne répond plus/Il s’est brisé les ailes/Contre un amas de bambous/Il s’est cassé debout » geint le sieur G.M. de sa voix à la couleur blafarde si caractéristique. Atmosphère, voix et paroles au diapason. Le froid nous gagne. De l’extérieur, le “Pavillon de Buzenval” n’excite guère l’envie et pourtant il y fait doux vivre. L’album se referme magnifiquement sur “Dans Mon Berceau J’entends”, ballade au piano exhaussée par quelques accords de guitare bien choisis.

Manitoba..., pour être vecteur d’une tristesse sourde et continue, n’en est-il pas moins beau ? Inutile de convoquer ici le sublime cher à Kant ou Burke. D’aucuns sont confrontés à la même problématique avec le « plongeur de l’émotion » Léo Ferré. Nous pourrons au moins nous mettre d’accord sur un commun sentiment du beau même si sa compagnie nous est pénible. Le fait qu’une œuvre, aussi belle nous semble-t-elle, suscite chez nous exaltation ou abattement n’est pas anodin ; on y peut voir un critère déterminant du jugement de goût. Une création dont on a le sentiment qu’elle augmente notre puissance et favorise ainsi l’expansion de notre être, possède vraisemblablement une valeur supérieure, à moins d’être un sectateur de la mort lente par injection mansetopathique. Il n’existe évidemment pas de Vérité ; des "formes tristes" peuvent faire naître l’allégresse et des "formes gaies" l’envie de faire seppuku.
Une vérité se cache dans le lien qui se tisse, au fil du temps, entre une œuvre qui est, une fois pour toutes, et un auditeur, doté d’une organisation pulsionnelle particulière, qui n’est que devenir avant d’être cadavre. Le lien singulier et premier ainsi tissé puis exposé, Manitoba ne répond plus se révèle, la contradiction prise en charge, un ensemble à la fois beau et déprimant dont certains préfèreront simplement se délecter les jours de ciel sans nuage.


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Son dix-neuvième album: Manset chez Jo et Zette
 
Le rocker énigmatique chante un nouveau voyage et livre une part de son mystère
 
Paroles, musiques, orchestrations, mixages. Manset a tout fait, comme d'habitude. Et même bricolé dans sa cuisine la pochette : une pièce de puzzle sur fond de carte astronomique que l'ancien étudiant des Arts déco a ramassée sur un trottoir. On peut y déchiffrer un rébus : «Pays de la liberté», morceau de bravoure qui aurait dû donner le titre de son dix-neuvième album en quarante ans. Manset avait aussi songé à «Comme un Lego» avant de choisir enfin «Manitoba ne répond plus», emprunté aux aventures de Jo, Zette et Jocko. Une réminiscence de lecture d'enfance, une image d'avion accidenté dans la jungle, sans doute confondue avec «l'Ile noire» ou «l'Oreille cassée», qui lui est venue en écrivant «J'ai survolé la piste, Amazonie». Comme une trace de ses voyages sur le grand fleuve qu'il a remonté en pirogue de Tabatinga à Iquitos, et dont il a vingt fois parcouru les rives brésiliennes, péruviennes et colombiennes.
Lorsque je lui demande d'éclaircir le jeu de piste, Manset livre un rébus inédit de «Manitoba ne répond plus» : soit une cacahuète en espagnol (mani), un lac de Sumatra (Toba), un noeud (ne), une raie manta (ré), le Pont des Arts (pond), le signe + (plus). Qui révélerait bien les obsessions de l'homme invisible du rock français, misanthrope passéiste et nomade rebelle.
De Buzenval à Manaus, en dix chansons qui font la part belle au rock, Manset poursuit sa quête d'un paradis terrestre évanoui. Explore l'oubli, le silence et le bruit. Des enfants couverts de bleus, les pavillons de banlieue, les bungalows de nulle part, les mensonges des tropiques, l'ombre des forêts, les cris des singes dans le lointain, les femmes inconnues, les odeurs de pluie, les rumeurs de la nuit.
Pour lui, tout disparaît, tout a été remplacé. «Les capitales sont toutes les mêmes devenues/ Aux facettes d'un même miroir/Vêtues d'acier, vêtues de noir/Comme un Lego, mais sans mémoire.» Le paysage est bouché, restent quelques poches épargnées. Mais «les Brésiliens d'Orfeu Negro font aujourd'hui leurs courses dans les mêmes super marchés que ceux de la porte d'Auteuil.» Alors Manset, en vacances à perpétuité, de retour du Laos, pose son sac dans les beaux quartiers, arpente la ville jusqu'au petit jour. Rencontre un fugueur de 12 ans, vagabond irréductible avec lequel il part en vadrouille et qui est son propre reflet. «Son prénom, c'est le mien/Quand je me suis fâché/Avec le genre humain.» Ce qui serait grandiloquent chez d'autres frôle ici le tragique. Après l'errance, le repos du guerrier solitaire. L'album se clôt par ces derniers vers : «Dans mon berceau j'entends/ J'entends chanter le vent/Dans le fond de mon rêve/Comme un bouton d'or/Qui n'a que le soleil/Et le vert des arbres/Et le bruit des feuilles/Et le chant de la vie.» L'entendra-t-on un jour sur scène, comme il nous l'avait promis ? «Il faudrait oublier son âge, que les années s'accumulent. Mais je n ai pas renoncé à croire qu un mec nouveau allait se réveiller.»

«Manitoba ne répond plus», par Gérard Manset, EMI

 
François Armanet
Le Nouvel Observateur  - 18/09/2008
 
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CHANTS DE L’ÉDEN PERDU

Mélodies enivrantes, textes raffinés, Manset le solitaire nous revient à l'improviste.
Plus puissant, plus proche.
On ne l’attendait pas et il est apparu, douzième album d’un chanteur discret, mais finalement prolixe, qui trace sa route dans l’ascétisme médiatique.
Disque surprise, donc, mais pas surprenant, et dont il émane un parfum assez fascinant. C'est Manset tel qu'en lui-même, les mélodies minimales et répétitives, le chant plaintif et lancinant. Débarrassé des tentations rock qui l’avaient alourdi ces derniers temps, renouant avec les chansons hypnotiques de six ou huit minutes, où la voix, poussée parfois au bord de la rupture, nous pousse à notre tour dans son tourbillon de mots raffinés et enivrants. Manset dit, chante, demande dans des suppliques entêtantes : « Mais c'est où ? Mais c'est où ? »
Et on le suit, parfois malgré nous, fâché avec un monde qui l’effraie, nostalgique d'un ailleurs perdu ou fantasmé. Rêve d’Amazonie mais cauchemar angoissé des villes mécaniques : l'album s'ouvre sur une chanson écrite pour Bashung (Comme un Lego), et la version qu’en donne Manset est encore plus tendue, puissante quoique fragile - puissante puisque fragile. A 63 ans, celui qui fut longtemps distant avec son chant glacé se fait soudain très proche. Étonnamment émouvant.

VALÉRIE LEHOUX-Télérama

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MATCH EN DOUBLE

Jeudi 18 septembre 2008

EMI 118 rue du Mont-Cenis, Paris XVIII‘.

Julien Clerc dévore quelques sushis, entouré de son équipe dans les locaux de sa maison de disques. Quelques mètres plus loin, Gérard Manset règle les détails d'une séance photo qu'il veut brève et réussie. Le chanteur n'aime pas montrer son visage. Alors il cherche un angle, une lumière, afin de laisser Julien sur le devant de la scène. Mais c'est finalement Julien Clerc, toujours aussi professionnel, qui sonnera la fin de la séance.

Depuis leurs débuts en 1968, Clerc et Manset n’avaient jamais travaillé ensemble. Mais cette fois, ils ont franchi le Rubicon. L'auteur de «Il voyage en solitaire » signe deux textes sur « Où s'en vont les avions? », le nouveau disque du chanteur de «Melissa». Complices ayant suivi des voies parallèles, ils ont traversé quatre décennies de chansons et de chanteurs, n'ont jamais succombé aux modes et sont toujours restés eux-mêmes. Il était temps de célébrer leurs retrouvailles.

 Un entretien avec  BENJAMIN LOCOGE-PARIS MATCH

 Paris Match: Vous souvenez-vous de votre première rencontre ?

Gérard Manset: Précisément? Non.

Julien Clerc: Nos disques sont sortis le même jour, le 9 mai 1968!

PM : Gérard, que pensez-vous de Julien ?

G.M. :Je suis un inconditionnel depuis le premier jour notamment de ses cinq premiers albums. Julien avait une voix phénoménale. Il y a deux mois encore. je flemmardais à Monoprix et j’ai entendu “La cavalerie". J’ai eu un choc. Je ne l'avais pas réécoutée depuis 1968. Il y a une puissance vocale et une énergie incroyables!

J.C. : Je sais que Gérard n'aime pas sa première chanson mais pour moi “Animal on est mal" fut un événement. C’était la première fois qu’on entendait un titre aussi étrange en France. Il y avait des cordes, un travail sur la voix, un texte fascinant. Pour le son, il a osé se frotter à un domaine que l’on croyait réservé aux Angle-Saxons Pour moi qui apprécie l'angle des chansons, il était novateur.

PM :Après 1968 vous prenez deux chemins très différents, Julien, vous allez vers le public, vous partez en tournée. Gérard, vous préférez vivre caché !

G.M.: Je n'avais pas la voix de Julien. Et il y avait une espèce d’ovni qui s'appelait Antoine. Vocalement j’étais plus proche de lui que de Julien... J’avais réussi à bricoler ma chanson, à maquiller certains défauts pour rendre tout cela présentable. Si j’avais été complètement cinglé, je serais monté sur scène. Aujourd'hui, quand je vois certains artistes qui sont là depuis trente ans et chantent toujours sans réellement s’améliorer, je me pose des questions. Moi, j‘ai le sentiment de ne bien chanter que depuis la fin des années 80, avec mon album “Matrice".

J.C. : Tu n’as jamais eu la volonté d'aller sur scène. Mais l'amélioration que tu as constatée sur tes disques, tu l‘aurais sans aucun doute ressentie en concert. Aujourd‘hui. c’est une période rêvée pour la scène, la technique a tellement progressé. C‘est fort dommage que Gérard ne se lance pas. Il serait plus attendu que jamais

G.M.: Oui, mais j'ai toujours eu une certaine aversion pour le public. Donc cela n'aide pas! 

[Julien Clerc explose de rire.]

Dans les années 70, on était quand même noyé par les Dalida, Claude François. C’était en permanence paillettes et flonflons Et les gens allaient les voir comme s'ils allaient voir Brel ou Nougaro. Je trouvais ça très gênant.

PM : Vous êtes trop élitiste!

G.M.: Je n'ai rien contre la chanson populaire, je suis le premier à adorer Charles Trenet, qui plaisait à tous les publics. Non, le problème, c’est que je voyais tout le monde exécuter un grand écart, aller aux concerts de l'un puis de l’autre. Je suis désolé, on ne peut pas tout aimer sans distinguo. Ou alors on est complètement débile.

J.C. : Je ne suis pas d'accord avec toi. Sans vouloir être élitiste, j‘ai le sentiment d'avoir fait de la chanson populaire en essayant de cultiver l’accessible et le poétique. Quand “Salut les copains” a pris ma carrière en main, elle est partie dans un sens différent de ce que j'imaginais, mais je ne peux pas m’en plaindre.

PM : Julien, auriez-vous pu être un chanteur anonyme?

J.C. : Je ne pense pas, mais je comprends totalement la démarche de Gérard, parce qu'elle est cohérente et sincère.

G.M. : Mais je trouve ma position inadmissible! Je suis une sorte d'anormalité car j'aurais dû rester auteur-compositeur. Or personne n'aurait voulu de mon matériel à cette époque. C’est pour cela que je me suis mis à chanter... Presque par erreur. Et le fait de ne pas se montrer n'était pas raisonnable. Mais on ne se refait pas En 2006, j'étais prêt à monter sur scène, j'avais les musiciens, la salle, les dates, je n'avais plus qu'à signer le contrat. J'ai demandé une nuit de réflexion. Et j'ai fait marche arrière.

J.C. : Ça, Gérard, j‘ai l'impression que c'est de la peur...

G.M. : Oui, mais je suis très serein quand je vois tous ces artistes qui courent après leur unique succès. Eh bien, moi, tout va bien, parce que je n'ai jamais été acclamé !

J.C. : Pardon? [Nouvelle crise de rire.]

G.M.: Ah, tu ne t'attendais pas à ça ? Toi, tu l'as toujours été, donc tu t'en sors bien. Mais celui qui l'a été et qui ne l'est plus, eh bien, il est désespéré, très mal.

J.C. : Ce n’est pas une question d'être acclamé, c'est une question de prendre du plaisir, d'en donner aux autres. Tu passes à côté de quelque chose. "Tu as écrit deux, trois titres qui sont dans le panthéon des chansons françaises, tu as largement de quoi faire un spectacle qui ne fera pas chier les gens Et en plus, tu vas prendre ton pied !

PM : Aujourd’hui les disques se vendent de moins en moins. Pensez-vous que vos albums respectifs seront les derniers?

J.C. : Je ne connais pas mes chiffres de vente mais Bertrand de Labbey, qui gère ma carrière depuis mes 21 ans, a tout fait pour que je sois désintéressé des questions matérielles. Il m'a appris à penser à l'acte artistique, à ne pas être dans l’immédiateté.

PM : Vous pouvez affirmer cela car vous êtes dans une situation plus que confortable

J.C. : J ‘ai eu la chance de pouvoir “faire l’artiste", je le reconnais Je ne me suis occupé de rien.

G.M. : Un certain nombre d’entre nous ont la chance de pouvoir s'appuyer sur des épaules solides. Ils sont peu nombreux, et cela n'a pas été mon cas. Julien possède un public et un passé qui font que tout ne va pas s'arrêter demain pour lui. Je suis dans une situation similaire, et encore ! Mais les jeunes auront plus de mal... Et puis soyons honnêtes, nous pouvons faire un bel album pour 30000 euros, alors que beaucoup de disques ces derniers temps ont coûté 300000 euros, et on a foutu le pognon par les fenêtres !

PM : Que pensez-vous de la nouvelle scène française ?

J.C. : On est dans une phase “rive gauche”, des bons textes,  des histoires du quotidien, mais cela manque cruellement de mélodies. On dirait que les Beatles n'ont jamais existé! Certains s'en sortent, comme Benjamin Biolay et Martin Rappeneau, parce qu'ils sont meilleurs que les autres.

G.M. : Moi, je crois que l'on manque de jeunes! J'attends des mecs de 16 ans qui savent écrire, qui ont la niaque. Aujourd'hui, ils arrivent tous trop tard, ils ont 30, 35 ans, c'est mou... Il faut arriver à 15 ans ! Le seul qui m'ait donné une sensation d'auteur-compositeur ces trente dernières années, c'est Renaud. Lui au moins apportait quelque chose, il était neuf. Tous les matins, il avait une idée, une chanson, un truc. Dans le même genre, il y a Jean-Louis Murat, mais qui peut le suivre dans son repli problématique et volontaire ?

PM : Quand Johnny annonce ses adieux à la scène, vous sentez-vous concernés? :

J.C. : Sa carrière est une grande réussite, il a pris des risques à chaque rentrée de scène. Mais ses adieux. je n'y crois pas

G.M. : Impressionnant! Ce type m'a toujours impressionné, c'est invraisemblable que, pendant cinquante ans, il soit resté un monument

J.C. : Je ne suis pas d’accord avec tout ce qu'il a chanté, mais il en a tellement fait...

PM : Êtes-vous nostalgiques  des années 70 ?

J.C. : Pas du tout, je vis avec mon temps, je constate malgré tout un recul de la culture, et cela me fait de la peine...

G.M. : Moi, je suis totalement nostalgique. Je n'aime pas l'époque dans laquelle nous vivons. Ce n’est la faute de personne, c’est lié à la démographie et à la technologie, mais je préfère les classes à 25 élèves, les villes où l'on peut garer sa bagnole".

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Le souffle long de Manset
Un titre en forme de clin d'œil à Hergé pour un voyage plein de détours.
 
Publié dans le Temps, 20 septembre 2008 par Olivier Horner
Gérard Manset. Manitoba ne répond plus. (Capitol/EMI).
 
Dans le sillage d'Obok (2006). Gérard Manset redonne enfin de la voix. Ces derniers temps, l'éternel poète marginal préférait donner des nouvelles par le biais d'interprètes: Julien Clerc, Bashung, Raphaël, Michel Fugain ou Florent Pagny. Avec Manitoba ne répond plus, on reprend goût à son chant en apesanteur qui semble contempler la désolation du monde.
Moins dramatique que Le langage oublié, Manitoba... suit la voie aérienne et lyrique tracée par Obok. Mais la gravité, chevillée à Manset, ne rôde jamais bien loin. A commencer par «Comme un lego», entrée en matière sur notre triste condition. Une comédie humaine à qui Bashung a déjà merveilleusement jeté un sort sur Bleu Pétrole. Et que Manset décline de façon plus dépouillée, avant une emphase finale sur fond de chœurs gospelisants. Chez Manset, les orchestrations sonnent toujours un brin datées. Flirtant avec les limites d'une variété avariée.
 Mais celui qui fuit la médiatisation s'en tire grâce à une écriture lettrée, chirurgicale et onirique; de belles cordes, guitares et réverbérations aussi. Sa science de l'observation panoramique, qui fait référence dans le paysage francophone, se traduit ici par quelques perles sublimes: l'intimisme sombre de «Genre humain», le nomadisme solitaire d'«Ô Amazonie». Un brin moins sibylline qu'un temps, sa plume flâne de rêve («Dans mon berceau j'entends») en cauchemar («Le pays de la liberté»), de quiétude («Dans un jardin que je sais») en frémissement («Quand une femme»). Et finit de ravir par son souffle long.

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Retour à la sobriété  et aux éclats d'antan pour un génie qui s'était perdu en route.
par AURÉLIANO TONET pour VOLUME N° 5 (Nov. 2008)

Ce n'est pas encore  Obama, mais Gérard Manset bénéficie depuis quelques saisons d'un curieux momentum dans le vaste paysage  des variétés françaises. Adoubé par les plumes les plus fines (Jean­ Louis Murat, Dominique A) comme par les plus rustres (au hasard, Francis Cabrel), Manset s'est semble-il décidé à sortir de son splendide isolement.  La liste de ses récentes collaborations donne le tournis : Raphaël, Juliette Gréco, Julien Clerc, Jane Birkin, Alain Bashung... Bashung auquel il a offert le magnifique  Comme un Lego, pièce maîtresse de son dernier album Bleu pétrole que Manset lui reprend pour ouvrir Manitoba ne répond plus, son plus bel opus depuis des lustres.
Non que Manset fasse autre chose que du Manset : verbe haut et fier, claqué par une voix légèrement fatiguée, d'autant plus touchante dans l'élégie, murs de guitares sèches, qu'humectent quelques claviers et chœurs timides, constructions syntaxiques singulières, toutes en chiasmes et inversions baroques  (Aux fontaines j'ai bu,  Dans mon berceau j'entends) ... L'album s'écoute comme une variation sur des pistes maintes fois par lui balisées :   l'humanité courant à sa perte, Manset la fuyant comme il peut, voyageur amoureux, promeneur sylvestre, rêveur cauchemardé ... Bien sûr, on reste assez loin des chefs-d’œuvre de jadis
(La Mort d'Orion en 1970, Y a une route en 1975), mais l'inspiration est belle et bien là, mélodique, mélodieuse (Ô Amazonie). "Pourquoi ne me réponds-tu jamais/ De ta retraire, sous ton arbre ?"
Manitoba ne répond plus, mais Manset, lui,  répond présent, et nous avec.

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VIVE LA LIBERTE
(MAGIC n° 123- Sept.2008) par Erik Arnaud

À dix jours de sa sortie le 15 septembre on sait enfin à quoi ressemblera le nouvel album de Gérard Manset toujours aussi avare en informations.
Originellement baptisé Le Pays De La Liberté- tout un programme en ces temps liberticides -, le disque s'intitule finalement Manitoba Ne Répond Plus. Un nouveau clin d'œil géographique cette fois occidental de la part de ce grand voyageur, plus coutumier de l'Asie que du Canada. S'ouvrant par Comme Un Lego - chanson offerte à Bashung sur son récent Bleu Pétrole qui est portée par un texte magistral -, ce dix-neuvième LP poursuit le sillon exploré par ses derniers opus en particulier Obok (2006)
Définitivement incomparable, la production ne renonce à aucun tic de réverbération et fait figure de curiosité extrême en 2008. La voix est toujours là, et interroge parfois le monde « Ô Amazonie qu’es-tu devenue/Avec tes grands arbres nus » A l'image de la pochette, l'album voyage d'un continent à l’autre et déambule sur Genre Humain dans les rues de Paris. Avec, cette nouvelle parution Manset va-t-il tenir sa promesse de monter sur scène, comme il l'a lui-même annoncé il y a deux ans ?