portrait d'un homme sans
visage
échanges avec les journalistes.....
L’ANNÉE LUMIÈRES
Pour le fan,
1984 restera synonyme d'un nouveau brillant album ; pour le
journaliste d’une
rare occasion de confidences ; pour Gérard Manset, d’une autre
étape dans
l’éternel voyage. Par Jean-Michel REUSSER (Best-1984)
Bon, on va quand
même pas s’faire le plan Manset mythique objet de culte mystique maudit
des
foules et artiste magique qui s‘cache derrière ses disques sans faire
jamais
aucun effort de promotion. Le genre ermite public Numéro 1 qui court
anonymement
le monde en long et large, entre parfois dans un studio
d'enregistrement comme
on entre en loge et passe le reste de son temps à triturer les mots et
traquer
au piano des mélodies parfaites.
A une ou deux
près, le compte est bon, ça fait 80 chansons. Sur la plupart desquelles
le
temps n'a aucune prise, comme si elles existaient a côté de lui.
Manset, c'est
vrai, parle peu. Ou plutôt jusque-là a peu parlé. Mais s'y met (on
dirait).
Même si c'est l'un des seuls aspects de sa vie professionnelle qu'il ne
contrôle
pas jusqu'au bout (la pensée est si facilement déformée !).
Manset encore
qui se dit « petit couturier français dans sa petite échoppe», admire
(en même
temps qu'il jalouse?) des gens comme Dire Straits ou Bob Seger. Mais
qui réalise
ses disques en un temps record pour l'époque et s'est créé une identité
sonore
reconnaissable a la première mesure, sans équivalent anglo-saxon ou
nippon ou
même french. Qui a le don d’énerver les uns à la mesure de
l'enthousiasme des autres,
n'a jamais mis et ne mettra probablement jamais les pieds sur une scène
pour
chanter ses chansons. Et qui, finalement, cause. Parfois récalcitrant,
parfois hésitant
parfois souriant, Comme tout le monde. Comme tous les allumés qui se
demandent obstinément
« où sont passées les lumières ».
Ni chercheur de
poux dans la tête ni non plus enfant de chœur. Entre les deux, sur
cette chère
Voie du Milieu...
JMR:-« Tu
n'en as pas un peu marre d’être
« Monsieur 500 000 albums » ?
Gérard Manset : - Je
préfère encore ça à « Monsieur 30 000 ou 20 000 albums ». C'est un peu
difficile d'avoir une opinion parce que théoriquement ( ?
NDR), mon
chiffre, c'est le créneau des 100 a 150 000. C'est en tous cas ce que
j'ai toujours
défendu comme position mais à partir de
-Ta
légendaire discrétion - ou bien est-ce
de la méfiance ? -vis-à-vis des médias, c'est
volontaire ?
-C’est à la fois
volontaire et involontaire. C'est une position très ferme. Je
préférerais bien
sûr que l'on m'entende dix fois par jour à la radio, mais ce n'est pas
pour ça
que je donnerais plus de photos à la presse ou que je ferais plus de
télévision. J'aimerais y faire une émission de temps en temps, sous
forme de
magazine, de portrait ou débat quelconque avec d'autres musiciens ou
des
écrivains. Mais pas avec des clowns en costard! Chaque fois que des
auteurs-compositeurs
ont essayé de casser cette image de la vedette, des gens comme
Capdevielle,
Higelin, Lavilliers, les médias se sont immédiatement employés à les
faire rentrer
dans le rang. Et tout le monde de se serrer la main en souriant à la
fin de
chaque émission. Comme avant. Aujourd'hui, il n'y a pas de différence
entre
l'image de Lama ou celle d’Higelin, telles qu'elles sont projetées par
les
médias Depuis quinze ans, j'ai toujours refusé de partager ce bouillon,
je trouve
ça déplacé, presque vulgaire. Mais j'aimerais bien faire de temps en
temps une émission
de télévision intelligente...
-
C’est-à-dire ?
-Honnête et
propre par rapport à l'individu et à la musique.
-
Tu contrôles pratiquement tout ce que tu
fais : musique, production, pochette, carrière... Est-ce que c'était
une
exigence dès tes débuts ?
-Disons qu'il y
a certaines exigences que j'ai eues à l'intérieur de ça et qu'il y en a
que
j'aurais pu ne pas avoir. J'ai toujours voulu choisir mes titres, les
enregistrer quand je voulais, avec les musiciens qui me semblaient les
meilleurs Mais faire mes orchestrations n'était pas une exigence de
départ Je
m’y suis mis pour aller plus vite et aussi parce que ça m'amusait.
C'est pareil
pour les pochettes: même si je me sens parfaitement à l'aise dans les
questions
de montage, de photos ou graphisme, j'aurais préféré laisser ça à
d'autres.
Mais la seule fois où j'ai vraiment eu affaire à des professionnels qui
assuraient sur tous les plans c'est pour la pochette de « 2870 » qui a
été conçue
par Hypgnosis.
-Est-ce
que ça sous-entend qu'il n'y a pas
de professionnels en France?
- Il y a des
gens capables, des gens qui ont des idées, mais j'ai toujours
l’impression qu'il
n'y a pas de conscience professionnelle. Plutôt une sorte de
laisser-aller
général.
-En
studio, tu travailles comment ?
-Depuis
plusieurs albums dans des conditions incroyables de fatigue... (long
silence)...
Oui, de fatigue.
-Tu
veux dire beaucoup sur une longue période
?
- Non, non. Je
ne parle pas de fatigue physique, à la limite je pourrais y passer
beaucoup
plus de temps. Ce sont plus des remises en question nerveuses
systématiques...
-??
-Pour des
raisons de planning personnel ou de chronologie dans ma vie, le jour où
la
fièvre me prend de mettre des titres sur bande pour faire un album,
c'est
presque du jour au lendemain... C’est-à-dire que pendant deux ou trois
mois je
pense « Bon, j'enregistre en avril », mais au lieu de prévoir
des dates
précises retenir le studio, les musiciens et tout organiser, je reste
toujours prêt
à partir, sac et Nikon a portée de la main, l'éternel clochard en
liberté par
rapport à un emploi du temps. Alors, quand arrive l'échéance que je
m'étais
fixée, c'est infernal parce qu'il faut que tout soit réglé vite, très
vite. Et
je condense en quelques jours ou semaines la même énergie que j'aurais
pu
diluer sur six mois. Ça me met dans des états de tension et de
concentration
effrayants...
-Est-ce
que tu travailles vite?
-Disons que dans
l'équivalent de trois ou quatre jours de studio, l'essentiel de l'album
est
terminé je sais où j'en suis Et c'est peut-être à partir de ce
moment-là que je
commence à démissionner parce que, ayant 90 % du disque, j'entends des
choses à
fignoler. J'ai tellement hâte de finir les mixages qu'il m'arrive de
mettre
trois heures là où d'autres ont besoin de trois jours En partie à cause
de toute
l'énergie dépensée pour l’organisation. Mais sans jamais perdre
l'oreille du
producteur, l'autre moitié de moi-même qui se dit— règle d'or— que ce
qui est
bon est bon et ce qui doit passer passe qu'on le mixe à l'endroit ou à
l'envers, avant ou après déjeuner! Et si on a des boules Quiès dans les
oreilles, y'a qu'à regarder les vumètres!
-T’exagères
pas un peu là?!
-Si... sans
doute. Mais faire les choses est chaque fois un défi que je me lance.
Je
n'enregistre que les week-ends parce que la ville est plus calme. Et
toujours
au Printemps. Finalement je crois que j’aime bien les conditions
difficiles. Il
y a peut-être un inconscient chez moi qui..
-Provoque
les situations difficiles ?
-Oui. Ou du
moins qui va chercher dans les recoins les plus profonds les quelques
situations
difficiles qui restent parce que c'est peut-être là que nait le
désespoir, que nait
la lumière... (rires)... Du désespoir monte la lumière... En fait, mon
seuil de
possibilité est de faire quelque chose de juste suffisant pour que ce
soit
consommable... Sinon on ne s'arrêterait jamais.
-Tu
cites assez rarement les musiciens avec
qui tu travailles...
- Il m'arrive
d'être dans des états complètement contradictoires avec les musiciens :
un
matin, celui ou j'écoute le disque, je trouve qu'ils jouent tous
merveilleusement
bien. Mais le jour où nous sommes en séance, je trouve qu'ils jouent
tous de
façon atroce! Non, j'exagère encore... J'exagère. Ce sont pratiquement
tous les
mêmes depuis des années, je peux les citer: Didier Batard a la basse,
Bunny qui
a programmé les boites à rythmes, Serge Perathoner aux
claviers, Marc Péru et David Woodshill aux
guitares. Dans «Lumières », il y a aussi un musicien américain...
Attends, non,
je me trompe! C'est pour le prochain album...
-Tu
veux dire qu'il est déjà prêt?
-Non, non! Mais
je fais toujours des chansons d'avance. « Comme Un Guerrier » par
exemple était
finie trois ans avant que le disque ne sorte. Généralement, je les
remixe.
Quand j'ai sorti « Le Train Du Soir », j'avais déjà « Comme Un
Guerrier »,
c'est quelque chose de très agréable... Enfin non, pas très agréable,
mais la
preuve que... euh... des choses ne sont pas obligatoirement liées au
temps...
-C'est
caractéristique de beaucoup de tes
chansons...
-J'aime bien
aussi me le prouver.
-Je
me demande parfois dans quel état tu
es quand tu chantes?
-A quel point de
vue ?
-On
dirait que tu contrôles tes émotions,
que tu te retiens de te laisser vraiment aller...
-C'est vrai
parce qu'avec le temps, j'ai la preuve que les voix sur lesquelles je
me suis,
disons défoncé en direct, sont moins bonnes quand je les réécoute à
froid. Pas toujours
justes. Mais c'est pas d'ma faute! C'est souvent à cause de raisons
techniques
-
Me dis pas que tu n'as pas les moyens d'enregistrer
dans les meilleures conditions !
-Ce n'est pas
une question de moyens, c'est une question de gens et d'époque. D'abord
parce
que le son ne s'améliore pas même s'il y a certains domaines où nous
avons progressé.
Ensuite parce qu'aujourd'hui, nous sommes tributaires de cette création
mentale
que les musiciens se font de la musique ou de ce qu'elle est devenue à
cause de
la technique.
-Comment
écris-tu ?
- Le matin tôt
ou le soir tard, dans le métro, dans un café, n'importe. Avant, il me
fallait
toujours une guitare ou un piano, maintenant, j'écris toujours sans
instruments...
Et j'ai ce lieu de travail (où nous sommes- NDR-) parce qu'il faut que
j'arrive
quelque part pour avoir des idées neuves. Et si j'écris très tôt ou
très tard,
c'est parce qu'il faut que je sois vierge par un bout ou un autre. Le
matin,
personne n'est encore debout je n'ai pas parlé, pas ouvert la bouche,
je vis
encore dans ma tête, parfois encore dans des rêves, des prolongations
de rêves.
Le soir, quand les gens sont rentrés chez eux, il n'y a plus de
circulation, on
sent une retombée d'énergie et un certain silence qui s'installe. C'est
dans
ces moments-là que des mecs comme moi peuvent avoir des antennes qui se
développent...
-Est-ce
que les chansons viennent facilement?
-Il y en a dont
j'attends longtemps la suite, ou la fin. Je laisse passer du temps et
j'y
reviens. C'est ce qui s'est passé pour « Lumières », je l'ai écrite en
trois
étapes.
-Tu
es satisfait de cet album ?
- C'est une
question qui entraîne des réponses à plusieurs niveaux ça ! Au
niveau le
plus lâche... (rires)...oui. Oui en ce sens qu'il est dans le commerce
et,
qu'étant le censeur, je l'ai laissé sortir tel quel ce qui sous-entend
pas mal
de lâcheté...
-
Tu peux m'expliquer ce que la lâcheté
vient faire là-dedans ?
-Disons
faiblesse plutôt que lâcheté. Après tout je me force quand même à être
humain
quelque part (!!! NDR) et les faiblesses m'intéressent dans ce sens-là.
Les faiblesses,
c'est savoir qu'en valeur absolue, il faudrait mieux refaire un mixage
et finalement
décider de ne pas le refaire. Quand j'ai entendu «Lumières» dans sa
continuité
et les commentaires de mes proches, j'ai eu l'impression d'avoir frappé
dans le
créneau 35/40 ans. Mais j'aurais pu écrire la chanson « Lumières » il y
a dix
ans, c'est un thème qui me poursuit depuis longtemps. Le fait est là,
je me
suis rendu compte que j'en ai fait pleurer quelques-uns et ça fait
drôle parce
que c'est la première fois que ça m'arrive...
-
Peut-être parce que c'est la première
fois que des gens osent t’avouer qu'ils ont pleuré ?
-C'est vrai.
Mais si d'autres ont pleuré avant avec d'autres titres, ce n'était pas
pour des
raisons aussi pures, aussi propres.
-
Dis-moi, la photo de la pochette, c'est
en premier communiant ou en enfant de chœur?
-C'est une
question que je me suis posée aussi’... !(rires)... Tu sais, c'est le
genre de
documents que l'on retrouve dans ses affaires mais on ne sait jamais de
quoi ça
parle ou de qui il s'agit…
-Hum...
A part ça « Finir Pêcheur», c'est
un désir?
- C'est un désir
quelque part, un des désirs...
-
Tu voyages toujours autant?
-Oui, je vais
d'ailleurs repartir...
-Qu'est-ce
qui t'attire dans un pays plutôt
que dans un autre?
-Une
façon d'aller te nourrir ailleurs?
-Non, non, non.
-Du
tourisme ?
-Pas du tourisme
non plus et pas le côté vampire, il y a bien sûr du voyeurisme mais
aussi un côté
consultation, auscultation et vérification méthodique...
-De
quoi?
-Je ne veux pas
en parler, entrer dans les détails. Je consigne beaucoup de choses par
écrit et
c'est souvent en totale contradiction avec les idées reçues mais un
jour, j'en
parlerai...
-Pourquoi
pas maintenant?
-Bon... Il y a
des choses qui passent par l'intérieur, qui sont des conceptions, des
visions,
des recherches personnelles. Et puis aussi un côté tout à fait
ethnologue, qui
me fait faire des analogies entre beaucoup de choses. Un besoin de
classification systématique. Et puis un petit lien avec le bouddhisme
quand il
est question de la connaissance des choses qui fait naître un certain
détachement et perdre la dépendance. Je suis très attiré par le voyage,
par l'image
du voyage et c'est un peu ça que je cherche à traquer, même au risque
que, corroborant
cet enseignement bouddhique, ça puisse, au bout d'un certain temps, me
détacher...
ou me donner la vision réelle du voyage. J'ai un constant besoin de
vérification
de la réalité et de l'image que nous en avons, du rêve et de l'image
que nous
en avons.”
-
Enseignement bouddhique?
-C'est une histoire ni longue ni courte, mais simplement une attitude de pénétration. Une pratique tout à fait conventionnelle qui n'a rien d’extraordinaire sinon la ténacité, la concentration et l'acharnement que l'on met à la pratique...
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Paru dans Rock’n’Folk n°213 (Nov.1984), par Karl Zéro
Chaque jour Gérard Manset quitte un peu plus le siècle. Chaque jour, Gérard Manset vient un peu plus au monde.
Un
grand appart nu et blanc. Une moquette beige qui fait des boules. Un
piano, une guitare, un Revox. Unité de décor, de temps, d'action.
Manset est résolu. Parfois, il se crispe et réfute une question. A un
moment, il se lève et va à la fenêtre. A demi-enroulé dans le rideau
transparent, il scrute la rue grise. Brève et magnifique image du
personnage... Mais déjà-vue… Je ne suis pas là pour faire de la prose,
ni pour traquer une fois de plus quelques parcelles de sa vérité, ni
pour dresser de nouvelles équations métaphysiques. Ma mission est toute
contraire : révéler le Manset quotidien, l'homme parmi les autres, la
face visible de la lune. Ce ne sera pas évident. Manset est pointilleux
quant à son image publique et il a le souci d'être parfaitement
compris. Le détail est essentiel, chaque détail est une piste.
Finalement,
il reconnaîtra autour d'un café-crème qu'il n'y avait rien à craindre
de questions qu'on aurait aussi bien pu poser à Serge Lama.
DEUX PAGES
R & F — Comment ça se passe, une journée de Manset ?
Gérard
Manset — Aujourd'hui dimanche, je me suis levé relativement tôt. J'ai
décidé d'aller prendre un crème et un croissant au drugstore des
Champs-Elysées. Pendant quinze ans, j'avais coupé les ponts avec ce
drugstore. Cet été, pendant le mixage de mon album « Lumières », j'ai
renoué avec le rite crème-croissant du drugstore. J'ai retrouvé les
mêmes croissants qu'il y a quinze ans. Hélas, ils ont dû en changer la
composition, car si l'apparence est la même, ce n'est plus le même
goût... Ce matin donc, vers huit heures trente, j'ai rôdé sur les
Champs-Elysées, je suis passé devant les cinémas, devant Air France. A
neuf heures trente je suis revenu chez moi pour faire un truc qui m'a
pris jusqu'à une heure moins le quart : j'ai sorti de vieilles feuilles
de la Sacem et j'ai fait de la compta. Après, tu es arrivé et on a
bouffé des nouilles chinoises. J'ai encore des trucs à classer parce
que je suis en instance de départ. Ce soir, je dînerai chez moi et je
me coucherai à onze heures.
R & F — Tu lis avant de dormir ?
G.M.
— Je ne lis plus depuis très longtemps. Deux pages me suffisent, je
connais le bouquin après. Récemment, j'ai lu deux pages de « Tristes
Tropiques ». J'ai plusieurs livres commencés, mais je sais que je ne
dépasserai pas les deux pages.
R
& F — Et la télé, tu la regardes ?
G.M. — Non, non. Exceptionnellement,
je regarde des grands reportages. J'en ai vu un sur la traversée de la
Nouvelle-Guinée, de la partie indonésienne à la partie australienne. Un
documentaire genre « Carnets de l'Aventure » tourné dans les Années
Cinquante. Quand je suis à Paris, je mate les programmes si je tombe
sur un « Télé 7 Jours ». Mais je ne m'intéresse qu'aux sujets de
reportages....
R & F — Alors, les infos aussi ?
G.M.
— Exact. Sur le monde, et le tiers-monde bien sûr. Ce qui m'emmerde,
c'est qu'on ne peut y récolter que des infos politiques, quand on
change de chambre ou de gouvernement dans un bled
R & F -Et « Les Enfants du Rock » ?
G.M.
— Je les ai surtout regardés la première année. Une émission ne peut
pas durer cinq ans. Ça n'a peut-être plus la beauté des premiers
numéros, du premier générique...
R & F — Tu écoutes des disques ?
G.M.
— Trois par an. J'écoute surtout mes échantillons. (Nous regardons les
huit disques rangés près de la chaîne.) Bob Seger : le meilleur... «
Escale en Guinée » : je ne l'ai pas encore écouté... Atlanta Rhythm
Section j'ai complètement craqué sur le titre « Imaginary Lover ».
C'était en 79 ou 80, sur Thaï Airways. La plupart de ces disques sont
liés à des voyages, à ce que j’écoute au casque dans l'avion... Ah, Rod
Stewart ! A dix mille mètres d'altitude, c'est un grand. C'est le
disque jaune où il a l'air d'un palmier sur fond de palmier. Une
rythmique d'enfer sur « Tonight I'm Yours ». Et ça ! Mélanie... C'était
il y a quinze ans, l'époque baba. J'aimais bien sa voix. Mais je ne
l'ai jamais écoutée. Bon. Kim Carnes, oui... « Bette Davis' Eyes »,
grand tube, ça. McCartney : « :Back To The Egg ». Jamais écouté. La
pochette est remarquable : il regarde la lune devant une cheminée 1930.
1930, fin d'une époque, fin des époques. Fin de tout. De
l'architecture, en particulier. Bon Elton John pour le très beau « If
There's A God In Heaven ». Et Bad Company.. Toujours les avions, ça. «
Crazy Circles ». Très grand titre. Très grand. (Suivent d'autres
disques de Bob Seger.) Bob Seger, c'est Mike Lester qui me l'a fait
découvrir. Seger est le sommet pour moi, à tout point de vue. C'est
vraiment l'auteur-compositeur qui frappe.
HUMBLE
R & F — Tu vas aux concerts ?
G.M.
— Le dernier, c'était Dire Straits. J'ai pas pu entrer, je suis arrivé
trop tard.. Qu'est-ce que je regrette. Mark Knopfler ! Il compose, il
chante, il joue... C'est ça qui m'arrête : si seulement j'étais un bon
guitariste, que j'étais capable de prendre ma guitare et de chanter en
même temps avec la voix qu'il faut et la gueule qu'il faut. Je serais
plus ambitieux pour ma carrière... Sinon, j'ai vu Scorpions. Pour
raison de voyages. Aux Philippines, j’entendais « When The Smoke is
Falling Down » dans tous les juke-boxes. Alors j'ai été voir le
chanteur de plus près pour lui dire « Tu sais, tes titres frappent très
fort, même au fond des plus petites ruelles. » C'est un peu cette
dimension que j'essaie de conserver dans le disque. Quand tu vois la
dimension mondiale de Scorpions, par exemple, la réussite qu'ils ont
eue, les disques vendus, la qualité des titres, tu es tout petit. Quand
bien même je vendrais autant que Higelin ou Lavilliers, je resterais
tout petit. Ça m'oblige à être humble.
R & F — Bon, le cinéma maintenant.
G.M.
— J'ai vu « Indiana Jones ». J'y ai entendu les petits Indiens crier «
Lamat ». C'est un prénom thaï. Il semble venir de l'indi, du sanscrit
ou du bengali et vouloir dire « enfant »... Je vais voir certains films
américains. Jamais les français. Un de mes acteurs préférés était Jean
Servais, mais il est mort. Il faisait des films sous les tropiques avec
des avions en carton et de fausses plantes grasses.
R & F — Ça t'amuse ?
G.M.
— Oui. Mais je m'arrête aux films français époque Gabin. Genre « La
Vérité » de Clouzot. Grande ambiance : l'intro sur Beethoven, une
chambre de bonne, un flûtiste amoureux sous les toits... A l'époque, ça
m'avait marqué. Parce que bien réaliste.
INVIVABLES
R & F — Tu es joueur ? Loto, PMU, poker ?
G.M.
— Autrefois, je jouais au poker. Plus maintenant. Le jour où tu te
rends compte qu’il y a des gens plus forts que toi, tu arrêtes de
jouer. C'est déterminant dans beaucoup de plans, parce que ça aide à
connaître ses limites. Donc, comme la partie ne m'intéresse pas, rien
ne me rattache au jeu.
R & F — Tu prends le métro ?
G.M.
— Oui. Mais quand tu travailles vraiment à Paris, tu es obligé d'avoir
une voiture, pour faire vite. Si tu es obligé de confier ton travail à
un intermédiaire, c'est trop long, tu deviens fou. Tu deviens précis,
exigeant, rapide. Quand on me dit que j'aurai un truc demain midi,
c'est demain midi. Je ferai tout Paris, mais je l'aurai à midi.
R & F — Tu aimes les animaux ?
G.M.
— On peut couper le monde en deux ceux qui aiment les chiens et ceux
qui aiment les chats. Mais il reste une troisième catégorie, la mienne,
ceux qui s'en foutent. Les seuls rapports que j'aie avec des chiens;
c'est lorsque je voyage, surtout dans le tiers-monde. Il y a des hordes
de chiens, mi-coyotes mais pas sauvages, qui dorment près des maisons,
parce qu'il fait chaud. Il suffit qu'il y en ait un qui prenne un grain
de folie pour que tous les autres se mettent à aboyer. Il m'est arrivé
de me retrouver cerné par une de ces hordes, juste parce que je n'avais
pas le même Levi’s que le mec du coin. Quand tu sais qu'un sur deux a
la rage, c'est assez angoissant.
R & F - Tu écris beaucoup de lettres ?
G.M.
— J'avais pris la décision de débrancher le téléphone, et d'écrire. Il
n’y a que l’écrit qui reste. Mais je ne l'ai pas fait. D'ici peu de
temps, je vais le faire.
R & F — Tes fans t’écrivent ?
G.M.
— Oui, beaucoup. Des choses cohérentes et sensées. Ce qui n'a plus
beaucoup cours actuellement. Ils comprennent complètement ce que je
fais. Ils me demandent de ne pas bouger d'un pouce dans ma rigueur. Ils
reconnaissent cette constante, cette régularité de ma position dans le
métier.
R & F — Ça remonte ?
G.M.
— Ça rassure. Ça fait plaisir de voir qu'on est interprété dans le bon
sens. C'est-à-dire que certains me voient comme je suis. Ne se laissent
pas piéger par les médias.. Que mon attitude ne tombe pas à l'eau. Le
côté négatif de la chose c'est que je ne réponds pas, parce que je suis
coupé de ce genre de contacts. Je n'ai pas envie d'établir de liens
avec les gens qui m'écrivent.
R & F — Et s'ils te reconnaissent dans la rue ?
G.M.
— Ça arrive. En général, un petit signe suffit pour me dire qu’ils ont
tout compris. En fait, je ne suis pas très sociable. Je ne suis pas
sociable du tout. Autrefois, quand je faisais pleinement mon métier,
j'avais des copains musiciens, chanteurs. J'ai très vite réalisé qu'il
valait mieux que je reste à distance et que je me contente de donner
des produits finis. Les rapports humains ou réguliers ne me menaient
nulle part, sinon à leur faire prendre conscience de leurs limites. Au
lieu de leur faire du bien, je leur faisais du mal en mettant en
évidence leurs erreurs, ce qui finalement n'aboutissait qu'à les rendre
un peu plus malheureux...
R & F — Et hors des rapports de travail, tu es sociable ?
G.M.
— Pas à Paris. Les amis d'amis, les soirées, les dîners m'emmerdent.
Ils parlent toujours de la même chose : politique, femmes, métier... Ça
n'est pas simplement que je ne veuille pas fréquenter de gens «
conventionnels » parce qu'en fait je ne suis pas non plus à l'aise dans
les rencontres artistiques. Je suis en quête de rencontres artistiques,
certes, mais pas pour des échanges de point de vue, d'opinions,
d'idées. Pour un silence entretenu d'estime et d'observation
réciproques. Je n'ai envie de rencontrer d'autres artistes que dans la
mesure où j'ai une certaine estime pour eux et où je peux les observer
dans certaines conditions.
R & F — Qui et quand ?
G.M.
— Beethoven, Gauguin... Ce sont des gens qui au jour le jour avaient
des comportements marginaux. Invivables et tragiques dans le quotidien.
C'est cela que je voudrais observer. Mais c'est rare...
R & F — Question finale et rituelle : aimerais-tu échanger ta place contre la mienne ?
G.M.
— Quand je fais un deal, j'aime bien connaître tous les aspects du
deal. Moi, j'ai trente-neuf ans. Je te vois à trente-neuf et je choisis.
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IL VOYAGE EN SOLITAIRE
Paru dans Rock This Town n°25 (Avril 1985) par Bernard Baillieux
C'est
un Manset sans voix et sans tête qui parle. Par peur de tomber trop
vite sous les sens, il ne s'adresse qu’à la mémoire : ni photos, ni
micros. A l'entrée, c'est pas la fouille, mais les iconolâtres
comprennent et se tirent. Toujours ce culte de la non-présence, juste
balisée de traces qui se dérobent. Tout au plus quelques disques, et
encore : Manset s'arrange pour enregistrer « Caesar » (premier rock en
latin) sur un 45 tours et sur une seule face. Puis il l'empêche de
passer sur les ondes. Résultat treize ans plus tard, « Caesar » vaut
vingt LP en bourse !
Rock This Town : Le communiant sur la pochette de « Lumières » c'est toi ?
Gérard Manset : « Je ne le dis pas. J'ai décidé de ne pas le dire. C'est qui tu veux ».
—«
Lumières » ressemble à tes précédents albums, du moins musicalement. Le
non-renouvellement, ça signifie la mort, au moins au sens littéraire,
alors comment t'en sors-tu ?
—
«Ça ne me gêne pas de faire le même album depuis cinq albums. Quand on
a trouvé son véhicule, on est sur des rails et on rejoue le même rôle.
Certains en meurent, c'est vrai. Après trois apparitions de Giscard, on
voit qu'il est tout, qu'il est magistral, on le cerne, Et à sa
quatrième sortie, il apparaît effectivement comme on l'attendait :
magistral. C'est pour ça qu'il perd. Le public réclame des gens
fragiles et versatiles, Les artistes réagissent selon leur type de
lucidité : lucidité garde-fou pour Picasso qui peignait encore dix
toiles par jour à la fin de sa vie, Elles se ressemblaient et il ne se
tourmentait pas, il fonçait. Ou alors lucidité fatale chez Gary qui se
rend compte qu'il écrit toujours la même histoire dont seul le décor
change. Rimbaud se tire aussi du jour où il a maîtrisé son art, pour ne
pas devenir un faiseur. Mais ils peuvent se dire aussi qu'il y a un
public qu'ils n'ont pas le droit de lâcher. »
Après le discours mythologique d'« Orion », l'esthétique surréaliste de « 2870 » (« Ce navire ancré dans le ciel, qui vit dans l'ombre du soleil »), l'exotisme du «Marin'Bar » («Elle est là tous les soirs, ses dollars américains dans son maillot d'bain »), Gérard Manset aligne des vers parallèles au bâton de pèlerin. Revenu de ce pays-là, où l'on dit que les gens sont beaux, Manset se résigne, se rase, lui qui envie les hommes sans lumière et sans gaz, sans barbe qu'on rase.
Mais comme il faut quand même qu'on vive
Ce soir avec le même convive
C'est pas la fêle qu'on croyait
Où sont les lumières qui brillaient
Ya plus qu'à tirer la nappe à soi
Continuer chacun pour soi
Divin bijou
— Finir
pécheur a l'autre bout du monde, comme tu le dis dans le première
chanson, c'est un but que tu te fixes ? Ne crois-tu pas que même
là-bas, tu préférerais finir gardien de phare ?
—
« Il m'est difficile de rompre avec mes attaches. Mais j'ai essayé de
vivre cela. Je me suis volontairement mutilé: Je me suis mis dans la
situation clinique d'apprendre à me taire, à ne plus savoir compter. Et
ça fait mal de s'interdire de compter, la connaissance fait mal. Pour
écrire cette chanson, je me mets dans la situation d'expérience, il n'y
a pas fabrication mais bien modelage de situations, et ensuite tombe le
bijou divin. Finir pêcheur, c'est en quelque sorte une chanson de
lutte. Le pêcheur, c'est le talent débarrassé de toutes les combines
culturelles et sociales. Mais restons perméables je m'arrêterais à
Pasteur, à la découverte du microbe, avant la seconde guerre mondiale,
avant cette boulimie quasi sexuelle de la recherche, une recherche
déplacée où les cerveaux et l'énergie sont utilisés en sens contraire
de l'humanisme. Le pêcheur c'est le refus de cette course. Il est dans
la position d'avant la retombée de la bombe. Tu vois, (Manset occulte
partiellement son visage), il faut faire le mur, se protéger, ne plus
savoir compter. Le pécheur, c'est la fin du monde avant la fin du
monde, Le monde continue mais pas le pêcheur ».
Plus triste que moi, t'es Brel .....
—
Tes personnages toujours déchus (« enfants tristes sans défense
»), tes paysages arides et tes solutions (« La vie n'est pas la
vie, ramenez le drap sur vos yeux »), c'est du masochisme !
—
« C'est moi ou c'est Carlos, Brel est encore moins drôle que moi.
Je refuse la fausse technologie, l'amour n'est pas l'amour, la
connaissance, la sécurité ne sont pas ce que devraient être la
connaissance, la sécurité. L'ennui, le pessimisme, je les ressens
seulement en Europe, en Occident, Aux Philippines, les gens rient. Bien
sûr tous nos politiciens parlent de pays sous-développés. Mais tous les
chiffres sont faux. Une ville du tiers-monde, c'est un Bidonville avec
un grand creux au milieu en guise d'artère principale, puis on prend à
droite pour pénétrer dans une autre rue avec les mêmes baraques en tôle
puis au bout d'un passage plus étroit, derrière une porte il y a le
Tiers-Monde : une femme qui rit, un gosse qui pleure. Un peu moins de
nourriture qu'ailleurs mais une famille heureuse. D'accord, lorsqu'il y
a une jambe salement fracturée, l'Occident peut quelque chose, mais ne
parlons pas de statistiques de logement, foutons-leur la paix et le
bonheur, brossons devant notre porte. Je dis que quelle que soit
l'intégrité, l'expérience et le niveau intellectuel d'un politicien, il
se trompe. Qu'il balaye devant sa porte »
—« Finir pécheur » et « Un jour être pauvre», c'est plus ou moins la même chanson ?
—«
Non, je donne plutôt un conseil dans « Un jour être pauvre ». C'est un
remède individuel, pas de manifeste. Parfois je fusionne les deux
textes. Si j'ai décidé de séparer les deux chansons, c'est grâce à ce
mec au-dessus de moi qui parfois me dit le contraire de l'évidence. A
ce moment, baigné par cette lumière de l'honnêteté, de manière
instinctive, j'agis contre ma volonté, car je sais que l'instant ou le
jour suivant, mon refus, mon acte deviendra intelligible. Je vais
prendre l'air quelques minutes. Fais-moi signe quand tu passes à
Paris... »
***********************************************************************************************************
«
Lumières » le onzième album de Manset vient de sortir après deux ans de
silence. La plupart du temps. Manset refuse les interviews : il tisse
autour de lui une étoile de mystère et de nuit, fuit vers les Tropiques
entre deux brefs séjours à Paris. Onze albums et vous ne le connaissez
toujours pas ? Pour des milliers de fervents. Manset est l’un des seuls
créateurs du rock français. Depuis quinze ans, je rêvais - et redoutais
à la fois -de le rencontrer. J'en suis resté coi : l’homme est vraiment
un drôle d’animal.
PAR JEAN-LUC PORQUET (Actuel ; octobre 1984)
Nous
sommes peut-être un peu idiots, nous, les quarante mille fidèles du
culte Manset. Nous collectons avidement la moindre de ses interviews -
elles sont rares -, nous nous jetons sur le plus bref de ses passages
télés - ils sont exceptionnels -, nous remettons sur la platine,
compulsif; ses albums - un tous les deux ans environ -, nous rêvons
parfois, pauvres fous, qu'il se produira un jour sur scène - il ne l'a
jamais fait.
Faut-il rencontrer un créateur dont l'univers vous
est intime, essentiel depuis quinze ans ? Y a-t-il de gros risques ? La
magie peut-elle soudain déserter, vous rire au nez, claquer la porte?
Dieu existe-t-il ? Le veau à cinq pattes du rock français n'est-il
qu'un faiseur ?
Un grand appartement aux murs blancs presque vide,
dans Paris. Sur le bureau, papiers, classeurs photos noirs, téléphone,
méticuleusement rangé. Détails : sur quelques feuilles, griffonnés à
l'encre noire, des labyrinthes aux formes géométriques. La moquette
beige usée, parsemée de peluches dans le triangle formé par le bureau,
le lit (dessus, une guitare sèche) et le piano.
« Dans un
monde de singes, j’envoie mon os. Tu sais, comme au début de 2001,
l’odyssée de l’espace le public retourne ce machin dans ses mains, il
regarde, il ne sait pas ce que c’est. L’album « Royaume de Siam »
c'était ça : dans un monde d’os plus ou moins rutilants, astiqués,
brillants, présentables, le mien était tout à fait brut, anonyme, mais
je savais qu'il allait gagner lentement, de personne à personne.
L’unité de temps n'était pas la même. Il y aurait des retombées sur
plusieurs années. Chaque fois que j'ai sorti un trente, c'était dans
une optique très précise, en espérant qu'il mène le chemin que je
voulais qu'il mène. Car j'en suis quand même au onzième : normalement,
au bout du deuxième tu as tout dit, tout fait. Moi, à chaque fois, j’ai
voulu conserver l'acquis et apporter autre chose, une couleur
différente, ouvrir une nouvelle porte dans l'imaginaire. Ma démarche,
depuis le premier jour, fonctionne très lentement, mais elle fonctionne
: chaque trente a vendu plus que le précédent, aucun n'a été retiré du
catalogue, tous continuent à se vendre. ».
Je comprends pourquoi
Manset donne peu d’interviews. Pour s’expliquer, il faut remonter aux
sources, faire progresser son discours par circonvolutions, échappées
obliques, coups de vrille.
Je pensais tomber sur une pensée
intuitive, nocturne, un peu folâtre : je découvre un univers
maniaquement architecturé, rigoureux. Impressionnant.
En mai
1968, une chanson bizarre passait à La radio « Animal on est mal ».
J’avais été intrigué : ça ne ressemblait à rien de connu. Paroles
déroutantes, orchestrations trafiquées, voix et phrasé insidieusement
séduisants. Deux ans plus tard, le choc, « La Mort d'Orion », un
album-aérolithe, une sorte d’opéra cosmique somptueusement inspiré,
funèbre, noyé de mysticisme. Palette noire, sans photos. Absent des
médias, homme de l'ombre et du secret : La légende Manset naissait, son
seul nom devenait signe de reconnaissance.
Les albums se sont
égrenés : parmi eux, Y’a une route, avec la chanson « Il voyage en
solitaire », qui fut un tube en 1975. Royaume de Siam, le Train du
soir, comme un guerrier, à chaque fois l’enchantement, la
fascination... Pourquoi ? Difficile à dire en deux mots. C'est comme si
vous tombiez par hasard sur un enfant en train de chantonner tout haut
dans un coin de sa chambre. Il ne vous a pas vu, il délire pour lui
tout seul, rêve de trains qui roulent dans le noir. De routes remplies
d'oiseaux aux yeux malades. De femmes qui ont peur de la lumière. De
jardins déserts, d’escaliers vides, de maisons abandonnées. Vous êtes
là, stupéfait, vous écoutez ces mots secrets, ces paroles qui ne
veulent rien dire. Manset ne raconte rien, n'a pas de message. Ses
textes sont inépuisables, neufs à chaque nouvelle écoute. Je n'en
connais pat de plus transparents.
Gérard Manset porte un pull noir
à col roulé, un jean et des baskets Assez grand, glabre, très brun, il
s'assied sur la moquette, le dos au mur. Il parle vite et sec en
agitant les mains, en ouvrant les doigts devant lui, sans sourire,
concentré. Deux phrases, et il vous a embarqué. Six heures d'interview.
«
Ma seule ambition dans le disque, c’est de réussir à toucher ceux qui
ne m’écoutent pas parce qu'ils ne me connaissent pas. Il ne doit pas y
en avoir plus de cent cinquante mille. Mon créneau, ce n’est pas Jean
Ferrat ni Serge Lama. Ça ne m'intéresse pas de vendre cinq cent mille,
il y en aurait trois cent cinquante mille qui ne seraient pas mes
clients, qui ne m'écouteraient pas vraiment.
- Qui sont tes clients ?
-
Je les connais. J’en ai croisé souvent : ils traversent la rue pour me
dire bonjour. Je trouve qu'ils sont beaux, bien droits, bien plantés
sur leurs deux jambes, le regard franc, bien dans les yeux. Ils ont cet
air martial qu'on retrouve dans le rock chez les stars du rock.
Selon
Manset, Lumières - prêt depuis deux ans - est un album charnière, le
troisième après « La Mort d'Orion» et Royaume de Siam. Une épure : de
longues plages tremblées, des ambiances d'une tristesse sans remède («
Nous avons des vies monotones rien dans le cœur rien dans la main,
comme on n'attend rien de personne, on n'a plus de réponse à rien »),
un son ascétique, sans masque. Sur la pochette de Lumières, un enfant.
Dans la chanson-titre- onze minutes! -, les chœurs de Saint-Eustache.
«
L’âge de l'enfant c’est l’âge de l’ange : on est pur, insouillé,
insouillable et insouillant (rires). A la maternelle et à la communale,
il n'y a aucun risque : tu as encore ce rapport privilégié avec
l'instituteur qui a sous sa coupe une classe et il est seul maître à
bord. C’est un monde totalement coupé de la réalité, c'est le paradis.
Après l’entrée en sixième, les choses deviennent terrifiantes : les
premières années de lycée sont infiniment plus cruelles, dures,
tenaces, complètes, fortes à tous les niveaux de sensation que la vie
active. »
Sa voix blessée, son regard, ses chansons qui évoquent
des mondes perdus, des chutes, des « bouts du couloir » : Manset est un
malade de l’enfance. Pas par nostalgie romantique et mouillée. Au
contraire : une expérience très précise.
« Il y a quelques
années, j’ai retrouvé certaines sensations enfouies depuis longtemps,
j’ai revu le jaune, le vert, le bleu comme je les avais découverts à
l’âge de cinq ans, avec leur fraîcheur, leur brutalité. Et après, je
n’ai plus fait que traquer ce genre de réminiscences. Dans les couleurs
mais aussi dans d’autres domaines, le jeu, les rapports affectifs,
sociaux... Quand tu es à la maternelle, le monde extérieur t'apparaît
comme tellement vaste, tellement lointain... Tu ne te préoccupes pas de
politique, ni de social, tu ne lis pas les journaux. »
C’est cette
innocence, cette indifférence superbe par rapport au monde civilisé,
celui « des grands, des adultes, du merdier, du bordel de culpabilité
du masochisme quotidien », Manset l'a retrouvée lors de ses voyages.
Presque par hasard « Je n'aurais jamais imaginé trouver ce bleu, ce
vert, ce jaune.
J'avais commencé à voyager pour changer l'axe
de la vitesse. » Vitesse due simplement à l’âge : « Entre douze et
trente ans, j’étais speed, donc coupé de la réalité. C’est normal :
c'est le printemps, la sève, tu calcules, tu entreprends, tu combats. »
Problèmes artistiques, blé, réussite sociale, compétition. Besoin de
tenter autre chose, de ralentir. Et aussi d’échapper à la vitesse du
monde alentour. Manset se lève, enfouit ses mains sous son pull noir,
dehors il pleut. Dans cette pièce vide et monacale, le temps semble
s’être figé. Manset parle et parle encore, essaie de serrer au plus
près sa vérité, de trouver l’exemple qui ouvrira la porte. Ah, il a
trouvé !
« Récemment, il y a eu une vente des dessins de Sérusier à
Drouot. Cinq cents d'un seul coup : tu vois le travail au jour le jour.
J'ai eu la preuve éclatante, là, la révélation de ce que plus personne
n'était capable de faire ça aujourd’hui... Ce n’est pas une question de
dextérité - il y a des mecs infiniment plus habiles que lui - c'est une
question de concentration et de vision, une qualité de temps. Il menait
un travail authentique, une réelle recherche personnelle. Passer trois
ans à prendre des croquis dans la nature, la mousse, les rochers, les
vaches, avec cet abord des choses, ça veut dire vraiment être en dehors
du monde! »
La peinture et Manset : une blessure. Peintre avant
tout, peintre de formation, - il a fait les arts décos -. Après l’album
2870, l'impression d’avoir atteint son but dans le disque. Plus envie
de se battre, de refuser sept ou huit télés « et de s’apercevoir que ce
n’est pas pour autant qu’on m’en proposera une huitième. La porte se
ferme et tu es le seul à savoir que tu as choisi qu'elle se ferme. » Il
arrête tout, écrit, peint-. Mais s'en rend vite compte : « la règles du
jeu ont changé, le marché de la peinture en France, c’est sans issue.
Tu ne rencontres plus que des auteurs de BD, des publicistes, des
affichistes, mais pas des peintres. Dans 999 galeries sur mille, on
expose n'importe quoi ! La peinture, ce monde cohérent de sensibilité
artistique, cet environnement d’esthètes, de mécènes, de gens cultivés,
raffinés, qui existait depuis des millénaires, s’écroule. Et je nais à
cette époque-là, quelle chance ! » Il rit.
La peinture est
universelle. Le disque - la chanson de langue française- ne dépasse pas
la Belgique et la Suisse. « Au mieux je pourrais être le quart d’un
Serge Lama, le cinquième d’un Claude François, constatation redoutable
! ». Déception. « Peut-être pas au bord du suicide : je suis
bouddhiste, donc je ne suis pas du tout attaché à l'individualité
artistique, à l'ego dans l’œuvre. »
Alors Manset commence à voyager. A fuir?
-«
Non : je prends le voyage comme une construction. Un petit sac, comme
au dojo - j'ai commencé le karaté à cette époque-là, c'est lié-, juste
de quoi mettre ses vêtements dedans, le Levi’s, les baskets, le boitier
photo, le carnet, le stylo bille, le billet d’avion, le passeport,
quelques traveller’s chèques point final. Et là tu vas courir après la
réalité. Et tu la trouves. Tu la trouves ! Une gentillesse universelle
à laquelle on n'a pas été habitué, des gens encore vierges dans leur
tête…
- Tu vas partout indifféremment ?
-
J'ai choisi de faire une croix. Je coche. Je n'ai aucun but
particulier, je ne vais pas voir les tours Eiffel locales. Je me sens
évidemment attiré vers certaines régions : tout ce qui est un peu
bronzé, qui se promène tout nu, et où il fait chaud, moite, où il pleut
365 jours par an. C’est logique d’ailleurs qu'on y trouve un certain
fatalisme. Et j’aime bien ça. Les boites de conserve qui flottent…
- Alors là-bas tu as vraiment rencontré des gens heureux ?
-
Bien sûr. Mais eux aussi sont gagnés par les médias. C'est pour ça que
je vais de plus en plus vite. Le diable pour moi aujourd’hui ce sont
les médias : ils font germer dans la tête des gens des envies qui les
rendent malheureux : car la distance entre ces mondes dont on leur
parle et eux est infranchissable. »
Manset est patient, buté. De
la même manière qu'il a appris à écrire des partitions, à faire des
arrangements, à devenir un magicien de studio afin de maîtriser ses
albums de A à Z - y compris la pochette -, il apprend le thaï, puis
l'indonésien.
Pour une raison bien précise : « Là-bas, quand tu
parles en anglais, tu rencontres les mêmes gens qu'ici, futurs cadres
de leur pays, avec la même pensée, les mêmes tics, les mêmes réflexes.
Il faut donc absolument tomber, sur des gens qui n’ont pas accès à cet
état de civilisation.
- Qu'est-ce que tu ramènes de tes voyages ?
- Je garde des traces. Des milliers de photos. Des notes.
- Tu relis tes notes, tu es surpris ?
-
Oui c'est ça l'exotisme : quelque chose de tout à fait banal sur place,
une fois revenu ici, je le vois sous un jour vraiment différent,
j’arrive petit à petit à cerner où est l’illusion, le sortilège, le
mystère.
- Tu comptes les publier un jour ?
-
Ça, j’en sais rien, c’est un autre problème. Pour l’instant, c'est
plutôt un service: car si je ne fais pas ça – déjà peu l'ont fait avant
-, qui le fera ? J'ai l'impression d'être une espèce en voie de
disparition. Il y a très peu de journaux de bord d'artistes. Je trouve
beaucoup de carnets mondains, d’autobiographies, mais il y a peu de «
journal du malade » ! Seuls ces journaux sont intéressants. Peut-être
pas pour le grand public, hein, attention ! Ça concerne un nombre tout
à fait restreint d'individus. Mais ceux-là n'ont rien à se mettre sous
la dent. En l’occurrence, j’ai cherché, j’ai cru trouver des pages dans
certains romans, et très vite, je me suis rendu compte que non : c’est
encore à côté de la réalité, il y a encore des distances, des
paravents, les mecs se fuient eux-mêmes. Aucune honnêteté, aucune
sincérité, aucune mise à nu. C'est uniquement dans la correspondance de
certains artistes que tu trouves la vérité à l'état pur. Et ça fait
très mal. C’est à ne pas mettre entre toutes les mains. Et c'est pour
ça que ça n'a pas de destinée populaire, ça n'intéresse personne, ça ne
concerne personne. Mais ça fait partie de la panoplie. »
- La panoplie. Ça fait plusieurs fois que ce terme revient dans sa bouche. Ça veut dire quoi ?
-«
Pendant des années, je me suis dit, je suis un faiseur, arrêtez de
téléphoner, j'ai bien bricolé le dernier album, ça va, ça me tue. Et
puis, c'est impossible de vivre dans cet état d'esprit : trop de
contradictions permanentes, dans la vie de tous les jours, avec les
autres. Donc, je suis bien obligé de me dire : je suis un artiste. Je
vis pas comme les autres, je ne bouffe, ne bois pas comme les autres.
Alors à partir de ce moment-là, que ce soit pour un nombre restreint
d’individus -initiés, confrères, amateurs, quels que soient les termes-
tu es le bon Dieu, tu es l'idole de toute manière et dans tous les sens
du terme ! »
Manset a besoin de maîtres. « Ma vie est régie par
quatre pages de Gauguin, un concerto de Beethoven... Ce sont des choses
sacrées pour moi ».
Quatre pages de Gauguin ? Ça peut paraitre banal. Mais il me les a montrées, elles sont limpides, évidentes.
«
Je connaissais Gauguin avant, mais il a fallu que je lise ces pages
pour comprendre la distance qu'Il a parcouru, son aboutissement. C'est
infernal de penser qu'il l'a eue sa putain de peinture, après l'avoir
traquée toute sa vie! »
Alors tout devient simple : «Étant
artiste, étant le bon Dieu, tu dois certaines choses dans ton attitude.
Tu dois expliciter beaucoup de choses qui sont incompréhensibles, par
honnêteté vis-à-vis de ceux qui s'intéressent à ce que je fais — qui
sont les seuls liens que j'ai avec le monde. Ça fait quinze ans que je
le fait en toute rigueur, j’ai toujours essayé de traquer la vérité de
l'individu, c'est la seule raison pour laquelle je n'ai personne pour
m’écrire les paroles, faire les orchestrations. C'est uniquement en ce
sens que ça peut avoir un certain prix : l’intérêt ne réside pas du
tout dans la marginalité de la démarche. »
Non : rien à voir
avec les chanteurs restés confidentiels parce qu'ils « refusent le
système ». S'il vend peu, s'il reste dans l'ombre, hors show biz,
solitaire, c'est uniquement parce qu'il est plus rigoureux, plus
impitoyable avec lui-même que la plupart des gens du métier.
« Il
y a un moment où il faut entrer dans la, comment dire, dans la
confession. Et combien de mecs se sont confessés publiquement ? Pas
beaucoup. J'essaye de traquer cette vérité pour être en accord avec
moi-même. De là à la divulguer, c'est autre chose. Bien sûr, c’est du
nombrilisme. J'ai été acculé au nombrilisme. »
******************************************************************************************************
Gérard Manset : un chercheur de sons lumineuxIl est auteur, compositeur, interprète, arrangeur, producteur... Il est dans le métier depuis 1968... Pourtant, il est presque inconnu du grand public. Mais il vient de sortir un nouveau disque.Belle occasion de rencontrer Gérard Manset.
PAR JEAN-MICHEL REUSSER
Si
vous lui demandez de se définir. Il vous répond avec candeur qu'il
n'est « qu'un petit couturier français dans sa petite échoppe ». Si
vous lui demandez des photos pour illustrer l'article que vous lui
consacrez (sachant qu'il a fait le tour des agences et vidé les tiroirs
de sa maison de disques pour récupérer tout ce qui le concerne), vous
aurez toutes les peines du monde à en obtenir une qui ne soit ni trop
troue ni trop sombre ou... simplement prise de dos au crépuscule dans
une jungle équatoriale où il disparaît très souvent. Sachez aussi qu'il
ne se livre que rarement au jeu de l'interview et - cas exceptionnel
dans le petit monde de la manipulation qu'est devenu le show-business -
qu'il contrôle avec respect sa carrière depuis qu'il fait des disques.
Il n'a d'ailleurs rien à voir avec les faux et vrais semblants de ce
métier. Auteur, compositeur, interprète, arrangeur, producteur, il
conçoit également ses pochettes. Il affirme que ce n'est pas par goût
mais juste une façon d'éviter « le laisser-aller général » et « le
manque de conscience professionnelle » auxquels il s'est si souvent
confronté en seize ans. Pour arranger les choses, ses apparitions
télévisées se comptent sur les doigts des deux mains (« Je rêve d'une
émission intelligente, c'est-à-dire qui soit honnête vis-à-vis du
musicien et de la musique »), et il n'est jamais monté sur une scène
pour promotionner un nouvel album. Pourtant il dure! Son premier coup
d'éclat date de 1968. Avec « Animal On Est mal », c'est un pavé qu'il
lance dans la mare de la variété en prouvant qu'une expression
originale française qui n'ait rien à envier aux anglo-saxons est
possible. A l'époque, il chante aussi « Je suis Dieu et je joue avec
des bouchons de liège » et, déjà, impose ce qui deviendra « le style
Manset »
Différence plutôt que provocation. Deux ans plus tard, la
sortie de « La mort d'Orion » fait l'effet d'une bombe le disque est
qualifié « d'événement, de chef-d’œuvre, de chant désespéré de
métaphysique interplanétaire (si si…) », plébiscité par une critique
unanime saluant la naissance d'un génie.
Quatorze années plus tard,
force est de reconnaitre que « La mort d'Orion » est toujours au
catalogue et continue de se vendre comme tous les autres albums de
Gérard Manset qui nous surprend encore aujourd'hui avec un onzième
disque remarquable sobrement intitulé Lumières ... En six chansons
seulement (deux d'entre elles frôlant respectivement les douze et huit
minutes), six joyaux ciselés du moindre mot à la moindre note, six
perles qui montrent que l'artiste est capable de se renouveler. Et,
posées en début de chaque face, comme une provocation à la
toute-puissance radiophonique qui ignore le « format » supérieur à
trois minutes, les deux plus longues qui déroulent leurs harmonies
majestueuses et obligent une écoute attentive. Provocation ? Pas
exactement comme il s'en explique lui-même : « J’ai, pour cette fois,
voulu réaliser un disque différent, sans me baser sur des critères
radio média mais sur des critères discographiques en pensant que la
personne qui rentre chez elle après avoir acheté un disque a peut-être
envie d'entendre autre chose qu'une chanson de trois minutes conçue
pour être diffusée entre trois spots publicitaires.
C'est une
autre démarche que j’ai suivie. Parce qu'il me semble que nous avons
atteint un stade où il est impossible de contenter à la fois l'acheteur
et l'auditeur. Soit vous faites des chansons courtes destinées aux
radios, soit vous faites un disque et vous avez de grandes chances de
ne jamais passer à la radio. Je constate qu'entre les deux, l'écart se
creuse, ce n'est plus du tout le même support et ce distinguo n’est
fait par aucune maison de disques, aucun média. Ça devient grave. »
Et
d’une certaine manière, ça freine l’accès à un public plus large, il en
sait quelque chose (mais ne s’en plaint pas) lui que la presse qualifie
régulièrement de « Monsieur 50 000 albums ». « C'est toujours mieux que
Monsieur 20 000 ! » dit-il en souriant et évoquant la situation dans
les médias…
En état d'urgence
« A vrai dire, je n’ai pas
de critique violente à formuler parce que je me sens de plus en plus
hors de ce circuit. Les médias ont certainement une grande part de
responsabilité dans tout ça mais je crois que ça existe dans tous les
autres domaines, je veux parler du nivellement par le bas qui conduit à
une banalité généralisée et systématisée dans tous les créneaux
artistiques. Et je m'étonne que pour répondre aux cris poussés pour la
défense de la langue et la culture française, on s'obstine à miser sur
les mauvais chevaux ! Je parle des gens qui font ce que nous appelions
de la « soupe » qui écrivent des choses dénuées de toute brillance de
la langue, de toute invention, de toute personnalité, de toute poésie
et beauté. A cela s’ajoute une redoutable stratégie dite « du coup »
consistant à copier ce qui marche pour essayer de gagner gros, sans
aucun esprit de continuité... Si nous parlons de l'invasion
anglo-saxonne il ne faut surtout pas oublier que derrière tous les
titres qui occupent les cinquante premières places de tous les «
Cash-Box » du monde, il y a des mélodies, des textes, des individus de
talent qui imposent une image. Encore faudrait-il que nous ayons - nous
aussi - des produits qui fassent planer les gens, qui leur donnent
envie d'acheter. Heureusement, nous avons quand même quelques
pointures, je pense à Higelin ou Lavilliers même si ce ne sont pas mes
goûts personnels.
Tel est Manset le producteur qui se double fort
heureusement d'un artiste unique en son genre et dont chaque chanson
est synonyme de l'état d'urgence dans lequel vivent les grands
créateurs. Admiré autant que détesté. Il n'en possède pas moins le plus
grand des talents, celui qui consiste en une forme absolue d'Intégrité
permettant de rester soi-même en toute circonstance Pour preuve? Le
splendide coffret de trois disques où il réunit ce qu'il pense être les
meilleures chansons extraites de ses dix premiers albums. Vingt et un
titres en tout dont l'écoute ne laisse plus aucun doute : l'œuvre de
Manset existe hors du temps et possède une constance qu'aucun détail ne
vient prendre en défaut : Une raison de plus d'entendre cet infatigable
chercheur de « lumières » ...
J.-M. R. -
LE FIGARO (02/01/1985)