Gérard Manset

  portrait d'un homme sans visage 

  échanges avec les journalistes.....

L’ANNÉE LUMIÈRES

Pour le fan, 1984 restera synonyme d'un nouveau brillant album ; pour le journaliste d’une rare occasion de confidences ; pour Gérard Manset, d’une autre étape dans l’éternel voyage. Par Jean-Michel REUSSER (Best-1984)

 
Bon, on va quand même pas s’faire le plan Manset mythique objet de culte mystique maudit des foules et artiste magique qui s‘cache derrière ses disques sans faire jamais aucun effort de promotion. Le genre ermite public Numéro 1 qui court anonymement le monde en long et large, entre parfois dans un studio d'enregistrement comme on entre en loge et passe le reste de son temps à triturer les mots et traquer au piano des mélodies parfaites.

 De Manset 1968 («Animal») à Manset 1984 (« Lumières »), ça fait seize ans, ça fait un bail ! Renouvelé à chaque album - onze en tout- par une critique plus qu'élogieuse et une audience progressivement apprivoisée par le talent et la rigueur morale de ce Monsieur. L'éthique en quelque sorte, de celle qui évite le faux pas de façon quasi-instinctive, de celle qui préserve l'intégrité comme seule forme de vice. Onze albums donc et quelques très rares singles.

A une ou deux près, le compte est bon, ça fait 80 chansons. Sur la plupart desquelles le temps n'a aucune prise, comme si elles existaient a côté de lui. Manset, c'est vrai, parle peu. Ou plutôt jusque-là a peu parlé. Mais s'y met (on dirait). Même si c'est l'un des seuls aspects de sa vie professionnelle qu'il ne contrôle pas jusqu'au bout (la pensée est si facilement déformée !).

 A défaut de pratiquer l'auto-interview(!) et soucieux du moindre détail pour être bien compris, il finit par en dire beaucoup. Sans jouer au poète martyr ni au génie incompris. Schizo un peu coupé en deux / trois entre le musicien sensible, le producteur lucide et le grand voyageur, visiteur curieux de très nombreux pays, à la recherche d'autres miroirs de lui-même. Manset c'est vrai ne laisse traîner aucune photo, échappe aux agences et vide les archives de sa maison de disques. Victime consentante ( ?) d'une forme de narcissisme inversé qui le fait s'aimer flou, de dos, en tout petit ou invisible sur ses pochettes. Sauf quelques exceptions. Et qui propose pour ce papier ses propres clichés d'explorateur genre assis-presque de dos-sur-une pirogue-thaïlandaise (« Mais regarde comme la végétation de l'arrière-plan est belle!» sic), des silhouettes sur ou sous-exposées, des visages dissimulés ou hiératiques («  Pas celle-ci, je souris un peu trop!» re-sic). Plus d'une heure pour nous mettre d'accord : j'en prends neuf il en retire quatre; il en reste cinq, nous choisirons.

Manset encore qui se dit « petit couturier français dans sa petite échoppe», admire (en même temps qu'il jalouse?) des gens comme Dire Straits ou Bob Seger. Mais qui réalise ses disques en un temps record pour l'époque et s'est créé une identité sonore reconnaissable a la première mesure, sans équivalent anglo-saxon ou nippon ou même french. Qui a le don d’énerver les uns à la mesure de l'enthousiasme des autres, n'a jamais mis et ne mettra probablement jamais les pieds sur une scène pour chanter ses chansons. Et qui, finalement, cause. Parfois récalcitrant, parfois hésitant parfois souriant, Comme tout le monde. Comme tous les allumés qui se demandent obstinément « où sont passées les lumières ».
Ni chercheur de poux dans la tête ni non plus enfant de chœur. Entre les deux, sur cette chère Voie du Milieu...

JMR:-« Tu n'en as pas un peu marre d’être « Monsieur 500 000 albums » ?

Gérard Manset : - Je préfère encore ça à « Monsieur 30 000 ou 20 000 albums ». C'est un peu difficile d'avoir une opinion parce que théoriquement ( ? NDR), mon chiffre, c'est le créneau des 100 a 150 000. C'est en tous cas ce que j'ai toujours défendu comme position mais à partir de 50 000, je trouve ça raisonnable.

-Ta légendaire discrétion - ou bien est-ce de la méfiance ? -vis-à-vis des médias, c'est volontaire ?

-C’est à la fois volontaire et involontaire. C'est une position très ferme. Je préférerais bien sûr que l'on m'entende dix fois par jour à la radio, mais ce n'est pas pour ça que je donnerais plus de photos à la presse ou que je ferais plus de télévision. J'aimerais y faire une émission de temps en temps, sous forme de magazine, de portrait ou débat quelconque avec d'autres musiciens ou des écrivains. Mais pas avec des clowns en costard! Chaque fois que des auteurs-compositeurs ont essayé de casser cette image de la vedette, des gens comme Capdevielle, Higelin, Lavilliers, les médias se sont immédiatement employés à les faire rentrer dans le rang. Et tout le monde de se serrer la main en souriant à la fin de chaque émission. Comme avant. Aujourd'hui, il n'y a pas de différence entre l'image de Lama ou celle d’Higelin, telles qu'elles sont projetées par les médias Depuis quinze ans, j'ai toujours refusé de partager ce bouillon, je trouve ça déplacé, presque vulgaire. Mais j'aimerais bien faire de temps en temps une émission de télévision intelligente...

- C’est-à-dire ?

-Honnête et propre par rapport à l'individu et à la musique.

- Tu contrôles pratiquement tout ce que tu fais : musique, production, pochette, carrière... Est-ce que c'était une exigence dès tes débuts ?

-Disons qu'il y a certaines exigences que j'ai eues à l'intérieur de ça et qu'il y en a que j'aurais pu ne pas avoir. J'ai toujours voulu choisir mes titres, les enregistrer quand je voulais, avec les musiciens qui me semblaient les meilleurs Mais faire mes orchestrations n'était pas une exigence de départ Je m’y suis mis pour aller plus vite et aussi parce que ça m'amusait. C'est pareil pour les pochettes: même si je me sens parfaitement à l'aise dans les questions de montage, de photos ou graphisme, j'aurais préféré laisser ça à d'autres. Mais la seule fois où j'ai vraiment eu affaire à des professionnels qui assuraient sur tous les plans c'est pour la pochette de « 2870 » qui a été conçue par Hypgnosis.

-Est-ce que ça sous-entend qu'il n'y a pas de professionnels en France?

- Il y a des gens capables, des gens qui ont des idées, mais j'ai toujours l’impression qu'il n'y a pas de conscience professionnelle. Plutôt une sorte de laisser-aller général.

-En studio, tu travailles comment ?

-Depuis plusieurs albums dans des conditions incroyables de fatigue... (long silence)... Oui, de fatigue.

-Tu veux dire beaucoup sur une longue période ?

- Non, non. Je ne parle pas de fatigue physique, à la limite je pourrais y passer beaucoup plus de temps. Ce sont plus des remises en question nerveuses systématiques...

-??

-Pour des raisons de planning personnel ou de chronologie dans ma vie, le jour où la fièvre me prend de mettre des titres sur bande pour faire un album, c'est presque du jour au lendemain... C’est-à-dire que pendant deux ou trois mois je pense « Bon, j'enregistre en avril », mais au lieu de prévoir des dates précises retenir le studio, les musiciens et tout organiser, je reste toujours prêt à partir, sac et Nikon a portée de la main, l'éternel clochard en liberté par rapport à un emploi du temps. Alors, quand arrive l'échéance que je m'étais fixée, c'est infernal parce qu'il faut que tout soit réglé vite, très vite. Et je condense en quelques jours ou semaines la même énergie que j'aurais pu diluer sur six mois. Ça me met dans des états de tension et de concentration effrayants...

-Est-ce que tu travailles vite?

-Disons que dans l'équivalent de trois ou quatre jours de studio, l'essentiel de l'album est terminé je sais où j'en suis Et c'est peut-être à partir de ce moment-là que je commence à démissionner parce que, ayant 90 % du disque, j'entends des choses à fignoler. J'ai tellement hâte de finir les mixages qu'il m'arrive de mettre trois heures là où d'autres ont besoin de trois jours En partie à cause de toute l'énergie dépensée pour l’organisation. Mais sans jamais perdre l'oreille du producteur, l'autre moitié de moi-même qui se dit— règle d'or— que ce qui est bon est bon et ce qui doit passer passe qu'on le mixe à l'endroit ou à l'envers, avant ou après déjeuner! Et si on a des boules Quiès dans les oreilles, y'a qu'à regarder les vumètres!

-T’exagères pas un peu là?!

-Si... sans doute. Mais faire les choses est chaque fois un défi que je me lance. Je n'enregistre que les week-ends parce que la ville est plus calme. Et toujours au Printemps. Finalement je crois que j’aime bien les conditions difficiles. Il y a peut-être un inconscient chez moi qui..

-Provoque les situations difficiles ?

-Oui. Ou du moins qui va chercher dans les recoins les plus profonds les quelques situations difficiles qui restent parce que c'est peut-être là que nait le désespoir, que nait la lumière... (rires)... Du désespoir monte la lumière... En fait, mon seuil de possibilité est de faire quelque chose de juste suffisant pour que ce soit consommable... Sinon on ne s'arrêterait jamais.

-Tu cites assez rarement les musiciens avec qui tu travailles...

- Il m'arrive d'être dans des états complètement contradictoires avec les musiciens : un matin, celui ou j'écoute le disque, je trouve qu'ils jouent tous merveilleusement bien. Mais le jour où nous sommes en séance, je trouve qu'ils jouent tous de façon atroce! Non, j'exagère encore... J'exagère. Ce sont pratiquement tous les mêmes depuis des années, je peux les citer: Didier Batard a la basse, Bunny qui a programmé les boites à rythmes, Serge Perathoner  aux claviers, Marc Péru et David Woodshill aux guitares. Dans «Lumières », il y a aussi un musicien américain... Attends, non, je me trompe! C'est pour le prochain album...

-Tu veux dire qu'il est déjà prêt?

-Non, non! Mais je fais toujours des chansons d'avance. « Comme Un Guerrier » par exemple était finie trois ans avant que le disque ne sorte. Généralement, je les remixe. Quand j'ai sorti « Le Train Du Soir », j'avais déjà « Comme Un Guerrier », c'est quelque chose de très agréable... Enfin non, pas très agréable, mais la preuve que... euh... des choses ne sont pas obligatoirement liées au temps...

-C'est caractéristique de beaucoup de tes chansons...

-J'aime bien aussi me le prouver.

-Je me demande parfois dans quel état tu es quand tu chantes?

-A quel point de vue ?

-On dirait que tu contrôles tes émotions, que tu te retiens de te laisser vraiment aller...

-C'est vrai parce qu'avec le temps, j'ai la preuve que les voix sur lesquelles je me suis, disons défoncé en direct, sont moins bonnes quand je les réécoute à froid. Pas toujours justes. Mais c'est pas d'ma faute! C'est souvent à cause de raisons techniques

- Me dis pas que tu n'as pas les moyens d'enregistrer dans les meilleures conditions !

-Ce n'est pas une question de moyens, c'est une question de gens et d'époque. D'abord parce que le son ne s'améliore pas même s'il y a certains domaines où nous avons progressé. Ensuite parce qu'aujourd'hui, nous sommes tributaires de cette création mentale que les musiciens se font de la musique ou de ce qu'elle est devenue à cause de la technique.

-Comment écris-tu ?

- Le matin tôt ou le soir tard, dans le métro, dans un café, n'importe. Avant, il me fallait toujours une guitare ou un piano, maintenant, j'écris toujours sans instruments... Et j'ai ce lieu de travail (où nous sommes- NDR-) parce qu'il faut que j'arrive quelque part pour avoir des idées neuves. Et si j'écris très tôt ou très tard, c'est parce qu'il faut que je sois vierge par un bout ou un autre. Le matin, personne n'est encore debout je n'ai pas parlé, pas ouvert la bouche, je vis encore dans ma tête, parfois encore dans des rêves, des prolongations de rêves. Le soir, quand les gens sont rentrés chez eux, il n'y a plus de circulation, on sent une retombée d'énergie et un certain silence qui s'installe. C'est dans ces moments-là que des mecs comme moi peuvent avoir des antennes qui se développent...

-Est-ce que les chansons viennent facilement?

-Il y en a dont j'attends longtemps la suite, ou la fin. Je laisse passer du temps et j'y reviens. C'est ce qui s'est passé pour « Lumières », je l'ai écrite en trois étapes.

-Tu es satisfait de cet album ?

- C'est une question qui entraîne des réponses à plusieurs niveaux ça ! Au niveau le plus lâche... (rires)...oui. Oui en ce sens qu'il est dans le commerce et, qu'étant le censeur, je l'ai laissé sortir tel quel ce qui sous-entend pas mal de lâcheté...

- Tu peux m'expliquer ce que la lâcheté vient faire là-dedans ?

-Disons faiblesse plutôt que lâcheté. Après tout je me force quand même à être humain quelque part (!!! NDR) et les faiblesses m'intéressent dans ce sens-là. Les faiblesses, c'est savoir qu'en valeur absolue, il faudrait mieux refaire un mixage et finalement décider de ne pas le refaire. Quand j'ai entendu «Lumières» dans sa continuité et les commentaires de mes proches, j'ai eu l'impression d'avoir frappé dans le créneau 35/40 ans. Mais j'aurais pu écrire la chanson « Lumières » il y a dix ans, c'est un thème qui me poursuit depuis longtemps. Le fait est là, je me suis rendu compte que j'en ai fait pleurer quelques-uns et ça fait drôle parce que c'est la première fois que ça m'arrive...

- Peut-être parce que c'est la première fois que des gens osent t’avouer qu'ils ont pleuré ?

-C'est vrai. Mais si d'autres ont pleuré avant avec d'autres titres, ce n'était pas pour des raisons aussi pures, aussi propres.

- Dis-moi, la photo de la pochette, c'est en premier communiant ou en enfant de chœur?

-C'est une question que je me suis posée aussi’... !(rires)... Tu sais, c'est le genre de documents que l'on retrouve dans ses affaires mais on ne sait jamais de quoi ça parle ou de qui il s'agit…

-Hum... A part ça « Finir Pêcheur», c'est un désir?

- C'est un désir quelque part, un des désirs...

- Tu voyages toujours autant?

-Oui, je vais d'ailleurs repartir...

-Qu'est-ce qui t'attire dans un pays plutôt que dans un autre?

 -Tu sais, je me suis bien baladé, j'ai dû faire a peu près dix pays de chaque continent, il y a des priorités, Par exemple, c'est un peu au-dessus ou au-dessous de l’Équateur. Dans la zone 80/90 % d'humidité. Voilà. C'est tout.

-Une façon d'aller te nourrir ailleurs?

-Non, non, non.

-Du tourisme ?

-Pas du tourisme non plus et pas le côté vampire, il y a bien sûr du voyeurisme mais aussi un côté consultation, auscultation et vérification méthodique...

-De quoi?

-Je ne veux pas en parler, entrer dans les détails. Je consigne beaucoup de choses par écrit et c'est souvent en totale contradiction avec les idées reçues mais un jour, j'en parlerai...

-Pourquoi pas maintenant?

-Bon... Il y a des choses qui passent par l'intérieur, qui sont des conceptions, des visions, des recherches personnelles. Et puis aussi un côté tout à fait ethnologue, qui me fait faire des analogies entre beaucoup de choses. Un besoin de classification systématique. Et puis un petit lien avec le bouddhisme quand il est question de la connaissance des choses qui fait naître un certain détachement et perdre la dépendance. Je suis très attiré par le voyage, par l'image du voyage et c'est un peu ça que je cherche à traquer, même au risque que, corroborant cet enseignement bouddhique, ça puisse, au bout d'un certain temps, me détacher... ou me donner la vision réelle du voyage. J'ai un constant besoin de vérification de la réalité et de l'image que nous en avons, du rêve et de l'image que nous en avons.”

- Enseignement bouddhique?

-C'est une histoire ni longue ni courte, mais simplement une attitude de pénétration. Une pratique tout à fait conventionnelle qui n'a rien d’extraordinaire sinon la ténacité, la concentration et l'acharnement que l'on met à la pratique...

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LE REPOS DU GUERRIER

Paru dans Rock’n’Folk n°213 (Nov.1984), par Karl Zéro


Chaque jour Gérard Manset quitte un peu plus le siècle. Chaque jour, Gérard Manset vient un peu plus au monde.
Un grand appart nu et blanc. Une moquette beige qui fait des boules. Un piano, une guitare, un Revox. Unité de décor, de temps, d'action. Manset est résolu. Parfois, il se crispe et réfute une question. A un moment, il se lève et va à la fenêtre. A demi-enroulé dans le rideau transparent, il scrute la rue grise. Brève et magnifique image du personnage... Mais déjà-vue… Je ne suis pas là pour faire de la prose, ni pour traquer une fois de plus quelques parcelles de sa vérité, ni pour dresser de nouvelles équations métaphysiques. Ma mission est toute contraire : révéler le Manset quotidien, l'homme parmi les autres, la face visible de la lune. Ce ne sera pas évident. Manset est pointilleux quant à son image publique et il a le souci d'être parfaitement compris. Le détail est essentiel, chaque détail est une piste.
Finalement, il reconnaîtra autour d'un café-crème qu'il n'y avait rien à craindre de questions qu'on aurait aussi bien pu poser à Serge Lama.


DEUX PAGES
R & F — Comment ça se passe, une journée de Manset ?
Gérard Manset — Aujourd'hui dimanche, je me suis levé relativement tôt. J'ai décidé d'aller prendre un crème et un croissant au drugstore des Champs-Elysées. Pendant quinze ans, j'avais coupé les ponts avec ce drugstore. Cet été, pendant le mixage de mon album « Lumières », j'ai renoué avec le rite crème-croissant du drugstore. J'ai retrouvé les mêmes croissants qu'il y a quinze ans. Hélas, ils ont dû en changer la composition, car si l'apparence est la même, ce n'est plus le même goût... Ce matin donc, vers huit heures trente, j'ai rôdé sur les Champs-Elysées, je suis passé devant les cinémas, devant Air France. A neuf heures trente je suis revenu chez moi pour faire un truc qui m'a pris jusqu'à une heure moins le quart : j'ai sorti de vieilles feuilles de la Sacem et j'ai fait de la compta. Après, tu es arrivé et on a bouffé des nouilles chinoises. J'ai encore des trucs à classer parce que je suis en instance de départ. Ce soir, je dînerai chez moi et je me coucherai à onze heures.
R & F — Tu lis avant de dormir ?
G.M. — Je ne lis plus depuis très longtemps. Deux pages me suffisent, je connais le bouquin après. Récemment, j'ai lu deux pages de « Tristes Tropiques ». J'ai plusieurs livres commencés, mais je sais que je ne dépasserai pas les deux pages.
R & F — Et la télé, tu la regardes ? 
G.M. — Non, non. Exceptionnellement, je regarde des grands reportages. J'en ai vu un sur la traversée de la Nouvelle-Guinée, de la partie indonésienne à la partie australienne. Un documentaire genre « Carnets de l'Aventure » tourné dans les Années Cinquante. Quand je suis à Paris, je mate les programmes si je tombe sur un « Télé 7 Jours ». Mais je ne m'intéresse qu'aux sujets de reportages....

R & F — Alors, les infos aussi ?
G.M. — Exact. Sur le monde, et le tiers-monde bien sûr. Ce qui m'emmerde, c'est qu'on ne peut y récolter que des infos politiques, quand on change de chambre ou de gouvernement dans un bled
R & F -Et « Les Enfants du Rock » ?
G.M. — Je les ai surtout regardés la première année. Une émission ne peut pas durer cinq ans. Ça n'a peut-être plus la beauté des premiers numéros, du premier générique...
R & F — Tu écoutes des disques ?
G.M. — Trois par an. J'écoute surtout mes échantillons. (Nous regardons les huit disques rangés près de la chaîne.) Bob Seger : le meilleur... « Escale en Guinée » : je ne l'ai pas encore écouté... Atlanta Rhythm Section j'ai complètement craqué sur le titre « Imaginary Lover ». C'était en 79 ou 80, sur Thaï Airways. La plupart de ces disques sont liés à des voyages, à ce que j’écoute au casque dans l'avion... Ah, Rod Stewart ! A dix mille mètres d'altitude, c'est un grand. C'est le disque jaune où il a l'air d'un palmier sur fond de palmier. Une rythmique d'enfer sur « Tonight I'm Yours ». Et ça ! Mélanie... C'était il y a quinze ans, l'époque baba. J'aimais bien sa voix. Mais je ne l'ai jamais écoutée. Bon. Kim Carnes, oui... « Bette Davis' Eyes », grand tube, ça. McCartney : « :Back To The Egg ». Jamais écouté. La pochette est remarquable : il regarde la lune devant une cheminée 1930. 1930, fin d'une époque, fin des époques. Fin de tout. De l'architecture, en particulier. Bon Elton John pour le très beau « If There's A God In Heaven ». Et Bad Company.. Toujours les avions, ça. « Crazy Circles ». Très grand titre. Très grand. (Suivent d'autres disques de Bob Seger.) Bob Seger, c'est Mike Lester qui me l'a fait découvrir. Seger est le sommet pour moi, à tout point de vue. C'est vraiment l'auteur-compositeur qui frappe. 

HUMBLE
R & F — Tu vas aux concerts ?
G.M. — Le dernier, c'était Dire Straits. J'ai pas pu entrer, je suis arrivé trop tard.. Qu'est-ce que je regrette. Mark Knopfler ! Il compose, il chante, il joue... C'est ça qui m'arrête : si seulement j'étais un bon guitariste, que j'étais capable de prendre ma guitare et de chanter en même temps avec la voix qu'il faut et la gueule qu'il faut. Je serais plus ambitieux pour ma carrière... Sinon, j'ai vu Scorpions. Pour raison de voyages. Aux Philippines, j’entendais « When The Smoke is Falling Down » dans tous les juke-boxes. Alors j'ai été voir le chanteur de plus près pour lui dire « Tu sais, tes titres frappent très fort, même au fond des plus petites ruelles. » C'est un peu cette dimension que j'essaie de conserver dans le disque. Quand tu vois la dimension mondiale de Scorpions, par exemple, la réussite qu'ils ont eue, les disques vendus, la qualité des titres, tu es tout petit. Quand bien même je vendrais autant que Higelin ou Lavilliers, je resterais tout petit. Ça m'oblige à être humble.
R & F — Bon, le cinéma maintenant.
G.M. — J'ai vu « Indiana Jones ». J'y ai entendu les petits Indiens crier « Lamat ». C'est un prénom thaï. Il semble venir de l'indi, du sanscrit ou du bengali et vouloir dire « enfant »... Je vais voir certains films américains. Jamais les français. Un de mes acteurs préférés était Jean Servais, mais il est mort. Il faisait des films sous les tropiques avec des avions en carton et de fausses plantes grasses.
R & F — Ça t'amuse ?
G.M. — Oui. Mais je m'arrête aux films français époque Gabin. Genre « La Vérité » de Clouzot. Grande ambiance : l'intro sur Beethoven, une chambre de bonne, un flûtiste amoureux sous les toits... A l'époque, ça m'avait marqué. Parce que bien réaliste.


INVIVABLES
R & F — Tu es joueur ? Loto, PMU, poker ?
G.M. — Autrefois, je jouais au poker. Plus maintenant. Le jour où tu te rends compte qu’il y a des gens plus forts que toi, tu arrêtes de jouer. C'est déterminant dans beaucoup de plans, parce que ça aide à connaître ses limites. Donc, comme la partie ne m'intéresse pas, rien ne me rattache au jeu.
R & F — Tu prends le métro ?
G.M. — Oui. Mais quand tu travailles vraiment à Paris, tu es obligé d'avoir une voiture, pour faire vite. Si tu es obligé de confier ton travail à un intermédiaire, c'est trop long, tu deviens fou. Tu deviens précis, exigeant, rapide. Quand on me dit que j'aurai un truc demain midi, c'est demain midi. Je ferai tout Paris, mais je l'aurai à midi.
R & F — Tu aimes les animaux ?
G.M. — On peut couper le monde en deux ceux qui aiment les chiens et ceux qui aiment les chats. Mais il reste une troisième catégorie, la mienne, ceux qui s'en foutent. Les seuls rapports que j'aie avec des chiens; c'est lorsque je voyage, surtout dans le tiers-monde. Il y a des hordes de chiens, mi-coyotes mais pas sauvages, qui dorment près des maisons, parce qu'il fait chaud. Il suffit qu'il y en ait un qui prenne un grain de folie pour que tous les autres se mettent à aboyer. Il m'est arrivé de me retrouver cerné par une de ces hordes, juste parce que je n'avais pas le même Levi’s que le mec du coin. Quand tu sais qu'un sur deux a la rage, c'est assez angoissant.
R & F - Tu écris beaucoup de lettres ?
G.M. — J'avais pris la décision de débrancher le téléphone, et d'écrire. Il n’y a que l’écrit qui reste. Mais je ne l'ai pas fait. D'ici peu de temps, je vais le faire.
R & F — Tes fans t’écrivent ?
G.M. — Oui, beaucoup. Des choses cohérentes et sensées. Ce qui n'a plus beaucoup cours actuellement. Ils comprennent complètement ce que je fais. Ils me demandent de ne pas bouger d'un pouce dans ma rigueur. Ils reconnaissent cette constante, cette régularité de ma position dans le métier.
R & F — Ça remonte ?
G.M. — Ça rassure. Ça fait plaisir de voir qu'on est interprété dans le bon sens. C'est-à-dire que certains me voient comme je suis. Ne se laissent pas piéger par les médias.. Que mon attitude ne tombe pas à l'eau. Le côté négatif de la chose c'est que je ne réponds pas, parce que je suis coupé de ce genre de contacts. Je n'ai pas envie d'établir de liens avec les gens qui m'écrivent.
R & F — Et s'ils te reconnaissent dans la rue ?
G.M. — Ça arrive. En général, un petit signe suffit pour me dire qu’ils ont tout compris. En fait, je ne suis pas très sociable. Je ne suis pas sociable du tout. Autrefois, quand je faisais pleinement mon métier, j'avais des copains musiciens, chanteurs. J'ai très vite réalisé qu'il valait mieux que je reste à distance et que je me contente de donner des produits finis. Les rapports humains ou réguliers ne me menaient nulle part, sinon à leur faire prendre conscience de leurs limites. Au lieu de leur faire du bien, je leur faisais du mal en mettant en évidence leurs erreurs, ce qui finalement n'aboutissait qu'à les rendre un peu plus malheureux...
R & F — Et hors des rapports de travail, tu es sociable ?
G.M. — Pas à Paris. Les amis d'amis, les soirées, les dîners m'emmerdent. Ils parlent toujours de la même chose : politique, femmes, métier... Ça n'est pas simplement que je ne veuille pas fréquenter de gens « conventionnels » parce qu'en fait je ne suis pas non plus à l'aise dans les rencontres artistiques. Je suis en quête de rencontres artistiques, certes, mais pas pour des échanges de point de vue, d'opinions, d'idées. Pour un silence entretenu d'estime et d'observation réciproques. Je n'ai envie de rencontrer d'autres artistes que dans la mesure où j'ai une certaine estime pour eux et où je peux les observer dans certaines conditions.
R & F — Qui et quand ?
G.M. — Beethoven, Gauguin... Ce sont des gens qui au jour le jour avaient des comportements marginaux. Invivables et tragiques dans le quotidien. C'est cela que je voudrais observer. Mais c'est rare...
R & F — Question finale et rituelle : aimerais-tu échanger ta place contre la mienne ?
G.M. — Quand je fais un deal, j'aime bien connaître tous les aspects du deal. Moi, j'ai trente-neuf ans. Je te vois à trente-neuf et je choisis.

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IL VOYAGE EN SOLITAIRE


Paru dans Rock This Town n°25 (Avril 1985) par Bernard Baillieux


C'est un Manset sans voix et sans tête qui parle. Par peur de tomber trop vite sous les sens, il ne s'adresse qu’à la mémoire : ni photos, ni micros. A l'entrée, c'est pas la fouille, mais les iconolâtres comprennent et se tirent. Toujours ce culte de la non-présence, juste balisée de traces qui se dérobent. Tout au plus quelques disques, et encore : Manset s'arrange pour enregistrer « Caesar » (premier rock en latin) sur un 45 tours et sur une seule face. Puis il l'empêche de passer sur les ondes. Résultat treize ans plus tard, « Caesar » vaut vingt LP en bourse !


Rock This Town : Le communiant sur la pochette de « Lumières » c'est toi ?
Gérard Manset : « Je ne le dis pas. J'ai décidé de ne pas le dire. C'est qui tu veux ».
« Lumières » ressemble à tes précédents albums, du moins musicalement. Le non-renouvellement, ça signifie la mort, au moins au sens littéraire, alors comment t'en sors-tu ?
— «Ça ne me gêne pas de faire le même album depuis cinq albums. Quand on a trouvé son véhicule, on est sur des rails et on rejoue le même rôle. Certains en meurent, c'est vrai. Après trois apparitions de Giscard, on voit qu'il est tout, qu'il est magistral, on le cerne, Et à sa quatrième sortie, il apparaît effectivement comme on l'attendait : magistral. C'est pour ça qu'il perd. Le public réclame des gens fragiles et versatiles, Les artistes réagissent selon leur type de lucidité : lucidité garde-fou pour Picasso qui peignait encore dix toiles par jour à la fin de sa vie, Elles se ressemblaient et il ne se tourmentait pas, il fonçait. Ou alors lucidité fatale chez Gary qui se rend compte qu'il écrit toujours la même histoire dont seul le décor change. Rimbaud se tire aussi du jour où il a maîtrisé son art, pour ne pas devenir un faiseur. Mais ils peuvent se dire aussi qu'il y a un public qu'ils n'ont pas le droit de lâcher. »

Après le discours mythologique d'« Orion », l'esthétique surréaliste de « 2870 » (« Ce navire ancré dans le ciel, qui vit dans l'ombre du soleil »), l'exotisme du «Marin'Bar » («Elle est là tous les soirs, ses dollars américains dans son maillot d'bain »), Gérard Manset aligne des vers parallèles au bâton de pèlerin. Revenu de ce pays-là, où l'on dit que les gens sont beaux, Manset se résigne, se rase, lui qui envie les hommes sans lumière et sans gaz, sans barbe qu'on rase.


Mais comme il faut quand même qu'on vive
Ce soir avec le même convive
C'est pas la fêle qu'on croyait
Où sont les lumières qui brillaient
Ya plus qu'à tirer la nappe à soi
Continuer chacun pour soi

Divin bijou
Finir pécheur a l'autre bout du monde, comme tu le dis dans le première chanson, c'est un but que tu te fixes ? Ne crois-tu pas que même là-bas, tu préférerais finir gardien de phare ?
— « Il m'est difficile de rompre avec mes attaches. Mais j'ai essayé de vivre cela. Je me suis volontairement mutilé: Je me suis mis dans la situation clinique d'apprendre à me taire, à ne plus savoir compter. Et ça fait mal de s'interdire de compter, la connaissance fait mal. Pour écrire cette chanson, je me mets dans la situation d'expérience, il n'y a pas fabrication mais bien modelage de situations, et ensuite tombe le bijou divin. Finir pêcheur, c'est en quelque sorte une chanson de lutte. Le pêcheur, c'est le talent débarrassé de toutes les combines culturelles et sociales. Mais restons perméables je m'arrêterais à Pasteur, à la découverte du microbe, avant la seconde guerre mondiale, avant cette boulimie quasi sexuelle de la recherche, une recherche déplacée où les cerveaux et l'énergie sont utilisés en sens contraire de l'humanisme. Le pêcheur c'est le refus de cette course. Il est dans la position d'avant la retombée de la bombe. Tu vois, (Manset occulte partiellement son visage), il faut faire le mur, se protéger, ne plus savoir compter. Le pécheur, c'est la fin du monde avant la fin du monde, Le monde continue mais pas le pêcheur ».
Plus triste que moi, t'es Brel .....
Tes personnages toujours déchus («  enfants tristes sans défense »), tes paysages arides et tes solutions («  La vie n'est pas la vie, ramenez le drap sur vos yeux »), c'est du masochisme !
— «  C'est moi ou c'est Carlos, Brel est encore moins drôle que moi. Je refuse la fausse technologie, l'amour n'est pas l'amour, la connaissance, la sécurité ne sont pas ce que devraient être la connaissance, la sécurité. L'ennui, le pessimisme, je les ressens seulement en Europe, en Occident, Aux Philippines, les gens rient. Bien sûr tous nos politiciens parlent de pays sous-développés. Mais tous les chiffres sont faux. Une ville du tiers-monde, c'est un Bidonville avec un grand creux au milieu en guise d'artère principale, puis on prend à droite pour pénétrer dans une autre rue avec les mêmes baraques en tôle puis au bout d'un passage plus étroit, derrière une porte il y a le Tiers-Monde : une femme qui rit, un gosse qui pleure. Un peu moins de nourriture qu'ailleurs mais une famille heureuse. D'accord, lorsqu'il y a une jambe salement fracturée, l'Occident peut quelque chose, mais ne parlons pas de statistiques de logement, foutons-leur la paix et le bonheur, brossons devant notre porte. Je dis que quelle que soit l'intégrité, l'expérience et le niveau intellectuel d'un politicien, il se trompe. Qu'il balaye devant sa porte »
« Finir pécheur » et «  Un jour être pauvre», c'est plus ou moins la même chanson ?
—« Non, je donne plutôt un conseil dans « Un jour être pauvre ». C'est un remède individuel, pas de manifeste. Parfois je fusionne les deux textes. Si j'ai décidé de séparer les deux chansons, c'est grâce à ce mec au-dessus de moi qui parfois me dit le contraire de l'évidence. A ce moment, baigné par cette lumière de l'honnêteté, de manière instinctive, j'agis contre ma volonté, car je sais que l'instant ou le jour suivant, mon refus, mon acte deviendra intelligible. Je vais prendre l'air quelques minutes. Fais-moi signe quand tu passes à Paris... »
 
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19842

 « Lumières » le onzième album de Manset vient de sortir après deux ans de silence. La plupart du temps. Manset refuse les interviews : il tisse autour de lui une étoile de mystère et de nuit, fuit vers les Tropiques entre deux brefs séjours à Paris. Onze albums et vous ne le connaissez toujours pas ? Pour des milliers de fervents. Manset est l’un des seuls créateurs du rock français. Depuis quinze ans, je rêvais - et redoutais à la fois -de le rencontrer. J'en suis resté coi : l’homme est vraiment un drôle d’animal.
PAR JEAN-LUC PORQUET (Actuel ; octobre 1984)

Nous sommes peut-être un peu idiots, nous, les quarante mille fidèles du culte Manset. Nous collectons avidement la moindre de ses interviews - elles sont rares -, nous nous jetons sur le plus bref de ses passages télés - ils sont exceptionnels -, nous remettons sur la platine, compulsif; ses albums - un tous les deux ans environ -, nous rêvons parfois, pauvres fous, qu'il se produira un jour sur scène - il ne l'a jamais fait.
Faut-il rencontrer un créateur dont l'univers vous est intime, essentiel depuis quinze ans ? Y a-t-il de gros risques ? La magie peut-elle soudain déserter, vous rire au nez, claquer la porte? Dieu existe-t-il ? Le veau à cinq pattes du rock français n'est-il qu'un faiseur ?
Un grand appartement aux murs blancs presque vide, dans Paris. Sur le bureau, papiers, classeurs photos noirs, téléphone, méticuleusement rangé. Détails : sur quelques feuilles, griffonnés à l'encre noire, des labyrinthes aux formes géométriques. La moquette beige usée, parsemée de peluches dans le triangle formé par le bureau, le lit (dessus, une guitare sèche) et le piano. 
« Dans un monde de singes, j’envoie mon os. Tu sais, comme au début de 2001, l’odyssée de l’espace le public retourne ce machin dans ses mains, il regarde, il ne sait pas ce que c’est. L’album « Royaume de Siam » c'était ça : dans un monde d’os plus ou moins rutilants, astiqués, brillants, présentables, le mien était tout à fait brut, anonyme, mais je savais qu'il allait gagner lentement, de personne à personne. L’unité de temps n'était pas la même. Il y aurait des retombées sur plusieurs années. Chaque fois que j'ai sorti un trente, c'était dans une optique très précise, en espérant qu'il mène le chemin que je voulais qu'il mène. Car j'en suis quand même au onzième : normalement, au bout du deuxième tu as tout dit, tout fait. Moi, à chaque fois, j’ai voulu conserver l'acquis et apporter autre chose, une couleur différente, ouvrir une nouvelle porte dans l'imaginaire. Ma démarche, depuis le premier jour, fonctionne très lentement, mais elle fonctionne : chaque trente a vendu plus que le précédent, aucun n'a été retiré du catalogue, tous continuent à se vendre. ».
Je comprends pourquoi Manset donne peu d’interviews. Pour s’expliquer, il faut remonter aux sources, faire progresser son discours par circonvolutions, échappées obliques, coups de vrille.
Je pensais tomber sur une pensée intuitive, nocturne, un peu folâtre : je découvre un univers maniaquement architecturé, rigoureux. Impressionnant.
 En mai 1968, une chanson bizarre passait à La radio « Animal on est mal ». J’avais été intrigué : ça ne ressemblait à rien de connu. Paroles déroutantes, orchestrations trafiquées, voix et phrasé insidieusement séduisants. Deux ans plus tard, le choc, « La Mort d'Orion », un album-aérolithe, une sorte d’opéra cosmique somptueusement inspiré, funèbre, noyé de mysticisme. Palette noire, sans photos. Absent des médias, homme de l'ombre et du secret : La légende Manset naissait, son seul nom devenait signe de reconnaissance.
Les albums se sont égrenés : parmi eux, Y’a une route, avec la chanson « Il voyage en solitaire », qui fut un tube en 1975. Royaume de Siam, le Train du soir, comme un guerrier, à chaque fois l’enchantement, la fascination... Pourquoi ? Difficile à dire en deux mots. C'est comme si vous tombiez par hasard sur un enfant en train de chantonner tout haut dans un coin de sa chambre. Il ne vous a pas vu, il délire pour lui tout seul, rêve de trains qui roulent dans le noir. De routes remplies d'oiseaux aux yeux malades. De femmes qui ont peur de la lumière. De jardins déserts, d’escaliers vides, de maisons abandonnées. Vous êtes là, stupéfait, vous écoutez ces mots secrets, ces paroles qui ne veulent rien dire. Manset ne raconte rien, n'a pas de message. Ses textes sont inépuisables, neufs à chaque nouvelle écoute. Je n'en connais pat de plus transparents.
Gérard Manset porte un pull noir à col roulé, un jean et des baskets Assez grand, glabre, très brun, il s'assied sur la moquette, le dos au mur. Il parle vite et sec en agitant les mains, en ouvrant les doigts devant lui, sans sourire, concentré. Deux phrases, et il vous a embarqué. Six heures d'interview.
 « Ma seule ambition dans le disque, c’est de réussir à toucher ceux qui ne m’écoutent pas parce qu'ils ne me connaissent pas. Il ne doit pas y en avoir plus de cent cinquante mille. Mon créneau, ce n’est pas Jean Ferrat ni Serge Lama. Ça ne m'intéresse pas de vendre cinq cent mille, il y en aurait trois cent cinquante mille qui ne seraient pas mes clients, qui ne m'écouteraient pas vraiment.
- Qui sont tes clients ?
- Je les connais. J’en ai croisé souvent : ils traversent la rue pour me dire bonjour. Je trouve qu'ils sont beaux, bien droits, bien plantés sur leurs deux jambes, le regard franc, bien dans les yeux. Ils ont cet air martial qu'on retrouve dans le rock chez les stars du rock.
Selon Manset, Lumières - prêt depuis deux ans - est un album charnière, le troisième après « La Mort d'Orion» et Royaume de Siam. Une épure : de longues plages tremblées, des ambiances d'une tristesse sans remède (« Nous avons des vies monotones rien dans le cœur rien dans la main, comme on n'attend rien de personne, on n'a plus de réponse à rien »), un son ascétique, sans masque. Sur la pochette de Lumières, un enfant. Dans la chanson-titre- onze minutes! -, les chœurs de Saint-Eustache.
« L’âge de l'enfant c’est l’âge de l’ange : on est pur, insouillé, insouillable et insouillant (rires). A la maternelle et à la communale, il n'y a aucun risque : tu as encore ce rapport privilégié avec l'instituteur qui a sous sa coupe une classe et il est seul maître à bord. C’est un monde totalement coupé de la réalité, c'est le paradis. Après l’entrée en sixième, les choses deviennent terrifiantes : les premières années de lycée sont infiniment plus cruelles, dures, tenaces, complètes, fortes à tous les niveaux de sensation que la vie active. »
Sa voix blessée, son regard, ses chansons qui évoquent des mondes perdus, des chutes, des « bouts du couloir » : Manset est un malade de l’enfance. Pas par nostalgie romantique et mouillée. Au contraire : une expérience très précise.
 « Il y a quelques années, j’ai retrouvé certaines sensations enfouies depuis longtemps, j’ai revu le jaune, le vert, le bleu comme je les avais découverts à l’âge de cinq ans, avec leur fraîcheur, leur brutalité. Et après, je n’ai plus fait que traquer ce genre de réminiscences. Dans les couleurs mais aussi dans d’autres domaines, le jeu, les rapports affectifs, sociaux... Quand tu es à la maternelle, le monde extérieur t'apparaît comme tellement vaste, tellement lointain... Tu ne te préoccupes pas de politique, ni de social, tu ne lis pas les journaux. »
C’est cette innocence, cette indifférence superbe par rapport au monde civilisé, celui « des grands, des adultes, du merdier, du bordel de culpabilité du masochisme quotidien », Manset l'a retrouvée lors de ses voyages. Presque par hasard « Je n'aurais jamais imaginé trouver ce bleu, ce vert, ce jaune.
 J'avais commencé à voyager pour changer l'axe de la vitesse. » Vitesse due simplement à l’âge : « Entre douze et trente ans, j’étais speed, donc coupé de la réalité. C’est normal : c'est le printemps, la sève, tu calcules, tu entreprends, tu combats. » Problèmes artistiques, blé, réussite sociale, compétition. Besoin de tenter autre chose, de ralentir. Et aussi d’échapper à la vitesse du monde alentour. Manset se lève, enfouit ses mains sous son pull noir, dehors il pleut. Dans cette pièce vide et monacale, le temps semble s’être figé. Manset parle et parle encore, essaie de serrer au plus près sa vérité, de trouver l’exemple qui ouvrira la porte. Ah, il a trouvé !
« Récemment, il y a eu une vente des dessins de Sérusier à Drouot. Cinq cents d'un seul coup : tu vois le travail au jour le jour. J'ai eu la preuve éclatante, là, la révélation de ce que plus personne n'était capable de faire ça aujourd’hui... Ce n’est pas une question de dextérité - il y a des mecs infiniment plus habiles que lui - c'est une question de concentration et de vision, une qualité de temps. Il menait un travail authentique, une réelle recherche personnelle. Passer trois ans à prendre des croquis dans la nature, la mousse, les rochers, les vaches, avec cet abord des choses, ça veut dire vraiment être en dehors du monde! »
La peinture et Manset : une blessure. Peintre avant tout, peintre de formation, - il a fait les arts décos -. Après l’album 2870, l'impression d’avoir atteint son but dans le disque. Plus envie de se battre, de refuser sept ou huit télés « et de s’apercevoir que ce n’est pas pour autant qu’on m’en proposera une huitième. La porte se ferme et tu es le seul à savoir que tu as choisi qu'elle se ferme. » Il arrête tout, écrit, peint-. Mais s'en rend vite compte : « la règles du jeu ont changé, le marché de la peinture en France, c’est sans issue. Tu ne rencontres plus que des auteurs de BD, des publicistes, des affichistes, mais pas des peintres. Dans 999 galeries sur mille, on expose n'importe quoi ! La peinture, ce monde cohérent de sensibilité artistique, cet environnement d’esthètes, de mécènes, de gens cultivés, raffinés, qui existait depuis des millénaires, s’écroule. Et je nais à cette époque-là, quelle chance ! » Il rit.
La peinture est universelle. Le disque - la chanson de langue française- ne dépasse pas la Belgique et la Suisse. « Au mieux je pourrais être le quart d’un Serge Lama, le cinquième d’un Claude François, constatation redoutable ! ». Déception. « Peut-être pas au bord du suicide : je suis bouddhiste, donc je ne suis pas du tout attaché à l'individualité artistique, à l'ego dans l’œuvre. »
 Alors Manset commence à voyager. A fuir?
-« Non : je prends le voyage comme une construction. Un petit sac, comme au dojo - j'ai commencé le karaté à cette époque-là, c'est lié-, juste de quoi mettre ses vêtements dedans, le Levi’s, les baskets, le boitier photo, le carnet, le stylo bille, le billet d’avion, le passeport, quelques traveller’s chèques point final. Et là tu vas courir après la réalité. Et tu la trouves. Tu la trouves ! Une gentillesse universelle à laquelle on n'a pas été habitué, des gens encore vierges dans leur tête…
- Tu vas partout indifféremment ?
 - J'ai choisi de faire une croix. Je coche. Je n'ai aucun but particulier, je ne vais pas voir les tours Eiffel locales. Je me sens évidemment attiré vers certaines régions : tout ce qui est un peu bronzé, qui se promène tout nu, et où il fait chaud, moite, où il pleut 365 jours par an. C’est logique d’ailleurs qu'on y trouve un certain fatalisme. Et j’aime bien ça. Les boites de conserve qui flottent…
- Alors là-bas tu as vraiment rencontré des gens heureux ?
- Bien sûr. Mais eux aussi sont gagnés par les médias. C'est pour ça que je vais de plus en plus vite. Le diable pour moi aujourd’hui ce sont les médias : ils font germer dans la tête des gens des envies qui les rendent malheureux : car la distance entre ces mondes dont on leur parle et eux est infranchissable. »
Manset est patient, buté. De la même manière qu'il a appris à écrire des partitions, à faire des arrangements, à devenir un magicien de studio afin de maîtriser ses albums de A à Z - y compris la pochette -, il apprend le thaï, puis l'indonésien.
Pour une raison bien précise : « Là-bas, quand tu parles en anglais, tu rencontres les mêmes gens qu'ici, futurs cadres de leur pays, avec la même pensée, les mêmes tics, les mêmes réflexes. Il faut donc absolument tomber, sur des gens qui n’ont pas accès à cet état de civilisation.
- Qu'est-ce que tu ramènes de tes voyages ?
- Je garde des traces. Des milliers de photos. Des notes.
- Tu relis tes notes, tu es surpris ?
 - Oui c'est ça l'exotisme : quelque chose de tout à fait banal sur place, une fois revenu ici, je le vois sous un jour vraiment différent, j’arrive petit à petit à cerner où est l’illusion, le sortilège, le mystère.
 - Tu comptes les publier un jour ?
- Ça, j’en sais rien, c’est un autre problème. Pour l’instant, c'est plutôt un service: car si je ne fais pas ça – déjà peu l'ont fait avant -, qui le fera ? J'ai l'impression d'être une espèce en voie de disparition. Il y a très peu de journaux de bord d'artistes. Je trouve beaucoup de carnets mondains, d’autobiographies, mais il y a peu de « journal du malade » ! Seuls ces journaux sont intéressants. Peut-être pas pour le grand public, hein, attention ! Ça concerne un nombre tout à fait restreint d'individus. Mais ceux-là n'ont rien à se mettre sous la dent. En l’occurrence, j’ai cherché, j’ai cru trouver des pages dans certains romans, et très vite, je me suis rendu compte que non : c’est encore à côté de la réalité, il y a encore des distances, des paravents, les mecs se fuient eux-mêmes. Aucune honnêteté, aucune sincérité, aucune mise à nu. C'est uniquement dans la correspondance de certains artistes que tu trouves la vérité à l'état pur. Et ça fait très mal. C’est à ne pas mettre entre toutes les mains. Et c'est pour ça que ça n'a pas de destinée populaire, ça n'intéresse personne, ça ne concerne personne. Mais ça fait partie de la panoplie. »
- La panoplie. Ça fait plusieurs fois que ce terme revient dans sa bouche. Ça veut dire quoi ?
-« Pendant des années, je me suis dit, je suis un faiseur, arrêtez de téléphoner, j'ai bien bricolé le dernier album, ça va, ça me tue. Et puis, c'est impossible de vivre dans cet état d'esprit : trop de contradictions permanentes, dans la vie de tous les jours, avec les autres. Donc, je suis bien obligé de me dire : je suis un artiste. Je vis pas comme les autres, je ne bouffe, ne bois pas comme les autres. Alors à partir de ce moment-là, que ce soit pour un nombre restreint d’individus -initiés, confrères, amateurs, quels que soient les termes- tu es le bon Dieu, tu es l'idole de toute manière et dans tous les sens du terme ! »
Manset a besoin de maîtres. « Ma vie est régie par quatre pages de Gauguin, un concerto de Beethoven... Ce sont des choses sacrées pour moi ».
Quatre pages de Gauguin ? Ça peut paraitre banal. Mais il me les a montrées, elles sont limpides, évidentes.
« Je connaissais Gauguin avant, mais il a fallu que je lise ces pages pour comprendre la distance qu'Il a parcouru, son aboutissement. C'est infernal de penser qu'il l'a eue sa putain de peinture, après l'avoir traquée toute sa vie! »
Alors tout devient simple : «Étant artiste, étant le bon Dieu, tu dois certaines choses dans ton attitude. Tu dois expliciter beaucoup de choses qui sont incompréhensibles, par honnêteté vis-à-vis de ceux qui s'intéressent à ce que je fais — qui sont les seuls liens que j'ai avec le monde. Ça fait quinze ans que je le fait en toute rigueur, j’ai toujours essayé de traquer la vérité de l'individu, c'est la seule raison pour laquelle je n'ai personne pour m’écrire les paroles, faire les orchestrations. C'est uniquement en ce sens que ça peut avoir un certain prix : l’intérêt ne réside pas du tout dans la marginalité de la démarche. »
 Non : rien à voir avec les chanteurs restés confidentiels parce qu'ils « refusent le système ». S'il vend peu, s'il reste dans l'ombre, hors show biz, solitaire, c'est uniquement parce qu'il est plus rigoureux, plus impitoyable avec lui-même que la plupart des gens du métier.
« Il y a un moment où il faut entrer dans la, comment dire, dans la confession. Et combien de mecs se sont confessés publiquement ? Pas beaucoup. J'essaye de traquer cette vérité pour être en accord avec moi-même. De là à la divulguer, c'est autre chose. Bien sûr, c’est du nombrilisme. J'ai été acculé au nombrilisme. »

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Gérard Manset : un chercheur de sons lumineux

Il est auteur, compositeur, interprète, arrangeur, producteur... Il est dans le métier depuis 1968... Pourtant, il est presque inconnu du grand public. Mais il vient de sortir un nouveau disque. 

Belle occasion de rencontrer Gérard Manset.
PAR JEAN-MICHEL REUSSER
Si vous lui demandez de se définir. Il vous répond avec candeur qu'il n'est « qu'un petit couturier français dans sa petite échoppe ». Si vous lui demandez des photos pour illustrer l'article que vous lui consacrez (sachant qu'il a fait le tour des agences et vidé les tiroirs de sa maison de disques pour récupérer tout ce qui le concerne), vous aurez toutes les peines du monde à en obtenir une qui ne soit ni trop troue ni trop sombre ou... simplement prise de dos au crépuscule dans une jungle équatoriale où il disparaît très souvent. Sachez aussi qu'il ne se livre que rarement au jeu de l'interview et - cas exceptionnel dans le petit monde de la manipulation qu'est devenu le show-business - qu'il contrôle avec respect sa carrière depuis qu'il fait des disques. Il n'a d'ailleurs rien à voir avec les faux et vrais semblants de ce métier. Auteur, compositeur, interprète, arrangeur, producteur, il conçoit également ses pochettes. Il affirme que ce n'est pas par goût mais juste une façon d'éviter « le laisser-aller général » et « le manque de conscience professionnelle » auxquels il s'est si souvent confronté en seize ans. Pour arranger les choses, ses apparitions télévisées se comptent sur les doigts des deux mains (« Je rêve d'une émission intelligente, c'est-à-dire qui soit honnête vis-à-vis du musicien et de la musique »), et il n'est jamais monté sur une scène pour promotionner un nouvel album. Pourtant il dure! Son premier coup d'éclat date de 1968. Avec « Animal On Est mal », c'est un pavé qu'il lance dans la mare de la variété en prouvant qu'une expression originale française qui n'ait rien à envier aux anglo-saxons est possible. A l'époque, il chante aussi « Je suis Dieu et je joue avec des bouchons de liège » et, déjà, impose ce qui deviendra « le style Manset »
Différence plutôt que provocation. Deux ans plus tard, la sortie de « La mort d'Orion » fait l'effet d'une bombe le disque est qualifié « d'événement, de chef-d’œuvre, de chant désespéré de métaphysique interplanétaire (si si…) », plébiscité par une critique unanime saluant la naissance d'un génie.
Quatorze années plus tard, force est de reconnaitre que « La mort d'Orion » est toujours au catalogue et continue de se vendre comme tous les autres albums de Gérard Manset qui nous surprend encore aujourd'hui avec un onzième disque remarquable sobrement intitulé Lumières ... En six chansons seulement (deux d'entre elles frôlant respectivement les douze et huit minutes), six joyaux ciselés du moindre mot à la moindre note, six perles qui montrent que l'artiste est capable de se renouveler. Et, posées en début de chaque face, comme une provocation à la toute-puissance radiophonique qui ignore le « format » supérieur à trois minutes, les deux plus longues qui déroulent leurs harmonies majestueuses et obligent une écoute attentive. Provocation ? Pas exactement comme il s'en explique lui-même : « J’ai, pour cette fois, voulu réaliser un disque différent, sans me baser sur des critères radio média mais sur des critères discographiques en pensant que la personne qui rentre chez elle après avoir acheté un disque a peut-être envie d'entendre autre chose qu'une chanson de trois minutes conçue pour être diffusée entre trois spots publicitaires.
C'est une autre démarche que j’ai suivie. Parce qu'il me semble que nous avons atteint un stade où il est impossible de contenter à la fois l'acheteur et l'auditeur. Soit vous faites des chansons courtes destinées aux radios, soit vous faites un disque et vous avez de grandes chances de ne jamais passer à la radio. Je constate qu'entre les deux, l'écart se creuse, ce n'est plus du tout le même support et ce distinguo n’est fait par aucune maison de disques, aucun média. Ça devient grave. »
Et d’une certaine manière, ça freine l’accès à un public plus large, il en sait quelque chose (mais ne s’en plaint pas) lui que la presse qualifie régulièrement de « Monsieur 50 000 albums ». « C'est toujours mieux que Monsieur 20 000 ! » dit-il en souriant et évoquant la situation dans les médias…

En état d'urgence
« A vrai dire, je n’ai pas de critique violente à formuler parce que je me sens de plus en plus hors de ce circuit. Les médias ont certainement une grande part de responsabilité dans tout ça mais je crois que ça existe dans tous les autres domaines, je veux parler du nivellement par le bas qui conduit à une banalité généralisée et systématisée dans tous les créneaux artistiques. Et je m'étonne que pour répondre aux cris poussés pour la défense de la langue et la culture française, on s'obstine à miser sur les mauvais chevaux ! Je parle des gens qui font ce que nous appelions de la « soupe » qui écrivent des choses dénuées de toute brillance de la langue, de toute invention, de toute personnalité, de toute poésie et beauté. A cela s’ajoute une redoutable stratégie dite « du coup » consistant à copier ce qui marche pour essayer de gagner gros, sans aucun esprit de continuité... Si nous parlons de l'invasion anglo-saxonne il ne faut surtout pas oublier que derrière tous les titres qui occupent les cinquante premières places de tous les « Cash-Box » du monde, il y a des mélodies, des textes, des individus de talent qui imposent une image. Encore faudrait-il que nous ayons - nous aussi - des produits qui fassent planer les gens, qui leur donnent envie d'acheter. Heureusement, nous avons quand même quelques pointures, je pense à Higelin ou Lavilliers même si ce ne sont pas mes goûts personnels.
Tel est Manset le producteur qui se double fort heureusement d'un artiste unique en son genre et dont chaque chanson est synonyme de l'état d'urgence dans lequel vivent les grands créateurs. Admiré autant que détesté. Il n'en possède pas moins le plus grand des talents, celui qui consiste en une forme absolue d'Intégrité permettant de rester soi-même en toute circonstance Pour preuve? Le splendide coffret de trois disques où il réunit ce qu'il pense être les meilleures chansons extraites de ses dix premiers albums. Vingt et un titres en tout dont l'écoute ne laisse plus aucun doute : l'œuvre de Manset existe hors du temps et possède une constance qu'aucun détail ne vient prendre en défaut : Une raison de plus d'entendre cet infatigable chercheur de « lumières » ...
J.-M. R. -

LE FIGARO (02/01/1985)