lum

LUMIERES (1984)

Critique de l'album parue dans Rock'n'Folk (1984)  (Auteur J.M. BAILLEUX)


GÉRARD MANSET : LUMIÈRES

Sobriété totale. Aucun crédit. Une décoration éthérée, l'esthétique de l'appartement des photos de  « Comme Un Guerrier » étendue à la pochette même. Nue. Aucun crédit : l'anonymat. Aucun signe distinctif : MANSET, de nouveau, se suffisant à lui-même.
Le lourd et lancinant martèlement de «  Lumières » qui n'aurait dû durer que trois minutes et enfonce le clou jusqu'à douze. Quelle solitude! Quelle oppression, quel enfermement! La liberté réduite au plus petit mouvement significatif.
C'est ainsi que cela commence. Presque toute une face qui se clôt sur une interrogation, « Que Deviens-tu ? », comme dirait la mauvaise critique, nous interpelle. Et toujours le martèlement du temps. Ce tic-tac,  qu'est-ce?  Clair. Un texte, une intonation qui nous ramène plus de dix ans en arrière, aux chefs-d'œuvre de « La Mort d’0rion n: «  Ils » ou « Vivent les Hommes ». Cette fois-ci, il ne s'agit plus d'un nébuleux humanisme, mais d’un vaste problème ontologique, de soi, de moi. De Lui. Que reste-t-il ? « Maisons, châteaux/Murs de sable, murs de vent... »
Manset est un moraliste doublé d'un mécréant. Il est revenu, revenu de la célébrité, revenu du voyage, de I’Extrêne-0rient, de la quête ou de la fuite, revenu de tout, et ne parvenant pas cependant à verser dans le cynisme ou la résignation. Manset est un esthète, c’est-à-dire, avant toute autre définition, quelqu'un qui a besoin de la beauté, de la vérité, de la liberté, d'un but. Manset est seul. Seul comme un chien abandonné; seul à en crever, seul à ne pas vouloir se ranger.
Manset n'a jamais écrit au hasard, mais ce disque est certainement l'album le plus intime, le plus réfléchi qu'il nous ait donné. C’est certainement ce qui fait son évidente  unité et la puissante correspondance entre la forme et le propos. Ne vous laissez pas prendre à l’impression que laisse la première écoute. Manset n'a pas choisi de nous amuser, mais de s'exprimer. Manset réalise d'un bout à l'autre de l'album ce qu'il n’avait atteint jusqu’alors que plus ou moins sporadiquement et ce qui fait d'un ACI (lire Auteur-Compositeur-Interprète) un Artiste : l'adéquation parfaite de la forme au fond. Alors les défauts mêmes de l'album, la pesanteur, la lancinance, la monotonie du rythme,  l’hypertrophie de la scansion par rapport à l’enluminure, la sobriété, la fragilité, voire la redite des mélodies, jusqu'au clin d'œil ringard de « Entrez Dans le Rêve », tout cela sert formidablement le propos de Manset et l'immédiatement imperceptible mouvement de sa pensée, donc de l'album. Son renoncement à l‘illusoire s'inscrit alors dans l'unité même du disque dont il devient absurde  d'extraire un titre, de l'isoler sans trahir celui qui l'a créé (fort heureusement, les radios  ne sont plus à une trahison près).
« Lumières» n'est pas un « concept album ». C'est mieux que cela, c'est une réflexion, et finalement pas si pessimiste qu'elle en a l’air a priori .
Quel rare plaisir en ces temps d’illusion inane. Manset cherche.
Avant il savait, maintenant il ne sait plus, avant il croyait, maintenant il ne croit plus («  Lumières »). Qu'est-il devenu '.’ Qu'est-il advenu de ses convictions, de ses révoltes, «Cristal taillé plus pur que le diamant qui devient sous nos doigts sable tout simplement » («  Que Deviens-tu ? ») ?
Alors il aspire à la modestie, à l'humilité, à l'anonymat, à la transparence.
« Mais c'est toujours trop loin/A portée de la main/Inaccessible/Pareil au cœur de la cible» («Finir Pêcheur »). Finir pêcheur, c'est en quelque sorte exorciser la monotonie de la vie par celle, ô combien plus pérenne, plus fascinante de la mer (un de ses vieux démons). Car ce qui est le plus grave, ce n'est pas la monotonie de la vie, c'est sa vacuité, son image  inverse, sa raideur (« Vies Monotones »).
Mais il faut bien vivre quand même, « continuer chacun pour soi », et plutôt que de se tuer, se laisser aller à rêver sur l'écran du désespoir, « puisque la vie n'est pas ce qu'on nous fait croire » (« Entrez Dans le Rêve »). Ou bien se détacher de tout sans haine, sans résignation, sans fuite. Aspirer à la sérénité, à la vraie pauvreté, à la sagesse. « Sortir/s'écarter de tout/Comme un enfant qui repose dans la vérité des choses/S'éloigner de tout, apprendre/A tenir debout/Sur la mer immense et douce/Apprendre/A  tenir debout » («Un Jour Etre Pauvre»).
Apaisé. La boucle est bouclée.

***************************************************************************************************

Critique de l'album parue dans Best (1984)  (Auteur J.M REUSSER)

« Lumières»? Six chansons nouvelles même si sans doute certaines d’entre elles existent depuis un bon moment (des siècles?) dans sa tête. Six titres qu'il signe en évitant les chemins trop connus parcours banalisés, les refrains entendus immédiatement jetables et les mots inutiles des rimes téléphonées. D‘accord, on n'en attend pas moins de lui qui nous a depuis toujours habitués à ne donner que le meilleur. A ne sortir que des disques nécessaires.
« Lumières » est un disque nécessaire. A acheter pour l’écouter chez soi (en soi ?) parce que conçu pour ça : on ne met pas impunément les deux titres les plus longs (« Lumières » frôlant les douze minutes, «  Finir Pêcheur» les huit) en début de chaque face. A écouter puis réécouter parce que c'est un disque riche, mais de tout ce qu'on voit le moins. Il faut chercher. Comme Manset.
Qui pratique de mieux en mieux le geste juste, tel un maître de Tai-Chi qui sait l'équilibre des contraires et bouge en parfaite harmonie. Qui pratique une forme d’ascèse, comme une résistance naturelle au superflu. Quand une note de guitare en vaut parfois dix mille, quand un simple piano en dit plus qu'un orchestre. Ou bien est-ce l'habitude des longs voyages vers l'Équateur et les temples d’Angkor? Savoir que moins on est chargé, plus on est mobile. Que l'on évite ainsi l'enracinement. Que l’on est donc bien plus à même de retrouver la forme dans laquelle toute vie profonde doit s'accomplir. Sans autre référence que sa propre expérience de guerrier impassible.

« Lumières»? Un message/filigrane qui atteint un tel point de transparence que chacun recevra ce qu'il saura entendre. Pour y lire l'histoire de sa propre histoire dans le silence serein réclamé par Manset quand il chante «  Parce que ça grandit l'homme de vivre sans parler, de vivre sans paroles et d'apprendre à se taire... ».


***********************************************************************************************************

Gérard Manset: l'homme invisible.
GÉRARD MANSET

d’aube en ombre


Il sculpte les silences des statues de pierre, il ausculte les ténèbres et vénère les profondeurs.  
Gérard Manset, poète sourd à l'inhumain préfère les maisons en  papier d'Orient  ses couleurs, ses parfums, ses reflets sur fond de guitare électrode ou de piano  solo, à nos préoccupations  urbaines.

Manset est sans aucun doute un homme de contrastes. Qui  se tapit dans  l'ombre pour  mieux  chanter
Lumières, son superbe dernier  33 tours.
Manset  se  ballade  sans bruit,  sans rumeur, comme un  poète déçu dans les avenues parallèles   de  la  chanson.  Une sorte d'homme  qui vient d'ailleurs, de funambule  suspendu  au-dessus  des amas de vies humaines,  de  hibou dans son disque perché,  inspiré par les cœurs noirs,  par  la  solitude,  le  désespoir,  par les  no man's  land et le silence.
Un  silence  qui lui  tient  à  cœur  au point que  ses chansons ressemblent souvent à des  histoires sans  parole. Manset fait  le  pont  aux soupirs  et aux  silences entre ses  notes électrifiées et ses  superbes soli de violoncelle.
Comme un ténébreux qui vit à contresens  de  la  foule,  qui   écarquille yeux   et  oreilles  à la  nuit  tombée,  qui fait jaillir de ses Lumières  des  chœurs somptueux,  à se  croire d'un  seul  coup plongé,  perdu  dans le  cœur  enfoui d'une gigantesque  cathédrale. En chaire et en os.
Des chœurs qui s'estompent pour laisser place  à  de  lancinantes  percussions  et à  un  solo  de  guitare  électrique et fiévreuse au milieu duquel le lion secoue  sa  crinière  à  chaque  coup  de fouet,  Derrière les barreaux de fer sans illusion,  Derrière  les  barreaux  de fer de sa prison.
Manset  a  sûrement  le  don   de  vous foutre un spleen  magistral, un  rayon  de cafard en  plein  soleil  et  des  amertumes aux  plus  optimistes.

Comme  un  être  longuement  éloigné de  la  planète  soudain  revenu  et  qui nous observe, un Pierrot des temps futurs tombé par mégarde dans le trou noir  béant  et  ressurgi  dans  une   poussière de  planètes et d'étoiles, un  Pierrot aux   rêves  noirs,  couleurs du  soir,  assis sur   le   bruit   de  la   mer,   un   Pierrot-pêcheur   « parce  que   ça  grandit l'homme,  qui  rêve  de  regarder   sans voir les enfants qui dansent au bord du miroir».
Pierrot des temps modernes et désuets,  installé  face   à  l'homme  d'aujourd'hui   comme  devant   un  immense écran  de  télé   dont  on  aurait  coupé   le son.  Les  personnages perdent  ainsi  sans les  mots tout leur  brio superficiel,  sans le  langage  codé  des  fards s'estompent, la   dignité   et   l'utopie  aussi.   L'homme devient risible et attristant.  Alors que  le silence  pourrait lui  refaire  une  beauté. N'est  pas  Chaplin  qui  veut!  Manset est son  quasi jumeau.  Sans  doute  un  Chaplin   dans   une   vie  antérieure,  à  moins qu'elle  ne fût  postérieure.  Peu  importe, il se fout du  temps.  Une  vie baignée de lumières dorées, de fêtes et d'étoiles, d'enfants,  une   vie  sans   haine  et  sans bruit aucun.
Manset est  terrifiant  de  tendresse et de  sérénité,  une  tendresse  d'ailleurs. D'où son amour et son attrait sûrement pour  l'Orient,  ses  couleurs, sa  sagesse, son  espace sans  horizon.  Une  tendresse sans  humour et sans  heurts, sans  cris et sans  complainte.  Un  calme céleste. Un être noir de  pied  en cap.  Mais d'un noir lumineux.  Un  extérieur nuit!  Mais  un Zorro 85 qui  prêche l'humilité et l'innocence, si noir  d'apparence  qu'il  ne peut être  qu'illuminé  de  l'intérieur.  Pas  au sens   mystique  dans   lequel  il  est  casé depuis  des   années-lumière ...   Pas   une noirceur irrémédiable, horrifiante et négative.  Illuminé au  sens  généreux du terme.
Tant éclairé même qu'il vit au  grand jour la nuit tombée. Parce que  les ténèbres ont toujours ressourcé les esprits rêveurs, parce que lorsque les villes dorment, seul  le  souffle des  êtres - malfrats ou bonshommes, Apollon ou affreuses créatures - s'entend.  Comme l'encre  qui  s'étale,  la  nuit  recouvre âmes  et buildings de  sa  cape,  gigantesque bâche de velours sombre qui étouffe les horreurs et les cris, les rumeurs, les amours, les faims et les richesses. L'égalité retombe quelques heures durant. Seul  trône le silence. Et Manset, en sémaphore,  qui observe. 
Annie Morillon (Chanson Magazine, n°17, Mai 1985)


*********************************************************************************************************

ROCK n°80 (septembre1984) par José-Ferré

La production musicale actuelle est la proie des tacticiens, c'est-à-dire d’affolés qui raisonnent sur le court terme, la séduction  immédiate et superficielle, de « m'as-tu-vu » cyniques qui se renient disque après disque.
Dans ce paysage dérisoire, Manset fait exception. C'est un stratège : seul le long terme l'intéresse. Depuis seize ans, il bâtit pierre à pierre une œuvre puissante et mélancolique, ancrée dans le présent et pourtant  hors des modes. Manset n'est pas seulement chanteur, compositeur, auteur, musicien, producteur ou ingénieur du son;  c'est  un artiste.
« Lumières », son onzième album, en est le dernier témoignage A la fois sans surprise et toujours étonnant. On y retrouve toutes les caractéristiques de l'art de Manset : une voix fragile comme celle d'un officiant, servant le lyrisme retenu de musiques et d'une écriture très classique, inspirée, riche d'images qui ont pu passer pour emphatiques, mais qui, avec le temps, se révèlent d'une rare simplicité. Comment mieux dire « Nous avons des vies monotones/rien dans le cœur rien dans la main/Comme on ne dit plus rien à personne/Personne ne nous dit plus rien » ?
Une fois de plus Manset parle de la solitude, du rapport au temps, de recherche de la paix intérieure, de la mort des choses et des illusions. Bien mieux que d'autres qui font la course aux mots branchés, Manset décrit le  présent en utilisant une symbolique éternelle.  A la fois chroniqueur et métaphysicien.
Brillant de bout en bout, riche de mélodies  évidentes  et  superbes, d'une production implacable (toujours pas de synthés, mais des sons de guitares, de piano, de chœurs, de cordes et de batterie à faire pâlir), « Lumières » est l'un des meilleurs albums de Manset. Un disque mûr comme un beau fruit. Un classique. Rare.

  **************************************************************************************************
CONSTAT PAÏEN OU NOUVELLE PRIÈRE ?
Chronique de Thierry Fécamp pour Guitares et Claviers N°46 (Nov.1984)

Ou bien les deux ? Le premier communiant (lui sur la pochette, à n'en point douter) qu'on pleure, c'est Gérard ; le dernier Mohican qui déplore, c'est Manset. Les hommes ne sont jamais à l'image des êtres, observe l'artiste depuis le début de sa carrière, d'où cet infini désespoir. Or, le propos de Manset est à la fois beaucoup plus vaste et beaucoup plus singulier. Sinon, il figurerait au tableau d'honneur des chanteurs à texte, à messages, à proclamations, bref, parmi les emmerdeurs. Lui, purge sa vision douloureuse en s'appuyant sur une console, comme d'autres libèrent leur subconscient, allongés sur un canapé. L'ordre de la mesure permet le désordre des idées. Ainsi Lumières, le titre que l'on retiendra de cet album, débite une rigueur musicale où les mots, sans logique, chorusent des images vigoureuses. Sans apparat, sans ornements, sans fards, un piano raide comme l'injustice et une guitare muselée comme la parole soutiennent le verbe : débuts de phrase répétés comme dans un hoquet de dépit, connue une montée de colère. Le reste est à l'avenant : magique. Manset ne chante pas, il incante et laisse le flot monter du tréfonds de sa carcasse ; et l’écho des notes permet d'entendre un peu de la nôtre.

*************************************************************************************************