GÉRARD
MANSET : LUMIÈRES
Sobriété
totale. Aucun crédit. Une décoration éthérée, l'esthétique de
l'appartement des
photos de « Comme
Un Guerrier »
étendue à la pochette même. Nue. Aucun crédit : l'anonymat. Aucun signe
distinctif : MANSET, de nouveau, se suffisant à lui-même.
Le
lourd et lancinant martèlement de « Lumières » qui
n'aurait dû durer
que trois minutes et enfonce le clou jusqu'à douze. Quelle solitude!
Quelle
oppression, quel enfermement! La liberté réduite au plus petit
mouvement
significatif.
C'est
ainsi que cela commence. Presque toute une face qui se clôt sur une
interrogation, « Que Deviens-tu ? », comme
dirait la mauvaise
critique, nous interpelle. Et toujours le martèlement du temps. Ce
tic-tac, qu'est-ce?
Clair. Un texte, une
intonation qui nous ramène
plus de dix ans en arrière, aux chefs-d'œuvre de « La Mort d’0rion n:
«
Ils » ou « Vivent les Hommes ». Cette fois-ci, il ne
s'agit plus d'un
nébuleux humanisme, mais d’un vaste problème ontologique, de soi, de
moi. De Lui.
Que reste-t-il ? « Maisons, châteaux/Murs de sable, murs de
vent... »
Manset
est un moraliste doublé d'un mécréant. Il est revenu, revenu de la
célébrité,
revenu du voyage, de I’Extrêne-0rient, de la quête ou de la fuite,
revenu de
tout, et ne parvenant pas cependant à verser dans le cynisme ou la
résignation.
Manset est un esthète, c’est-à-dire, avant toute autre définition,
quelqu'un
qui a besoin de la beauté, de la vérité, de la liberté, d'un but.
Manset est
seul. Seul comme un chien abandonné; seul à en crever, seul à ne pas
vouloir se
ranger.
Manset
n'a jamais écrit au hasard, mais ce disque est certainement l'album le
plus
intime, le plus réfléchi qu'il nous ait donné. C’est certainement ce
qui fait
son évidente unité
et la puissante
correspondance entre la forme et le propos. Ne vous laissez pas prendre
à l’impression
que laisse la première écoute. Manset n'a pas choisi de nous amuser,
mais de s'exprimer.
Manset réalise d'un bout à l'autre de l'album ce qu'il n’avait atteint
jusqu’alors
que plus ou moins sporadiquement et ce qui fait d'un ACI (lire
Auteur-Compositeur-Interprète)
un Artiste : l'adéquation parfaite de la forme au fond. Alors les
défauts mêmes
de l'album, la pesanteur, la lancinance, la monotonie du rythme, l’hypertrophie de la
scansion
«
Lumières» n'est pas un « concept album ». C'est mieux
que cela, c'est
une réflexion, et finalement pas si pessimiste qu'elle en a l’air a
priori .
Quel
rare plaisir en ces temps d’illusion inane. Manset cherche.
Avant
il savait, maintenant il ne sait plus, avant il croyait, maintenant il
ne croit
plus (« Lumières »). Qu'est-il devenu '.’ Qu'est-il
advenu de ses
convictions, de ses révoltes, «Cristal taillé plus pur que le diamant
qui
devient sous nos doigts sable tout simplement » («
Que Deviens-tu ?
») ?
Alors
il aspire à la modestie, à l'humilité, à l'anonymat, à la transparence.
« Mais
c'est toujours trop loin/A portée de la main/Inaccessible/Pareil au
cœur de la
cible» («Finir Pêcheur »). Finir pêcheur, c'est en quelque sorte
exorciser la
monotonie de la vie par celle, ô combien plus pérenne, plus fascinante
de la
mer
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Critique de l'album parue dans Best (1984) (Auteur J.M REUSSER)«
Lumières»? Six chansons nouvelles même si sans doute certaines d’entre
elles
existent depuis un bon moment (des siècles?) dans sa tête. Six titres
qu'il
signe en évitant les chemins trop connus parcours banalisés, les
refrains
entendus immédiatement jetables et les mots inutiles des rimes
téléphonées.
D‘accord, on n'en attend pas moins de lui qui nous a depuis toujours
habitués à
ne donner que le meilleur. A ne sortir que des disques nécessaires.
«
Lumières » est un disque nécessaire. A acheter pour l’écouter chez soi
(en soi ?)
parce que conçu pour ça : on ne met pas impunément les deux titres les
plus
longs (« Lumières » frôlant les douze minutes, «
Finir Pêcheur» les
huit) en début de chaque face. A écouter puis réécouter parce que c'est
un
disque riche, mais de tout ce qu'on voit le moins. Il faut chercher.
Comme
Manset.
Qui
pratique de mieux en mieux le geste juste, tel un maître de Tai-Chi qui
sait
l'équilibre des contraires et bouge en parfaite harmonie. Qui pratique
une
forme d’ascèse, comme une résistance naturelle au superflu. Quand une
note de
guitare en vaut parfois dix mille, quand un simple piano en dit plus
qu'un
orchestre. Ou bien est-ce l'habitude des longs voyages vers l'Équateur
et les
temples d’Angkor? Savoir que moins on est chargé, plus on est mobile.
Que l'on
évite ainsi l'enracinement. Que l’on est donc bien plus à même de
retrouver la forme
dans laquelle toute vie profonde doit s'accomplir. Sans autre référence
que sa
propre expérience de guerrier impassible.
« Lumières»? Un message/filigrane qui atteint un tel
point de transparence que chacun recevra ce qu'il saura entendre. Pour
y lire l'histoire
de sa propre histoire dans le silence serein réclamé par Manset quand
il chante
« Parce que ça
grandit l'homme de vivre
sans parler, de vivre sans paroles et d'apprendre à se
taire... ».
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Il sculpte les silences des statues de pierre, il ausculte les ténèbres et vénère les profondeurs.
Gérard
Manset, poète sourd à l'inhumain préfère les maisons en papier
d'Orient ses couleurs, ses parfums, ses reflets sur fond de
guitare électrode ou de piano solo, à nos préoccupations
urbaines.
Manset est sans aucun doute un homme de contrastes. Qui se tapit dans l'ombre pour mieux chanter
Lumières, son superbe dernier 33 tours.
Manset
se ballade sans bruit, sans rumeur, comme un
poète déçu dans les avenues parallèles de la
chanson. Une sorte d'homme qui vient d'ailleurs, de
funambule suspendu au-dessus des amas de vies
humaines, de hibou dans son disque perché, inspiré
par les cœurs noirs, par la solitude, le
désespoir, par les no man's land et le silence.
Un
silence qui lui tient à cœur au point
que ses chansons ressemblent souvent à des histoires
sans parole. Manset fait le pont aux
soupirs et aux silences entre ses notes électrifiées
et ses superbes soli de violoncelle.
Comme un ténébreux qui
vit à contresens de la foule, qui
écarquille yeux et oreilles à la
nuit tombée, qui fait jaillir de ses Lumières
des chœurs somptueux, à se croire d'un
seul coup plongé, perdu dans le cœur
enfoui d'une gigantesque cathédrale. En chaire et en os.
Des
chœurs qui s'estompent pour laisser place à de
lancinantes percussions et à un solo
de guitare électrique et fiévreuse au milieu duquel le lion
secoue sa crinière à chaque coup de
fouet, Derrière les barreaux de fer sans illusion,
Derrière les barreaux de fer de sa prison.
Manset
a sûrement le don de vous foutre un
spleen magistral, un rayon de cafard en
plein soleil et des amertumes aux
plus optimistes.
Comme un être
longuement éloigné de la planète soudain
revenu et qui nous observe, un Pierrot des temps futurs
tombé par mégarde dans le trou noir béant et
ressurgi dans une poussière de planètes
et d'étoiles, un Pierrot aux rêves noirs,
couleurs du soir, assis sur le
bruit de la mer,
un Pierrot-pêcheur « parce
que ça grandit l'homme, qui rêve
de regarder sans voir les enfants qui dansent au bord
du miroir».
Pierrot des temps modernes et désuets,
installé face à l'homme
d'aujourd'hui comme devant un
immense écran de télé dont on
aurait coupé le son. Les personnages
perdent ainsi sans les mots tout leur brio
superficiel, sans le langage codé des
fards s'estompent, la dignité et
l'utopie aussi. L'homme devient risible et
attristant. Alors que le silence pourrait lui
refaire une beauté. N'est pas Chaplin
qui veut! Manset est son quasi jumeau.
Sans doute un Chaplin dans
une vie antérieure, à moins qu'elle
ne fût postérieure. Peu importe, il se fout du
temps. Une vie baignée de lumières dorées, de fêtes et
d'étoiles, d'enfants, une vie sans
haine et sans bruit aucun.
Manset est
terrifiant de tendresse et de sérénité,
une tendresse d'ailleurs. D'où son amour et son attrait
sûrement pour l'Orient, ses couleurs, sa
sagesse, son espace sans horizon. Une tendresse
sans humour et sans heurts, sans cris et sans
complainte. Un calme céleste. Un être noir de
pied en cap. Mais d'un noir lumineux. Un
extérieur nuit! Mais un Zorro 85 qui prêche
l'humilité et l'innocence, si noir d'apparence qu'il
ne peut être qu'illuminé de l'intérieur.
Pas au sens mystique dans
lequel il est casé depuis des
années-lumière ... Pas une noirceur
irrémédiable, horrifiante et négative. Illuminé au
sens généreux du terme.
Tant éclairé même qu'il vit au
grand jour la nuit tombée. Parce que les ténèbres ont toujours
ressourcé les esprits rêveurs, parce que lorsque les villes dorment,
seul le souffle des êtres - malfrats ou bonshommes,
Apollon ou affreuses créatures - s'entend. Comme l'encre
qui s'étale, la nuit recouvre âmes et
buildings de sa cape, gigantesque bâche de velours
sombre qui étouffe les horreurs et les cris, les rumeurs, les amours,
les faims et les richesses. L'égalité retombe quelques heures durant.
Seul trône le silence. Et Manset, en sémaphore, qui
observe.
Annie Morillon (Chanson Magazine, n°17, Mai 1985)
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ROCK n°80 (septembre1984) par José-Ferré
Ou bien les deux ? Le premier communiant (lui sur la pochette, à n'en point douter) qu'on pleure, c'est Gérard ; le dernier Mohican qui déplore, c'est Manset. Les hommes ne sont jamais à l'image des êtres, observe l'artiste depuis le début de sa carrière, d'où cet infini désespoir. Or, le propos de Manset est à la fois beaucoup plus vaste et beaucoup plus singulier. Sinon, il figurerait au tableau d'honneur des chanteurs à texte, à messages, à proclamations, bref, parmi les emmerdeurs. Lui, purge sa vision douloureuse en s'appuyant sur une console, comme d'autres libèrent leur subconscient, allongés sur un canapé. L'ordre de la mesure permet le désordre des idées. Ainsi Lumières, le titre que l'on retiendra de cet album, débite une rigueur musicale où les mots, sans logique, chorusent des images vigoureuses. Sans apparat, sans ornements, sans fards, un piano raide comme l'injustice et une guitare muselée comme la parole soutiennent le verbe : débuts de phrase répétés comme dans un hoquet de dépit, connue une montée de colère. Le reste est à l'avenant : magique. Manset ne chante pas, il incante et laisse le flot monter du tréfonds de sa carcasse ; et l’écho des notes permet d'entendre un peu de la nôtre.
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