MANSET : ROYAUME DE SIAM

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 ROYAUME DE SIAM
Roman de Gérard Manset

Gérard Manset est de retour! Que les fanas du musicien, pourtant, ne se réjouissent pas trop vite: pour lui, la musique appartient au passé.  Non,  s'il  voyage toujours en solitaire, il ne fait plus de chansons.  C'est bien dommage, certes,  mais entre un séjour aux antipodes et une expo de peintures ou de photos, il trouve quand même le  temps d'écrire: un roman.

En choisissant Paroles et Musique l'an dernier - cf.  PM 59, dossier exclusif de 16 pages - pour lancer un adieu définitif (?) au métier et surtout pour dresser le « bilan » de sa carrière d'auteur-compositeur-interprète (une œuvre de douze albums -toujours  disponibles - qu'il estime achevée, bouclée), Gérard Manset annonçait en quelque sorte sa reconversion aux arts graphiques. Il avait déjà exposé ses dessins et peintures (Manset est un ancien élève des Beaux-Arts) dans plusieurs galeries parisiennes notamment et, au printemps 86, c'est le réseau FNAC qui accueillait sa première exposition de photographies en couleurs, Chambres d'Asie.

C'est avec moins d'enthousiasme  en apparence, plus de détachement, qu’il me confiait alors son goût pour l'écriture, et son intention d'écrire:
- Sur tes voyages? Tu as toujours refusé d'en parler !
- J'écris toujours un carnet de voyages, oui, mais pour moi, sans intention de le publier . . . Comme je ne suis pas un imaginatif, j’ai toujours voyagé, pour voir beaucoup de choses, pour me constituer un petit fonds de commerce personnel,  des archives portatives . ..
Et vogue la galère ! Quand les autres, quotidiennement, prennent « le  train  du  soir », Manset  emprunte à nouveau « la route de terre », s'en allant archiver des images des« îles de la Sonde», de « la Mer Rouge », et encore et toujours de Thaïlande. Et puis, « pas mal de journées sont passées » . . Cette année-là, pas de « rendez-vous d'automne », mais début février 87, l'homme d’ «ailleurs » resurgit! Réapparition soudaine, surprenante, mais pas vraiment inattendue. Coup de fil à PM : c'est bref, impérieux, comme un appel à l’aide.
-J'ai besoin de toi,  demain,  trouve-toi trois heures. J'ai quelque chose à te montrer.
Sans plus de précisions. Mais cet oiseau-là, j'ai appris à le connaître et - dois-je le dire ? - à l'aimer en  tant que frère humain, quand depuis longtemps déjà je nourrissais pour l'artiste une profonde admiration. Pas d'hésitation qui vaille, pas de tergiversation qui tienne : « C'est d'accord, à demain». Sentiment d'urgence.
Paris, 17ème  arrondissement. Gérard  Manset me tend un manuscrit volumineux : « Voilà, j'ai passé  quatre mois à l'écrire, je voudrais ton avis. Un éditeur est prêt à le publier, mais je ne le souhaite plus,  alors j'ai tout bloqué  » !
Le temps pour lui d'attirer mon attention sur certains  passages  particuliers et me voilà parti vers le  troquet le plus proche, mon paquet de feuillets sous le bras, histoire de me retrouver dans les conditions  normales du  lecteur - sans interférence possible de l'auteur. J'ai, en effet, deux heures et demie à trois heures devant moi.
Le  titre  d'abord. Ça s'appelle Royaume de Siam. Ben voyons. Ça rappellera quelque chose aux initiés.  Le genre ensuite : tiens, c'est un roman ! Quelques sondages, une lecture en diagonale et, illico, je suis soufflé par le style ! D'accord, je connais bien ses textes de chansons, je sais leur valeur, mais d'une chanson à un roman,  il y a un fossé de quelque 200  pages, c'est l'écart entre le ruisseau et l'océan (sans  notion de hiérarchie), deux modes d'expression tout à fait différents.
Et je suis pris dans la nasse de ses mots, de ses phrases, les pages s'enchainent les unes aux autres, les images défilent, l'écriture est superbe, d'une poésie naturelle, la narration est vivante, tout en demi-teintes (malgré l'aveuglante lumière du royaume thaï), d'une formidable sensibilité. Comme une peinture impressionniste. Pas de chiqué, ça vient de l'âme et non du tiroir-caisse : si violence il  y a, elle est dans le verbe, dans la difficulté de (sur)vivre des personnages, dans les sentiments exacerbés et  pourtant dissimulés.
Rage et pudeur. Bref, c'est Royaume de Siam, le témoignage sensible d'une réalité contemporaine, vécue sur le terrain (terribles pages, empreintes d'émotion insoutenable que celles qui décrivent un camp de réfugiés cambodgiens - à l'agonie - à une quinzaine de km de la ligne de feu!) , à des années­ lumière par exemple de l'exotisme de pacotille du dernier S. O.S. en cloque à Bangkok!
L'histoire? Pour sa partie  romancée, je ne dirais pas qu'elle est subalterne, pas du tout - elle m'a fait penser à cette magnifique chanson  de  Gilbert  Laffaille « Petites  filles de Chiang-Maï » -. mais elle m'est apparue davantage comme un prétexte à décrire les servitudes et les mœurs d'une contrée déchirée,  livrée en pâture aux « charters de rapaces » . . .  Prétexte aussi, bien que tout soit lié, à dérouler une  écriture admirable, à faire œuvre d'écrivain, car c'est bien là l'essentiel  : UN ECRIVAIN  EST NÉ.
J'apprendrai  plus tard que, sans mon « intervention », ce livre ne serait peut-être jamais sorti. L'éditeur  voulait le présenter comme étant un récit de voyage du chanteur Gérard Manset, avec des cahiers photos à l'intérieur. Manset s'y opposait bien évidemment; il y aurait eu - pour le moins - erreur sur la marchandise. En se fiant à ma réaction spontanée de premier lecteur « innocent », sans me prévenir  Manset me faisait endosser la responsabilité de la parution ou non de l'ouvrage.
Accordant à mes dires, appréciations, critiques et suggestions, un crédit -dont je ne pouvais soupçonner les conséquences - il a su aussitôt , dans l ‘après -midi même , convaincre son éditeur d'en accepter la publication sans conditions. Et c'est justice que de reconnaitre aujourd'hui à celui-ci le courage d'avoir osé publier un livre de Manset. .. sans qu'aucune référence au chanteur n'apparaisse, sans que nulle part dans cet ouvrage on ait cherché à utiliser son potentiel commercial (des centaines de  milliers d'albums vendus) à des fins promotionnelles. Rien qu'un roman, un premier roman d'un auteur qu'on aperçoit seulement de dos sur la  quatrième de couverture, un nommé - comment dites-vous déjà? - Gérard Manset.
Si ça se trouve, son deuxième roman - parce qu'il y en aura d'autres, c'est évident -s'intitulera Rien  à raconter! C'est qu'il en est bien capable,  l'oiseau !

Fred HIDALGO
- Royaume de Siam, roman de Gérard Manset à paraitre fin avril (Ed. Aubier, 223 p., 82 F).

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Sujet délicat : Manset aime les nymphettes, faites passer. Et pourtant je l'aime. En chansons. Or, en 1986, notre ami Gérard publie “Royaume de Siam”, non plus l'album qui marque le début de sa grande carrière disquaire, mais un roman, aux éditions Aubier, marquant le début et la fin de son essor littéraire. La fin, parce qu'il a voulu s'expliquer, s'exprimer plutôt car il n'explique rien, sur ce qui lui tient le plus à cœur. Des légendes courent sur Manset, en raison de sa propension farouche au secret. Cela rime. Manset fréquenterait le Triangle d'Or, où il ménerait de temps en temps la vie de Henri de Monfreid, voir “Les Secrets de la Mer Rouge”.
En fait, Manset accomplit pour son propre compte le sex-tourisme, à Bangkok et dans tout le Siam, hideusement rebaptisé Thaïlande par nos hideux anglolâtres, “le pays des Thaï”. Peut-être même s'y est-il marié, peut-être y a-t-il procréé : rien n'est certain, “tout est dans mes chansons”, dit-il, et à présent dans son roman, mais à quel point transposé, transformé ? Le “je” du narrateur est-il Gérard Manset ? Pouvons-nous être poursuivi en diffamation ? Le personnage donc dirons-nous recherche dans le Siam un idéal féminin, une femme dont il est amoureux, ou plutôt plusieurs femmes, très semblables par le fait de l'appartenance à une ethnie commune (Tous les Chinois se ressemblent”, “Tous les Blancs se ressemblent”, cf. “Les Météores” de Michel Tournier).
Ces jeunes filles ont de quatorze à seize ans, mais aucun âge précis n'est indiqué dans le livre. Ce sont des filles à qui l'on donne de l'argent. Là-bas, tout le monde lutte contre la misère, et c'est l'unique moyen de survivre pour les jeunes filles, et les jeunes garçons, vous diront les connaisseurs. Ces filles doivent être sauvées de la prostitution sale, et pour cela, bienheureuses celles qui tombent entr eles mains de Gérard Manset, qui les traite bien, avec douceur, avec considération, avec amour, et même avec respect. De plus, il leur permet de subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles.
Cependant, la famille joue l'entremetteuse, quand il ne s'agit pas d'intermédiaires que sous nos latitudes nous n'hésiterions pas à appeler du beau nom de maquereaux. Ces jeunes filles sont donc liées par un contrat à une mère (est-ce leur mère ?), ou à un oncle (même question), desquels il vaudrait mieux se séparer pour vivre paisiblement avec le Monsieur Blanc si respectueux, mais avec lesquels il convient de ne pas trop distendre les liens ou rompre, sous peine de se voir couler sur les trottoirs ou les pilotis les plus crasseux. Manset manifeste le plus profond respect à l'égard de ces courtisanes les plus ingénues, il les traite comme un amoureux courtois ménageait sa dame suzeraine : mélange des genres.
C'est une autre civilisation. Il existe un abîme entre la prostituée de Pigalle (1 trou : 200 F, les deux trous : 350 F seulement) et la fille de Bangkok, inconsciente de ce que nous appellerions et qu'elle n'appelle pas sa déchéance. La jeune femme de Bangkok a conservé son ingénuité, sa virginité. Au contact de la pine blanche et chinoise, elle a développé sa sensibilité, sa subtilité amoureuse, sa psychologie, son cœur, tous là pour garantir l'intégrité subtile de toute la gamme des délicieuses complications amoureuses. Elle est encore capable de jouir. Elle n'éprouve aucun écœurement ou dégoût de soi face à ce Grand Homme d'une civilisation supérieure qui la traite si bien et lui manifeste tant d'égards.
Trouver la vierge dans la putain, étroitement mélées, voilà qui peut satisfaire l'érotisme masculin le plus raffiné d'Occident. Le lecteur comprendra que nous sommes ici rendus très loin des catégories morales ordinaires occidentales. Manset joue le Nabokov sur une grande échelle, avec un éventail affectif bien plus nuancé. Il n'est qu'un amoureux transi, passant de cette fille à cette autre, contrarié par ces salauds d'intermédiaires, plus ou moins liés à la créature de rêve par leur parenté, et qui déplacent la jeune fille au gré des intérêts de leurs grossiers bénéfices, au lieu de la garder sous cloche protectrice en attendant que le Blanc revienne en vacances.
Ces gens-là sont des profiteurs. Et Manset, direz-vous, n'en profite-t-il pas lui aussi ? Il y a tout lieu de le croire. Une scène à la fin de l'ouvrage y incite : retrouvant une ancienne conquête à l'âge canonique de seize ans, usée par l'alcool, la drogue un peu et les déceptions beaucoup, il se met à conclure qu'en vérité, l'idéal féminin de ce pays se dégrade, et qu'il est temps de retrouver les brumes d'Europe. L'argumentation est bien connue : ces filles-là sont beaucoup plus mûres que leurs contemporaines de France, elles seraient sinon de toute façon mariées à un plus vieux qui les rudoierait, au mieux, ou les battrait, les feraient trimer et accoucher à cadence accélérée ; pourquoi plaquer à tout prix notre morale judéo-christiano-puritaine et j'en passe sur des civilisations lointaines et respectables, puisqu'ici la prostitution appelons les choses par leur nom est chose ancestrale pour les jeunes filles (à moins que ce commerce ne se soit comme il faut s'y attendre développé qu'avec l'arrivée des Blancs ?). Mais rétorquera le moraliste, n'est-ce pas aussi introduire nos maudites mœurs de chez nous dans un pays pur que d'entretenir le sale marché de la chair fraîche ?
Le débat et le cul restent ouverts : devons-nous, pouvons-nous importer des Siamoises, des Philippines ou des Mauriciennes, toutes candidates enthousiastes à l'abandon de leur pays, bizarre enthousiasme n'est-il pas vrai et bien révélateur ? Les épouser, les décevoir par le climat, la dureté d'ici ? Sont-elles plus malheureuses ici ou là-bas ? Manset a-t-il sauvé une pute pure ? Tous les hommes n'ont-ils pas ce fantasme, et ne laissent-ils pas l'objet de leurs désirs en plan après consommation ? N'y a-t-il pas dans cette extrême délicatesse, courtoisie, pudeur du personnage de Manset, faux masque sans doute, une bonne dose d'hypocrisie ? Un malaise court ainsi tout au long du livre, du moins pour le lecteur occidental imprégné d'occidentalisme.

"Royaume de Siam" par Gérard Manset, Aubier, (1987)

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Manset est toujours là où on ne l'attend pas. Après la chanson et la peinture, le voici du côté du roman — son premier. Pas d'histoire à proprement parler, juste les errances d'un Européen en Thaïlande, les coups de coeur d'un homme ordinaire (?) pour un pays et pour ses filles aux yeux de soie. D'un amour à l'autre, d'un village à l'autre, une promenade étrange au royaume de Siam, le coeur déchiré par trop de beauté et trop de tristesse. Le héros de ce livre nous est familier, il raconte l'histoire que nous racontait ce chanteur que nous aimions tant — dans la même langue concise, avec les mêmes images flamboyantes qui tout à coup illuminent la grisaille d'une vie (prisonnière de l') inutile...
« Royaume de Siam » par Gérard Manset (éd. Aubier)

Paru dans BEST (1986) pour la sortie du roman

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CHAMBRES D'ASIE
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Autre talent et  passion :  la photographie, ce livre nous fait partager les aventures du voyageur solitaire en Asie, les photos hors des sentiers battus nous donnent une vision de l'Asie telle qu'on ne l'imagine pas, la vie réelle des quartiers loin des palaces et des plages de sable fin, les yeux des enfants riches d'émotions, l'Orient majuscule.
"Chambres d'Asie" par Gérard  Manset, Aubier (1987)

WISUT KASAT
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Wisut kasat (nom du quartier chaud de Bangkok) est un récit de voyage, dans lequel le texte essaie de dialoguer avec la photo toujours en noir et blanc, sans que jamais l'un ne prenne le pas sur l'autre.
On y suit le trajet d'un voyageur anonyme en Asie-Indonésie, enAmérique du Sud et à Cuba qui s'articule, dans le livre, en quatre parties distinctes. Texte et image essaient d'y proposer une école du regard, une attention aux détails et corps humains, tout en trouvant la distance (littéraire et photographique) nécessaire pour rendre compte, sans jamais les violer, de l'intimité des paysages traversés et des êtres rencontrés.
"Wisut Kasat", par Gérard Manset , Les Belles Lettres (1994)
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L'anti-interview (par Bernard Moruno) (1994)
Gérard Manset existe. Je l'ai rencontré au Royal Villiers porte de Champerret. Comme il est assis près de la porte d'entrée du café-restaurant, je le reconnais avant d'arriver à sa hauteur. Quand je me présente à lui, Gérard Manset m'accueille froidement. D'emblée, je le trouve antipathique avec sa tête fermée à double tour. A la vérité, je m'attendais au pire depuis qu'il m'avait posé ses conditions au téléphone : ni photo de lui ni questions-réponses, uniquement un portrait écrit entrecoupé de quelques propos recueillis qu'il devait relire avant publication.
Bien sûr, il eût été facile de refuser. Mais, à partir de l'instant où il était possible de le voir, j'acceptais sa mauvaise humeur par respect pour l'auteur d'Animal, on est mal (1968). On ne croise pas tous les jours le yéti du show-business ! A peine suis-je installé en face de lui qu'il appuie sur un petit magnétophone pour nous enregistrer. Je sors le mien. Manset explique alors que les contacts humains ne doivent pas déboucher sur des discussions imprimées: "Je préfère éviter de savoir qu'il existe un public". Enfin un peu d'élégance de la part de celui qui est presque devenu esclave de sa non-image. Dans son aversion à se livrer au premier venu il précise : " Je suis détaché depuis mes 15-18 ans de tout ce qui est esbroufe. Les compliments me font rentrer dans ma coquille."
Dans notre discussion, il me soutient que Jean d'Ormesson représente le père que tout le monde veut avoir". Je rétorque : "D'Ormesson ne me fait pas rêver !" Manset, méprisant : "Moi, je n'ai pas besoin de rêver ! C'est ça la différence ! Moi. je rêve toute la journée !" Lui, l'artiste, et moi, le connard de service. Il est même devenu odieux lorsque le garçon a voulu être réglé avant de manger sur le pouce.
La haine de la séduction
Que m'est-il parvenu de Manset qui ne veut pas qu'on l'aime pour ce qu'il fait? Son manque d'assurance, ses doutes permanents et son absence totale de séduction putassière. L'auteur d'exceptionnels albums, constellés de chefs-d'oeuvre connus (Y'a une route, Il voyage en solitaire, Prisonnier de l'inutile) ou méconnus (Entrez dans le rêve, Finir pêcheur) a l'air tragique du débutant qui cherche sa voie. Une légende vivante dans la peau du commun des mortels. A la fois vierge et revenu  de tout, il vit sa renommée d'une manière posthume. Je suis incapable de parler de sa littérature qui se referme dès qu'elle commence à s'ouvrir : une pensée cloporte. Un livre noir sur l'errance avec des photos d'un auteur en deuil de sa vie. Bien qu'il aime se méler aux enfants, Gérard Manset est tristement adulte (en tout cas, ce lundi 7 février), le fait de l'avoir vu a tué l'humanité de son livre. Je savais que des salauds pouvaient être de grands écrivains (Jouhandeau, par exemple); mais je ne me doutais pas qu'un type aussi recroquevillé pouvait donner de si belles chansons. J'ai fini par lui dire que son malaise ressemblait à une anecdote comparé à l'angoisse de Fernando Pessoa. J'ai eu droit à cette réponse: " Je ne peux connaître que ce qui est médiatisé... " (!) Avec ma meilleure volonté, je retiens :" Je n'ai pas de référence [....|. Je suis sensé appartenir à une différence et cette dernière ne peut pas s'exprimer si elle devient généralité, globalité. Il existe encore de petites îles qui contiennent un village, des plages, des pêcheurs et des familles.." Quoique, pour cette dernière remarque. on croit entendre Antoine, le représentant de commerce des paradis terrestres. Gérard Manset gagne à être méconnu : il a quelque chose à écrire, mais rien à dire. La prochaine fois, j'irai voir Frédéric François....


AQUI TE ESPERO
ATE
La version Amérique du Sud des chambres d'Asie, photos de voyages
"Aqui Te Espero", par Gérard Manset, Les Belles Lettres (1994)

72 H A ANGKOR
72
Ce qui est étrangement troublant et émouvant - unique? - c'est que les mots soient les mêmes, les images inchangées. Que les arpenteurs impénitents aient croisé un même site à tant de dizaines, voire une centaine d'années d'écart avec la même approche, la même stupéfaction autodidacte ou érudite. Stupéfaction divulguée partiellement, ou non, en leur temps, par la photo ou la gravure, mais que rien n'atténue: ici le temps s'est ramassé pour n'être plus qu'un identique silence aimé.

"72 Heures à Angkor", par Gérard Manset, 60p, Les Belles Lettres (2000)


MANSET ROMANCE MANSET
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On a toujours quelque peine à le croire vraiment, mais Gérard Manset est beaucoup moins secret que sa légende l’affirme. En cinq premiers livres, il avait déjà raconté beaucoup de ses voyages, de son univers, de ses rêveries. Voici qu’il raconte sa vie dans un roman sur ses débuts et sur ses années 60-70 quelque part vers les sommets du chic rock français, mais aussi sur sa vie aujourd’hui – studios, " promos ", coulisses, dîners, cocktails, bas-fonds du métier... Sans qu’il cherche explicitement à abreuver le lecteur de gossips choisis, on croise beaucoup de célébrités de l’époque, croquées souvent d’une phrase dessinée au fusain (comme " ce Gitan à crinière maintenant blanche, l’œil acéré, petit homme époustouflant de charisme qui avait fait Aline ") ou dissimulées sous des masques plus ou moins transparents. Mais on peine à se concentrer sur le petit jeu du qui-est-qui, tant ce texte est dense en notations précises, profondes et vraies sur une époque et un métier que Manset a traversés avec un regard particulièrement pointu et un sens de l’ironie beaucoup moins cruel qu’on ne le croirait au départ. Il y a même, finalement, quelque chose de très bienveillant dans son regard sur ces années passées et qui n’est pas seulement de la nostalgie. On aime ce regard à la sagesse bien assumée.

"Les petits bottes vertes", par Gérard Manset, Gallimard, 296 pages, (Juillet 2007)

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Un rêve éveillé de Gérard Manset
Par Yann Plougastel pour Le Monde 10 mai 2007

Manset, profession chanteur, ça, on sait. Avec des titres comme Il voyage en solitaire, Prisonnier de l'inutile, Le train du soir ou Matrice, qui, depuis une bonne trentaine d'années, séduisent un public d'aficionados prêts à suivre jusqu'au bout un homme dont on connaît à peine le visage, refusant d'apparaître à la télévision, d'être photographié ou de monter sur une scène.

On le sait également peintre, photographe et voyageur au long cours, sorte de Pierre Loti tendance rock, qui promène la moitié de l'année sa longue carcasse d'oiseau de nuit au regard immuablement planqué derrière des Ray Ban Wayfarer, entre les îles de la Sonde ou au milieu des ruines d'Angkor. Il en a tiré quelques récits de voyage (Royaume de Siam, éd. Aubier Montaigne, 1987, Wisut Kasat, Les Belles Lettres, 1994), à la façon d'un Henri de Monfreid, cet aventurier moitié écrivain, moitié trafiquant d'armes et de haschich, qui bourlingua entre mer Rouge et corne de l'Afrique, au début du XXe siècle. Mais Manset romancier, en dépit d'un premier essai (Chambres d'Asie, Aubier Montaigne, 1987) qui relevait plus du journal, on n'imaginait pas trop. Erreur. Les Petites Bottes vertes qu'il publie aujourd'hui comporte sur sa couverture l'indication "roman".

Est-ce pour autant un roman au sens traditionnel du terme ? Non. Parlons plutôt d'autobiographie romancée. Avec portrait de l'artiste en fringué poético-branleur, qui tombe les filles en Austin rouge. Mais aussi en petit garçon pêcheur de tanches, pour qui le paradis ressemble au courant cristallin d'une rivière. Grâce à un style très surprenant qui relève de la circumnavigation, avec des allers-retours entre les images d'une enfance enfuie, les virées foutraques des minets de la bande du Drugstore des sixties et les illuminations d'un musicien bidouilleur, Gérard Manset restitue un monde à jamais évanoui, où le bonheur ressemble à une légère vague à la surface de la Marne ou du Mékong.

"On ne vit que dans l'enfance. C'est une des raisons pour lesquelles je suis obligé de me fabriquer des souvenirs", précisait-il un jour. Ce livre n'est que cela. La tragédie lancinante de l'enfance morte. Les vertiges de l'amitié. Les secrets qui se nichent sous les jupes des filles. "C'est fragile, la mémoire. Un bel endroit pour y entreposer quelques savants mélanges de plâtras fantastiques. Il suffira de fermer les yeux... Les paysages apparaîtront et les figures de la sérénité d'ici ou là qui vous auront prêté main forte dans les traquenards que sait tendre la destinée. Un pas chancelant, les yeux bandés... un jeu", écrit-il.

Car la seule chose à conserver pour Manset, c'est la déconnade, par exemple, les pitreries commises pendant près de vingt ans avec son alter ego, Malek, qui se prénommait tantôt Laurent, tantôt Jean-Paul, un ami d'école avec qui il bâtit le légendaire Studio de Milan, sis au 11 bis de la rue de Milan, derrière la gare Saint-Lazare, où il enregistra ses premiers albums et quelques réalisations plus improbables (Herbert Léonard, Chimène de René Joly). De ce désordre de détails surgissent les fantômes de Claude François, d'Etienne Roda-Gil, de Nino Ferrer et les figures bien vivantes de Dick Rivers (surnommé Dickou), de Mike Lester ("le Schwarzenegger du rock") ou de l'écrivain-journaliste Bruno Bayon.

Ce livre ressemble à un rêve éveillé. Un voyage loin de l'ennui, où la vie posséderait à jamais la légèreté d'une chanson de Procol Harum.

LES PETITES BOTTES VERTES de Gérard Manset. Gallimard, 294 p., 17,50 €.

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 MANSET, DERNIER CARAT

Par Jean-Marc Parisis (Le Figaro) (Juin 2007)
LES PETITES BOTTES VERTES Roman De Gérard Manset Gallimard 292 p., 17,50 euros.

On va la jouer en rappel : depuis quarante ans et 18 albums, il voyage en solitaire, comme le dit l'un de ses titres mythiques, chanté encore récemment par Bashung à Pleyel. A regret, Manset n'était pas dans la salle. Il ne se montre guère. Ni télé, ni concert. Dans sa forêt d'albums (Comme un guerrier, Lumières, Matrice, Obok, entre autres), le sauvage de Saint-Cloud a toujours craint que l'image ne lui vole son âme. Il porte ses paroles, sa musique et ses mots sur son dos. En Asie ou en Amazonie, il s'en va retrouver le sens premier des choses. A Paris, il promène les Rougon-Macquart ou SAS dans son blouson. Aujourd'hui, il publie un roman teinté d'autobiographie chez Gallimard. Une couverture de légende, pour liquider la sienne, dans le fauteuil d'un grand hôtel : «Je voulais que les gens me connaissent, je voulais en finir avec cette image d'ectoplasme parano toujours tiré à l'autre bout du monde.» Les Petites Bottes vertes sont un autre voyage. La banlieue enfantine, côté ouest. Le linge aux fenêtres, les errants «en Gabin avariés»... Du fantastique social à la Mac Orlan et du Céline en culottes courtes. Une jeunesse en cachemire passe entre les lignes, dans un Paris incrusté de naïades des beaux quartiers et de filles du drugstore. Des égéries en Austin, des garces à minets, des poulettes savonnées. Manset retient le temps par la peau de leur cou, mêlant les époques et les épopées acoustiques. Rue de Milan, la musique passe la porte d'un studio d'enregistrement, hanté par le pote Malek. A Montparnasse, on croise un parolier nommé «Roda», dont le portrait chahuté donne le ton d'un final emporté, siphonné, véritable épanchement du rêve dans la réalité, aux retrouvailles de l'éternité. En attendant, le mystère Manset est-il levé ? Oui, de manière bourgeonnante et périphérique, comme ce livre. Au bord d'un flot d'images apparaît l'homme tel qu'il est, distant mais plein de compassion, mystique et rigolard, rugueux et soyeux. Pour le reste, il faut lire dans le reflet de ses Ray-Ban : «Il n'y a pas le coeur. Je refuse de mettre un nom sur les choses. Seules comptent la moirure, l'apparence. Je suis un homme de l'écrin.» Avec un solitaire dedans.

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Écriture dans les marges
Par Philippe LACOCHE (Octobre 2007)

On a beau s'appeler Gérard Manset et être connu du grand public pour quelques « tubes » inclassables, on n'en est pas moins émerveillé de voir son nom sur la couverture d'un livre de la prestigieuse collection « Blanche » de Gallimard. Cet auteur-compositeur-interprète, peintre, photographe et écrivain inclassable qui, depuis son premier 45-tours (Animal, on est mal) sorti en 1968, a toujours refusé les règles du jeu du show-biz. La télévision ? Il ne voulait pas en entendre parler. Se produire sur scène ? Il a longtemps trouvé ça ridicule, préférant qu'on le juge à travers son oeuvre discographique qu'à l'aune de ses gesticulations.
«J'écris d'une manière circonvolutoire»
Sur la couverture, il est écrit « roman » ; pourtant, on a l'impression d'être dans un récit. Lui aurait opté pour le genre « fable », « car il n'y a pas ici la proximité du récit. (...) On est plus proche du conte de fées ». Un conte de fées qui n'est autre que sa vie, une suite de tableaux sans chronologie : « J'écris très, très vite », explique-t-il. « Et je ne cherche pas à remettre dans l'ordre, si ce n'est par grands blocs de quinze pages. Le fait que ça ne soit pas chronologique donne du sel à la chose. (...) J'écris d'une manière»circonvolutoire* : je tourne autour des choses. Je n'exprime pas le centre ; je ne donne pas le terme. »
Ce roman, il le portait depuis des années. Il aura dû attendre la rédaction du livret qui accompagnait son album Obok pour qu'il « tienne » enfin son texte : « En écrivant ce livret en un week-end, de nombreux détails de ma vie me revenaient en tête. C'était un exercice que je n'avais jamais pratiqué sauf dans mes carnets de voyages. Quand je l'ai corrigé, j'étais très content. Quelques mois après, j'ai repris ce roman qui ne s'appelait pas encore Les Petites Bottes vertes... »
Le personnage principal de ce roman, c'est Manset lui-même. On le découvre enfant, à Saint-Cloud, fils d'un ingénieur, puis à Jouarre, en vacances chez sa grand-mère, pas très loin du Petit Morin, cher à Mac Orlan. Le petit Gérard s'adonne à la pêche dans la Marne et ses affluents. Il traque la perche, le chevesne, la tanche. Il nous donne là les plus belles pages de son livre. Les plus vraies, les plus précises, les moins « circonvolutoires » assurément : « Ce monde de la traque, je l'associerai aux relations féminines, plus tard », confie-t-il. « Une sorte de quête permanente, non pas d'une proie, mais de quelque chose d'insaisissable qu'on guette dans une sorte d'opacité, d'obscurité... C'est celle de ces mois de juin à pêcher la perche, à laisser glisser son ver de terreau entre deux touffes de nénuphars. Seul dans la nature après avoir passé la journée à crapahuter avec, aux pieds, les petites bottes vertes en question. Je pense que tout ça m'a construit. Toute ma vie durant, je n'ai cherché que ça. Dans tous les pays où je me suis rendu, je n'ai cherché que la vallée de la Marne. »
«Malraux m'a serré la louche»
Vers 8 ans, il suit sa famille à Paris, rate le bac « à cause du français, un zéro éliminatoire, sûrement à cause de l'orthographe ». Très doué en arts plastiques, il est lauréat du concours général en dessin, « Malraux m'a serré la louche pour me féliciter », entre à l'École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris, « dont je me suis tiré. Je le regrette un peu, car j'aurais pu devenir prof de dessin », vit une jeunesse « de dandy sympathique », et rencontre Malek un jeune pied-noir (personnage important du livre) qui l'accompagne sur scène, et avec qui il fonde le studio Milan où il enregistrera tous ses disques de 1972 à 1985. D'autres personnages traversent le roman : certains sous de faux noms, d'autres sous leur vraie identité (Étienne Roda-Gil, Michel Lancelot, etc.)
Depuis une quinzaine d'années, Gérard Manset s'est mis à lire les classiques : Céline, Nerval, Chateaubriand, le Zola de Germinal et surtout le Stendhal de La Chartreuse de Parme : « Pendant cent pages, je n'ai pas su de quoi il parlait. Mais la langue est tellement belle. Le fond, on s'en fout ! Ce qui compte, c'est le style, le tempérament d'un auteur. »

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« Les petites bottes vertes » SBLivres ! N°2/15 mai 2007

Lui, au moins, il n'a jamais cédé à la tentation. De la facilité. Du racolage. Du voyeurisme ou de l'exhibitionnisme- même avec l'alibi artistique ! Lui, depuis une quarantaine d'années, il suit son chemin, sa route. Toute faite d'exigence et de clairvoyance. Alors, quand Gérard Manset, 62 ans, se glisse en librairie avec « Les petites bottes vertes », il convient d'y accorder la première attention. Bien sûr, cet homme aussi secret que surdoué manie tous les arts : on le connaît chanteur, il est aussi auteur, compositeur, photographe, arrangeur, cinéaste. Surdoué, on vous dit- mieux : archidoué. On l'a aussi, catalogué proche des génies. Et lui, de cultiver le mystère-de se faire quasi invisible, finies les apparitions à la télé, quelques entretiens à la radio ou en presse écrite, d'offrir régulièrement des albums en assurant le service promo minimum (le dernier en date : Obok, sorti l'an passé)...
Mais voilà, il y a un fan-club Manset. Oh ! Non, rien de constitué, au fil du temps et des années, on n'est pas là chez les starlettes de la variété... Manset, c'est un univers qui suggère des voyages en solitaires, des séjours au Royaume de Siam et qui affirme « Y'a une route ». Manset, ce sont des albums déjà classiques : Royaume de Siam…

Bien sûr, il n'a jamais fait de hit ni de tube- il n'a jamais fait exploser la banque de sa maison de disques mais nombre d'artistes lui font révérence, de Jean-Louis Murat à Indochine, en passant par Raphaël... Et quand cet homme discret, avec ses dix-huit albums au compteur, se glisse en littérature, c'est encore sans tapage- on n'est pas là chez Houellebecq and co... Les petites bottes vertes, son deuxième roman, est arrivé peu après le printemps-comme ça, sans crier gare. Comme si son auteur, son « père créateur » en viendrait à s'excuser de prendre un peu le temps.
Donc, Les petites bottes vertes... On le dira, on le répétera fort : c'est un des livres indispensables de cette saison littéraire 2006- 2007. Vingt ans après un premier roman, Royaume de Siam, ces Petites bottes... ont droit à la «Blanche », la collection prestigieuse chez Gallimard.
Là, quand on est édité dans cette collection, on a atteint le sommet- sauf quand on s'appelle Gérard Manset.
Il dit : « J'aime bien les choses qui se taisent, la réserve... cet écart du social, une sorte d'exil imperturbable et monastique ». Et l'on part pour seize chapitres de souvenirs, de flashs, de choses vues et vécues ; seize chapitres pour le roman d'un chanteur qu'en d'autres temps et en parodiant un ancien Premier Ministre français, on aurait qualifié de « droit dans ses bottes ». Au fil des pages, c'est le retour dans le temps mais dans le désordre. Qu'importe la chronologie ! Ce sont des souvenirs, des sensations, des impressions, tout cela distillé par petites touches- comme un peintre inspiré. Et l'on croise des fantômes, ceux d'Etienne Roda-Gil, de Nino Ferrer ou encore de Julien Clerc, qu'on appelait alors « Julo » ; des silhouettes, celles d'Alain Delon ou de Mick Jagger ; on respire le bonheur de l'amitié avec son associé Malek- un être qui est entré dans la vie de Manset, qui n'en est jamais sorti...
Et puis, encore une fois l'air de rien, Manset se rappelle à nous comme grand lecteur du poète Gérard de Nerval. Dans ses mots, flotte alors la poésie, le lyrisme- il évoque son enfance heureuse à Saint-Cloud dans l'immédiate banlieue ouest-parisienne, la chute sociale de son père, le choix de l'autoproduction dès ses débuts dans le monde de la chanson et de la musique, la vulgarité si banale et clinquante d'un Claude François, les premiers pas de Neil Armstrong sur la Lune en juillet 1969, les filles des beaux quartiers de Paris... Je me souviens version Manset, ce sont aussi les 400 coups, sa femme Nadège (« mine légère, flûtée ») et leurs deux filles ... c'est aussi cette question, récurrente, inévitable : pourquoi solitaire ? Mélancolique ? Sombre ? Et l'on se rappelle quelques lignes d'un texte magnifique, celui de la chanson Ton âme heureuse : « Qu'as-tu fait de ton innocence / Dans ta vie vide de sens »... Dans ce livre au titre joliment poétique, on savoure l'écriture toute emplie de poésie et de lyrisme. Cette écriture qui rappelle des visions- sa mère traversant « en plein soleil, en nuisette Baby Doll, quasi à poil, à contre-jour, l'appartement de la colline de Saint-Cloud », la patinoire Molitor « où quelques butineuses filaient comme une volée de moineaux », ou des lieux entre Marne et Mékong- un « deux-étoiles minable de la baie de Seine planté au beau milieu de rien », ces territoires qui « nous auraient de toutes les manières menti »...
La rumeur parisiano-musicale laisse entendre qu'après la publication des Petites bottes vertes, Gérard Manset pense maintenant à un spectacle. On l'attend.


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LE FACTEUR CHEVAL DE MANSET
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A l’inverse de la confiture, Gérard Manset ne s’étale pas. Illustre mais discret, cet auteur-compositeur-interprète depuis 1968 a écrit ces dernières années les meilleurs morceaux de Raphaël, Florent Pagny et Bashung. On le connaît également peintre, photographe, auteur de carnets de voyages et de romans-ainsi, " Les petites bottes vertes ", paru chez Gallimard l’an dernier. Il revient cette fois avec une nouvelle fantaisie littéraire : " A la poursuite du facteur Cheval". Ferdinand Cheval est ce postier qui, dans la Drôme, édifia son " Palais idéal ", une architecture de pierre et de béton à mi-chemin entre la Sagrada Familia et Angkor Vat. Et c’est cet idiot du village animé d’une conviction sans faille que poursuit, et finalement rencontre, le narrateur au terme d’un périple totalement burlesque qui passe par la Colombie, Goa ou encore Vientiane. Un roman déjanté ? Peut-être. Mais un parallèle s’impose. Cheval comme Manset ont les mêmes adeptes et les mêmes détracteurs : la critique crie soit au génie, soit à l’infamie.
Avant tout jugement hâtif sur le livre de Manset, on se souviendra que Malraux, quarante-cinq ans après la mort de Cheval, inscrivait sa " bouse" au patrimoine national.

" A la poursuite du facteur Cheval ", de Gérard Manset, Gallimard, 194 pages, (Novembre 2008)

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Lautréamont chez Dany Boon
Par Yann Moix le 13/11/2008

C'est un désagréable honneur pour moi d'inaugurer une chronique par une catastrophe : il y en a tellement dans le monde. À la poursuite du facteur Cheval, de Gérard Manset, est sans doute un des dix plus mauvais livres jamais publiés dans la collection « Blanche » de Gallimard depuis sa création par André Gide. En fait, tant qu'on n'a pas lu quelqu'un, on ne le connaît pas. Et même : on ne sait pas ce qu'il vaut.
C'est que la littérature, c'est le style, et que le style, c'est l'homme. Pascal et Péguy l'ont dit avant moi. Écrire, c'est proposer une vision du monde (à un monde qui n'en veut d'ailleurs généralement pas). La vision du monde d'Einstein, de Mandela ou de Mick Jagger, je ne peux la connaître qu'en les lisant. Mieux : qu'en lisant un roman écrit par eux. Le roman, ce n'est pas des mots jetés sur une page, mais un regard posé sur le monde. Tant que je n'ai pas lu un roman d'Einstein, et malgré sa relativité, je ne sais rien de la manière dont il conçoit l'univers. Et je ne saurai jamais si Mick Jagger est génial ou creux tant qu'il n'aura pas rendu un manuscrit. Quand Giscard avait écrit son premier roman, en 1994, je me souviens avoir pensé : « C'était donc ça qu'il y avait dans Giscard ? » Pire : « C'était donc ça Giscard ? » C'est le roman et le roman seul qui dévoile ou trahit, qui démasque ou ennoblit un homme. Même les grands essayistes, les grands penseurs, je ne leur signe pas de chèque en blanc : Sartre m'impressionne par La Nausée, mais où est La Nausée de Raymond Aron ?
Tout ça pour dire que je sais désormais qui est Gérard Manset : un Giscard. C'est Giscard Manset. Quelqu'un dont j'aimais bien les chansons parce que je ne les comprenais pas, mais dont je déteste le roman parce que je ne le comprends pas. Ce qui a son charme dans la pop est insupportable en littérature. Le roman narre la rencontre artistique, mentale, féerique entre Manset et le facteur Cheval, qui, il y a cent ans, bâtit à Hauterives (Drôme) un temple rococo sorti, au choix, d'un film de Méliès ou d'une pièce en vers de Raymond Roussel.
Je ne suis pas du genre à citer des phrases sorties de leur contexte. Mais comme il n'y a ici pas le moindre contexte et seulement des phrases, le scrupule est moindre.
Exemple 1 : « Excusez ces manquements, la description d'un univers dans lequel on avancerait seulement par la pluralité d'occupations iconoclastes : entrer dans ces domaines sans devoir en parler, lire ces constellations dans un passé n'étant pas le sien, plutôt celui de l'humanité vassalisée et bicéphale, schizophrène et sujette à somatisation quand certains paramètres - moins lestes, remis d'aplomb - auraient peut-être permis qu'elle s'acheminât de l'ère infantile du feu et du silex - Solex ? - au concept plus élevé de quelque vision platonicienne faisant toujours défaut. » Bonjour Yann, ça va ? - Bof, doucement... Tu me connais, hein, moi je n'avance que par pluralité d'occupations, et en plus, iconoclastes, alors tu vois ! Et toi ? - Ça va, ça va, mais j'en ai un peu assez de l'humanité. - Moi aussi, c'est marrant. Je la trouve un peu trop vassalisée, voire bicéphale. - Je suis d'accord, certains paramètres ne sont pas assez lestes ! - Oui, c'est la vision platonicienne qui fait défaut. C'est ton Solex, là ?
Exemple 2 : « On y lisait un inconscient phagocyté par les mantras du cône et du cylindre, du pentaconoïde duplicaté. »
Il faut absolument que je fasse analyser cet échantillon par mon ami Maurice Dantec. Lui seul pourra me dire si cela veut dire quelque chose ou non. Étrange mixture de mots précieux et de parler de bistrot, de rareté et de trivialité. Lautréamont chez Dany Boon. Car ce « roman » pose un sérieux problème éditorial : même à compte d'auteur, il aurait dû être refusé. Autrement dit : si l'auteur avait été son propre éditeur, il n'aurait pas dû le publier !
On a ici l'impression que les Éditions Gallimard, où nombre de mes écrivains vivants préférés se trouvent, se sont comportées comme ces hôtels d'autoroute où aucun humain n'est à l'accueil, une carte de crédit suffisant pour avoir accès à sa chambre. Voici donc un livre sans éditeur humain. Ici, c'est à l'auteur qu'on fait crédit. Après l'autofiction, la fiction automatisée. Jadis, c'était l'écriture qui était automatique, à présent c'est l'édition. Giscard Manset devrait faire une croix sur la littérature et, au lieu de pousser la porte de la NRF, continuer à pousser la chansonnette chez lui.

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VISAGE D'UN DIEU INCA
VDI
"Il me faisait penser à Germinal, aurait pu jouer dans le film… visage noirci, venant de poser son barda, cherchant la lampe frontale. Je m’imaginais Rodin… J’aurais désiré cela, le restituer par le burin, entamer le cuivre dans une gravure rendant sa lèvre songeuse, son mot gardé tout à l’extrêmité de la langue comme un bonbon, un sucre." Gérard Manset a participé à l'album Bleu Pétrole. Sous la forme d’un portrait, il livre ici les circonstances de sa rencontre avec Alain Bashung, leur relation de travail et d’amitié.
"Visage d'un Dieu Inca" , de Gérard Manset, L'Arpenteur, 126p, (2011)
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CULTURE MATCH : ALAIN BASHUNG RESSUSCITÉ PAR GÉRARD MANSET
PARIS MATCH DU 27 AVRIL AU 2 MAI 2011 par Benjamin Locoge
Son livre « Visage d'un dieu inca » est le récit d'une amitié émouvante entre les deux chanteurs.
 « Visage d'un dieu inca », de Gérard Manset, éd. L’Arpenteur, 120 pages. 12 euros. Sortie le 6 Mai.

Manset et Bashung se sont rencontrés trop tard. Pendant des années, leurs routes se sont croisées. Ils ont commencé tous les deux dans les années 60, ont tous deux atteint des statures de Commandeurs dans la chanson française. Leurs carrières évoluaient en parallèle. Quand l'un sortait « Novice », l'autre régalait avec « Matrice ». Les liens sont évidents, les connexions logiques. Mais Bashung et Manset ne se connaissaient pas. Il y avait eu une rencontre fugace aux Francofolies de La Rochelle. en 1985. Le premier s'y produisait, le second les photographiait, anonymement. Quelques clics, quelques regards furtifs. Et puis le vide, jusqu'en 2005. Bashung chante pour le prix Vaudeville. Manset est dans l'assistance. Les numéros de téléphone s'échangent, enfin. Une amitié va naître. Deux ans après la disparition du rockeur, Gérard Manset le fait revivre, sous sa plume, dans un court récit, « Visage d'un dieu inca ». Manset aime l'écriture et l'autobiographie. Il dépeint un Bashung, perdu dans les affres de la création et se glisse dans le tableau. « Je me le représente massif, comme s'il était un cavalier chevauchant son destrier en vue d'une ville de sable à conquérir. » Manset évoque leurs conversations : « Nous ne parlions pas de musique », écrit-il. Il lui donnera tout de même quelques-uns de ses plus beaux textes. « Comme un Lego » et « Je tuerai la pianiste », qui figurent sur « Bleu pétrole », ultime album du défunt. Au fil des pages, Manset se dévoile aussi, justifie sa radicalisation, son refus d'apparaître, lui qui se méfie plus que tout de « l'apparence »:
« Ce qui m'attristait était que le temps passe, sans que j'aie cru bon, de mon côté, devoir infléchir ou modifier une once de quoi que ce soit. Attitude réfractaire. » S'il règle aussi ses comptes avec les maisons de disques et certains chanteurs, c'est pour mieux faire comprendre combien sa naïveté l'a toujours guidé, lui qui s'étonne encore de ses rendez-vous manqués avec Jacques Brel ou Charles Aznavour, « ces stars inaccessibles, étanches ». Manset, toujours à contre-pied, utilise des mots doux à l'encontre de Chloé Mons, épouse tant critiquée après le décès de l'artiste. D'habitude, les « Visages de dieux incas » font peur. Ici, celui de Bashung est limpide, émouvant et sincère…
 
"TELS ALAIN BASHUNG" LES HÉRITIERS MUSICAUX
Longtemps annoncé, souvent repoussé, l'album « Tels », est dans les bacs. Douze artistes se sont frottés à l'exercice de la reprise, entreprise souvent compliquée, vu l'aura du chanteur. Noir Désir signe là son dernier enregistrement avec une magnifique version de « Aucun express ». Keren Ann surprend par son radical « Je fume pour oublier que tu bois » ... Les BB Brunes s'amusent d'un « Gaby, oh Gaby » très rock, quand Benjamin Biolay déconstruit à merveille « Ma petite entreprise ». Christophe, en revanche, s'emmêle les pinceaux dans une déroutante « Alcaline », Vanessa Paradis ne prend pas de risques avec un « Angora » dépouillé, Miossec s'essaie à un « Osez Joséphine » baloche, et Raphael clôture l'affaire avec « L'apiculteur » tout en rugissements sonores. Le général Bashung peut être fier de ses troupes.
 « Tels Alain Bashung » (Barclay/Universal).



JOURNÉES ENSOLEILLÉES
JENS
Gérard Manset photographie sans traverstir la réalité, sans arranger les sujets ou les lumières, car son seul but est de restituer l'instant présent, la magie des rencontres. Il s'impreigne de l'atmosphère et se laisse fasciner par les endroits qui sont restés longtemps inaccessibles, comme le Laos, dont il a d'ailleurs appris la langue. Son livre est un voyage, auquel il donne le nom de Route de Terre ; titre d'une chanson de l'album de 1982 Comme un Guerrier, reprise dans un hommage lui étant consacré par des artistes tels que Cabrel, Salif Keta, Bashung etc. On y trouvera le regard très personnel qu'il porte sur de petites choses insignifiantes auxquelles il donne la vie ; à savoir : des visages, des sourires... des cadrages décalés presque volés par la vitesse avec laquelle il cherche à s'emparer d'instants très colorés, très brefs, qui sont la symétrie exacte, la résonance exacte de son travail musical. Ce livre traverse la corne de l'Afrique, l'Asie, l'Océanie et l'Amérique centrale.
"Journées Ensoleillées", par Gérard Manset, Favre, 291p, (2011)

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À Première Vue, avec Pierre-Philippe Cadère, émission sur la Radio-Télévision Suisse (2012)

Bonjour à toutes, bonjour à tous, bienvenue. Je vous propose aujourd'hui d'écouter, de découvrir ou peut-être même de réentendre, car c'est une nouvelle diffusion, un homme qui est un peu un ovni dans le paysage musical francophone. Il s'agit de Gérard Manset. Gérard Manset est l'auteur de quantités de chansons comme "Animal on est mal", ou encore "Il voyage en solitaire". Il est également un gigantesque voyageur. C'est un homme qui passe sa vie par monts et par vaux autour de la planète.
Et de ses voyages, il ramène quantité de photographies. Ces photographies, certaines d'une certaine période, sont réunies pour la première fois dans un livre publié chez Favre, intitulé Journées ensoleillées. Je vous propose donc de découvrir notre invité en nouvelle diffusion, Gérard Manset.
-À Première vue, Pierre-Philippe Cadère.
-Gérard Manset, bonjour.
-Eh bien bonjour.
-Comment allez-vous?
-Pas trop mal, il a plu beaucoup, il y a à peu près dix minutes. Mais voilà, maintenant il y a un petit rayon de soleil après tout. Voilà, il faut l'un et il faut l'autre.
-Il faut l'un et l'autre, et particulièrement lorsqu'on fait de la photographie. Journées ensoleillées est un livre de photos de voyage que vous publiez aux éditions Favre. Photos de voyage, est-ce que c'est un terme qui vous convient Gérard Manset?
-Écoutez, oui. Qu'est-ce qu'on pourrait mettre à la place de plus conforme? Carnet, enfin oui c'est un peu... Non mais photos, oui ce sont des photos. Alors c'est le terme voyage, voilà en fait, qui me semble un peu impropre. Une sorte d'itinéraire, de dérive poético-solitairo, on ne sait pas trop quoi, mais voilà. Bon, il y a une quête, voilà, c'est plutôt... On n'est pas dans le voyage, parce que le mot voyage est devenu tellement galvaudé, tellement commun, qu'il recouvre des choses plus, je ne sais pas quoi, familiales, ensoleillées mais pas comme ces journées ensoleillées. Voilà bon, je vais pas m'attarder trop sur le terme mais bon, restons sur le terme photo-itinéraire, voilà.
-Photo-itinéraire, donc un itinéraire en photo.
Vos itinéraires, Gérard Manset, tout au long de certaines années, il n'y a pas toutes vos années de voyage, contenu dans ce livre publié chez Favre, je le rappelle.
Ce sont des photos prises autour du monde, dans de nombreux pays, particulièrement en Asie. Vous avez une attirance particulière pour l'Asie?
-Je ne crois pas qu'il y ait plus de photos liées à l'Asie dans cet ouvrage que d'Amérique latine, si on y ajoute l'Afrique. Non, non, mais c'est un peu une sorte de légende qui me tourne autour depuis certains albums dont « Royaume de Siam » il y a très longtemps. Et puis des titres comme Chambre d'Asie et quelques textes que j'avais sortis. Mais non, là il y a un peu plus d'Amérique latine, je crois. Mais bon, pourquoi pas. L'Asie était merveilleuse dans ces années 80. Et effectivement, j'ai traîné partout avec mon boîtier et du négatif couleur. Plus que d'ailleurs que du Kodachrome. C'est pour ça d'ailleurs que dans l'ouvrage en question, comme il y a principalement du Kodachrome, il y a surtout de l'Amérique latine, je crois. Mais je peux me tromper.
-Mais si on reparle de l'Asie, parce qu'effectivement vous l'avez chanté, vous l'avez écrite aussi dans des livres, si je vous pose la question de l'attirance particulière que vous auriez, peut-être pour l'Asie, Gérard Manset, c'est que me semble-t-il, si moi dans ma mémoire je fais référence à votre univers, j'y entends plus parler de l'Asie ou de référence à l'Asie qu'à l'Amérique latine, par exemple.
-J'ai peut-être mis en circulation plus de travail, entre guillemets, artistique, qui a trait à l'Asie que du reste, mais j'ai beaucoup de...j'ai beaucoup écrit sur tout ce qui est en langue espagnole et même le Brésil. J'étais énormément au Brésil pendant très longtemps. Voilà, alors c'est vrai que j'ai pas publié de choses en relation avec ça. Quoi qu'il y avait eu un texte il y a longtemps qui s'appelait « Wisut Kasat », dans lequel il y avait un certain nombre de pages qui étaient finalement pour l'essentiel aussi en Amérique latine.
— Quel est le sens du voyage pour vous, Gérard Manset?
— Je disais tout à l'heure une sorte de... Un rite initiatique. Oui, le mot rite, non, c'est initiatique, mais peut-être pas rite. Voilà, mais voilà, c'était ça.
-Et ces voyages, comment se décident-ils chez vous?
-Alors à l'époque, j'avais un certain nombre d'années de moins. C'est comme quand on envoyait les kamikazes avec un coup de saké pour plonger sur l'objectif. On réfléchit pas trop quand on est plus jeune. C'est d'ailleurs toujours effectivement les plus jeunes qu'on envoie au front. Quand il s'agit de l'armée...
Je réfléchissais moins, je prenais un avion au débotté, il n'y avait pas toutes les contraintes d'aujourd'hui, les aéroports étaient beaucoup plus désertés, les avions vides. Voilà, donc c'était très simple. On disait demain je pars à Managua, ou tout à l'heure je pars à Managua. On entrait dans la première agence à peu près raisonnablement professionnelle. Et puis on trouvait le premier billet. En général c'était Avianca, c'était Iberia. Voilà, c'était des noms qui faisaient rêver, puis on se retrouvait à Managua 10 heures, 15 heures, 20 heures après. Puis on y restait quelquefois 48 heures dans mon cas, en se rendant compte que ce n'était pas là qu'on voulait aller ou qu'au contraire, comme Managua, c'était un des endroits que je voulais voir.
-Le voyage en général, lorsque vous le pratiquez, lorsque vous partez, arrêtons de parler de voyage, et en parlant plutôt de départ, vous partez sans guide, au pif, le nez au vent?
-Oui, pour la raison que j'ai tout de suite, très vite compris, merci mon Dieu, par hasard que c'était tout ce que je n'avais jamais vu avant, dont on ne m'avait pas parlé, qui donnait la châtaigne immédiate, donc les choses qu'on découvrait par soi-même au détour d'une rue, d'un bus, d'un car, ou à côté desquels on passait malencontreusement, en se rendant compte plus tard qu'on n'avait pas vu un des plus beaux sites de la planète. Ce qui a été le cas, par exemple, pour moi, à Tikal, où j'ai dormi à 30 km de Tikal, sans même, j'avais lu les panneaux, mais sans même...Mais je me demande si c'est pas Copán, je suis en train de dire Tikal, c'est Copán, parce que là je parle un peu vite, c'est Copán, Copanominas. Donc j'ai vu tout ce qu'il y avait autour de Copán, mais voilà.
-Vous parlez de journées ensoleillées dans ce livre. Il y a parfois du soleil, mais aussi beaucoup de photos d'intérieur, prises vraisemblablement le soir, Gérard Manset. Le titre du livre a quand même son importance.
-Oui, j'ai privilégié quelque chose de, on va dire, de light, de sympathique, de...de léger ou il...comme était le monde à cette époque-là, tout au moins la journée. Mais d'ailleurs j'ai mis quasiment aucune photo de nuit. Je crois qu'il y en a une ou deux au flash, peut-être, vendeuse de Lili à droite à gauche. Mais il y en a très très peu. Et je les ai mis parce qu'il y avait un sourire. À l'origine d'ailleurs je voulais mettre que des sourires. Puis finalement j'ai viré les sourires, il y en a peut-être un peu trop. Voilà.
-Vous dites dans ce livre, Gérard Manset, que c'est à la page 247, et je suis en train de m'y rendre à l'instant, à cette page 247, vous dites que le monde s'est arrêté en l'an 2000, et vous allez nous expliquer pourquoi. Pourquoi Gérard Manset le monde s'est-il arrêté en l'an 2000?
-Il s'est arrêté en réalité, j'ai mis ça pour simplifier, il s'est arrêté un peu avant l'an 2000, il s'est arrêté plutôt vers les années 87, 88, 89, quoi. C'est-à-dire quand les quelques régimes totalitaires ont commencé à battre de l'aile, Marcos aux Philippines, Mobutu, au Zaïre qui a encore tenu un certain temps, enfin pas tous les énumérer, mais tous ces régimes étaient tenus en général d'une main pas toujours de fer, mais enfin d'une main qui ne tolérait pas qu'il y ait des partis autres que celui du pouvoir. Alors ça donnait des choses très antagonistes, c'est-à-dire une infime partie de la population qui souffrait énormément de vouloir s'immiscer dans les affaires de l'État. Et puis 99,99 pour...pour 1000 ou pour 10 000 (sic), du reste de la population qui vivait, on va dire, d'une sorte de bonheur léthargique, fait de soleil, de banane, d'amour, voilà, d'être un peu hors du monde. Et tout ça a changé, tout ça a été bousculé du fait des médias qui ont pris une importance de plus en plus grande au fil des ans, et bien évidemment, dernier coup de boutoir d'Internet et de toute cette pagaille du web et des connexions généralisées partout, des téléphones portables et voilà.
Et puis aussi, il faut le dire, et là c'est de la faute de personne, de la démographie qui fait qu'il y a beaucoup plus de monde, qui a accès à beaucoup plus de choses et c'est comme ça. Donc avant, on va dire que les années 80 étaient encore la fin d'un certain nombre d'années où quelques privilégiés dont je faisais partie, je le reconnais, je suis tombé dedans tout petit de par mon travail, tant mieux, mais je veux dire, je ne sais pas d'où me venait cette chance, étant lucide là-dessus, eh bien il faut aussi être lucide sur le fait qu'aujourd'hui plus personne n'a droit à ça. Vous pouvez être multimilliardaire, vous n'aurez jamais en dollars, en euros, en ce que vous voulez, vous n'aurez plus jamais la possibilité de découvrir ce qu'on pouvait découvrir dans les 70, dans les 60 et avant bien évidemment les Gérard de Nerval et autres, l'Orient tel qu'il était. Voilà on va arrêter de faire dérouler le tapis mirobolant du passé mais...
-Vous ne croyez pas qu'aujourd'hui encore, Gérard Manset, il y a des territoires qui restent à explorer? Le simple fait d'y être suffirait peut-être au bonheur des uns et des autres?
-Là on va dire on tombe dans une sorte d'ésotérisme philosophique. Je peux pas dire non. Pour certaines sphères mentales ou certains personnages, certaines, je sais pas quoi, manières de penser, de concevoir la vie, oui c'est possible. Pour quelqu'un comme moi, non. Moi je suis une sorte d'enfant émerveillé, j'étais une sorte d'enfant émerveillé, pour m'émerveiller aujourd'hui, il en faudrait beaucoup et je ne le trouve plus. Vous savez, dès qu'on commence à dire les choses, le phénomène de la magie disparaît. C'est... d'ailleurs le mot magie, là, m'est venu de façon inconsciente, mais c'est exactement ça. Vous voyez quelqu'un qui arrive sur une scène avec un habit magnifique, je ne sais pas quoi, haut de forme, les lumières, la musique, tout, et puis il vous tranche une femme qui est dans une boîte, il vous la scie en deux. Tant que vous ne connaissez pas l'explication, vous pouvez rêver un peu. Alors, aujourd'hui on nous dit que tout ça c'est du flan bien sûr, on se doute bien qu'il y a un tour derrière, mais il fut un temps on ne savait même pas qu'il y avait un tour derrière. Donc voilà, ça pouvait permettre de rêver ça, ou un lapin tout simplement qui sort d'un chapeau, c'est pas obligatoirement la femme coupée en deux, le lapin qui sort d'un chapeau.
-Vous parlez également de la circulation des petits pixels en bouillonnement sur la planète, et de l'image brouillée de l'homme et du monde.
-Pas mal, j'avais oublié ça, oui c'est qu'il y a une quantité tellement grande aujourd'hui d'images, de photos, voilà, que tout ça n'a plus beaucoup de sens. Donc il était temps de sortir cette petite manifestation presque néandertale de ce qu'a été le voyage.
-Votre voyage, en tout cas vos voyages?
-Mon voyage qui était celui de... qui a eu lieu pendant un certain nombre de siècles, qui était celui, encore une fois, initiatique de tout poète, de tout homme sensible se coupant de la réalité du quotidien et des villes pour aller découvrir par lui-même certains aspects de ce qu'on ne nous disait pas et de comment étaient les choses qu'on ne nous disait pas. C'est ça qui aujourd'hui, n'est plus possible. C'est ce qu'avaient fait les Loti, les Nerval, les Gauguin et autres, et voilà, et consorts.
-Mais vous vous sentez héritier par exemple de Pierre Loti lorsque vous visitez les temples d'Angkor, lorsque vous êtes au Cambodge, lorsque vous voyez le Bayon?
Vous vous sentez comme Loti lors de ses premières découvertes, qu'il décrit d'ailleurs dans un livre magnifique. On se prend d'ailleurs à rêver, parce que c'est une véritable vie d'aventurier, ça fait rêver les enfants que nous étions.
-Écoutez, je me sens plutôt un héritier. Là pas tout à fait parce que les manifestations comme ça, on va dire, architecturales, sont tellement magistrales qu'on ne songe même pas à se sentir ou à se savoir, héritier ou non, de quelqu'un comme Loti que j'adore. Mais par contre...
Je pourrais vous citer "Contes Cruels", Villiers de L'Isle-Adam, fin du XIXe siècle, de cette écriture balzacienne, mais voilà, ou de ce texte de Balzac, absolument stupéfiant de qualité littéraire, enfin qui est vraiment le sommet de la pyramide, qui est "la Peau de Chagrin". "la Peau de Chagrin" qui est un conte aussi. Et donc je me sens beaucoup plus l'héritier de ce vocabulaire, de cette terminologie, de cette phraséologie, de la manière dont...dont les périphrases les unes après les autres indiquent une sorte de monde magnifique qu'aujourd'hui la vulgarité du quotidien détruit à chaque seconde. Voilà, je suis beaucoup plus un héritier du 19ème. Et dans ces voyages, si j'avais dû imaginer être affublé d'un uniforme, d'une peau, d'un vêtement quelconque, ben voilà, je me serais plutôt vu avec les basques de cette époque-là qu'avec celle d'aujourd'hui.

-Nous sommes en compagnie de Gérard Manset, je vous rappelle la parution de ce livre de photographies aux éditions Favre, Journées ensoleillées, recueil de photographie d'une certaine période de vos nombreux voyages à travers le monde, Gérard Manset, avec une particularité, on va y revenir, c'est le Kodachrome. Le Kodachrome aujourd'hui disparu, le tout dernier, dernier laboratoire qui a tiré les derniers Kodachrome était, je ne sais plus où, aux Etats-Unis, et il y a eu une sorte de rush mondial vers ce minuscule laboratoire qui pour l'occasion avait maintenu en activité le matériel nécessaire au développement de cette pellicule si particulière, aujourd'hui disparue, c'est quelque chose que vous déplorez également semble-t-il. Vous n'êtes pas passé à la photographie numérique.
-Ben, j'y suis...si, si
-Par la force des choses...
-Par la force des choses...Il y a, il y a des tas d'avantages. Évidemment, on a instantanément 300 images. On peut les refaire, les jeter, les garder. Bon, on peut affiner tout ça et bientôt ce sera d'une qualité nettement supérieure, même techniquement, à tous les tirages qu'on avait pu faire dans les années 80. Mais bon, ça ne compense pas le fait qu'avant, on était peu d'élus. On a envie d'être seul. Je prends une...un parallèle avec la pêche à la mouche, j'ai été pêcheur à la mouche, à la truite, bien sûr dans les rivières en France et un petit peu ailleurs. Mais on n'a pas envie que la rivière dans laquelle on vient essayer de voir la surface pour attendre qu'une truite gobe. On n'a pas envie qu'il y ait eu 300 pêcheurs qui soient passés avant et 300 qui vont passer après. Donc c'est comme ça, c'est une sorte de privilège. On en revient toujours à la même chose. Et le Kodachrome, c'était ça. Personne ne faisait de Kodachrome parce que c'était plus compliqué, plus difficile de...les labos, fallait les attendre, les trucs qu'on n'en trouvait pas toujours à l'étranger, bon enfin voilà.
- Et ça se développait également en Suisse.
- Oui bien sûr.
- Principalement même. En tout cas pour ce qui concerne l'Europe.
- Oui, principalement, c'est vrai.
- Lorsqu'on vous entend Gérard Manset, j'ai envie de parler de narcissisme de minorité. Est-ce que au fond vous ne regrettez pas finalement, dans la disparition du Kodachrome, mais dans la façon dont nous voyageons nous, aujourd'hui, quelque chose qui n'appartenait qu'à vous?
- Bah évidemment, le mot élitiste est peut-être à côté de la plaque, mais enfin c'est nombriliste, c'est un privilège, oui, que je reconnais, évidemment. De tout temps l'artistique a été ça. Michel Ange était un narcissique, Loti dont on parlait, il n'y a pas plus narcissique et c'est un homme de privilège. Toujours les artistes et les créateurs ont été ça.
Faut pas nous faire croire aujourd'hui que parce qu'on va donner des aides et subsides à tout le monde, qu'il y en aura qui vont éclore de partout. D'ailleurs, je voudrais aussi rouvrir une parenthèse. J'imagine un auditeur ne me connaissant pas m'entendant m'exprimer pourrait se dire mais c'est quoi cette prise de tête? Mais où il va? Mais pour qui il se prend? Où est-ce qu'il cherche à nous emmener? On n'en a rien à foutre de son univers, tout ça. Non, je voudrais quand même qu'on comprenne ce que je dis à l'aune d'une sorte de juvénilité, mais même... antérieure à la juvénilité, d'infantilisme. Je suis vraiment avec un regard binaire de choses belles ou pas belles, bonnes ou mauvaises, noires ou blanches, et je ne cherche en rien à intellectualiser quoi que ce soit. Voilà donc effectivement il y a là, privilège mais comme l'enfant est un tyran et bien l'artiste est un tyran, voilà c'est tout, c'est comme ça.
- Vous êtes, dites-vous, inconsolable d'avoir grandi?
- Bon ben ça rejoint le même propos oui.
- C'est ça
- C'est ça...
- Mais vous rajoutez aussi je suis aussi inconsolable de ne pas avoir grandi.
- Oui, enfin, évidemment.
- Évidemment...
- Pirouette... amusant...
- Voilà, mais on sort de l'intellectualisme là, on est plutôt dans la pirouette.
- Oui, c'est vrai, exactement.
- On a pu vous juger élitiste, vous l'avez dit tout à l'heure, Gérard Manset, parfois même méprisant. Vous comprenez que les médias vous aient jugé méprisant, pas tous les médias, par ailleurs...
- Non, alors ça, d'abord je ne le comprends pas et puis on me suit, non, ça s'est quasiment jamais passé. Donc je dois même dire que j'ai été très bien servi à ce niveau-là.
Depuis une quarantaine d'années, je n'ai eu que des entre guillemets, éloges, je sais pas si le terme est approprié, mais au moins ceux qui n'aimaient pas ce que je faisais, il y en avait probablement, mais se manifestaient pas trop. Ça a été rarissime qu'il y ait quelque chose de critique et de désagréable à avaler. Mais pour le reste, non, non, j'ai jamais été considéré comme méprisant, imbu, peut-être, abrupt, peut-être, oui, bon, mais ça s'arrête là, mais je crois, je peux me tromper. - Reclus et solitaire, est-ce que ces deux mots vous conviennent également? Gérard Manset
- Tout au moins, j'allais dire tout au moins en France, mais non, même à l'étranger, c'est vrai, je me souviens, le nombre de situations où j'ai pu m'effacer de moi-même, là où tout m'était offert, disparaissant sinon dans le quart d'heure mais tout au moins, le lendemain matin ou le soir même, sans la moindre raison, là où tout le monde serait resté six mois à goûter de tout ce qui avait à goûter, donc oui solitaire et je sais pas trop quoi...oui
- Oui je sais pas trop quoi, je disais reclus...
- Si, et insatisfait...non, non, c'est reclus. Non, pas reclus, au contraire. Non, non, je me mêle à la foule tout le temps, je prends le métro, je vais dans les squares, dans les parcs, je me balade sur les plages, dans les avions, je suis pas en business, enfin depuis quelques années, peut-être un peu plus..., j'ai voyagé dans les trains en seconde et à l'époque, quand il y avait pas de troisième d'ailleurs. Enfin, non, non, non, je suis très... Je me sens beaucoup plus proche de...
Je ne sais pas comment je pourrais dire de gens, pas qui n'ont rien dans la tête, mais de gens qui ne sont pas du tout nés pour réfléchir à quoi que ce soit, tout au moins dans l'artistique, dans la poésie, dans toutes ces fadaises. Parce que autant j'ai l'air de revendiquer ça, autant je m'en fous royalement. J'ai toujours vécu avec ça, respiré avec ça, mais c'est comme une sorte d'oxygène dont j'ai besoin. Mais en même temps, je n'y attache pas plus d'importance que ça, parce que je sais que l'époque est révolue. Je reviens à ma fin du 19e siècle.
Je suis désolé, je voudrais pas avoir l'air de m'énerver, là ou de m'exciter, de me chauffer, de me shooter tout seul, là. Mais c'est vrai que d'en parler, ça me ... voilà, ça me fait grimper. Autant je respirais ça, autant j'avais la lucidité de croire que ça n'intéresse plus personne. Qui s'intéresse aujourd'hui à la poésie de Bénard? Non, les gens veulent des accrochages bidons, des bicyclettes au plafond, de l'art contemporain, de la musique on ne sait quoi, de la danse foutraque, enfin les gens veulent n'importe quoi aujourd'hui, ou tout au moins ils acceptent d'aller voir ça.
- C'est aussi ce qu'on leur propose.
- C'est aussi ce qu'on leur propose, mais enfin, que je sache, ils ne s'insurgent pas contre les aides concernant toutes ces manifestations culturelles.
- Lorsque vous parlez de fadaises, Gérard Manset, c'est quand même l'essentiel de votre vie, ces fadaises finalement que vous dénoncez la peinture, l'écriture, la musique?
- Alors non, là... la peinture, c'est un peu différent. La musique, j'ai été cantonné quand même dans l'auteur-compositeur, alors peut-être un peu plus on va dire typique, non atypique...
- Atypique, ouais...
- Mais néanmoins... Je considère ça quand même très loin de la littérature. Et quand je disais fadaises, je ne taxe pas Balzac de fadaises. Je dis qu'aujourd'hui, s'il y a un Balzac, enfin un Balzac de 40 ans, on va pas citer des noms, mais les quelques auteurs, bon, on est dans la fadaise. Aujourd'hui, on ne peut plus être autrement que dans la fadaise. C'est pas de leur faute. Ils sont dans le moule de l'époque, on est définitivement ancré dans quelque chose qui a tourné le dos à tout ce qui était une sorte d'aristocratie de la littérature et de la langue. C'est comme ça, c'est incontestable.
- Vous avez publié un disque qui s'appelait "Le Langage oublié". Le langage, eh bien on l'a oublié, c'est-à-dire qu'on ne sait plus parler, on ne sait plus s'exprimer, on a perdu quelque chose, notamment ce langage courtois.
- Alors voilà, vous avez dit le mot, c'est très bien parce que j'attendais pour...enchaîner dessus, mais c'est ça, c'est le langage courtois. C'est-à-dire que dans cet album qui s'appelait « Le Langage oublié », c'est précisément de ça dont je parlais. C'est que je devais avoir, en être à Zola dans l'Assommoir, et dans l'Assommoir, il y a une scène où il rencontre celle avec laquelle il va être, là, le petit, celui qui va tomber du toit. Je me souviens plus trop des détails. Mais il la rencontre, la scène est tout à fait symptomatique parce que...Il la croise, elle, elle est lingère et elle vient tous les jours déjeuner, je ne sais quel petit café sur les boulevards.
- À la terrasse...
- À la terrasse, ben voilà, très bien. Et il la drague là. Et alors la scène est d'une émouvante délicatesse, intraduisible aujourd'hui. Alors peut-être qu'il y a encore des jeunes qui se comportent un petit peu comme ça, qui ont les mêmes émois, je ne peux pas caricaturer.
Mais c'est pas ce qu'on voit dans les médias, c'est pas ce qu'on voit à la télé, c'est pas ce que toutes les séries montrent, c'est pas ce que tous les films montrent, c'est pas ce qui est écrit dans les livres d'aujourd'hui.
- Vous le rappeliez d'ailleurs une page et demie pour trois mots qu'il lui dit debout à cette terrasse de café, lorsqu'il lui parle. Et vous dites que c'est une époque où la femme était la femme, et l'homme était l'homme. Ça veut dire quoi?
- Les choses étaient différenciées, comme dans la nature elles le sont. On ne mettait pas les attributs de l'un à l'autre et vice versa.
On nous explique aujourd'hui que pour les enfants, dès la naissance, les petites filles sont des petites filles parce qu'on les habille avec des robes, et les garçons parce qu'on leur a foutu des baskets et des ballons de football entre les pattes. Mais malheureusement non, c'est jusqu'à preuve du contraire. Les petites filles, même sans avoir été élevées comme ça, elles se tournent vers les poupées et les robes, et les petits garçons, ils se tournent vers les ballons et la castagne. C'est comme ça.
- Ce langage, il est oublié d'après vous, Gérard Manset? Ou y a-t-il encore des gens qui le pratiquent, peut-être vous, par ailleurs? Ce langage courtois?
- Écoutez, il y en a quelques-uns. C'est une question d'éducation, mais forcément que ces choses-là tendent à s'étioler, puisqu'il y a de moins en moins, il y a des familles décomposées, et donc les parents ont beaucoup moins le temps de s'occuper de leurs enfants qu'ils ne le faisaient avant ou pas pour les mêmes raisons et dans les mêmes secteurs. Donc là, il faut voir des sociologues. Moi, je n'ai pas la réponse à ça. Mais c'est vrai que sur le constat, par la force des choses, on voit bien, quand des gens sont interviewés, qu'ils se dépatouillent avec 30 mots de vocabulaire.
Si vous lisez les lettres de vos arrière-grands-pères ou de vos arrière-grands-mères qui avaient tout juste le BEPC, ces courriers sont d'une qualité littéraire que n'ont pas les auteurs d'aujourd'hui. Alors que c'était des gens tout à fait quelconques, des employés de mairie, même pas des instits, des facteurs. Et quand vous trouvez leurs courriers, voilà, vous êtes émerveillés de la manière dont ils utilisaient le français, c'est tout.
- Qu'est-ce qui fait, d'après vous, Gérard Manset, qu'aujourd'hui, alors je sais bien que vous n'êtes pas sociologue, vous nous l'avez rappelé, mais quand même, vous avez un regard sur le monde, malgré tout, qu'est-ce qui fait qu'aujourd'hui, effectivement, un livre de plus d'une trentaine de pages, eh bien on a de la difficulté à lire, une chanson de plus de deux minutes trente, c'est très compliqué, qu'est-ce qui s'est passé en nous?
- Déjà beaucoup de gens travaillent, courent après de quoi croûter, suivant l'expression un peu comme ça. Et nous on ne peut pas leur en vouloir de ne pas avoir le temps de lire autre chose que des choses très simples dont ils imaginent que ça va les faire rêver. Et on est dans le même principe que les sucreries pour les enfants. Bon, il suffit de demander, on leur en donne, mais ils grossissent, ils perdent leurs dents et voilà. Et donc les adultes, ils veulent des choses faciles, machouillables et d'un plaisir immédiat. Et ça les entraîne sur des pentes assez périlleuses de déperdition intellectuelle de tout. C'est comme ça.
- Gérard Manset, notre invité, je vous rappelle la publication de ce livre, publié aux éditions Favre, c'est "Journées ensoleillées", recueil de photographies de vos voyages.

- Gérard Manset est avec nous. Je vous rappelle la publication de ce livre, "Journées ensoleillées" publié aux Éditions Favre, composé de photographies, de textes également, de textes d'auteurs que vous appréciez tout particulièrement. En fin de ce livre, on y trouve Henri de Monfreid, on y trouve Jules Verne, on y trouve Pierre Louÿs...
— On y trouve évidemment Pierre Louÿs avec un des plus beaux textes, avec un des plus beaux textes de la langue française qui s'appelle Aphrodite.
— Aphrodite. J'allais dire...
- On y trouve Théophile Gauthier également.
- Le roman de la momie, bien sûr.
- Le roman de la momie, ce sont des auteurs que vous chérissez par-dessus tout. Vous qui, dites-vous en fait, lisez peu de livres et dont les livres en général vous tombent des mains assez vite, Gérard Manset
- Ah mais pas les... pas ceux de Nerval ou de Loti. Et oui, je vais pas citer ceux dont les livres me tombent des mains. Mais non, non, mais d'ailleurs, ça dure pas longtemps parce que je les referme au bout de trois pages. Mais de temps en temps, je vais vérifier quand même.
En tout cas, non, non, non, c'est le 19e, tout début du 20e, là, je m'émerveille. Oui, jusqu'aux années 40, 50, quoi, je crois que je m'arrête à qui? Même Duras, je m'arrête un peu, il y a un ou deux beaux textes de Duras, mais je m'arrête à Malraux. Malraux qui est quand même personnage d'envergure. Il y a de très, très belles choses. Mais voilà, je m'arrête là. Camus, je suis pas un amateur, tout ça m'emmerde un peu.
J'aime la gloriole, voilà je plaide coupable, j'ai une sorte de gloriole littéraire. J'aime les appogiatures, j'aime le baroque, j'aime qu'on dise une chose en 25 appositions. Alors j'aime Proust qui raconte rien et on pourrait dire on s'ennuie, j'aime Stendhal, on lit 150 pages de Stendhal, on sait même pas de quoi il a parlé. Enfin j'exagère un peu mais c'est pas loin de la vérité. Seulement on était dans une sorte de magie tellement belle qu'on n'a pas envie de refermer le truc.
Aujourd'hui, si vous entrouvrez tous ces livres des Américains dont on nous rebat les oreilles en permanence, d'abord c'est des traductions, j'aime pas les traductions, et je trouve que ça perd tout son sel, et surtout vous n'avez que des alinéas... enfin des dialogues avec les tirets à la ligne, à la ligne, à la ligne, tout le monde parle, tout le monde parle, tout le monde fait des constats, et rien dans la tête. Donc moi je suis pour les énumérations qui prennent huit pages de... Voilà, de constatations vaseuses où l'auteur avance, recule, se demande pourquoi il a dit ça, s'interroge, revient en arrière, change d'avis, voilà.
- Est-ce que vous pratiquez le voyage, Gérard Manset, de la même façon que vous écrivez vos chansons? Je crois savoir, et je l'ai lu quelque part.… et qu'on vous demandait par ailleurs, comment vous trouviez l'inspiration pour vos chansons et vous répondiez un petit peu de façon un peu absconse, comme ça en disant mais moi je, au fond, il y a un fil que je prends et puis ce fil je le suis mais il n'y a pas de préméditation sur la chanson. Est-ce que finalement, pour regarder ce livre, dont par ailleurs les photos ne sont pas organisées par thématique, voyage ou année, comme vous avez construit vos chansons ou comme vous écrivez vos livres?
- Alors oui, évidemment, c'est le même... principe de patchwork, prototypesque de patchwork, mais il ne faut pas croire qu'il est fait n'importe comment, à la va-vite pour descendre au café, boire un coup. Non, non, il est au contraire beaucoup plus compliqué à organiser, à mettre en œuvre que quand une idée se suit, qu'elle n'est pas décousue, quand il y a un canevas précis. Donc, par exemple, ce livre de photos dont on parle, c'est vrai que... Je l'ai fait un petit peu comme un montage de film, enfin ayant tout dans la tête, sachant où aller tirer telle image, mettre à côté de telle autre. Donc c'est des... les images se répondent, certaines choses se renvoient la balle. Et puis j'avais besoin d'un texte, et puis après je mettais un texte de chanson, puis après j'en écrivais un autre. Donc tout ça, au fur et à mesure, avançant cahin-caha, j'ai remis le truc sur la table pendant pas mal d'années, en changeant de format. Alors c'est pas tellement les séquences que je retravaillais, celle qui était venue de 25 images de suite, ça a toujours été bon, ou une autre. Mais c'est plutôt les formats, quoi dire à quel endroit, plus de texte, moins de texte. Enfin, il y a des choix quand même très déterminants. C'est très difficile de mélanger les images et les textes. À fortiori, quand les deux sont de soi, quand on prend un auteur et un photographe et qu'on fait un livre avec les deux, c'est très simple. Quand c'est le même pour pas faire superfétatoire et doublon, c'est très très délicat.
- Mais on peut faire des liens entre les photographies et les chansons que vous nous proposez.
- Oui, je l'ai fait moi-même, en partie, enfin, très succinctement. J'ai pas voulu justement illustrer certains textes de chansons. Non, c'est plutôt comme, voilà... Non, non, non, c'est pas une illustration du tout.
- Non, mais sans parler d'illustration, premier degré, tarte à la crème, mais je disais des liens parce que malgré tout, on peut y trouver quand même quelques liens. On peut toujours trouver quelque chose dans ces chansons, par rapport aux photographies?
- Ah, évidemment. Déjà, ce que vous avez soulevé tout à l'heure, qui est le côté, pas improvisé, mais le côté inspiration tombant du ciel, qui donne une phrase et qu'il faut suivre de sorte à être fidèle à cette première phrase, tout en essayant d'agrémenter ça d'éléments différents. Donc, au niveau des images, c'est un peu pareil. Une image en conditionne une autre, mais en même temps, il ne faut pas s'ennuyer. En même temps, il faut passer au noir et blanc ou revenir à une pleine page. Voilà. Donc, on est exactement dans la même construction, quand je faisais une chanson ou un texte où j'ai ma guitare, je fais paroles et musique, quand je rajoute le piano d'emblée, et puis viennent des couplets, viennent des phrases, viennent des accords et que je chante in vivo, enfin en live, que j'enregistre même quelquefois à la volée et direct, en notant très vite, tout ça se passe dans une unité de temps très très rapide. Et au fur et à mesure, je garde, je ne garde pas, j'ai quelquefois dix versions, je me souviens, j'ai rangé des papiers là il y a quelques jours, un titre qui s'appelait "Fauvette" sur l'avant-dernier album.
À ce titre, « Fauvette », je dois en avoir au moins une douzaine de versions du texte, avec quelquefois huit couplets, quelquefois douze couplets, quelquefois vingt couplets, remanié, pas remanié pour finalement, bon, garder une ou plus.
— C'était sur "Obok", paru en 2006.
— C'était sur "Obok".
- J'ai une question sur les autoportraits qui figurent dans le livre, Gérard Manset. Vous qui fuyez les caméras, qui fuyez les photographes d'une certaine façon. Comment et pourquoi avez-vous choisi certains de vos autoportraits pour qu'ils figurent dans ce livre?
- Alors peut-être que là c'est strictement narcissique, non pas que je m'y trouve ...
-Beau...?
- ...majestueusement beau, mais je me trouve tout à fait fidèle à ce que c'était et je suis très content d'avoir été là, à ce moment-là.
Je ne me mettais jamais en situation, je ne savais même pas d'ailleurs que j'utiliserais ces images un jour. J'en avais utilisé une seule sur un album qui était "Prisonnier de l'Inutile", où on me voit dans une chambre à Dacca, où je m'étais mis un bandeau sur les yeux d'ailleurs. Et donc de cette époque Kodachrome, il m'arrivait souvent, avec le petit Nikon en question, il y avait un retardateur de me faire un ou deux autoportraits dans des chambres, en général dans des chambres, en général étant remonté à 3h du matin ou 2h, ou 4h, ou minuit, après avoir écrit au moins une trentaine, ou une vingtaine, ou cinq ou six pages consignant les quelques éventuels incartades de la soirée. Et puis voilà, et puis je clôturais ça par un petit Sprite, ou un coup de Mékong, ou un coup de whisky local, et puis quelquefois une sorte de sucrerie, et boum, avant de dormir ou avant de m'écrouler dans le truc, et ben je...je faisais un ou deux autoportraits ou quelquefois, allô, beau réveil. Et donc j'en ai pas mal, j'en ai mis deux ou trois, mais voilà, parce que c'est quelqu'un de révolu. C'est plus du tout moi. On ne peut pas le reconnaître.
- Donc il n'y a plus de risque, c'est ça, on ne peut plus vous reconnaître.
- Oui, l'idée, c'est que je fais le livre de quelqu'un qui a existé, qui est passé là-bas. C'est ça qui m'intéressait, oui.
- Vous avez toujours des carnets avec vous et vous écrivez toujours dans ces petits carnets?
- Ben, comme je voyage de moins en moins, ça tend à se raréfier, d'autant plus que pendant longtemps, j'ai estimé ça nécessaire et vital, et on va dire comme si ça m'apportait des vitamines, enfin que ça me faisait évoluer moi-même. Bon, l'âge avançant, je n'ai plus besoin trop d'évoluer. En plus, cette évolution ne sert plus à rien, puisque les gens n'ont plus besoin de ça du tout, donc on s'en fout que quelqu'un... raconte ses états d'âme, la manière dont il voit ça, dont il voit ci, on n'en a absolument plus rien à foutre. Donc quand bien même Nerval serait encore vivant aujourd'hui, qu'est-ce qu'on aurait à faire de ses voyages en Orient? Bon, donc j'écris plus.
- Il y a peut-être la façon de raconter ou de voyager, c'est-à-dire qu'aujourd'hui effectivement, nous sommes contraints d'une certaine façon de voyager d'une certaine manière, mais on peut toujours s'échapper de la meute, s'échapper du groupe, et peut-être que là...
- Non, non, pardon, non, non, non, non. Non, aujourd'hui il y a un truc qui s'appelle le politiquement correct.
Quand vous parlez de « ci », vous êtes obligé d'en parler de telle manière. Quand vous parlez de « ça », vous êtes obligé d'en parler de telle manière. On ne déroge plus à rien aujourd'hui. On ne sort plus du « online ». On traverse dans les clous. Donc, on n'écrit plus.
- On n'a plus de liberté, en somme.
- On n'a plus de liberté. On a la liberté à l'intérieur de règles très définies.
Oui, de dire cette chose. Un tel dira elle est blanche, l'autre dira elle est presque blanche, l'autre dira on peut croire qu'elle est blanche, mais personne ne dira qu'elle est noire. Vous jouez sur les mots là vous-même. C'est pas grave.
- Non, je ne joue pas sur les mots. Je voulais qu'on parle de...
- Si, parce que j'ai très souvent eu cette remarque tout à fait justifiée de la part de quelqu'un qui m'interviewait. Et comment dire? C'est pas de la mauvaise foi, mais comment appeler ça? Vous, c'est le...Le faux naïf, vous... Est-ce que...
- Je me pose en faux naïf...
- Si je vous reposais la question à vous, si je vous la posais à vous, est-ce que vous ne diriez pas la même chose en votre âme et conscience?
- En mon âme et conscience, je vous répondrais qu'on peut sortir des clous, justement.
- Alors vous vous trompez.
- Mais peut-être que je me trompe
- Alors, attendez...
- Et peut-être que j'ai la sensation d'être sorti des clous, alors qu'en réalité, je ne suis pas vraiment sorti des clous. Mais peut-être que je me trompe, effectivement. Mais qu'est-ce qui compte, alors? C'est de savoir que... C'est que l'autre, vous, en l'occurrence, Gérard Manset, sachiez que je me suis trompé ou est-ce, ce qui compte, c'est que moi, j'ai eu à un moment donné le sentiment d'être sorti des clous et de m'être dit « Tiens, là je suis absolument totalement libre, je fais ce que je veux, je vais où je veux ».
- Sauf que le problème n'est pas le gain que vous en avez acquis vous, le problème il est entre guillemets le public ou le lectorat ou l'auditeur. il est..., on est censé être des...pas des meneurs,...
- Des passeurs?
-... des enseignants, pas seulement des passeurs, non, des formateurs. Voilà, on est censé enseigner quelque chose qu'on a découvert par hasard, qui vient, on ne sait pas d'où, peut-être du ciel, une sorte de regard, d'audition particulière. Or, qu'on croit qu'elle a été sincère et qu'elle a été hors norme et qu'elle peut apporter quelque chose de neuf, c'est pas très important. L'important c'est qu'en valeur absolue, elle l'ait été, et donc qu'on ne se soit pas trompé dans la transmission. Alors après, c'est tout à fait subjectif quand j'affirme moi, qu'aujourd'hui, on ne peut pas sortir des clous. Beaucoup peuvent croire avoir l'impression de sortir des clous. Le vrai phénomène, le vrai problème, il est qu'il faudrait que tout ça soit constructif. Or on voit bien la débandade généralisée de la société dans tous les domaines culturels. Donc ça tendrait à prouver que ce que je dis est relativement fondé, plus que dans l'illusion de croire qu'on peut encore sortir des clous, voilà...
- En somme, Gérard Manset, ce que vous nous dites, c'est que, de la même façon que là vous parlez des artistes d'aujourd'hui, vous vous dites qu'il n'y a plus de vrais artistes, donc qu'on ne peut plus vraiment voyager et qu'on a affaire à des fabricants de produits culturels, donc à des fabricants de produits de rêve lorsqu'on parle du voyage.
- Oui, je vais dire la chose de façon plus précise, comme je l'ai déjà dite, mais ça ne me dérange pas du tout toujours de revenir là-dessus parce que c'est tellement clair dans ma tête, c'est que ce n'est pas tellement que les gens ont...on fabrique des produits factices ou tout ça, c'est que aujourd'hui l'état des lieux artistiques ou culturels est tel que si un embryon de réel créateur avait 20 ans, 18 ans, 16 ans, 14 ans, le Picasso d'aujourd'hui qui avait 14 ans quand son père lui en ..., bon, il fuirait, il serait en train d'être dans une quelconque ONG à perfuser des malades, mais il serait pas là, à faire de l'art contemporain, à écrire de la musique pour des opéras foutraques, et ils ne seraient pas là non plus pour écrire des romans qui ne font que ressasser les faits divers d'aujourd'hui, ou ce qu'on appelle l'autofiction. Voilà, ils ne seraient plus là. Voilà, donc je ne suis pas en train du tout de critiquer la qualité ou la non-qualité des auteurs, des compositeurs, des écrivains, des chorégraphes, de tout ce qu'il y a aujourd'hui dans le domaine artistique. Je dis simplement que tous ces gens-là..., normalement ne devraient pas y être. C'est pas seulement les subventions, on les aide à entretenir cette sorte de coma généralisé, là où les vrais rebelles, le Rimbaud d'aujourd'hui, qui s'est tiré quand il avait 25 ans ou 22, ou 18, là il se tirerait à 5 ans. À 5 ans il se ferme déjà les oreilles, il veut plus entendre parler de rien, il sait que c'est pas la peine. Je voudrais quand même pas aussi passer pour une sorte d'anachorète cinglé, à dire des choses aussi... c'est pas réac seulement, mais aussi catégoriques que ça. Non, je voudrais dire aussi que, parallèlement, je vois un monde relativement préservé. Vous me demandiez tout à l'heure si on pouvait encore voyager. Alors sans parler simplement de voyage, parlons de la manière de réussir sa vie. On peut la réussir ailleurs. On ne peut plus la réussir dans l'artistique de la création aujourd'hui. Moi, j'aurais 20 ans aujourd'hui, j'aurais déjà jeté l'éponge depuis très longtemps. Mais je veux dire, donc on peut la faire ailleurs. Oui, quelqu'un qui va demain au Nicaragua, je reviens au Chili, en Argentine, en Nouvelle-Calédonie, en Nouvelle-Zélande, tous ces territoires-là on peut débarquer à 25 ans avec son sac à l'épaule, rencontrer le premier ou la première venue, essayer de s'immiscer dans une autre population, une autre langue, des paysages neufs. Évidemment que tout ça est encore heureusement possible un tout petit peu à la Gabriel Garcia Marquez, mais surtout pas dans nos vieilles cités encombrées de partout, fumantes de partout, voilà, agonisantes, c'est tout.
- Votre credo, là, ce serait adieu vieille Europe que le diable t'emporte?
- Bah oui, j'aurais 30 ans ou 35 aujourd'hui, la question ne se poserait pas.
- Alors où iriez-vous?
- Oh bah tout est bon, il y a pas mal d'endroits qui sont bons. L'Asie bien sûr, mais l'Asie c'est un peu une sorte de quoi? De petit jardin, qui est même plus d'Éden d'ailleurs, mais de jardin paisible. Or la vie n'est pas faite pour être paisible, donc il faut se prendre des baffes un peu partout. Donc plutôt l'Amérique latine. Le Brésil commence à s'endormir un peu, mais enfin il y a des tas de coins quand même où on peut sortir le soir en se demandant ce qui se passe, en faisant gaffe à droite, gaffe à gauche. Des taxis qui n'ont plus de portières, des trucs... Bon, il y a toute l'Afrique, il y a beaucoup d'endroits quand même encore où, je pense, si j'avais 30 ans, je ne me rends pas compte, peut-être je serais moins positif, mais quand même, quand même, quand même.
Et je pense qu'il y a encore pas mal d'histoires d'amour à vivre dans tous les coins, avec des personnages qui ne sont pas plongés du matin au soir dans les médias, à lire le Figaro, le Monde et à suivre les élections d'ici ou d'ailleurs. Donc voilà, c'est simplement ça le problème. C'est la virginité mentale, la pureté mentale, une sorte de pureté, on ne peut pas en sortir, c'est ce qu'on trouvait dans Zola.
- Mais c'est aussi une époque qui est aujourd'hui révolue, c'est-à-dire qu'aujourd'hui on a, et heureusement, accès aux médias parce que nous savons lire, parce que nous savons écrire.
- Je ne sais pas si le « heureusement » n'est pas trop, là, après tout ce que j'ai dit depuis tout à l'heure, mais bon, en tout cas, non, non, mais évidemment, évidemment.
Et la Thaïlande, je me souviens, change beaucoup. À l'époque, la Thaïlande, il n'y avait qu'un journal, il était en langue thaï. Bon, il y avait le Nation, où je crois qu'il tirait à 2000 exemplaires. Donc maintenant, il y a 25 000 revues dans toutes les langues, et en anglais en particulier. Donc on a le fatras international, de tous ces lieux communs, ressassés, resservis. Alors tout ça atteint petit à petit tous les pays, bien sûr, toutes les contrées.
Mais il y a encore, je l'avais dit dans quelques entretiens aussi il y a longtemps, c'est un peu une sorte de sensation de remonter le temps, de voyager. Ça l'était. C'est-à-dire qu'on allait en Éthiopie, évidemment, qu'il y a 20 ans quand on allait en Éthiopie, on n'était pas au XXIe siècle ni au XXe siècle. Bon, mais il y en avait d'autres. Même le Nicaragua, qui était encore sous l'égide un peu de Cuba et tout ça, on sentait bien qu'on était passé, qu'on avait franchi un mur invisible très particulier.
Le côté « compañero », « compañeras », tout ça, une sorte de fraternité intellectuelle absolument magique. Bon, tout ça n'a plus de sens. Encore un peu à Cuba parce que c'est fermé de partout. Et puis le tourisme a tout détruit aussi, bien évidemment, que le problème des masses dans tous les domaines. Vous savez, quand il y avait 10 élèves avec un précepteur et dont les parents étaient marquis ou je ne sais pas quoi, ou ducs, bien évidemment qu'ils apprenaient de manière différente; à la manière dont les enfants apprennent quand ils sont 40 par classe et que les profs sont pas là et qu'ils font grève ou qu'ils manifestent et que c'est tout. C'est... tout ça est d'une évidence incontournable. Et je répète, contre laquelle je ne m'insurge pas, je n'ai pas non plus de remède à ça. Je dis simplement que c'est la loi du nombre et que la démographie étant ce qu'elle est, je ne vois pas trop ce qu'il y avait à faire ou ce qu'on aurait pu faire, sinon retenir un petit peu la cavale des médias et puis c'est tout. Mais bon, personne ne l'a retenue. Tout le monde a voulu au contraire qu'elle aille de l'avant le plus vite possible…et...

- On va bientôt conclure Gérard Manset. Je rappelle que si on est ensemble, c'est pour parler entre autres choses, vous l'aurez compris, de ce livre, "Journées ensoleillées" publié chez Favre, livre de photographies, quelques chansons ici et là, quelques textes, d'autres auteurs ici et là également.
- Et je répète et je répète et qui n'est pas du tout prise de tête comme on pourrait imaginer qu'il pourrait l'être à l'audition de son auteur... (rires...)
- On va finir simplement, si vous le voulez bien...
- Oui, oui, oui
- Il y a énormément de remerciements dans ce livre, à la fin du livre, et des remerciements très surprenants. Alors des gens que nous ne connaissons pas, qui sont vos amis, vous remerciez aussi des gens qu'on connaît, comme les scélérats, que vous citez, Verlaine, Rimbaud, Monfreid, Villon, Valère, Duras, etc. Vous remerciez vos Nikon également. Vous remerciez les One Hour Process de Del Pilar, donc j'imagine ceux qui vous ont développé les photos en une heure.
Vous n'avez pas pu tous les mettre, j'imagine. Il y en avait d'autres encore. Y a-t-il un merci qui vous viendra à l'esprit et dont vous voudriez nous faire part? - Peut-être... Merci l'aridité. Il est peut-être pas très gai pour finir l'émission. Non, je voulais dire merci la sobriété. Et puis surtout merci l'opacité. Ce serait plutôt ça qui résume toujours mon mode de pensée depuis des années.
J'avais sorti un livre chez Gallimard qui s'appelait "Les petites bottes vertes" il y a au moins 5-6 ans. Et voilà, j'étais très content de deux-trois pages traitant de ce que j'appelais l'opacité. Bien évidemment en contradiction avec la transparence d'aujourd'hui. Je crois que les choses, beaucoup de choses doivent rester peut-être pas secrètes, évidemment pas inaccessibles, mais accessibles à ceux qui en ont réellement besoin et qui vont les chercher. Pas qu'on donne en pâture à tout le monde en permanence, même à ceux qui ne l'ont pas voulu.
- Mais quoi, par exemple ?
- De quoi parlions-nous tout à l'heure? On parlait d'éducation, je ne sais pas. Tout simplement la sexualité. Est-ce que c'est nécessaire de ce charabia permanent qu'on enseigne aux enfants à partir de 5ans,6 ans, de 8 ans, de 10 ans? Ça m'a toujours choqué. J'ai eu des enfants, je les ai vus apprendre tout ça. On est proche d'un rire mécanique, hystérique. On se demande d'où vient tout ce fatras.
Non, moi je préfère les choux et les roses, enfin j'exagère un peu. Mais je veux dire, a-t-on vraiment besoin? Ce n'est pas des trucs qu'on va découvrir par soi-même, les gens sont trop imbéciles, femmes ou hommes, pour les découvrir par eux-mêmes? Et les découvrir, donc, quand je dis les découvrir, les anoblir dans cette découverte par eux-mêmes. Il... Faut-il plutôt qu'on leur montre des dessins, des schémas, qu'on mette des noms sur ces choses?
Enfin c'est très trivial et très vulgaire je trouve. Bon voilà c'est tout. Donc opacité. Mais là, ça peut être dans des tas d'autres domaines. Opacité de l'image. C'est-à-dire que, oui les pays qui m'ont le plus ému pour en revenir à ce livre, c'est ceux dont je n'avais jamais vu la moindre image.
- Évidemment.
-Bon, donc c'est l'opacité.
- Et non pas la transparence, on l'aura bien compris. Vous dites aussi Gérard Manset, que les moments de plénitude, ils sont rares, il ne faut pas se laisser aller, il faut vraiment les réserver pour soi. Et vous faites référence à une période de votre vie où vous racontez cela dans un article de presse, vous aviez 15 ans, vous étiez terrassier en Allemagne pour quelques semaines et à la pause vous buviez des bières au soleil. Ça c'est un moment qui vous a marqué vraisemblablement à vie.
- Oui c'est vrai, enfin je commence à oublier mais là vous me le rappelez...
- J'en suis heureux.
- Non, non c'est vrai et donc de cet effort très important, très déplacé, très inique quelque part, enfin c'est moi qui l'avais choisi, donc je ne peux le reprocher qu'à moi-même, mais naissait à cette pause d'une demi-heure sur une journée dix heures de terrassement, naissait en plein soleil à la « buvation » (sic) de ces bières, naissait...Comment dit-on? À la boisson de ces bières? À l'ingestion de ces bières? Une sorte de plénitude d'un seul coup. On était soulevés à 10 cm du sol. Donc fallait-il avoir eu l'un pour connaître l'autre.
- C'est la question qui reste posée, mais je pense qu'effectivement il faut l'un pour avoir l'autre.
- Voilà.
- Gérard Manset, merci d'avoir passé ce moment avec nous. Je rappelle la parution de ce livre, "Journées ensoleillées", signé Manset, paru aux éditions Favre, recueil de photographies. Merci Gérard Manset.
- Merci, au revoir.

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Émission "Comme on nous parle"  France-Inter  17 avril 2012
Pascale Clarke reçoit Gérard Manset

Oui et ça ne date pas d'hier, solitaire mais pas seul avec son appareil photo, pellicule argentique, à la rencontre de visages, d’hasards, d'aléatoire, de paysages ...
-Bonjour Gérard Manset...
-Bonjour.
-Ravi de vous revoir
-Oui...
-Bon c'est pas grave si c'est pas le cas..., voir vos photos exposées à la galerie « VU » à Paris, est-ce que c'est un plaisir pour vous voire une reconnaissance ?
-Ben, reconnaissance, c'est peut-être pas du tout le terme, parce que je suis pas à la poursuite de quelque reconnaissance que ce soit, mais oui, un certain plaisir, d'abord je suis... je suis né dans l'esthétisme, j'ai poursuivi ça avec les Arts-déco en bricolant à droite et à gauche et donc oui, les passe-partout les Marie-Louise, les cadres, les accrochages, j'adore ça, oui.
-Une évidence, comme les chansons sont faites pour être entendues, des photos qui ne sont pas regardées, meurent ?
-Oui, mais enfin moi, je suis dans un procédé totalement parallèle, c'est à dire que j'aime pas le terme de carnet mais... ni de voyage, ni de croquis, ni quoi que ce soit mais bon voilà, il y a une sorte de petite vie qui est la mienne aussi, à travers tous ces clichés que j'ai pu prendre et qui était effectivement, le... le juste corollaire pendant... c'est la juste symétrie de toutes... ces petits carnets, oui de ces petites notes, que je prenais systématiquement à chaque halte, de la manière la plus concise possible, qui s'appelle l'étude documentaire.
-Est-ce que vous-même, vous les regardez vos propres photos ?
-Ah je les ai regardées pendant très longtemps, je les ai compilées, manipulées, empilées voilà des empilés classés des classées et finalement scannées pendant très longtemps, et oui, oui, non, non, je vis avec, je suis une sorte de compilateur ad libitum et je ne peux pas m'empêcher..., donc voilà, de conserver, je suis quelqu'un qui malheureusement a beaucoup de mal à jeter donc ça, ça commence à poser des problèmes, parce que il y a des tas de domaines artistiques dans lesquels j'ai produit, produit, produit, produit et je n'évacue rien, je confine voilà, et bon, alors à l'arrivée...
-Heureusement, vous n'êtes pas sculpteur à ma connaissance
-Non, je ne suis pas sculpteur...
-Ça prendrait de la place...
-Mais je devrais faire un jour un grand autodafé, ça fait au moins 25 ans que j’y songe, voilà...
-Quand vous les regardez, c'est forcément avec nostalgie ?
-Ah pas du tout, enfin non, désolé de cette parenthèse, oui, non, oui avec une part de nostalgie bien sûr, quand j'ai à en parler...
-Ah non, non, quand vous commencez...
-....quand même parce que, ce qui m'a trompé, ce que.... c'est le fait « quand vous les regardez », ce que donc quand je les regarde, il y a pas de nostalgie, c’est-à-dire que je suis toujours absolument pas déconnecté de ce passé, je suis en contact permanent avec, c'est comme si j'étais dans l'image, mais si j'en parle, oui là je ressors de..., je crève la bulle et d'un seul coup oui la nostalgie apparaît.
-Des photos comme des marqueurs de vos voyages aux quatre coins du monde, des années 70 au début des années 90, vous ne voyagez plus ?
-Moins...
-Pourquoi ?
-Ben, le voyage vers tous ces pays a changé. Vous savez, on va, on va tranquillement pas à pas, depuis une quinzaine d'années, mais ça a déjà commencé bien avant, vers le poulet en cubes au niveau du voyage, c'est-à-dire que les pays en cubes, la population en cubes, les langues en cubes, une sorte d'espéranto dans tous les domaines généralisés, que ce soit la nourriture, que ce soit les façades d'immeubles, je me faisais une remarque, il y a pas six mois dans une petite ville de France n'importe laquelle, parce que je voyage pas mal en France et en Europe à l’arrache en voiture, des petits bleds des petits deux étoiles, des trucs vides, des coquilles vides et alors je me faisais une remarque impressionnante puisque voilà elles sont toutes simples les remarques impressionnantes, au réveil un matin, d'un seul coup la lumière naît, elle est fulgurante c'est que, je sais plus quel était ce petit bled, alors dans une rue chaque façade était différente chaque petit immeuble avait été conçu avec soin avec des frises différentes, des tuiles différentes, des formes, des géométries et donc chaque... chacune devait avoir été l'objet d'un architecte différent qui avait pris le soin sur sa table à dessin de... voilà, avec le tire-lignes de l'époque, alors, c’est très émouvant parce qu'aujourd'hui, il y a plus rien, par exemple, c'est du béton qui tombe de partout, qui est le même, or ce béton il est universel et voilà alors, vous me demandez pourquoi je voyage moins, ben oui, une fois qu'on a vu le béton une fois, on n'a pas besoin d'y retourner...
-Journées ensoleillées, livre de photos et exposition en cours à la galerie « VU » Paris 9e, jusqu'au 19 mai, Gérard Manset nous emmène en voyage ce matin, mais sans témoins enfin visuels, pas de caméra dans le studio, vous avez vérifié là, il y a trois pulls posés, et aussi pas de podcast, parce que vous croyez aux vertus de l'éphémère.
-Oui évidemment, évidemment surtout, oui, oui et puis le fait d'être toujours disponible, pour tout le monde, jour et nuit, n'importe quand, ça c'est pas très..., enfin bon, c'est une coquetterie, appelez ça comme vous voulez, non je sais pas un matin voilà, ça fait partie des nouveautés, d'innovations, j'essaye de, à ma petite mesure, de retenir le monde dans mes pauvres petites mains voilà, une sorte de filet par où tout passe par... alors quand j'ai l'occasion, pas de podcasts, c'est gentil, on me dit oui, alors je... voilà, j’obtempère.
-Autrement dit c'est maintenant, en ce moment, ou jamais...
-Ici et maintenant, ben voilà, on rejoint le bouddhisme par...
-Exactement c'est jusqu'à... pas loin de 10 heures, Gérard Manset passe par là ce matin et c'est votre seule chance. À la fin de l'émission, échos de vos mails d'amour à Nicolas Rey, votre poésie n'a d'égal que l'un des prix à gagner, un dîner avec Nicolas Rey, nous aurons quelques lectures de vos plus beaux mots d'amour. Pas de Bruno Gaccio ce matin, les condors attendront mardi prochain.
Un matin d'avril, transformer son paysage avec les Tindersticks, Gérard Manset est là je vous jure.
Sur France Inter, vous découvriez Gérard Manset, ça vous a plutôt plu...
-Ah c’est magnifique... alors on vient d’entendre le titre que je... « Sleeping shoes  » ? C'est ça ?
-« Sleeping shoes  », oui
-Ben oui, ben voilà, exactement ce qu'il faut je disais on est dans la poésie... dans la poésie intelligible et je... j'ajoutais, on va zapper là-dessus, mais que j'écoutais très peu de musique, parce que quand on entend des choses pareilles, ça donne envie de partir ailleurs, de vivre d'autres vies or, on n’est jamais qu'un pauvre petit frenchy, on n'est pas du tout... on est à Londres, dans la City, machin voilà, on n'a pas cette poésie musicale, bon voilà c'est tout, donc il vaut mieux s’en tenir à l'écart.
-Précisément partir ailleurs, partir en voyage, commence souvent par..., par la pensée qui se projette, est-ce que vous, avant vos voyages, ceux dont on parle, c'est-à-dire début des années 70 jusqu'à... enfin décennies 70-80 début 90 est-ce que, il y avait beaucoup de projections d'anticipation...
-De préalables ?
 -Est-ce que votre pensée déjà se projetait ?
-Écoutez non, pas vraiment, j'ai quelques souvenirs qui me reviennent en tête, par exemple les Philippines, je disais, je l'ai souvent dit après, maintenant en y repensant, j'avais jamais vu une image de Philippines, alors bon voilà, 7000 îles, il fallait les voir, ce que c'était que ce truc-là, c'était une sorte de Tuamotu de rêve bon et puis avec des sortes de...pas de pygmées, mais enfin de race, un peu particulière, rougeâtre je supposais, je sais pas ce que j'avais dû lire, non le mot Philippines simplement, les îles Philippines, et puis une autre,... un autre qui me revient en mémoire, c'est le Cambodge chez ce..., ce faciès ce visage très énigmatique de ce qui s'appelle Apsara, les danseuses  célestes, donc le mont Mérou, l'hindouisme, tout ça voilà, une fois qu'on a vu le musée Guimet, les sous-sols du musée Guimet, il y a, je sais pas, j'ai dû voir ça il y a 30 ans avant que ce ne soit refait, on est face à cette frise, cette stèle piquée dans un des... une des parties d'Angkor comme il en reste quelques-unes qui sont toutes détruites, redémolies, recomposées mais voilà il y a une douzaine de danseuses, six à droite, six à gauche, symétriques, avec les quelques tiares et nécessaires, avec les petits voiles au niveau de la croupe, et avec ces deux... ce sourire absolument invraisemblable
mi-chat, mi-on ne sait quoi, mi-khmère, et voilà, donc quelques fois c'est un préalable oui, très rarement ça l’a été, quand c'était un préalable, c'est un préalable instantané, c'est-à-dire j'ai pas de réflexion du tout, c'était oui, ça aurait pu être le...voilà, le titre qu'on a entendu tout à l'heure, je disais on a envie d'aller à Londres tout de suite...
-Hmm, hmm, hmmm
-Et de remonter le temps tout de suite, voilà.
-C'est comme ça qu'on essaie ou que nait encore l'idée, l'envie d'une destination.
-Oui, pour moi non, mais je... pour quelqu'un qui aurait 30 ans ou 35 ans on peut imaginer oui.
-Est-ce que la sonorité des lieux a pu compter aussi ? Hein, j'en cite quelques-uns, quelques-unes Bogota, Salvador de Bahia, Katmandu, Calcutta, Quito, Bangkok Kingston, Cotonou, La Havane, Porto Rico
-Oui vous avez raison, il y en a un qui est peut-être pas là-dedans c'est Cotabato, Cotabato del Sul
-Antananarivo... ?
-Oui, Antananarivo, mais c'est un peu plus... non c'est plutôt des trucs que... par exemple Cagayàn de Oro sur Mindanao, voilà, voilà oui, le nom me faisait rêver, j'étais à Cagayàn de Oro simplement à cause du nom, Iligan del Norte aussi, tous les noms aux Philippines, tous les noms aux Philippines il y a un millier de noms, on a envie de passer dans chaque bled...
-Zanzibar ?
-Laoag...
-Zanzibar ?
-Ben non, ça me fait moins rêver ces trucs-là, d'abord je sais que c'est pas tout à fait les obédiences que j'aime mais bon, toute l'Afrique j'y ai été aussi...
-C’est-à-dire ? Vous n'allez pas dans les pays musulmans ou... ?
-Ben moins, parce que déjà les femmes sont quelques fois voilées, la langue je la parle pas, j'allais dans les pays où je parlais la langue, et donc c'est plutôt une histoire de langue.
-À l'époque, époque de vos photos exposées actuellement à la galerie « VU », partir, Gérard Manset, c'était aussi fuir de chez vous, Paris, la France, l'Europe ?
-Non ça n'a jamais été fuir.
-Non ?
-Non, aujourd'hui si je continuais, peut-être ce serait fuir oui, on pourrait imaginer que la meilleure des destinées aujourd'hui ce serait de fuir tout cet environnement médiatique mais non, à l'époque pas du tout, à l'époque tout était beau partout, donc en France aussi, pourquoi pas et donc non, non, c'était beau partout, les gens étaient gentils partout, avenants, accueillants partout, et alors il y avait des risques à droite à gauche, finalement l'Amérique latine n'était pas « safe », le Brésil ne l'était pas non plus mais bon, c'est une sorte de... sorte de danger doucereux quand même, humain, normal, pas du tout devenu abstrait, inconséquent comme aujourd'hui, quoi.
-Comment avez-vous voyagé ? Rien dans les poches, des grosses valises, tout de prévu, rien de prévu ?
-Non, rien dans les poches, un boîtier, un carnet, un petit sac, une besace quelconque, pas d'itinéraires pas de... Non, non, bah oui, comme on doit le faire, aux semelles devant, classique...
-Longtemps ?
-Pardon ?
-Longtemps ?
-Non pas longtemps, non toujours des petits trucs assez, assez brefs quelques fois huit jours, quelques fois 15, quelques fois trois semaines, pas de règles mais parce ce qu'on pouvait changer les billets à l'époque, les avions étaient peut-être pas totalement vides mais en partie, il y avait toujours des sièges alors il y avait moins de vols, des fois il y a des destinations, il y avait un vol par semaine pour rattraper une connexion régulière mais bon, je me suis trouvé quelques fois coincé dans certains endroits, Iloilo, je me suis coincé,... voilà, je me suis trouvé coincé,...après ça m'a marqué, au point que je faisais tout, j'étais toujours très très vigilant sur des... sur les horaires d'avion, j'étais incollable sur ce qui s'appelait à l'époque l'ABC, qui était des volumes un peu comme des bottins ou comme les « shakes » des... des transports aériens de l'époque et j'aurais pu vous donner toutes les connexions entre, voilà, Oulan-Bator et je sais pas quoi, Tawi... et Tawi Tawi par exemple, enfin bon voilà, il fallait le savoir, parce que sans ça, on se retrouvait coincé...
-Et à l'époque il était aussi question de temps, de films, de pellicules... le temps qu'il fallait pour voir la photo apparaître, le numérique n'avait pas... n'était pas né, n'avait pas encore tué l'argentique ; ça changeait tout ?
-Ça a changé pour une.... ce que je ...maintenant je suis obligé de pratiquer un peu le numérique aussi, bon ça a changé simplement parce que, il fallait une sorte de combat permanent où il fallait lutter quand on voyageait, et qu’on voulait garder ses images et qu'on n'était pas un journaliste reporter envoyé en mission, avec des rouleaux de péloche partout et quatre appareils et 4 boîtiers, donc moi j'avais le... pris le principe, alors je regrette peut-être un peu, j'aurais pu être plus précautionneux, mais après tout quelle importance donc, j'avais pour méthode de shooter entre guillemets, j'avais d'abord, un seul boîtier, j'avais un 28, 1:2 de 28, des pellicules de 400 asa en général ou
100 asa, ça permettait de couvrir toutes les formes de lumière jusqu'à quasiment l'obscurité presque la nuit et le plein soleil, et travailler en hyperfocale, c'est-à-dire très rapidement, c'est à dire hop je me tournais, c'était... la photo était prise, il y avait pas deux, j'ai d'ailleurs rarement, j'ai quelques fois deux images de suite, alors on voit que la personne se rattrape, ou que le ou que le bus est décadré enfin, est cadré normalement, mais donc et ça c'est des rouleaux de 100 asa à trois balles, à 3 euros de l'époque où je sais pas quoi que je faisais développer dans les one hour process qui... qu'on trouvait dans tous les coins du monde et donc c'était souvent des bains qui étaient un peu foutus n'importe comment, donc on se retrouve avec des négatifs qui sont bleus, qui sont verts, qui sont jaunes bon, c'est un peu difficile à travailler aujourd'hui mais maintenant avec les Photoshop et les scans qu'on a on peut arriver à en sortir des trucs, mais comme j'ai empilé tout ça pendant très longtemps, je m'en souciais pas trop, je regardais ça en transparence même sans compte-fils, je voyais très bien et donc bon j'avais dans mon sac au fur et à mesure à chaque halte, j'avais tout ce qu'il fallait qu'on... que je voulais garder voilà, je savais au moins que... j'avais pas besoin de repasser des trois quatre douanes, avec les portiques qui commençaient à exister, avec 25 rouleaux dans le sac et les développer après, à me rendre compte qu'il en manquait une ou qu'il en manquait trois ou que il y avait des... je sais pas quoi des... des rayures quelque part ou des effluves quelque part donc voilà je au fil des...des étapes j'avais mes rouleaux qui s'empilaient, enfin les développer donc, dans les petites bandes là, coupées par 6 et... et, euh et puis j'avais quand même, pour le plaisir personnel de l'artiste exigeant, du pixel et de la définition, j'avais le fameux Kodachrome...
-Ah, ben, oui...
-Et ben voilà, donc
-Incomparable !
-Incomparable, donc j'avais toujours mes Kodachrome 64 asa, j'en avais trois ou quatre, et quand le moment voilà,... justifiait de le sortir, on revient aux Apsara de tout à l'heure, et à Angkor, il y en a une très belle, hein, de... du temple au visage c'est pas l’Apsara mais j'en ai d'autres des Apsaras qui sont... il y en a deux dans le livre d'ailleurs je crois, et donc oui, en vis-à-vis de deux petites vietnamiennes qui sont le pendant des Apsaras en question, en tout cas quand le... quand il y avait la nécessité de sortir la pellicule 64 asa, Kodachrome et ben je la sortais et alors là, après ben j'étais obligé d'attendre le développement 48 heures à Paris qui allait en Suisse, qu’elle ait... quelques fois en Australie enfin c'était n'importe quoi, mais bon là, on pouvait pas le faire soi-même ce développement-là, puis il y avait du noir et blanc que je développais et que je tirais bien sûr, que je tirais et que je développais...
-Mais au moment où vous déclenchiez vous saviez...
-Ah, je savais rien, non, non...
-Non ? Vous ne saviez pas si elle était bonne au moment où vous déclenchiez ?
-Non, non, ça, c’est...j'allais dire, c'est la littérature propre à tout ce qui est le domaine, l'univers photo, ça m'amuse beaucoup les gens qui parlent de... je sais pas, peut-être pas de neuvième art, mais enfin non la photo, c'est comment dire, c'est un moyen simplement comme, c'est comme... c'est comme un stylo bille pour écrire, mais c'est pas... c'est pas le texte en lui-même, donc la pellicule n'est pas le texte non, non, c'est une sorte de ponctuation, de... d'orthographe de... c'est nécessaire, c'est en contrepoint d'un texte, c'est nécessaire en contrepoint d'une vie, par exemple je dirais évidemment que, de la même manière qu'on sait parler, qu'on apprend le langage, qu'on sait lire, voilà, on devrait... on prend un appareil photo, on prend ce qu'on a envie de prendre, mais c'est... oui on revient quand même au carnet, à la trace, à l'acquisition de certains éléments qu'on aime, parce que moi, qu'est-ce que je faisais, c'était les plats, les visages, c'était quelques fois des... c'est des trucs que personne ne prenait en photo d'ailleurs, j'étais très, très surpris là, avec cette exposition à « VU », je me rends compte que, il y a eu quelques expositions avant, il y a une vingtaine d'années, une quinzaine d'années, y’en avait de temps en temps, je sortais un livre de photos bon, mais ça n'avait pas de... de conséquences de répercussions, rien du tout et c'était pourtant les mêmes, en partie les mêmes images, enfin je... et je me rendais compte que... enfin aujourd'hui je me rends compte avec surprise que finalement personne de ceux qui ont vieilli avec moi, que j'ai pu croiser, j'ai connu des photographes, des reporters des mondes, que de temps en temps on se croisait 48 heures quelque part mais... ou à Paris je voyais leur travail et jamais personne n'a eu le souci de...d'avoir une sorte de domaine personnel qui le concernait, c'est-à-dire que je n'ai jamais connu que des gens dont c'était le métier, on les envoyait prendre tel sujet à tel endroit alors ils y allaient et alors quelques fois il m'est arrivé de leur demander mais jamais tu as eu toi envie de prendre un billet d'avion tout seul, pour aller te taper la destination que tu voulais, c'est le Machu Picchu, c'est ce que tu veux, c'est Rio, c'est Copacabana, c'est le Copacabana Palace voilà, on peut avoir rêvé du Copacabana Palace et un jour on prend l'avion, on va au Copacabana Palace, on prend la photo de chacune des chambres, on se fait ouvrir toutes les chambres, on tire les draps, on ouvre les armoires, et ben non personne... alors voilà, mais c'est un petit peu mon trip à moi, j'avais mon univers, voilà.
-Moi j'étais loin... est-ce que ce sont, Gérard Manset, les mêmes zones sensibles qui sont sollicitées en vous, les mêmes cellules quand vous écrivez, quand vous composez, quand vous photographiez c'est la même démarche ?
-Ça c'est une bonne question, mais je me la suis jamais posé, je... j'ai peut-être du mal à répondre, c'est tellement instantané, inconscient et ça vient d'où, je ne sais pas, il y a pas la moindre réflexion c'est aussi rapide qu'en photo, je disais... je, la photo, elle est prise en un centième de seconde, de ma part mais et sans avoir réell...d'un seul coup, voilà, un peu une sorte de kata, de virevolte, non je ne sais pas, alors la musique est un tout petit peu plus, au niveau des paroles et musiques, ben un titre me vient, je sais pas pourquoi, je remonte, j'ai une phrase en tête, je prends la sèche et hop, euh, ça part quand je suis dans des périodes musicales où je fais en studio et tout ça il y en a quelques fois deux dans le même matin, 5 dans la semaine, je sais pas quoi alors je les finis, je les finis pas, ça bourgeonne, je rajoute des couplets j'en retire, des accords dans tous les sens, ça devient quelques fois très compliqué puis après je coupe là-dedans, je fais des ablations sévères bon, alors là, il y a un travail de... on va dire presque... enfin professionnel le mot est impropre, mais tout au moins beaucoup plus appliqué, scolaire presque mais... mais je ne cherche jamais une rime, je ne cherche jamais à finir un couplet parce que le premier c'est un quatrain, à faire un second quatrain derrière au contraire, je... je chercherai plutôt les erreurs, les chausse-trappes, les coups fourrés, mais la littérature, l'écriture c'est beaucoup plus long, alors je suis dans le même procédé d'inspiration immédiate page par page c'est à dire oui j'en écris trois pages à la suite, sans même savoir ce que j'ai écrit, mais alors après il faut, quand on aligne le tout, on est quand même dans la même pulsion entre guillemets littéraire enfin on va vers le même objectif, le même but, alors... alors c'est un travail plus long, bon et je reviens sur la photo c'est... ça n'a rien à voir, parce que la photo, c'est quelqu'un d'autre qui travaille, c'est le boîtier, c'est la pellicule, c'est le... l'émulsion, c'est tout ce qu'on veut oui...
-C’est votre œil ?
-Oui, c'est un peu facile aussi ça...
-Eh bien, tant pis...oui, mais c’est vrai, c’est votre œil...
-Oui...
-Mille façons de photographier un même sujet, donc c'est votre œil, c'est le cadrage, c'est...
-Non pardon, c'est...
-La technique....
-Je vais préciser, je suis d'accord évidemment que c'est mon œil, évidemment que comme je disais tout à l'heure oui j'ai des trucs aussi quelques fois très simple ou presque banaux... banals, je sais pas...
-Banals...oui
-Quoi que j'ai pu prendre, je les ai pas vu prendre par d'autres mais néanmoins, bien que ce soit mon œil, ça n'est en rien, comment je pourrais dire le... la manifestation réelle de ce que je peux porter d'inspiration ou de.... venue de l’au-delà... quoi là, c'est non là...
-Et pourquoi pas ?
-C'est comme un membre, non mais c'est comme si vous me disiez je vous ai serré la main, alors la manière dont vous me serrez la main personne ne me serre la main comme ça, donc c'est votre façon de serrer la main qui est personnelle, non serrer la main oui, on serre la main ou on met son chapeau on enfile sa veste je sais pas comment, on s’assoit à une table, on prend un couvert, on coupe sa viande, voilà pour moi faire la photo c'est ça, c'est pas différent le... je...je manie un boîtier comme je coupe ma viande.
-Il y a pas de liens précis entre vos photos mais quand même il y a quelques thématiques
-Ah ça, oui...
-Par exemple les visages sont souvent des visages d'enfants, c’est par esthétisme ou c'est pour le destin en devenir qu'il porte malgré eux ?
-Alors oui, par esthétisme probablement, c'est-à-dire que oui, je suis attiré par les choses qui sont belles, j'avais ce souci, j'ai eu cette discussion, cette conversation en privé mais, même une fois lors de certains interviews, sur la beauté et j'étais aussi très surpris, j'ai eu cette discussion presque violente avec la galerie en question où j'expose là, parce que j'avais vu, deux-trois mois avant, je vais pas citer de nom enfin, une sorte de... d'exposition, peut-être pas chez eux d'ailleurs, on en voit quelques fois à la FIAC, on en voit ailleurs, des photos abjectes tout simplement, tout simplement et précisément abjectes...
-Pourquoi, que...c’était quoi ?
-Mais, non, je vais pas citer
-On va pas alimenter...
-Ni évoquer de quoi il s’agissait...mais en tout cas, moi je m’attache strictement à la beauté et donc j'étais surpris de voir à quel point les gens portent en eux quelques fois, des sortes de travers, alors peut-être freudiens, je sais pas où ça va, d'où ils portent ça, et ils veulent le transmettre et alors ils vont, ils vont sortir des choses sales, des choses laides, et ils veulent les montrer aux gens, non moi, je moi... je... moi, j'ai le souci de m'en détourner, je sais pas si c'est bien, on est dans cette époque épouvantable de ce qu'on appelle la transparence, il faut tout dire, tout montrer, tout expliquer, tout exhumer, non je pense au contraire qu’il vaudrait mieux se taire sur beaucoup de sujets et notamment en ce qui concerne l’image, la poésie et rien ne montrer que ce qui fait du bien à l'humanité, que ce qui est charmant, que ce qui est beau, que ce qui est respectable, voilà.
-Souvent également des photos de vos chambres d'hôtel parce qu'elles disent beaucoup de choses...
-Alors oui, alors on pourrait me retourner... oui mais alors, les chambres que tu montres, c'est des chambres de même pas 0,5 étoile, dans tous les coins du monde, oui c'est vrai, mais des rads à droite à gauche ça jamais, ça c'est une sorte de voyage entre les draps autres, entre les lumières, entre les ampoules descellées, entre les machins, entre les portes qui ne ferment pas oui, alors moi j'ai cette attirance, mais j'ai pas... comment je pourrais dire... je sais pas... je, pour quelle raison, est-ce que je les trouve esthétiquement valables alors oui, je... on pourrait me retourner le compliment, mais là, on n'est pas dans le genre humain, on est dans les objets, alors on peut montrer, là c'est moins... c'est moins contestable, on peut montrer une gamelle bosselée, en disant qu'elle est plus belle qu'une toute neuve qui sort de l'usine, bon là c'est pas contestable, on n'est pas dans l'humain, mais je ne... j'aurais pas photographié par exemple un bossu, une femme difforme, un mutilé quelque... jamais je... c'est impossible pour moi, non seulement déjà de... de le cadrer, ce que je trouverais absolument ignoble comme attitude, et ensuite de le développer, ensuite de le... bon enfin, vous m'avez compris, je vais... pas besoin d'aller plus loin sur les...
-Et aussi quelques autoportraits mais ça on va en parler après vous...
-Gérard Manset, la voie royale... je parlais de ces photos de vous-même que l'on découvre dans votre livre paru chez Favre, « Journées ensoleillées » et probablement à l'exposition « VU »  à la galerie « VU » à Paris 9e, c'est très... je trouve ça très étonnant, ces autoportraits venant de votre part pour au moins deux raisons... bon, l'idée que vous vous photographiez vous-même est étonnante, Gérard Manset, vous l’admettez ?
-Bah c'est tout simplement du narcissisme élémentaire...allez
-Vous ne nous avez pas habitué à ça ou alors planqué.
 -Non mais c'est un narcissisme élémentaire mais très infantile, c'est le petit garçon voilà, qui se regarde dans la glace, ah non, non, mais, et puis ça fait partie, je disais voilà, de photographier sa paire de pompes, sa paire de baskets, photographier son canif, photographier son carnet ouvert...
-Ah non, là, c’est votre corps...
-Non, mais c'est pareil, et se photographier dans la chambre, photographier ça veut dire que c'est le même univers, c'est la trace de ce par quoi on est passé ce par où on est passé et voilà c'est une sorte de sécurité bétonnée pour l'avenir c'est à dire à 30 ans à 25 à 35 à 40 et on va s'arrêter et, et pour pouvoir plus tard 10 ans, 15 ans, 20 ans plus tard, se relire ça en sachant en ayant la certitude qu'on y était et que la mémoire ne voilà ne fait pas défaut parce qu'on oublie beaucoup de choses...
-Oui mais sinon ça vous douteriez quand même ?
-Comment je douterais ?
-Vous douteriez de la réalité de certains voyages ?
-Non, mais c’est pas la réalité de douter de certains voyages...
-Ben si...
-Le seul, je vous cite un exemple, plusieurs fois j'ai eu des accrochages, la nuit, à droite à gauche, des machins et où je me retrouvais avec un boîtier pété, ou à être obligé de bon... et donc il y en a, il y a un des voyages où c'est arrivé malheureusement, le premier jour c’est à Douala, dans le port de Douala, je me suis fait agresser et donc voilà j'ai la.... le boîtier, le Nikon, il est parti et je suis rentré assez piteux, je sais pas par... enfin voilà, et donc, et tout le trip qui a suivi, c'est-à-dire une bonne quinzaine de jours, Gabon, Zaïre et tout ça, bah j'ai pas d'images, et je n'ai donc que mes carnets où j’écris certaines choses que je ...bon, voilà et ben heureusement d'abord j'ai mes carnets, si à la limite je peux... j'ai mes.. je n'aurais, ni le carnet et là j'ai pas d'images, je me souviens de rien, j'ai vaguement... je vois des portes, je vois un appartement où j'ai passé quelques jours, je vois les voisins d'en face, je vois des altercations dans la rue, il y avait une sorte de bande de petites négresses, de... d'écolières je sais pas quoi, deux heures du matin, elles étaient 40, elles se sont crêpés le chignon, ça hurlait dans tous les coins, bon j'ai des trucs comme ça, mais j'ai pas d'images...
-L'appareil photo est plus sûr que le disque dur de votre mémoire ?
-Exactement voilà c'est ça.
-Euh, deuxième sujet d'étonnement sur ces autoportraits, vous prendre vous-même, pourquoi pas, mais vous les montrez et ça c'est quand même nouveau...
-Je les montre aujourd'hui
-Ah ben oui...
-Parce que je suis dans un ouvrage de photos, et qui parle de moi, qui... mes itinéraires, et ben oui, on est... voilà, je suis entré dans une sorte de légende que je me fais moi-même, ça m'amuse assez de voir quelqu'un qui a été moi, mais qui est tellement loin maintenant, c’est-à-dire que c'est tellement distant, c'est quelqu'un d'autre, c'est mon fils, c'est mon frère, c'est mon elfe, c'est mon... voilà, c'est mon transparent, non, non, c'est très amusant et je suis assez satisfait de... et puis j'aime beaucoup les compositions les trucs j'en gardais quelques-unes je prenais pas n'importe lesquelles, hein...
-En regardant vos photos on vous appréhende davantage ?
-Ça, je ne sais pas, probablement bah oui, ce serait la moindre des choses j'imagine...
-Et ça, ça ne vous fait pas peur ?
-Oh non, pourquoi ? Au contraire non, je montre quelqu'un de... de, je pense charmant, enfin j'ai... dans un cadre charmant, dans un une époque idyllique, une sorte de paradis révolu, non je suis au contraire la preuve, la manifestation, et donc physique, pour les deux trois autoportraits, il y en a pas beaucoup...
-Non...4-5.
-Mais et donc physique de... et puis, ils sont pas mis en scène puisque j'y étais mais je veux dire ils sont au grand angle c'est toujours des 28 donc il y a toute la pièce c'est je suis inséré dans un cadre...
-Avec déclencheur ? À propos ?
-Oui bien sûr.
-Hmm, hmm, hmm, on a presque fini
-Retardateur pardon...
-On a presque fini avec le temps imparti...
-Oui...
-Ce fameux temps, est-ce que vous n'allez pas par hasard, nous annoncer un prochain album là, bientôt, par hasard ?
-Ben, on en parle beaucoup, mais est-ce que j'aurai le courage, est-ce que simplement... c'est beaucoup de travail, hein, mais est-ce que aussi, c'est vraiment nécessaire, dans une époque où il y a pléthore de tout...
-Faut qu'on vous le demande en se roulant par terre ou ... ?
-Non, non, non, c'est pas ça, non, non, non, c'est pas ça, c'est que le... il y a d'autres paramètres qui font que quand même, un créateur ou un artiste ou un bricoleur, aller restons sur le bricoleur, peut quand même s'interroger sur la... la pertinence des bricolages qu’il fait, voilà, c'est tout.
-Donc oui ou non ?
-Dans une époque qui part dans un autre sens, vous savez, à un moment, pour terminer là-dessus, l'époque Tépaz, l'époque des chambres de bonnes, l'époque des vinyles, les années 75-80, tout le monde allait dans le même sens, regardait la poésie par le même bout de la lorgnette, aujourd'hui plus personne ne regarde, tout le monde a tourné le dos à la poésie...
-On va finir là-dessus, c'est un beau mot pour la fin, merci beaucoup d'être venu Gérard Manset, « VU », exposition en cours, vous reviendrez ?
-et bien pourquoi pas, peut-être, on verra ce que l'avenir va nous laisser de possible...
-Merci






LA TERRE ENDORMIE
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On imagine assez spontanément ces photos accumulées dans des carnets de voyages aux notes éparses, à l'instar des peintres et sculpteurs qui à la fin du XIXè siècle, se sont gorgés de photographies-croquis, pour cueillir les jaillissements d'instants éphémères que leurs dessins d'esquisse ne parvenaient pas à capter assez vite.
Toutes ces images seraient comme autant de bribes des chansons à venir.
De peur d'oublier une forme ou une idée, Manset aurait capturé des citations pour des lendemains poétiques en musique.
"La Terre Endormie" , par Gérard Manset, Filigranes Éditions,  72p (2012)



BRUXELLES
bru
Paradoxe: découvrir pour la première fois les peintures de l'artiste, et les reconnaître d'emblée. Dans le cas présent, la bande-son qui s'y accole inévitablement en est le révélateur. C'est elle qui pointe l'évidence. Manset est fait de strates. Plus que pour tout autre, ses mystères se superposent, s'additionnent, se soustraient.

Manset apparaît, s'assoit, regarde, écoute, dit des mots dont il sait qu'ils sont volatils, disparaît. Il fait ça ici, ailleurs, souvent très loin. Manset est un solitaire autant qu’un voyageur, arpenteur du monde où toujours les hommes vivent, où toujours les hommes meurent, comme dans la vie, et pourtant autrement. Ses peintures, ses dessins, ses photos, je le sais maintenant, sont le terreau de ses textes et de sa musique, toujours antérieurs, ne serait-ce que d'une fraction de seconde. Manset arpente, préempte, recompose, donne à voir ou à entendre, toujours en mouvement. Finalement, est-il jamais là?
Son travail de peintre me fait croire que non : il n'est jamais là, ou plutôt déjà ailleurs. Ce qui reste, avec force, c'est ces empreintes de réel, comme des extractions. Photos repeintes ou peintures à l'huile sonnent comme des prélèvements, et souvent, pour moi, comme des signaux prospectifs. Mais lui est déjà loin.

Enki BILAL


"Bruxelles", par Gérard Manset, Zanpano Édition, (2012)


CARNET DE VISITE DE L'ABBAYE DE FONTEVRAUD
FTV



"J'ai vu, dans ce jardin
Une chanson de pierre
Qui lutte avec les fées
Ensevelie de lierre
Et puis, par dessus tout
Ce qu'on sait de la Loire
De l'écrin, du bijou
De la lumière jaune
De ce qui fut la gloire
De cette envie de tours, toujours,
Et d'escaliers royaux
De châteaux enfoncés, endormis, affaiblis
Et d'abbayes, bien sûr,
Comme l'est Fontevraud
Plus loin qu'Angers là-bas,
Et le joli Chinon"

Le mythe Manset débarque à Fontevraud. Chaque année, l’Abbaye confie à un artiste la création d’un carnet de visite, remis à chaque visiteur. Cette année, c'est à l'inclassable artiste Gérard Manset que les clés du monument ont été confiées. Attention : poésie.

"Il voyage en solitaire" depuis plus de 40 ans. Gérard Manset, le chanteur, le romancier, le photographe… le mythe, surtout, celui qui cache son visage, celui qui distille depuis la fin des années soixante-dix ses albums avec parcimonie et se refusant à toute promo, ce qui ne l'empêche pas d'en diffuser à chaque fois plusieurs milliers d'exemplaires grâce aux cohortes d'amoureux transis et fidèles qui ne manqueraient pour tout l'or du monde une seule des pierres blanches qu'il laisse tomber au fil de ses pérégrinations.
Ce qui veut dire que l'opuscule que vient d'éditer l'Abbaye de Fontevraud - conception, texte et photos de Gérard Manset - promet déjà de devenir un trésor recherché par les Mansetophiles (avec un tirage limité à 5 000 exemplaires !).

"Carnet de visite-Abbaye de Fontevraud", par Gérard Manset, édition
s Abbaye de Fontevraud (2012)

OH CE SERA BEAU
csb
Alcéane (Office des HLM du Havre) célèbre son centenaire en proposant à des artistes de poser leur regard et de confronter leur poésie à l’univers du logement et de l’habitat collectif d’aujourd’hui et de demain.
Réunis à l’intérieur d’un beau livre, ces textes, nouvelles, dessins, peintures, illustrations et oeuvres graphiques composent une mise en abyme de l’humain dans un univers onirique et coloré. On se met alors à réver et à entrer dans l’imaginaire de ces artistes qui réinterprètent la ville sur le papier.
"Oh Ce Sera Beau" , ouvrage collectif, 120p, éditions Zanpano (2013)


EPHÉMÈRE : FRANCOFOLIES 1987 ET 2014 - LA ROCHELLE
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Sur une idée de Gérard Pont (organisateur et copropriétaire du Printemps de Bourges et des Francofolies), à l'occasion des 30 ans des Francofolies de La Rochelle, et en hommage à Jean-Louis Foulquier, leur fondateur, Gérard Manset a posé, comme en balade, son regard de photographe sur la Rochelle estivale et festive, le temps de deux week-ends, l'un en 1987 et l'autre cette année 2014. Des images qui nous parlent, entre autre, d'un temps léger où les Higelin et autres Bashung ressemblaient à de beaux et ténébreux saltimbanques... Un choix somme toute assez inexplicable, Manset ayant toujours été à cent mille lieues de ces animaux de foire qu'il a toujours vilipendé et cette sorte de défense de l'exception culturelle française ( ah bon, vraiment ça existe ??) nous laisse un peu sur le cul... Quant au prétexte de l'hommage à Foulquier, je resterai sobre mais la mort n'a pas transformé cet homme à la culture musicale beaucoup trop franco-française à mon goût avec les oeillères ou la mauvaise foi qui vont avec en un monument digne d'un quelconque hommage. En plus La Rochelle au moment des Francofolies avec tout ce que cela draîne comme faune de paumés et de traîne-misères, c'est vrai qu'on se croirait un peu au tiers-monde.... sans doute une aubaine pour les chasseurs de clichés inattendus !!
Filigranes Editions (5 février 2015)

Mansetlandia - 1978-2008 Escales
msld
Gérard Manset photographie sans traverstir la réalité, sans arranger les sujets ou les lumières, car son seul but est de restituer l'instant présent, la magie des rencontres. En brésilien, Mansetlandia signifierait : "l'univers de Manset ", son pays, le territoire, le fief, poser son regard sur ce qui peut construire les entrelacs et les dédales d'un parcours artistiques. Chaque image et chaque sourire aura probablement donné naissance à l'un ou l'autre des thèmes des différents albums qu'aura produit Manset. L'enchantement des haltes, musical, esthétique, paraît sans cesse relever d'une même incitation : partir. On y trouvera le regard très personnel qu'il porte sur de petites choses insignifiantes auxquelles il donne la vie.
Éditions Favre (19/10/2017)
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INTERVIEW
-LIVRE-MANSETLANDIA-mercredi 18 octobre 2017-
France-info

-Bonjour Gérard Manset.
-Bonjour.
-Merci d'être sur France info. Gérard Manset, le musicien, le chanteur, l'artiste vous êtes là parce que vous publiez chez Favre un extraordinaire recueil de six cents pages de photos, « Mansetlandia » ; « Mansetlandia » expliquez à nos auditeurs, qu'est-ce que c'est « Mansetlandia » ?
-Alors « Mansetlandia », c'est d'abord le titre que j'ai donné au coffret de l'année dernière qui reprenait les dix-huit CD, mais qui était juste absolument pas, divisible individuellement.
Donc il y avait dix-huit CD c'était à la Fnac…
- Cent quatre-vingt-cinq morceaux ?
- Voilà par exemple qui cette année d'ailleurs, sont éclatés individuellement, en même temps. Alors c'est justement parce qu'il y avait cette remise en avant du catalogue complet de CD, un par un, plus un inédit, enfin en CD, que j'en ai profité pour accrocher comme wagon nouveau, ce six cents pages photos, publié chez Favre, qui s'appelle, j'ai donné le même titre, « Mansetlandia » parce que, en quelque sorte, pendant très longtemps, on me demandait, on me posait des questions sur le voyage, quelques fois, j'avais sorti un roman ou deux…
-Oui…
-… un livre de photos, ici, il y avait quelques expositions, mais j'étais très disert là-dessus. Bon, comme ça et puis je ne voyais pas le temps passer. Et puis maintenant, effectivement, ça fait, c'est une autre époque, c'est un autre monde et j'ai trouvé que c'était effectivement la démonstration d'époque révolue, c'est comme ça et…
- Vous voyez vos photos comme celles d'une époque révolue?
- Ben oui, comme quand on lit les Malko, les SAS, les cent premiers numéros, évidemment que plus rien n'est pareil. Les avions ne sont pas pareils….
- Il y a des carcasses d'avions extraordinaires que vous avez photographiées à plusieurs endroits… où est-ce dans le monde d'ailleurs ? On n'a pas toujours la précision.
- Si…
- À la fin, tout à la fin…
- À la fin, au contraire, j'ai mis, j'ai tout légendé. Mais il y a tous les coins du monde, quasiment tous les pays qui étaient tous ouverts, disponibles, chaleureux, accueillants. Dans cette époque-là, oui, c'est mille neuf cent soixante-dix-huit deux mille huit…
- Oui.
-… qui signifie que vous en avez sans doute autant dès la période suivante.
- Moins… de moins en moins. J'en ai un peu après, j'en ai jusqu'en deux mille cinq, on va dire deux mille dix, huit, dix. Mais euh, non, non, non, tout ça n'a plus de sens. Tout le monde…
- Pourquoi ?
-… tout le monde a un boîtier numérique. On fait trois heures de queue pour le moindre enregistrement de vol, il y a un peu moins de visas, mais enfin, avant, il y avait quand même beaucoup de pays qui étaient sans visa. À l’arrivée, on arrivait. Je l'ai toujours dit, les avions étaient vides, j'appelais la veille, j'allais à l'aéroport… vides, à moitié vides et les compagnies ne faisaient pas faillite. On se demande comment tout ça marchait. C'est comme les boulangeries aujourd'hui, il y a des queues interminables et ils mettent la clé sous la porte alors qu'avant il y avait trois, trois gosses qui achetaient leur pain au chocolat. Et bon, ça avait l'air de continuer à vivre normalement.
- Il y a de magnifiques paysages, beaucoup d'enfants. Et puis ce qui m'a étonné, il y a des photos de vous, Gérard Manset. Parce que vous détestez votre image. Vous détestez en tout cas qu'on vous prenne en photo.
- Oui, mais là, c'est moi, ce sont des autoportraits.
- Ce sont des autoportraits, alors avec le retardateur, parfois
- Bien sûr.
- Et ça, ça vous supportez? vous avez supporté ça, vous l'avez fait vous-même.
- C'est une sorte de… de narcissisme voyageur. C'est à dire que oui, j'adorais autant les lits que les plats. - Beaucoup finalement de photos de vous qui n'aimaient pas votre image. Parce que finalement, le seul capable de photographier Manset, c'est Manset.
- Non, non, mais n'allons pas jusque-là ; d'abord, c'est pas que je n'aime pas mon image, c'est que je n'aime pas mon image quand elle est prise dans le boîtier de quelqu'un d'autre dont je ne suis pas responsable pour son utilisation…
- On peut vous aimer Gérard Manset et bien vous prendre en photo…
- C’est pas le problème. Je suis un peu, voilà, je suis un peu indien sur les bords. Chaman, quelque part, je n'ai pas…
- Vous avez peur qu'on capture votre image?
- Ce n’est pas que j'ai peur, je ne veux pas…
- Vous ne voulez pas.



- Je trouve ça tabou. D'ailleurs, d'ailleurs, j'ai toujours demandé quand je prenais quelqu'un…
- Son autorisation.
- À l'époque, la question ne se posait même pas.
Les gens adoraient, bon et puis on était dans un registre autre. Mais là, moi, j'étais quand même déjà quelqu'un de plus ou moins public et je n'aimais pas être véhiculé avec n'importe quoi. Non, non, mais, oui, bien sûr, c'est évident…
- Et à l'ère des smartphones, vous êtes un homme malheureux…
- J'évite les smartphones, c'est tout.
- D'ailleurs, vous avez un téléphone qui date d'il y a bien bien longtemps et dont vous ne vous servez évidemment pas. Vous travailliez, quand vous faisiez ces photos et quand vous en faites…
- Ça n'est que de l'analogique.
- Ce n'est que de l'analogique. Et quel genre d'appareil ?
- Nikon. Quelques fois un cinquante, posé. D'ailleurs, il y a deux ou trois photos qui sont posées. Je posais même le boîtier par terre la nuit. Et comme j'avais des pellicules qui couvraient tout…
- Vous laissiez faire…
- Ah non, pas du tout. Non, non. Je suis au contraire un grand technicien. J'avais mon labo, je développais, je tirais…
-Vous développez vous-même.
- Oui, évidemment. Et puis c'est du Kodachrome pour l'essentiel. Il y a du négatif aussi, mais c'était pour l'essentiel du Kodachrome.
- Nous sommes avec Gérard Manset, nous allons rester avec lui. On parlera peut-être quand même un tout petit peu de musique, pas seulement de photo…

- « Mansetlandia », c'est à la fois le titre de l'extraordinaire coffret avec tous les disques. On ne peut pas dire tous les disques de Gérard Manset parce que vous en avez enlevé. Il y a des disques qu'on ne trouve plus.
- Si vous dites le mot disque…
- Oui, je parle de disque absolument.
- Par la force des choses, oui, disque oui, j'ai remanié certaines choses. Les gens ne comprennent pas pourquoi. Enfin, quelques fois, il y a eu des commentaires sur des blogs, pourquoi il retripatouille tous ces trucs, je ne tripatouille rien. D'abord, je suis seul responsable à bord. Donc si quelqu'un, je ne sais pas qui Courbet, Rembrandt, Bonnard se réveille un matin, il a des toiles dans son grenier, il en voit quelques-unes.
Elles sont très bien, il y en a une. Il a envie d'y retoucher, il y retouche, c'est son problème.
- Vous avez même été jusqu'à évoquer le droit de repentir, je crois. Vous vous êtes dit …
- Ah ben oui. D'abord, il y a des.
- Il faut expliquer à nos auditeurs ce que c'est que le droit de repentir. C'est un artiste qui dit, mais ça, je ne veux plus qu'on l'écoute. Je l'enlève.
- Oui, exactement...
- Vous l'avez fait.
- Je ne l'ai pas fait. J'étais plusieurs fois sur le point de le faire sur plusieurs titres. Heureusement que je pouvais maîtriser leurs utilisations, tous ces titres et refaire des configurations.
- Si on parle de musique à l'ère du web, vous savez bien qu'on trouve tout, on entend tout, c'est une position très radicale et très paradoxale de votre part, mais qui est respectable.
- Oui enfin ça, ça remontait à plus d'il y a dix ans, puisque oui, depuis une dizaine d'années il y a le web et tout on ne peut pas faire grand-chose. Même n'importe qui, qui aurait eu un vinyle peut piquer un bout, le mettre sur le… voilà évidemment que maintenant… enfin, dans la mesure du possible avant le web, j'ai maîtrisé un peu la situation, c'est la moindre des choses.
- Vous parliez des commentaires sur vous? Vous lisez un peu les trucs sur internet, tout ça…
- Non, très rarement, heureusement d'ailleurs… je n'ai pas internet et
- Vous n'avez pas internet?
- Non, non je, je vais au McDo ou je vais quelque part pour relever, même pas un mail, mais pour aller voir un Wikipédia sur un auteur, sur un truc deux minutes. Mais c'est une grande bibliothèque, pourquoi pas? Mais le reste, non. De tout ce qui est… il vaut mieux pas, vaut mieux s'en tenir à l'écart. C'est démoralisant.
- Vous allez me démentir si je me trompe. J'ai lu une interview, quand vous avez sorti le coffret de disques, dans laquelle vous dites, pas de concert parce que je ne supporte pas ces smartphones qui pourraient capturer et votre image et votre musique?
- Oui, pas de scène. Oui, oui. Enfin, il n'y a pas eu de scène en partie depuis une quinzaine d'années, depuis, Obok, parce qu'il y a eu des répétitions.
- Qui étaient formidables, en plus, d'après ce que vous dites vous-même…
- Mais, exactement. J'étais tout à fait sur le point d'y aller. Et puis quand même, personne ne pouvait gérer cette histoire de smartphones.
Je l'avais vu avec Bashung puisqu'à l'époque, il y avait comme un Lego et tout ça. Et quand j'avais été voir un peu sur Internet, ce qui passait de lui, c'était des trois minutes…
- Et ça vous pouvez pas…
-…deux minutes de la salle, le n'importe comment, avec des trucs qui bougent, un son pourri et tout ça, non, c'est pas que je ne veux pas, j'en sais rien, ou on fait tout, ou on ne fait rien quoi…et

-Est-ce que Gérard Manset accepte que je passe, un tout petit bout d'un morceau que je trouve, un des plus beaux morceaux de lui, qui s'appelle « 2870 ».
- Bien sûr.
- Je ne peux pas passer plus parce que c'est votre voix qu'on a envie d'entendre. Mais, chers auditeurs, si vous ne connaissez pas « 2870 », vous en prenez pour quinze minutes dans les oreilles. Et ça reste d'une actualité incroyable ce morceau…
- Oui, alors un petit détail, c'est un vinyle effectivement, qui a dû sortir je sais pas, en 78 par là.
La pochette était faite par Hypgnosis. J'avais été à Londres
- Un masque d'escrime !!
- Oui, oui, c'est une des rares fois où je m'étais un peu forcé à faire quelque chose comme tout le monde. C'était la grande époque Pink Floyd et donc ce titre. Alors voilà, j'étais peut-être, le premier… Peut-être, pas le premier au monde, mais tout au moins en France, je crois une face entière d'album.
- Je vais vous poser une question que je pose à tous mes invités. Vous savez, sur nos smartphones que vous détestez, on peut faire des mises à jour. La mise à jour, ça revient à modifier, ou à changer quelque chose, à effacer quelque chose. Mais vous qui avez effacé et modifié tant de choses, vous n'avez plus rien à effacer, Gérard Manset ?
- Déjà en photo, Je n'ai rien effacé. Non, je n'ai même pas travaillé sur les Photoshop d'aujourd'hui. Oui, effectivement, un petit contrat, c'est un truc comme ça. Mais ce qu'on faisait en laboratoire, on faisait des masques en laboratoire…
- Et dans votre vie. Qu'est-ce que vous auriez envie d'effacer?
- Effacer, c'est beaucoup dire. Mais il y a des choses dont on ne peut pas parler. On ne peut en parler qu'en privé…
- D’accord…
-… avec des gens qu'on connaît. Ce sont des histoires, quelquefois…
-… des histoires personnelles.
- Il y a infiniment de choses qu'on ne peut pas évoquer en quelques phrases, même en un chapitre de bouquin. Il faudrait passer une nuit, des nuits, des semaines et j'en suis arrivé même au triste résultat de comprendre que même parmi mes proches, beaucoup de gens qui n'ont pas vécu ce…j'allais dire chemin de croix, faut pas exagérer mais ce chemin tout court, ne peuvent pas réaliser. Donc on arrive, on arrive très vite dans la vie, au milieu ou après le milieu de sa vie, si on est à peu près lucide, à comprendre que finalement non, il y a ceux qui ont vécu, vu, ressenti, supporté la même chose et puis les autres qui ont vu d'autres choses probablement. Mais enfin bon, le discours là, est difficile.
 - « Mansetlandia » le coffret, « Mansetlandia » l'album de photos. Merci infiniment, Gérard Manset d'être passé par France Info.
- Merci, merci beaucoup.
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cupidon

CUPIDON DE LA NUIT (2018)
Cette fois, il nous revient avec une somme autobiographique intitulée Cupidon de la nuit. Pas sûr qu'il s'agisse de lui ou de son double fantasmé. Car Manset, un peu sur le mode Tarantula de Dylan, est plutôt
du genre à se faire entrechoquer les mots, les couleurs et les lieux. Il ne s'agit pas ici d'une autobiographie classique, traditionnelle, qui nous apprend qui, quoi, quand, comment. Il y va dans ce livre ardu d'errances oniriques et langoureuses où les personnages rencontrés sont à peine nommés. Ça aide de savoir que sa fille Caroline (Caro) est la manager du chanteur (et maintenant auteur de nouvelles) Raphael. Ne comptez pas trop sur Gérard pour le préciser. Pas plus qu'il ne faut confondre un ami
prénommé Christophe et le chanteur d'« Aline »,« noueux et tout en muscles, butt-temer élégant, cheville mince d'hidalgo ou de torero courtaud ... ».
Quand Gréco lui parle de la joie de se produire sur scène, voilà sa réaction : « J'en avais la nausée, distrait, indifférent, un mal de cœur dans le sens d'être peiné, solidaire et gêné de l'entendre se définir par de telles envolées de commisération humaine. »
On croise aussi Cabrel : « Il m'a presque rassuré, n'ayant pas ce qu'il voulait, ou rarement, obligé d'accepter, de passer à l'acte et de remercier. »
Misanthrope, le Gérard? Pas plus que ça quand il s'agit d'errer dans les bas-fonds de Bangkok ou de Caracas, préférant les lodges à rebrousse­ poil que les antiques palaces. Mais il faut le suivre, ce reptile
insaisissable aux« mots désuets » comme il le dit lui-même, ne pas se laisser désarçonner par son style fulgurant et des éclairs d'une rare intensité. Ce récit enfiévré est un labyrinthe livré de fort belles - mais
exigeante - façons par un cerveau tortueux, aux infinies promenades émotionnelles. « Même avant de voyager, j'ai toujours voyagé. Cela remonte au tout début, à l'enfance, à des trains sourcuteux qui me
déposaient à la petite gare de la Ferté. »
Gérard Manset se livre ici comme jamais, tout en se cachant bien derrière son style éclaté.
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L'ORIGINE D'UN LIVRE

Cupidon de la nuit par Gérard Manset. 252 p, Albin Michel 22€

«Dans la vie de chacun, tout est décousu»
Auteur-compositeur, interprète, mais aussi écrivain, peintre et photographe, le mystérieux Gérard Manset propose, avec ce dernier ouvrage, un objet littéraire non identifié, dans lequel il revisite son parcours, humain comme artistique. Aux antipodes d'une autobiographie classique, ce livre épais est comme une figure libre.
-Quel est, chez vous, le déclic pour un livre: une image, un personnage, un thème, une histoire?
-Gérard Manset: Il n'y a jamais aucun préalable. pas plus en littérature qu'en musique,ou que dans toutes mes autres activités artistiques. L'origine, ou la raison essentielle, ce peut être une phrase,un mot. Et puis un éditeur, qui attend un texte. Pour Cupidon de la nuit il y avait une demande d'un éditeur [Albin Michel ndlr] qui était, disons amicalement concerné. Il était question d'un livre qui parle de moi. Or, je ne voulais pas m'exprimer en utilisant le " je ". C'est ainsi que m'est venue l'idée de prendre le parti d'un autoportrait en creux: ce sont les autres qui parlent. J'y ai évidemment inséré aussi quelques contes, une forme que j'aime beaucoup. Puis de la fiction. Au final, cela a donné un assemblage complètement surréaliste. Car ce portrait en creux est bien plus parlant que si je l'avais brossé moi-même. C'est assez jubilatoirc de défricher des terrains de cette façon-là.
-Pourquoi sous refusez-vous au "je"? 
-G.M. :Parler ainsi de moi me semblerait impropre, et insipide. Ça ne sert à rien de raconter sa vie. Je me suis dit que la littérature française compte de grands écrivains qui parlent d'eux... sans en parler! A commencer par Proust: La Recherche, c'est son journal ! Et sur trois mille pages !Alors, j'ai rouvert son œuvre, pour voir s'il y avait un " je " ou pas. Il n'y en a pas beaucoup. Sur trois pages, il décrit ce qu'il voit. Uniquement. Ce qui me va très bien, puisque moi, toute ma vie, j'ai décrit ce que je voyais, lors de mes voyages notamment. J'ai des tas de carnets et parfois j'en ressors quelques bribes. J'ai donc préféré décrire certaines scènes qui m'ont plu, que j'ai vécues, que j'aime. Les choses sont apparues et se sont imposées ainsi. De façon décousue, certes mais dans la vie dc chacun, tout est décousu. C'est pour cette raison que j'ai inséré cc personnage d'Isa, qui est venue, comme ça, dès le début, elle a frappé à la porte... Elle permet des ricochets. des relances, des interrogations, des digressions, des dissertations.
-Une fois la "clé" trouvée, est-il aisé d'y greffer les autres thématiques abordées, comme les voyages, vos filles, les souvenirs musicaux?
-G.M.: Pas vraimcnt. J'ai d'emblée pris le parti de faire ce que j'appellerais un "sandwich" : une scène familiale / une scène de copains ou de dérive. Très peu de métier, très peu de musique. J'aime bien être du côté du réalisateur et non de l'artiste

Propos recueillis par Hubert Artus (Magazine Lire n°466 Juin 2018)

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RÉCITS BARBARES (2019)

Tout l'univers de Gérard Manset, à travers six nouvelles qui flirtent avec le fantastique.
Par Jean-Claude Perrier, le 18.10.2019 (Livres Hebdo)

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L'un des plus célèbres titres de Gérard Manset commence comme ça : « Ramenez le drap sur vos yeux, Entrez dans le rêve ». Il date de 1984. 35 ans après, le recueil de ses Récits barbares se clôt sur la nouvelle « Une fantaisie », laquelle s'achève sur ces mots : « Le Rêve. (C'est le nom d'une villa. NDLR) Et alors il entra. » Volontaire ou pas, la réminiscence suffirait à démontrer la profonde cohérence de l'oeuvre de Manset, quel que soit le médium choisi par ce créateur polyvalent et surdoué : photographie, peinture, écriture, paroles et musique.
Récits barbares, ce sont cinq nouvelles plus une. Cinq novellas, en fait, dont les princes sont des enfants, filles et garçons, animaux également. Et un texte final plus court, qui convoque les principaux héros des autres textes, les fait se rencontrer sur le tournage d'un film bizarre, dont le réalisateur, avec ses cheveux poivre et sel, pourrait bien ressembler à Manset lui-même : « toute sa vie, il avait filmé des choses semblables oit il était question de magie et d'inventions à la limite du raisonnable ». il est de surcroît « très pointilleux » et « exigeant ». A la réflexion, tout l'univers de l'artiste, même quand il semble décrire le monde, se situe à la frontière de la réalité. Alors rien d'étonnant, ici, à ce qu'une pré-adolescente, Perle, ayant pratiqué avec son amie Biche, une biche, l'échange de leurs sangs, les deux créatures se voient changées l'une en l'autre.
Théoriquement pour un après-midi, mais les apprenties sorcières découvriront à leurs dépens qu'on ne joue pas comme ça avec la création. Comme les hommes qui ont péri à cause des abominations qu'ils ont commises contre la nature, et ont été remplacés par des singes. A quelques exceptions près, comme Gligli, un « petit d'homme » qui tentera de rejoindre les siens, des rescapés qui ne devraient plus commettre les mêmes erreurs. En principe. Il y a aussi Epinette et Vincent, emportés par curiosité au fond des mers, à la recherche d'un trésor, et qui y risquent leurs vies. Ou encore Honoré, qui vit dans le Moyen-Âge dont ïl rapporte des dessins extraordinaires, des croquis d'architecture et d'héraldique. Au point de s'y perdre ? C'est lui qui, à la toute fin, choisit la villa Le Rêve et y entra.
La boucle est bouclée de ce livre inclassable et drôle, comme Manset, lequel réaffirme ici son amour pour la littérature de la fin du XIX siècle : Villiers de l'Isle Adam, Barbey d'Aurevilly, Pierre Louÿs... Il y a pires fréquentations.