Gérard Manset
portrait d'un homme sans visage
échanges avec les journalistes.....
Manset et
Bohringer
Pourquoi et comment l'acteur-auteur Bohringer clippe-t-il et jouet-il «le Lieu désiré» de Manset,
rocker français grave?
Tati-reportage en banlieue.
Gérard aurait dû le tourner lui-même. Il est conceptuel, théorique
peut-être, et restituer son univers en deux jours, c'est coriace. Je ne
sais pas pourquoi il ne s'est pas lancé, puisqu'il aime la
photo. Moi, je l'aurais poussé et je me serais volontiers contenté de
faire l'acteur.» Richard Bohringer résume le drame: restituer par
l'image, l'univers inqualifiable de Manset. Trop tard...
Nous sommes à la fin du premier jour d'un tournage qui n'en compte que
deux, malgré un budget anormalement conséquent par rapport aux
habitudes plutôt chiches de l'auteur (138000 F) et les
conventions collectives ne sont pas tout à fait respectées. Idée de
départ et finalité de l'entreprise, relancer les ventes de Revivre,
dernier album en date (été 1991) du M le Maudit du rock
français via la mise en scène d'un premier single, et séduire la
télévision (au moins M6, Canal +- et peut être MCM), axiome : comme
avec Matrice, précédent traumatique (et affligeant), réalisé l'an
dernier par le familier Frank Lords, Gérard Manset le paranoïaque
n'apparaîtra bien évidemment pas. C'est donc une tierce personne qui
sera mandatée, pour tenir le rôle de l'accoucheur (la sémiologie
dirait: « l'historien »), Or, Manset estime Bohringer (on ignore depuis
quand, deux semaines ou dix ans?) et réciproquement. Pourquoi pas une
collaboration? Seul obstacle pratique: l’emploi du temps
du second, homme public. Entre deux tournages, plateaux télé et
galéjades, le maitre queux du Cuisinier, le voleur, sa femme, son amant
finit par trouver quarante-huit heures inoccupées, dans le
précieux (donc cher!) ordonnancement de sa vie quotidienne. C'est au
pied levé que s'élabore après cela le synopsis, s'effectuent le
«casting et les repérages, selon les desiderata de Manset, qui
préconise des endroits dépourvus de cachet, afin qu'aucune identité
géographique ne vienne affecter ledit Lieu désiré, vœu d'autant plus
agréable à exaucer qu'il règle d'éventuels problèmes de frais
et autorisations.
Direction la banlieue. Terne, trivial, atone et commode territoire de
l'ennui, pour un tournage noir et blanc en 35 mm, qui occupera quatre
demi-journées et autant de sites dans le flou chronologique
d'« une errance, jusqu'au rencart avec un gosse », selon Bohringer, et
« cinq minutes d'un rêve barjo qui s'achève sur la réalité pauvre »,
d'après l'auteur. Avec un synopsis rédigé comme pour mieux
être enfreint et prévoyant ceci, en substance: « Petit matin, dans la
chambre en désordre, un homme s'habille. Sur un mur, la photo d’une
femme et d'un enfant. Il sort, marche dans une ville, entre
dans un café. S'arrête devant un magasin de jouets. Traverse un jardin
public, s'assied sur un banc, une femme brune passe devant lui avec une
poussette. Il la regarde (contrechamp), elle n'est plus
là. Série de plans, ralentis et enchainés ou rapides, et cut, comme
dans un rêve, Un arrêt d'autobus, la femme s'approche, elle laisse
tomber son sac, il se baisse pour le ramasser, le sac est en
réalité un ticket de bus, il relève la tête, il n'y a personne. Un
train entre en gare, Bohringer voit descendre la femme et un enfant de
dix ans qui lui sourit, gros plan de l'enfant qui est seul,
il l'embrasse, prend son sac et ils partent tous les deux. The end...
On croit effectivement rêver. En tout cas, trop happy, trop explicite
encore apparemment. En accord avec l'auteur à succès de
C'est beau une ville, la nuit, Manset, bien incapable de respecter
l’obligation de réserve qu'il s'était imposé, usera du final cut et la
fin sera repensée (Manset : « On quitte l'univers musical de
Manset et, par une pirouette finale, on se retrouve chez Bohringer,
pour tout évacuer »), comme nombre de scènes, que leur nature onirique
aura rendues, en tout état de cause, malléables. Les choses
n’auront pourtant pas été simples... Flash-back premier jour : matin
serein, on tourne la scène du café à Gennevilliers (nulle part, en
l'occurrence). Puis, l'unité légère (une dizaine de personnes)
se transporte à Clichy et connaît ses premières suées. Manset ne devait
pas venir, il est là: coucou! Bohringer ne s'en trouve pas encore
affecté, qui dilapide sourires, autographes, tapes amicales,
soliloque, déclame, professe, philosophe (« dès qu'il y a un peu de
végétal, ça absorbe la lumière, ce sont les murs qui la durcissent,
c'est pour ça qu'il y a un côté déprimant dans une ville
ensoleillée »). Arrive la scène de tous les dangers: après quelques
atermoiements, dans un parc et devant un parterre d'inactifs à peine
curieux, l'équipe porte son choix sur un banc, se met en place
et n'attend plus que le « Moteur... Action» de Richard Bohringer, dans
le rôle de Manset, assis face à la caméra. Survient Manset, «comme un
chien dans un jeu de quilles»: le banc ne lui plaît pas.
Bohringer, roué: « Tu sais, ce qu'on voit à l'œil, ce n'est pas
exactement ce qui apparaîtra à l'image.» Peine perdue. Palabres,
négociations. Gérard Manvu (comme le surnomme un de ses proches) a
justement noté un autre banc tout ce qu'il y a de plus « net et carré
», dans un square et, sauf le respect dû au capitaine B. aimerait bien
s'en tenir à sa découverte…
Bohringer finit par exploser: « Je ne peux pas avoir quatre avis
différents, alors c'est ici ou là-bas ! » Gueulante évidemment destinée
à la production, qui se retrouve entre deux feux... et peste
contre la présence atrocement déstabilisante du chanteur-malaise
(« On perd un temps fou. Ce mec-là nous gonfle. Il faut quelqu'un
pour le tenir. On n'aura jamais fini à temps. Ça va se
terminer par des plans-séquence»). Mais Manset, qui ne serait pas ce
qu'il est autrement («ne pas se laisser dévier»), emporte le morceau et
tout le monde déménage vers son banc de rechange. Là, se
crée un véritable attroupement et Bohringer, qui retrouve de son
allant, vérifie sa cote auprès du tout-Clichy, au point de sympathiser
avec un teckel. Manset lui, un peu négligé, gesticule,
interroge, suggère, mitraille, trépigne, approuve... Et flippe
(lorsqu’il aperçoit un photographe municipal, indésirable). Un jeune
beur: « C'est pas Bohringer qui chante?!... Qui ça? Manset?.., » Un
quinquagénaire:« C'est quoi? Un film?» Manset (pris pour un membre de
l’équipe): « Oui, c'est de la musique.» —Le quinquagénaire: «Un court
métrage, alors?» — Manset : « Oui, c'est ça, un tout court
métrage.» Sur quoi, retour au parc désiré, plan de Bohringer marchant,
seul, dans les allées (« ça baigne »). Le calme est revenu, il est 19
heures, le gardien arrive, on ferme.
A l'aube du deuxième jour, rendez-vous a été fixé chez Bohringer, où
l'on doit tourner les scènes du début et sans doute de la fin,
passablement remaniée. Fond de cour, dans le VIe arrondissement, la
porte est entrebâillée au deuxième étage; sur le palier, l'équipe
s'active... et s'excuse: « Désolé, mais Richard ne veut personne
sur le tournage, aujourd'hui. On a beaucoup de travail. »
Plaidoirie lapidaire, bâtie autour du fait qu'une présence muette, hors
champ, peut difficilement entraver l'histoire en marche. Déboutement,
malaise patent, jusqu'à cet aveu: «Déjà que le tournage a
failli s'arrêter ce matin. ». Une heure plus tard, appel de la maison
de disques, qui joue les casques bleus: «Ce matin, Richard était
excédé, sans doute le contrecoup d'hier; tout à l’heure, il
hurlait au téléphone, là, ça va mieux; il s'excuse. Venez cet
après-midi. » La gare de Maisons-Alfort vit au rythme des trains qui y
stoppent, pouls ferroviaire, ralenti puis accéléré, tributaire de
la vie active, zone de transit à perpétuité, qui se comptait dans sa
torpeur bétonnée digne de la pochette SNCF du voyage en solitaire.
Accueil vaguement indifférent de l'équipe, soucieuse de
préserver un calme qu'elle sait précaire, voire condamné. Sur le quai
désert, dans une apathie de fin d'été ensoleillé que seules viennent
dissiper les perforations TGV. Bohringer dirige la manœuvre
(« on va faire simple »), se félicite du comportement des deux
comédiennes (Marie, la grande, Clémentine, « la petite ») et adapte sa
pédagogie aux normes puériles de son interlocutrice maigrelette:
« Regarde pas par terre… Fais pas de grimaces... On va refaire la
scène, mais tu vas croquer dans un brugnon... Bravo ma chérie... Je
connais deux vraies comédiennes, Ava Gardner et toi. » Et de
conclure, enjoué: « Y a de la vie, là-dedans. » Manset, qui s'est
cantonné dans un rôle compulsif de fantôme photographe de plateau,
abonde enfin dans le sens du réalisateur en herbe (NB: Bohringer
prépare l'adaptation de son best-seller Schwartz). Deux scènes sont
tournées: les deux filles gravissent lentement, à cinq marches
d'intervalle, l'escalier qui mène au quai. Sur un banc,
Bohringer-Manset, assoupi, se réveille et voit passer Marie.
Clémentine, la petite, vient vers lui et lui pose le bras sur l'épaule.
Gestes économiques, aucun mot n'est prononcé la parole étant au
verlainien Lieu désiré (« ...Vous le verrez passer / Sur le banc
glacé / Venir se placer/ Attendre le jour /Vagabond va... » ).
L'après-midi s’achève, le tournage aussi, quelques plans de rue
doivent encore être tournés; Manset sourit, salue l'équipe et part,
peut-être rasséréné, la chemise (beige) ouverte, dans l'allée déserte.
Gilles RENAULT