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LE TRAIN DU SOIR (1981)

Critique de l’album parue dans Rock’n’Folk : (Octobre 1981) (Auteur Bruno T.)

 

 

Gérard Manset: L’homme le plus seul du monde...

 

   Et si Gérard Manset ne savait pas ce qui est bon?! Pour lui, pour nous, pour les autres... Si ce qui est mal pour lui — ce disque — était très bon pour nous ; tout comme inversement était mauvais pour nous « L'Atelier du Crabe » qui était bon pour lui ? Si Gérard Manset n'y comprenait rien ?...
Trois heures du matin : dimanche 20 septembre. Le disque sort en octobre. Il roule déjà à plein régime dans ma tête. Problème: l'an dernier, à la même époque, Manset sortait cet album un peu variété qui passa pour une trahison aux yeux de beaucoup. Solution: ce neuvième disque du magicien de Milan marque un retour (en force) aux thèmes et au ton des périodes les plus ténébreuses dans la geste Manset. Les pays lointains. les quais de gare perdus, la désolation, le noir, l'amour égaré, la fuite des choses, la perte de sens, le vertige, la peur, le mal, la mort, et le secret. Tout ce qui est bon en somme. « Le Train du Soir », semblable en cela au « Silver Train » des Stones -qu'il pourrait par instants évoquer — est entré dans mon crâne à tombeau ouvert.

       Hier soir. Gérard Manset avait eu cette idée perverse de le faire passer sans avertissement. Qui aurait cru que le nouveau «Manset» sortirait si vite après « Le Masque Sur le  Mur » ? «Voilà; c'est ça » a-t-il simplement déclaré en marchant  vers la baie. Cela se jouait à la Muette, encore, et d'une certaine façon, cette fois, il avait raison. Le piano qui fuit. Les guitares qui ronflent sur les voies ferrées de la mémoire. Le « magicien dans son habit noir » de l'épopée qui fait des signaux au loin. La station fantôme qui passe. La Thaïlande et la Colombie qui s'embrouillent sur un paysage étrange de vieille citadelle intérieure. «  Dans une rue au cœur d'une ville de rêve/Ce sera comme quand on a déjà vécu/Un instant à la fois très grave et très aigu», dirait Verlaine. Un verso qui part vers le silence, avec le maître assis sur l'une de ses toiles. Comment a-t-il fait? Est-ce un enfant qui l'a photographié sur son train mystère à Barranquilla, les pieds noyés dans la boue. La tête ivre de parfum de bananes pourries, le corps rongé d'humidité,  les yeux pleins d'enfer caramel ? Sans doute s'est-il «  pris » lui-même. Comme d'habitude. Pour nous. Sans y croire. Tout à la renverse. Comme un éclair d'Afrique mouillée aux cuisses, entre deux dépôts de marchandises hantés par quelque wagon vert de rouille et jaune d'argile. Les odeurs et les déchéances qui glissent, voluptueusement. Vers les magies noires des trous perdus. Le mystère opère toujours. La voix se craquèle, grogne, mâche les mots de passe du non-sens. La tragédie lancinante de l'enfance morte revient. Entrouvrant la voie: « Pour tous ceux qu'ont plus de raisons de vivre. Et s’assoient sur le trottoir. » Pour tous les autres aussi. Il reste la dernière chance: Midnight Train. Vif comme celui de Presley, sombre comme celui de Chuck Berry, net comme celui de Dylan, hypnotique comme celui de Richard Anthony (Spector).Un morceau «fabriqué» de toutes pièces, au moyen de cinq ou six wagons de studio collés ensemble. C'est toujours le « long long chemin». Ni plus ni moins triste. Simplement aussi vide et fou... C'était hier au soir, en revenant du Chinatown, Saint Lazare. La musique tapait dans les angles du studio tandis que j'arpentais le couloir, entre l’agrandisseur et la salle d'eau. S'il n'avait pas été là, j'aurais encore pleuré en l'entendant fredonner : « Personne m'attendra ce soir. »

  Dix heures du matin : lundi 12 octobre. « J'ai honte ». m'a-t-il affirmé tout à l'heure, tout en noir, beau, en me tendant le disque. Bingo. Enfin ! J'ai sous les yeux le disque de Manset le plus lourd depuis « 2870 »... Le plus dense! Couleur de bitume brûlé, goût de cendres, dur comme une marche forcée avec Herzog au fin fond de l'enfer vert sur les traces de Fitzcarraldo, haletant comme une brève panique sourde en pleine nuit, fermé comme le rock. La seule menace aurait pu être « Quand les Jours se Suivent». Un reggae.  Mais dès que la voix de gorge se pose, blanche telle une angine et grave comme une tumeur, le danger se dissipe. Manset vient d'inventer le reggae cancérigène. Sa voix descend, sur ce thème classique, à des profondeurs jamais atteintes. Il expire, réellement, et on respire. Quant au    « Marchand de Rêves », qu'on attendait l'an dernier et qui sort à présent, il aurait pu lui aussi constituer un danger pour l'équilibre de ce disque d'ébène. Mais là encore, « tout baigne », comme dirait le maître lui-même. Onze minutes sur les rives du «lac de sang », avec des chœurs de pleureuses qui tombent sur les rues d'Angkor mortes, « quand le soleil descend ». Et les éclats de cuivre qu'il faut à l'appui. Pour le reste, rien n'est oublié dans la distribution des rythmes. Ni la dignité corsetée, ni l'abandon terrible, ni « les chiens » chers au Moine du Rock, ni les longs «  couloirs » obsédants,  ni l'absence,  ni la fatalité.« Pas de Nom » est la réponse. En forme de redite d'un titre d'autrefois (déjà sorti en quarante-cinq) , Manset serait-il l'homme le plus seul du monde ?

 Quatre heures du matin: mardi 13. «  Les loupslesloupslesloupslesloups... »L'oiseau au manteau rouge me coûte une de mes dix nuits d’insomnie annuelles. Tout tient, tout s‘emboîte. tout sonne, tout fait mouche. Six morceaux pleins et clos. Terribles. Les textes; jamais plus mélancoliques, imprégnés de la pire terreur. La plus somptueuse aussi. Couleur de plomb. Les musiques: heurtées, mélodieuses, architecturées à plaisir: vague complainte («Pas de Nom »), ballade élancée («  Train du Soir »). ou rock âpre et électrique (« Les Loups»). Les mythologies ; à claquer des dents. Celles des gosses frigorifiés à la sortie de l'école l'hiver, peuplées d'abominables monstres du dedans qui flottent, qui griffent, et qui mordent. Avec des «têtes d'enfants coupées au fond d'un sac » ! Houuuuu ! Les loups. Mille et une projections mauvaises et nocturnes de Manset. Envahissant la cité en longues files nègres aux crocs hideux : «  Quand quelque chose me touche que je ne comprends pas, c'est ça». explique-t-il volontiers. Le secret du crabe noir, ce qui explique la « fabuleuse » (au sens strict) tension de ses morceaux, c'est cela. Le mystère, le chiffre caché, le code secret. Ecrire surtout — exclusivement — ce que l'on ne comprend pas. Comme Bashung/Bergman. La musique suit. En cortèges de notes concassées (« Pas Mal de Journées Sont Passées» en reprise), farandoles lugubres à faire pâlir Ian Curtis le pendu macabre, en danses de mort sans phrase dignes des ballets funèbres de Villon ou Rimbaud, en monologues perdus dans les brumes équatoriales et les lambeaux de visions mortifères, en douceurs plus tendres que le sommeil du monde. Tout tient la route. Les guitares en acier fuselé de « Les Loups», les parties de clavecin compliquées (comme au bon vieux temps) de « Pas de Nom », et « les enfants jaunes/aux yeux de faunes » dans « Marchand de Rêves » (dont le thème était annoncé dans « L'Atelier du Crabe », juste avant « Adieu ». Une voix de femme à côté. Chhttttt...

 Huit heures du matin ; jeudi 15 octobre. Ma tête roule, comme à chaque soleil. La nuit s'effondre. Je repartirai tout à l'heure pour Niamey ou Séguéla ou Taravant dans le Dauphiné, par le train du noir. Ça fait du mal, de bouger et du bien d'aller ailleurs. Il faudrait que ce damné trente sulfureux se vende a trois cent mille! Il y aurait droit. Et aux poussières. Est-ce que Gérard Manse s'en fout? Non et oui. Un autre disque demain, un autre voyage avec les heures devant soi, une autre route. Aussi loin que les pistes de brousse. Ou que les ronds stupides des enfants dans le sable lorsqu'ils s'ennuient au bord de l'eau sous les parasols fanés, et ne trouvent plus quoi inventer pour passer le temps. Manset est juste comme ça. Il ne sait vraiment pas ce qu'il lui faut, ce qu'il nous faut ce qui est bon, ce qui est mal. Lui, c'est autre chose. C'est le rock des premiers crépuscules, quand le sang est à l'encre.

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Critique de l’album parue dans Best : (Octobre 1981) (Auteur Gérard BAR-DAVID)

 

GÉRARD MANSET  « Le Train du Soir »

 

C'est marrant, j'écoute «  Marchands de Rêves », le titre de 12 minutes qui ouvre la seconde face de ce dernier Manset ou il fait référence à Angkor (« Laisse tomber du fond du sac les têtes coupées qui chantent encore, y’a plus personne debout dans les rues d’Angkor »)_ et si je calcule juste, la dernière fois qu'il y faisait référence, c'était en 69, soit 12 ans après exactement, sur une chanson de « La mort d'Orion » («Ils ont le même aspect que nous, quand nous sommes à genoux. Droits comme le temple d ’Angkor, leur tête sur leur corps). Chaque album de Gérard Manset  est un one man show où il contrôle chaque stade, puisque c'est lui qui l’exécute: de l’écriture à la réalisation, Manset est un loup solitaire, un perfectionniste tapé qui a traversé la plaine des seventies en préservant complètement son identité. Manset, ça n'est peut-être pas complètement du rock, mais c'est incontestablement un roc. Des voyages imaginaires du début, lorsqu'il clamait avec surréalisme «Je suis Dieu » à ce « Train du soir qui roule dans le noir », il a franchi le pas de l'expérience directe et pas mal roulé sa bosse en Orient. Pourtant, il n’a pas perdu son sens du non-sens: les personnages étranges comme ces « Loups » qui «A Ieur cou n'ont pas de collier, pas de montre à leur poignet ». J'avoue avoir du mal à m'expliquer les influences West coast du « Train du soir » ainsi que le reggae de « Quand les jours se suivent ». En tout cas, le seul wagon de ce train nocturne à vraiment m'accrocher, c'est « Pas mal de journées sont passées », un boogie vif et prophétique surprenant où l'humour pointe sous le cynisme morbide habituel. De toute façon, peut-on vraiment reprocher à Manset de faire du Manset ? Un jour peut-être, on réalisera de quelle manière son influence a pesé sur l’évolution de la musique et l'on choisira « Animal on est mal » ou « Ils » comme texte sur sa liste de Bac Français; ce jour-là, Manset sera enfin prophète en son pays...

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GÉRARD MANSET ET LE MYSTÈRE DU TRAIN DU SOIR

Par Bayon ( Music Géant-1981)

Étrange itinéraire que celui de ce voyageur solitaire du rock français. Sorti un jour de mai 68 de sa taniére de bête traquée ("Animal on est Mal ", son premier succès), il a dû aux badauds benêts de cette triste mascarade, restée dans les mémoires sous le nom de "Les barricades ", de rater son premier hit. Qu'à cela ne tienne, il repartait au front, en 69 avec sa 'pièce maîtresse, cet opéra fabuleux qui devait méduser la critique rock de l'époque  "La mort d'Orion". A cette vaste entreprise de péplum cosmique participaient, en quelques plages funèbres, Giani Esposito (auteur de « Le clown est mort ) et Anne Vanderlove qui, depuis, heureusement, s'est recyclée dons le baby-sitting musical. Après trois ans de silence, rompu une seule fois à l'occasion de la publication hors commerce de "Caesar" -un disque de rock 100 % en Latin - , celui qu'un de ses intimes a pu appeler pour plaisanter "le Steve Reeves du pop français" ressurgit en force avec un album essentiel " Jeanne la folle" qui passa comme une transition. 
Manset et son entourege jugeaient venu le temps de frapper un grand coup, ce fut " Le voyage en solitaire" qui connut, en son temps, un succès comparable à "Gaby" en 1980. A cette époque,Gérard Manset, tourmenté, sauvage, sombre et barbu, étourdissait son ennui définitif dans d'incroyables parties de poker aux blindes fabuleuses. Un proche rapporte qu'il vit le chanteur renoncer aux cartes " le jour où les mises montèrent à dix bâtons". Suivirent deux autres tubes: " Un homme étrange" et "Y'a une route". Une page était tournée. 
A partir de là, Manset ne répond plus. Plus de photos, plus d'interviews, plus de TV, plus rien jamais. " II a choisi sa diplomatie....; c'est la valise " raconte Etienne Rhoda Gil, parolier de Julien Clerc et néanmoins compagnon de route d'un temps du " marchand de rêves " (comme G.M se représente lui même dans son dernier disque). Avec Etienne Rhoda Gil, Gérard Manset concoctera notamment l'inoubliable " Chimène (si je t'emmène..)"  de René Joly. Un tabac quant au sens de son entreprise, il est limpide. Gérard Manset s'explique " Je n'ai rien à raconter" et, paradoxe des paradoxes, fait un succès avec ce titre en forme d'échec. Secret, valises, repli, retrait, ce drôle de personnage public masqué entame, vers 1973„ une série de voyages éperdus à travers le monde.
Au hasard de ses périples, notre homme visitera tour à tour Siam, les Célèbes, la Malaisie, Timor, les Philippines, la Colombie, le Pérou, Royan, la Polynésie, le Laos, l'Indonésie. La route est ouverte une fois pour toutes elle ne va nulle part, il le sait, et c'est ça qu'il aime. Aller sans but : " Y'a une route, tu la prends, qu'est-ce que ça coûte ?" chante-t'il tantôt, et tantôt "Ailleurs/ Ailleurs/Le monde est meilleur", sur l'un des plus beaux disques de la geste Manset, paru en 1976 :"On marche de travers".  La suite va de soi : "2870" .; une incursion audacieuse dans le domaine de la sociologie futuriste (sous la fameuse pochette dite "Du Masque" réalisée par Hypgnosis). "Royaume De Siam" (le disque blanc après le disque noir), "Le Masque sur le Mur" ; (l'album du crépuscule, qui marque le départ de Manset du studio de Milan où il a fabriqué l'essentiel de sa musique), et enfin le disque manifeste d'un incurable rôdeur " Le Train du Soir " qui vient de paraitre, avec une version contemporaine du Miracle des loups.,.. (Les loups)
Un reggae détraqué "Quand les Jours se Suivent". Et d'autres petits chefs-d'oeuvres (« Pas de Nom ", "Marchands de Rêves"," Pas mal de Journées sont passées" ), comme autant de torpilles noires dans la mare aux canards du rock français pour un disque à retardement qui fait tic-tac au tympan et boum dans la poitrine. Gérard Manset prépare déjà son dixième trente. II a tout juste trente-six ans. Brun, fin, glabre, long (1,79 m), séduisant, avec des yeux de fauve et des gestes, de guerrier blessé. Entre deux lignes de fuite, il fait parfois une halte à Paris où il traîne sur les docks de la Muette, en quête d'un mauvais coup à faire. Jetant à la hâte des couleurs sur ses toiles (Manset est graphiste de formation"Art Déco" avant d'être musicien), réalisant un film, "l'Atelier du Crabe", donnant des consultations étranges et ésotériques sur la question des bronzes Thaï, tel un André Malraux de pacotille,  passant son temps à mettre au point des recettes de cuisson du riz gluant parfait, faisant de la photographie minutieuse, du karaté de haut niveau (ceinture marron), étudiant les langues O à la fac de Dauphine, ou faisant rire ses deux précieuses petites filles aux cheveux dorés. Il est toujours vétu de la même façon : col roulé de laine shetland avec tee-shirt en dessous, écharpe nouée autour du cou au moindre vent, jean, tennis de contrebande et blouson d'aviateur. Il fait des wamashi en marchant, chante ses prochains tubes en parcourant Paris, mange systématiquement asiatique.... et finit toujours par aterrir dans une ambassade quelconque, histoire de se faire délivrer un visa pour un nouveau périple à l'étranger. En avion, en bateau, en voiture, ou dans le "Train du Soir".

Gageons qu'avec ce nouveau trente-trios tours, superbement illustré (la carlingue d'un zinc de contrebandier planté dans la jungle colombienne aux portes de Baronquilla en recto; le héros méditant sur la plateforme d'un wagon du bout du monde, comme un Corto Maltese cynique toujours en Colombie, au verso). Avec cet album de rock complètement noir, desespéré mais tonique, aux couleurs troubles de l'époque, Gérard Manset fera, pour le bonheur de tous, un nouveau "malheur". D'ailleurs, n'est-ce pas là son neuvième album; l'album de la preuve par neuf ?! 

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M.LE MANSET
Par Thierry Noël (Le Monde de la Musique n°40-19/12/1981)

Jamais de café, jamais d’alcool, jamais de cigarettes. Se lève à 7 heures tous les matins, prend un crème au café du coin. Seul. « J’aime bien me couper un bras », dit le loup-garou du rock français.

Plein soleil et reflets, il est face à sa glace, à quarante centimètres de moi, et il entame le rituel de son rasage. Essayez d’être un mythe et de vous raser. Très ardu. Manset, lui-même, l’homme le plus secret, le plus sciemment réservé que le rock français ait jamais connu, n’y parvient pas. Il va lui-même tout à l’heure poser la lame sur sa gorge. Il est perdu.
Pourtant tout se présentait plutôt mal. Qu’est-ce qu’il était énervé quand on est sorti de chez lui, en direction de la rue des Boulainvilliers, qu’est-ce qu’il était en rogne…!! Il bruinait “ allons, bon” un temps idéal pour les photos. J’avais ma petite idée. Je voulais le faire passer devant l’enseigne de la station de métro “La Muette”. Une rencontre pleine de sens à mon avis. J’avais repéré un pont à proximité. Blanc, en pierres, avec un écheveau de voies ferrées dessous. Tout ce qu’il fallait pour alimenter la petite histoire du “Voyageur Solitaire”. Avec son cuir ébène et ses cheveux de nuit, ça ferait le compte. Beau ténébreux posant pour l’éternité devant une représentation symbolique du Destin. Quel shoot !!
Justement les photos, ça ne lui plaisait qu’à moitié. Le faire poser, tout ça…. Je ne suis pas fait pour ce genre de choses. Je ne suis pas à ma place, pas dans mon rôle. Il dit la même chose de la TV : “Je suis lamentable à la télé, lamentable… Mais c’est normal, ce n’est pas mon métier. C’est comme si l’on demandait à un écrivain de venir écrire, ou faire semblant d’écrire devant les caméras !”
Pour ce qui est des clichés, Gérard Manset se faisait donc tirer l’oreille. Il n’avait pas tort. Il a beau être relativement photogénique, avec ses traits émaciés, sa barbe bleue, sa chevelure au charbon de bois, il est déplorablement déplacé dès qu’il pose, dès qu’on lui demande de se « prêter » au jeu. Son corps long se raidit, sa poitrine se creuse, ses yeux se vident, son expression se fige. Il prend facilement l’air d’un nigaud. Comme vous et moi. Le problème est que, quand on est un personnage, on ne peut plus se permettre d’être tout à fait comme vous et moi, faillible et vulnérable. Il faut faire bloc. Offrir une résistance de première aux chocs critiques. Avoir l’air « idéal ».
Manset se rebiffait. Cette histoire de photos commençait à l’enquiquiner. Il se jette de l’eau froide à la figure pour s’attendrir avant de « s’attaquer ». Méthodique. Ces instantanés de l’artiste, dans l’entrebâillement d’une porte ou au-dessus du vide, composés, vraiment ça l’agaçait. « Pfff ! Le Pont, oh oui, je le connais !». On a fini par laisser tomber. Il s’est mis à marcher à toute allure, fermé. On est rentré à l’abri, dans son studio sur cour rose, au troisième d’un immeuble chasse gardée. Les rapports restaient tendus. Et d’autant plus que quelques instants après ; il m’étalait un lot d’images de lui, qui lui convenaient parfaitement et dont aucune ne présentait le moindre intérêt. Des autoportraits de lui par lui, en prise retardée. Manset se regardant se regarder. C’est son univers.
Sa vigilance a fini par se relâcher. La tension par tomber. On a bu du thé sachet dans des mugs. Il m’a parlé. On y est. Il est en train de se détailler dans le miroir de la petite salle d’eau capharnaüm de sa maison de rendez-vous. Déshabillé. En pantoufles rouges froissées. Trois pans glacés, trois images manquées, trois ruptures, le col nu, les clavicules immobiles, les mains qui luisent et puis fffffsshhhtt ! la noix de mousse qui fait d’un coup vieillir son visage comme celui d’un père noël grimé en Gilles de Rai. « Tu comprends la barbe, comme ça, c’est un peu sale. »
Tiens. Il n’a plus besoin de poser, mais il ne peut plus vraiment bouger ou esquiver. Clic-clac, merci arnaque. Une petite lampe s’allume dans un coin de ma tête avec dessus marqué « Scoop ». Et aussitôt après, comme dans Tintin lorsque le diable rouge survient, un autre spot claque, qui indique : « Des nèfles !! Hein…Ben oui, c’est un De Niro cet homme. C’est un petit phénomène, Manset. Un cas, O.K. mais juste pour une petite église d’initiés.»
Il y a les fidèles. Vingt mille. Indéracinables. Depuis dix ans. Avec, en prime, cinq mille excités mous, fanatiques « occasionnels ». Ils sont vingt mille et quelque, « accros » depuis la Mort d’Orion. Un album tout noir, très allumé, gorgé de sèves mystiques, de sciences-fiction, d’effets de manche et de trafics de studio, avec Anne Vanderlove et Gianni Esposito, en 1971. Après ses débuts glabres à la Dutronc, à la Lancelot, Manset devenait barbu, style Dieu. Son album 100% lugubre a fait date. Un autre a suivi, plus pervers, un disque de rock tout en latin : C’est César. Toujours le genre curé superbe. Habile compromis de Pascal (« le-silence-éternel-des-espaces-infinis-m’effraie ») et d’Andreï  Roublev. Amen électronique. Le coup de jarnac, avec ce nouveau produit, sera de ne pas le distribuer. Diable, l’enregistrement deviendrait une sorte de mythe… Est-ce que ce disque existe, seulement ? Oui ! Non ! En latin ? Pas possible ! Eh oui. En français aussi, d’ailleurs, à tirage « limité ». Le sort en est jeté. Ce sera ça, l’art de Manset. Un mélange subtil et captieux de hasard, de talent, de noirceur, de légende, de Grand-Guignol (comme il dit) de tact et de sens politique. Aujourd’hui, juste avant de commencer à se raser, il a fait passer en bande maquette un nouveau morceau -à paraître en l’an 82- qui parle d’un « guerrier blessé/troué de flèches empoisonnées » sur fond de piano syncopé. Manset seul à seul au studio. Quelque chose comme une version speedée de Jeanne, un des morceaux de bravoure du maître, en 1972. Encore ces affaires de bénitiers. Il y a la voix, le faste un peu articulé, pour faire passer l’hostie. D’ailleurs, Manset dit : « Dieu, je n’en ai rien à foutre ». Reste une sorte de morne complaisance dans le beau noir et mort, la souffrance, la solitude, le silence, la destinée, les clous, les épines, le drapé, le repli. Et le rock.
Manset s’habille en jean, col roulé, blouson noir. Tout ça est rock, qu’on le veuille ou non. Inclassable, un peu outrageusement arrangé, violoneux, par moments d’extase (il dit : « Ça fait longtemps que je veux me payer un chorale !», mais rock. Dur et sculpté, avec une idée fixe et forte de la chose, un « style », comme il y en a peu ici. En 1968, les premiers pavés ont cassé la baraque au premier succès de Manset. Zut ! Déjà que l’homme, par ses origines-géographiquement, le seizième arrondissement de Paris- aurait pu avoir tendance à se tenir à l’écart de ces monômes extravagants, ces barricades qui ont fait capoter  Animal on est mal n’ont rien arrangé. Ne lui parlez pas de mai ! De toutes façons, c’est un individualiste farouche de toujours. Un rien baba, avec le parka et les clarks à l’occasion, mais individualiste. Qui lui donnerait tort ? Les Moody Blues ? Donovan ? Ils ont plongé, depuis les esclandres de 1968. Lui est resté. Retranché derrière les murs du Numéro Treize du bâtiment neuf, tout en se coupant-aïe !- un pouce d’épiderme-ouille !- mi-minet 70, mi-katmandou,  le sphinx du polyvinyle s’explique de choses et d’autres.
Le mystère qui l’entoure, par exemple. C’est compliqué ! Il n’a pas vraiment voulu cela. Simplement, à l’origine, il n’apparaissait pas parce qu’il savait que son « image », mal maîtrisée, pouvait jouer contre lui. Et peu à peu, il a fait d’une simple réticence un insolite argument de vente : « Il y a deux choses à distinguer, dit-il volontiers : l’artiste et le producteur. En tant qu’artiste, j’ai un projet esthétique, je m’y tiens. En tant que producteur, je crache sur l’artiste ». Au bout, c’est gagné, il fait un dédoublement de personnalité ! Il se regarde avec méfiance dans sa glace à trois volets. Il choisit une lame neuve à monter. Il faut l’entendre chanter : « Y’a que mon ombre/Qui me suit/Mais quand il faut/Descendre au fond du tunnel/Quelqu’un tient la lampe droit devant elle ». Gla-gla, ça se gâte. Écoutez aussi : « S’il chante/C’est qu’il est deux/C’est qu’il est heureux/Dans son monde à lui ». Pas bien clair, tout ça, hein ? Drôles de soucis. C’est aussi son charme. Venin doux. Il me montre une esquisse : un autoportrait. Avec les yeux aveugles. Castrés : « Ça ferait une sacrée pochette, non ? Je l’ai fait hier, et tout de suite, ça m’a donné une idée de chanson. Je la finissais ce matin quand tu es arrivé ! ». Pour Marin Bar, ce tube doudou qu’on entend dans les postes à succès, c’est pareil. Il y a une photo chez lui avec ce nom marqué dessus. Le Marin Bar existe, il est thaïlandais. Je l’ai rencontré. Il est triste et gai. Comme Manset : étranger. Il ne lit rien, ne va jamais au cinéma, n’écoute rien, n’achète rien, a vendu sa voiture, porte des habits communs, vit sobrement, ne boit pas, ne possède pas, ne fume pas, baise mystérieusement, aime on ne sait trop comment, ne parle pas, mange peu, n’aime rien.
« Tout m’emmerde. Là. C’est devenu un problème. Tout me fait chier. La télé, les films, les journaux. Je m’endors. Ça me tombe des mains. Une seule fois, comme j’évoquais Samuel Beckett : « Ah oui ! Cet oiseau a fait exactement ce que j’aurais fait – ou voulu faire – si j’avais écrit une pièce. Le titre m’échappe…- Oh Les Beaux Jours ? - Voilà. Un jour j’ai vu ça. Tout le reste, mon vieux, tout le reste est à jeter ». Pas vraiment joyeux, comme perspective, mais pas tout à fait faux non plus. Pour l’instant, Gérard Manset tient ce qu’il a écrit au secret. Un roman autobiographique complexe à la Gide, qu’il ne veut pas publier encore, dans lequel il narre ses aventures. Et d’autres choses, sans doute plus près de ce qu’il recherche, plus incisives et grattées dans l’écriture, en cours. Il a dit : « J’ai beaucoup pensé au Journal de Kafka que tu m’as montré l’autre jour. C’est vraiment comme ça que j’écris. Je voudrais bien que tu me l’envoies, maintenant ». Dedans, il avait lu : « Creux comme une coquille sur la plage, prête à être écrasée d’un coup de pied », et aussi : « Tilka surtout est belle ; teint olivâtre, paupières baissées, et bombées – fin fond de l’Asie ».
Tchacc, il vient de se blesser de nouveau. Juste au-dessous du nez. Là où ça fait mal, où ça irrite la pulpe. Il a dû marquer trop de chaleur en parlant et trop peser sur la lame bleue. Un esthète de fer, alors ? Ne vous y trompez pas. Ce garçon public qui réussit à être encore parfaitement « in » plus de dix ans « après », ce jeune homme buriné de trente-cinq ans (21 Août 1945 : « 35 ans d’exil » dit-il) est au fond aussi complètement « out ». Au sens où l’on dirait « débranché » aujourd’hui dans certains milieux. Il se dit seul, en tant qu’artiste et en tant qu’individu. Pas de complice, pas d’ami. Mais en fait, il ne connaît pas les gens. Ni les choses qui se font. Il est ailleurs. Ce qui explique, par instants, certains décrochages de sens ahurissants. Et trois poils cisaillés. « En France, pour le rock, on est tous des rigolos » affirme-t-il tantôt, précisant : « La langue ne s’y prête pas, c’est l’académisme ronronnant ou le Grand-Guignol, Yves Duteil, la guimauve ou Brassens, l’apothéose de la nullité ! » Là, encore, ça va. On comprend les exigences, la dureté idéale. Il a raison. Mais d’un coup, tout bascule. On lit dans un journal un peu acide le compte rendu d’une émission à laquelle a participé Manset : La Nouvelle Chanson Française… Houlala ! Que s’est-il passé ? Réponse : Au lieu d’admettre sa presque totale incapacité à parler de ce qui se fait de « neuf » - bon ou mauvais, sans doute mauvais- ici et ailleurs, notre prince noir qui, du reste, dans sa profonde étrangeté, ne sait même pas en quoi sa participation à une pareille émission peut nuire à son prestige et contredire gravement son sévère projet, notre chevalier à la lune morte fait le malin et statue sur tout, comme s’il connaissait. « Aïe !» disent les fans, « il va se ramasser ». Ils ont raison et ils ont tort. Manset se plante effectivement, aux yeux de beaucoup, lorsqu’il élève Julien Clerc ou Rhoda Gil au rang de modèles, lorsqu’il démolit le jazz en deux coups de cuillère à pot, lorsqu’il affirme sans rire que ce qu’il a entendu de plus percutant, récemment, c’est Night (le groupe de Nicky Hopkins dont Nicky Hopkins ne fait plus partie), que ce qui lui a donné son plus grand choc musical depuis des années c’est Bob Seeger (sic !) (« qui proclame-t-il, fait ce que je fais en américain, c’est-à-dire sans le côté ringard français »), il se plante magistralement, c’est vrai, mais il faut analyser.
Ainsi, le bouquet est atteint lorsque Manset déclare, un an après la bagarre, que Jean Patrick Capdevielle est le plus grand chanteur français vivant. Mais l’énormité même du parti-pris fait tiquer. Voyons, qu’est-ce qu’il raconte ? L’air affairé, il creuse une tranchée rude de pilosité dans la mousse étalée. Nette. On lui demande de préciser : « Capdevielle ? Un champion ! Mais tu sais que ça va te griller de raconter des choses pareilles ! ».—
« Je m’en fous. Demain, tiens, si je pouvais, je ferai Quand t’es dans le désert. Voilà un oiseau qui a tout compris. Et qui nous change d’Yves Duteil, bon Dieu. J’ai écouté ses deux albums, c’est du solide ». C’est bien Manset, ça. Une heure avant, comme je parlais d’Elvis Costello, il me disait : « Qui ça ? »-« Costello »-« Qui ?» Il ne connaît pas. Est-ce concevable ? Faire du rock en 1981 et ignorer l’existence de Costello ! A en tomber à la renverse. Du coup, j’ai fait des sondages : « Nina Hagen ? »-« Qui ? »- « Nina, tu sais bien…cette fille avec les cheveux ci, les lèvres ça, »--« Heu…non ». Bon, il ne connaît pas. PIL, Rotten, Police, idem. Clash, Vega, Madness, Faithfull, Bashung, Stray Cats, Cure. Willy DeVille, Springsteen ! Vous pouvez ajouter des dizaines de noms à la liste. Une fois vérifié tout ça, vous poussez un peu ce Sainte-Beuve du rock français dans ses derniers retranchements en privé, et il finit par avouer qu’il n’en a strictement rien à battre. Il ne connaît pas, il ne connaît rien. Et alors ? Alors, rien. Vous avez simplement l’unité de mesure qu’il faut pour prendre celle de ses déclarations fracassantes sur Higelin, Capdevielle et consort.
C’est dur d’être un héros. Ou un oiseau. C’est son mot, à Manset, ça : « Oiseau ». Il n’a que ce mot-là à la bouche. Significatif. Un peu de haut, un peu largué. Il dit « planant » aussi et on tombe des nues. Par exemple : « Ce que faisait Lennon était assez planant. C’est peut-être pour ça qu’on a tendance à me comparer à lui plutôt qu’à Mac Cartney ». Il parle de « voyage » au sens de « trip », des fois : « Avec cet oiseau-là, j’ai fait un voyage super ». On sent une petite demi-génération de distance. Avant 68. Quand il était adolescent, Manset est entré en pension de son propre chef. Il voulait voir si c’était vrai, ce qu’on racontait de ces lieux-là, dans les livres. Avant. Ça bouleverse beaucoup de perspectives. Sexuellement, moralement, socialement. Ce n’est pas pareil. Un peu plus compliqué et un peu trop simple, à la fois, comme époque.
Par rapport aux femmes, mettons. Manset les tient en grand mépris. Toutes. En bloc : « Vulgaires, laides, fardées….On dirait des travestis. Elles ne savent pas être gracieuses. Ni se taire. Elles considèrent toutes que les hommes sont des sortes d’outils inventés à seule fin de satisfaire leurs caprices. Je refuse de jouer le rôle que la société voudrait me faire jouer ! » Manset est marié et père de deux filles Aurélie la plus petite, et Véronique (rigoureusement Top-Secret !) (sic) « Je suis comme Fellini ! », explique-t-il en riant. On la voit, elle, la femme, la dame à la fourrure, blonde et fugace, avec une des filles, le temps d’un plant très bref, plein de malaise, au milieu du film que Manset a réalisé en 80. Un film sur lui, par lui : L’Atelier du Crabe. Le crabe, c’est lui. Lion, ascendant cancer. C’est lui qui marche de travers, qui fait un tas, et qui pince. Égocentrisme ? Total. Et cynisme. Qu’y-a-t-il d’autre ? « Je suis exactement nihiliste ». Le film raté est là pour répondre enfin, de manière pondérée, aux questions entretenues autour de l’homme en noir. Il parle de sa musique (« Je ne fais absolument pas de trafics de studio. C’est une absurdité de me considérer comme un alchimiste de l’électronique »). Il parle de sa solitude. On le voit se raser. Repousser ses longues mèches pour se faire mousser. Tac, un coup de lame mal placé : il se blesse. Ça n’arrête pas.
Ce type est une plaie. C’est une construction en miroir. Dépliée. Je continue à placer mon objectif à deux doigts de sa gorge rouge ou de sa barbe noire. Pour le clicheter, noir et blanc, top-secret. On dirait un héros de conte de fées. Plutôt du côté du grand méchant loup qui dévore les chaperons rouges. Il a des poils noirs. Ses bras sont nus et pas épais mais durs et musclés. Sur son bureau blanc, il y a plein de labyrinthes dessinés. Est-ce qu’il aimerait être un ogre, courir dans la forêt, et manger une petite fille ? Il reste impénétrable. Ça ne le fait pas sourire. Il s’est encore entaillé la pommette. Il y a de la rigueur militaire chez cet oiseau de paradis. D’ailleurs, il fait du karaté à hautes doses : la discipline. « Parce que dans cet océan de fausses valeurs, le karaté réintroduit, je ne dirais pas la loi du plus fort, mais au moins une hiérarchie sévère et nécessaire. Qui fait que le meilleur est en haut de la pyramide, et qu’on le sait, et que personne du bas de la pyramide n’aura jamais l’idée de se prétendre aussi haut que celui qui est au sommet. Au karaté, les Maîtres sont des hommes admirables. Plus ils sont hauts, plus ils sont simples, moins ils sont agressifs, plus ils sont grands. C’est le seul lieu où il n’y ait plus de frime ». Gérard Manset, le rock haï-ku. « Presque noir » précise-t-il. Une parabole. Le rock sur le fil du rasoir et la morale tranchante.
Il dit : « J’aime bien me couper un bras. Une contrainte, une limite imaginée, c’est une création ! » Ce qui lui manque, il y revient souvent, c’est la scène. Il ne rêve que de ça : « Jouer, faire du direct ! » Justement, une tournée a été prévue récemment. Mais c’est tellement compliqué….Il voulait un groupe fiable : « Introuvable ! Je ne trouve personne pour me relayer, m’étonner ». Il y a toujours un détail qui cloche. Or Manset est un pointilliste, un maniaque. Il veut tourner mais en groupe. Chanter les chansons du groupe. Jouer pour le groupe. Derrière un autre, ou d’autres chanteurs. On veut le faire tourner en tant que chanteur vedette : «  Le célèbre Gérard Manset ! », ça ne va pas. Il faut veiller à tout, se méfier de tous, se défendre de chacun, en permanence. Il doit tout faire tout seul. Comme il se fait la barbe, en secret. C’est exténuant, à force.
« L’important c’est de ne pas être dévié ! » articule-t-il d’un coup, le rasoir suspendu. Voilà en fin ce qu’il voulait dire. Ça fait des mois qu’il cherchait ça et d’un seul coup, il a réussi à l’expliquer. La lame du Schick Injector se met à glisser sans heurt. Sa vie n’est qu’une lutte sans merci, totale, contre « la déviation ». Et la tournée prévue qui pouvait consacrer un grand moment dans la vie du crabe, s’est trouvée compromise par toutes sortes de déviations. Son dernier disque, hanté par Les Loups, le mieux accueilli, de loin, depuis son grand succès Il voyage en solitaire, et sans doute l’un des plus convaincants de l’avis des inconditionnels, est en soi une sorte de « déviation », justement, par rapport aux prévisions. Un dédoublement de dernière heure du disque initialement projeté pour 82. Une rallonge. Du coup, Comme un guerrier blessé, (sic), le suivant, est prêt. Ses morceaux de bravoure s’intituleront : Maubert, Route de terre, et L’Enfant qui vole. La suite, le onzième album (pour 83 ?) est déjà en chantier. Dans quinze jours, fin décembre, ce sera fini. Manset pourra alors mettre au point le long voyage qu’il se promet de faire depuis une éternité. Un an ou plus de vadrouille. Et peut-être, à son retour, sera-t-il enfin purgé de cette instabilité qui le pousse sans cesse ailleurs.
Le petit commerçant du songe sombre s’est rincé le menton et séché les joues. Il parle des rues infâmes et splendides de Baronquilla (sic) où il est récemment allé chercher des ennuis, en Colombie. Le paradis ! C’est de là-bas qu’il a rapporté les clichés qui ornent son 33 tours rouge et noir ces flous, qui illustrent Pas de nom, Pas mal de journées sont passées, (deux plages remixées, déjà publiées en 1977), Marchand de rêves (un morceau lancinant de onze minutes), Quand les jours se suivent (un reggae albinos écorché), Le train du soir (une balade rock triste à mourir et entraînante à plaisir), Les loups enfin (un conte de Noël pour grands enfants terribles). Redressé, il met des petits bouts de papier sur les entailles de sa peau, et s’écarte en vidant le lavabo, « Quand j’étais jeune, je tombais du lit / Y’avait personne… »  grogne-t-il sur son album blanc Royaume de Siam. Rien n’a changé.
Manset mesure 1,80m, pèse 70kg, se lève à 7h tous les matins, descend aussitôt prendre un crème au café du coin. Tout seul. Avec un croissant, en lisant Le Figaro. (Pour les petites annonces. Le reste est un martyre. Les petites annonces sont la seule chose que je supporte de façon régulière. Un peu Le Monde aussi. Pour la rubrique « Étranger ». Rien d’autre »). Ensuite, il aprt pour son studio de travail de La Muette. Où il écrit, tant qu’il a la tête claire, tous les jours, peint ou dessine épisodiquement (Manset est Concours Général de Dessin et graphiste de formation : Arts Déco. Un détail qui évoque David Bowie ou Serge Gainsbourg), téléphone pendant une heure à peu près. (« C’est la partie bizness ») et voilà. A part ça, il mange asiatique. Strictement. Il boit du thé toute la journée. Jamais de café, jamais d’alcool, jamais de cigarettes, jamais de repas copieux. Il va à l’université prendre des cours de langues étrangères. Parle couramment le Thaï. Au moment des vacances scolaires,  on le trouve à Royan, tout bronzé, occupé à apprendre l’espagnol, « Trois minutes sans rien faire, je meurs ! ».
Toujours sur le départ, toujours en transit, « Il faut se tirer de ce pays à la con, hein ! » dit-il en riant à sa fille en attendant un visa à l’ambassade des États-Unis. Il a besoin d’ailleurs. L’Asie. Ou le fin fond de l’Espagne. La Polynésie. Los Angeles. Bangkok. La Malaisie. N’importe où mais loin. Une de ses plus amères chansons dit : « Parce qu’on sait pas toujours où l’avion se pose/ Et qu’on a peur de perdre et peur de rater quelque chose ». Une autre complainte reprend le thème, comme une obsession : « Il s’en va demain/Continue sa route ».
Gérard Manset ou le rock métaphysique : « Je ne suis pas/N’ai pas été/Ni l’inventeur/Ni l’inventé ». Un bon ami, très avisé, récemment le disait : « Maintenant, il faudrait que Manset se décide à passer à l’étage supérieur. Il lui faut un « producteur » qui fasse sonner comme il faut ses morceaux. Quatre musiciens, pas plus, mais des vrais « pros » de haut niveau- et un studio américain avec vingt briques d’investissement. Et un album très « rock » au bout. Dur. Dans le genre de « Tonight’s The Night » de Neil Young. Du rock lourd, noir, oppressant et impeccablement produit. C’est ce qu’il doit faire ». Cet ami a raison. Si Gérard Manset l’écoute, il devient l’une des trois ou quatre légendes pures du binaire d’ici. Près de Vince Taylor et de qui vous savez. L’œil troué, le col relevé, taciturne et Thaïlandais, sortilège et fermé, pas tout à fait maudit, romantique, sec, et névrosé. Pris sur le vif, l’âme en bascule et le menton creusé, plus secret, comme sur ses autoportraits.
Il a vu les contacts, il a maugréé, il a volé le film, il l’a brûlé. Un peu d’eau glacée pour enlever un reliquat de mousse. La porte treize une fois refermée, reste un rock abrasif, hautain, et codé. Pas rasoir et pas rasé, ce Barbe-Bleue qui se serait trompé de conte et d’époque retourne à ses lacs de sang, à ses enfants coupés en morceaux, et à ses loups. L’immeuble porte un chiffre d’or inquiétant au-dessus du chambranle de l’entrée noire : « N°1 ».