LE TRAIN
DU SOIR (1981)
Critique de l’album
parue dans
Rock’n’Folk : (Octobre 1981) (Auteur Bruno T.)
Gérard
Manset: L’homme le plus seul du
monde...
Et si Gérard Manset ne savait pas ce qui
est bon?! Pour lui, pour nous, pour les autres... Si ce qui est mal
pour lui —
ce disque — était très bon pour nous ; tout comme inversement était
mauvais pour
nous « L'Atelier du Crabe » qui était bon pour lui ? Si Gérard
Manset n'y
comprenait rien ?...
Trois heures du
matin : dimanche 20 septembre. Le disque sort en octobre. Il roule déjà
à plein
régime dans ma tête. Problème: l'an dernier, à la même époque, Manset
sortait
cet album un peu variété qui passa pour une trahison aux yeux de
beaucoup.
Solution: ce neuvième disque du magicien de Milan marque un retour (en
force)
aux thèmes et au ton des périodes les plus ténébreuses dans la geste
Manset.
Les pays lointains. les quais de gare perdus, la désolation, le noir,
l'amour
égaré, la fuite des choses, la perte de sens, le vertige, la peur, le
mal, la
mort, et le secret. Tout ce qui est bon en somme. « Le Train du Soir »,
semblable en cela au « Silver Train » des Stones -qu'il
pourrait par
instants évoquer — est entré dans mon crâne à tombeau ouvert.
Hier
soir. Gérard
Manset avait eu cette idée perverse de le faire passer sans
avertissement. Qui
aurait cru que le nouveau «Manset» sortirait si vite après « Le Masque
Sur
le Mur » ?
«Voilà; c'est ça »
a-t-il simplement déclaré en marchant vers
la baie. Cela se jouait à la Muette, encore, et d'une certaine façon,
cette
fois, il avait raison. Le piano qui fuit. Les guitares qui ronflent sur
les
voies ferrées de la mémoire. Le « magicien dans son habit noir » de
l'épopée
qui fait des signaux au loin. La station fantôme qui passe. La
Thaïlande et la
Colombie qui s'embrouillent sur un paysage étrange de vieille citadelle
intérieure. « Dans une rue au cœur d'une ville de rêve/Ce
sera comme
quand on a déjà vécu/Un instant à la fois très grave et très aigu»,
dirait
Verlaine. Un verso qui part vers le silence, avec le maître assis sur
l'une de
ses toiles. Comment a-t-il fait? Est-ce un enfant qui l'a photographié
sur son
train mystère à Barranquilla, les pieds noyés dans la boue. La tête
ivre de
parfum de bananes pourries, le corps rongé d'humidité,
les yeux pleins d'enfer caramel ? Sans doute
s'est-il « pris » lui-même. Comme d'habitude. Pour nous. Sans
y croire.
Tout à la renverse. Comme un éclair d'Afrique mouillée aux cuisses,
entre deux
dépôts de marchandises hantés par quelque wagon vert de rouille et
jaune
d'argile. Les odeurs et les déchéances qui glissent, voluptueusement.
Vers les magies
noires des trous perdus. Le mystère opère toujours. La voix se
craquèle,
grogne, mâche les mots de passe du non-sens. La tragédie lancinante de
l'enfance
morte revient. Entrouvrant la voie: « Pour tous ceux qu'ont plus de
raisons de
vivre. Et s’assoient sur le trottoir. » Pour tous les autres aussi. Il
reste la
dernière chance: Midnight Train. Vif comme celui de Presley, sombre
comme celui
de Chuck Berry, net comme celui de
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GÉRARD MANSET
« Le Train du Soir »
C'est marrant,
j'écoute « Marchands de Rêves », le titre de 12 minutes qui
ouvre la
seconde face de ce dernier Manset ou il fait référence à Angkor («
Laisse
tomber du fond du sac les
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GÉRARD MANSET ET LE MYSTÈRE DU TRAIN DU SOIR
Par Bayon ( Music Géant-1981)
Étrange
itinéraire que celui de ce voyageur solitaire du rock français. Sorti
un jour de mai 68 de sa taniére de bête traquée ("Animal on est Mal ",
son premier succès), il a dû aux badauds benêts de cette triste
mascarade, restée dans les mémoires sous le nom de "Les barricades ",
de rater son premier hit. Qu'à cela ne tienne, il repartait au front,
en 69 avec sa 'pièce maîtresse, cet opéra fabuleux qui devait méduser
la critique rock de l'époque "La mort d'Orion". A cette vaste
entreprise de péplum cosmique participaient, en quelques plages
funèbres, Giani Esposito (auteur de « Le clown est mort ) et Anne
Vanderlove qui, depuis, heureusement, s'est recyclée dons le
baby-sitting musical. Après trois ans de silence, rompu une seule fois
à l'occasion de la publication hors commerce de "Caesar" -un disque de
rock 100 % en Latin - , celui qu'un de ses intimes a pu appeler pour
plaisanter "le Steve Reeves du pop français" ressurgit en force avec un
album essentiel " Jeanne la folle" qui passa comme une transition.
Manset
et son entourege jugeaient venu le temps de frapper un grand coup, ce
fut " Le voyage en solitaire" qui connut, en son temps, un succès
comparable à "Gaby" en 1980. A cette époque,Gérard Manset, tourmenté,
sauvage, sombre et barbu, étourdissait son ennui définitif dans
d'incroyables parties de poker aux blindes fabuleuses. Un proche
rapporte qu'il vit le chanteur renoncer aux cartes " le jour où les
mises montèrent à dix bâtons". Suivirent deux autres tubes: " Un homme
étrange" et "Y'a une route". Une page était tournée.
A partir
de là, Manset ne répond plus. Plus de photos, plus d'interviews, plus
de TV, plus rien jamais. " II a choisi sa diplomatie....; c'est la
valise " raconte Etienne Rhoda Gil, parolier de Julien Clerc et
néanmoins compagnon de route d'un temps du " marchand de rêves " (comme
G.M se représente lui même dans son dernier disque). Avec Etienne Rhoda
Gil, Gérard Manset concoctera notamment l'inoubliable " Chimène (si je
t'emmène..)" de René Joly. Un tabac quant au sens de son
entreprise, il est limpide. Gérard Manset s'explique " Je n'ai rien à
raconter" et, paradoxe des paradoxes, fait un succès avec ce titre en
forme d'échec. Secret, valises, repli, retrait, ce drôle de personnage
public masqué entame, vers 1973„ une série de voyages éperdus à travers
le monde.
Au hasard de ses périples, notre homme visitera tour à
tour Siam, les Célèbes, la Malaisie, Timor, les Philippines, la
Colombie, le Pérou, Royan, la Polynésie, le Laos, l'Indonésie. La route
est ouverte une fois pour toutes elle ne va nulle part, il le sait, et
c'est ça qu'il aime. Aller sans but : " Y'a une route, tu la prends,
qu'est-ce que ça coûte ?" chante-t'il tantôt, et tantôt "Ailleurs/
Ailleurs/Le monde est meilleur", sur l'un des plus beaux disques de la
geste Manset, paru en 1976 :"On marche de travers". La suite va
de soi : "2870" .; une incursion audacieuse dans le domaine de la
sociologie futuriste (sous la fameuse pochette dite "Du Masque"
réalisée par Hypgnosis). "Royaume De Siam" (le disque blanc après le
disque noir), "Le Masque sur le Mur" ; (l'album du crépuscule, qui
marque le départ de Manset du studio de Milan où il a fabriqué
l'essentiel de sa musique), et enfin le disque manifeste d'un incurable
rôdeur " Le Train du Soir " qui vient de paraitre, avec une version
contemporaine du Miracle des loups.,.. (Les loups)
Un
reggae
détraqué "Quand les Jours se Suivent". Et d'autres petits
chefs-d'oeuvres (« Pas de Nom ", "Marchands de Rêves"," Pas mal de
Journées sont passées" ), comme autant de torpilles noires dans la mare
aux canards du rock français pour un disque à retardement qui fait
tic-tac au tympan et boum dans la poitrine. Gérard Manset prépare déjà
son dixième trente. II a tout juste trente-six ans. Brun, fin, glabre,
long (1,79 m), séduisant, avec des yeux de fauve et des gestes, de
guerrier blessé. Entre deux lignes de fuite, il fait parfois une halte
à Paris où il traîne sur les docks de la Muette, en quête d'un mauvais
coup à faire. Jetant à la hâte des couleurs sur ses toiles (Manset est
graphiste de formation"Art Déco" avant d'être musicien), réalisant un
film, "l'Atelier du Crabe", donnant des consultations étranges et
ésotériques sur la question des bronzes Thaï, tel un André Malraux de
pacotille, passant son temps à mettre au point des recettes de
cuisson du riz gluant parfait, faisant de la photographie minutieuse,
du karaté de haut niveau (ceinture marron), étudiant les langues O à la
fac de Dauphine, ou faisant rire ses deux précieuses petites filles aux
cheveux dorés. Il est toujours vétu de la même façon : col roulé de
laine shetland avec tee-shirt en dessous, écharpe nouée autour du cou
au moindre vent, jean, tennis de contrebande et blouson d'aviateur. Il
fait des wamashi en marchant, chante ses prochains tubes en parcourant
Paris, mange systématiquement asiatique.... et finit toujours par
aterrir dans une ambassade quelconque, histoire de se faire délivrer un
visa pour un nouveau périple à l'étranger. En avion, en bateau, en
voiture, ou dans le "Train du Soir".
Gageons qu'avec ce nouveau trente-trios tours, superbement illustré (la carlingue d'un zinc de contrebandier planté dans la jungle colombienne aux portes de Baronquilla en recto; le héros méditant sur la plateforme d'un wagon du bout du monde, comme un Corto Maltese cynique toujours en Colombie, au verso). Avec cet album de rock complètement noir, desespéré mais tonique, aux couleurs troubles de l'époque, Gérard Manset fera, pour le bonheur de tous, un nouveau "malheur". D'ailleurs, n'est-ce pas là son neuvième album; l'album de la preuve par neuf ?!
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M.LE MANSET
Par Thierry Noël (Le Monde de la Musique n°40-19/12/1981)
Jamais
de café, jamais d’alcool, jamais de cigarettes. Se lève à 7 heures tous
les matins, prend un crème au café du coin. Seul. « J’aime bien me
couper un bras », dit le loup-garou du rock français.
Plein
soleil et reflets, il est face à sa glace, à quarante centimètres de
moi, et il entame le rituel de son rasage. Essayez d’être un mythe et
de vous raser. Très ardu. Manset, lui-même, l’homme le plus secret, le
plus sciemment réservé que le rock français ait jamais connu, n’y
parvient pas. Il va lui-même tout à l’heure poser la lame sur sa gorge.
Il est perdu.
Pourtant tout se présentait plutôt mal. Qu’est-ce
qu’il était énervé quand on est sorti de chez lui, en direction de la
rue des Boulainvilliers, qu’est-ce qu’il était en rogne…!! Il bruinait
“ allons, bon” un temps idéal pour les photos. J’avais ma petite idée.
Je voulais le faire passer devant l’enseigne de la station de métro “La
Muette”. Une rencontre pleine de sens à mon avis. J’avais repéré un
pont à proximité. Blanc, en pierres, avec un écheveau de voies ferrées
dessous. Tout ce qu’il fallait pour alimenter la petite histoire du
“Voyageur Solitaire”. Avec son cuir ébène et ses cheveux de nuit, ça
ferait le compte. Beau ténébreux posant pour l’éternité devant une
représentation symbolique du Destin. Quel shoot !!
Justement les
photos, ça ne lui plaisait qu’à moitié. Le faire poser, tout ça…. Je ne
suis pas fait pour ce genre de choses. Je ne suis pas à ma place, pas
dans mon rôle. Il dit la même chose de la TV : “Je suis lamentable à la
télé, lamentable… Mais c’est normal, ce n’est pas mon métier. C’est
comme si l’on demandait à un écrivain de venir écrire, ou faire
semblant d’écrire devant les caméras !”
Pour ce qui est des clichés,
Gérard Manset se faisait donc tirer l’oreille. Il n’avait pas tort. Il
a beau être relativement photogénique, avec ses traits émaciés, sa
barbe bleue, sa chevelure au charbon de bois, il est déplorablement
déplacé dès qu’il pose, dès qu’on lui demande de se « prêter » au jeu.
Son corps long se raidit, sa poitrine se creuse, ses yeux se vident,
son expression se fige. Il prend facilement l’air d’un nigaud. Comme
vous et moi. Le problème est que, quand on est un personnage, on ne
peut plus se permettre d’être tout à fait comme vous et moi, faillible
et vulnérable. Il faut faire bloc. Offrir une résistance de première
aux chocs critiques. Avoir l’air « idéal ».
Manset se rebiffait.
Cette histoire de photos commençait à l’enquiquiner. Il se jette de
l’eau froide à la figure pour s’attendrir avant de « s’attaquer ».
Méthodique. Ces instantanés de l’artiste, dans l’entrebâillement d’une
porte ou au-dessus du vide, composés, vraiment ça l’agaçait. « Pfff !
Le Pont, oh oui, je le connais !». On a fini par laisser tomber. Il
s’est mis à marcher à toute allure, fermé. On est rentré à l’abri, dans
son studio sur cour rose, au troisième d’un immeuble chasse gardée. Les
rapports restaient tendus. Et d’autant plus que quelques instants après
; il m’étalait un lot d’images de lui, qui lui convenaient parfaitement
et dont aucune ne présentait le moindre intérêt. Des autoportraits de
lui par lui, en prise retardée. Manset se regardant se regarder. C’est
son univers.
Sa vigilance a fini par se relâcher. La tension par
tomber. On a bu du thé sachet dans des mugs. Il m’a parlé. On y est. Il
est en train de se détailler dans le miroir de la petite salle d’eau
capharnaüm de sa maison de rendez-vous. Déshabillé. En pantoufles
rouges froissées. Trois pans glacés, trois images manquées, trois
ruptures, le col nu, les clavicules immobiles, les mains qui luisent et
puis fffffsshhhtt ! la noix de mousse qui fait d’un coup vieillir son
visage comme celui d’un père noël grimé en Gilles de Rai. « Tu
comprends la barbe, comme ça, c’est un peu sale. »
Tiens. Il n’a
plus besoin de poser, mais il ne peut plus vraiment bouger ou esquiver.
Clic-clac, merci arnaque. Une petite lampe s’allume dans un coin de ma
tête avec dessus marqué « Scoop ». Et aussitôt après, comme dans Tintin
lorsque le diable rouge survient, un autre spot claque, qui indique : «
Des nèfles !! Hein…Ben oui, c’est un De Niro cet homme. C’est un petit
phénomène, Manset. Un cas, O.K. mais juste pour une petite église
d’initiés.»
Il y a les fidèles. Vingt mille. Indéracinables. Depuis
dix ans. Avec, en prime, cinq mille excités mous, fanatiques «
occasionnels ». Ils sont vingt mille et quelque, « accros » depuis la
Mort d’Orion. Un album tout noir, très allumé, gorgé de sèves
mystiques, de sciences-fiction, d’effets de manche et de trafics de
studio, avec Anne Vanderlove et Gianni Esposito, en 1971. Après ses
débuts glabres à la Dutronc, à la Lancelot, Manset devenait barbu,
style Dieu. Son album 100% lugubre a fait date. Un autre a suivi, plus
pervers, un disque de rock tout en latin : C’est César. Toujours le
genre curé superbe. Habile compromis de Pascal («
le-silence-éternel-des-espaces-infinis-m’effraie ») et d’Andreï
Roublev. Amen électronique. Le coup de jarnac, avec ce nouveau produit,
sera de ne pas le distribuer. Diable, l’enregistrement deviendrait une
sorte de mythe… Est-ce que ce disque existe, seulement ? Oui ! Non ! En
latin ? Pas possible ! Eh oui. En français aussi, d’ailleurs, à tirage
« limité ». Le sort en est jeté. Ce sera ça, l’art de Manset. Un
mélange subtil et captieux de hasard, de talent, de noirceur, de
légende, de Grand-Guignol (comme il dit) de tact et de sens politique.
Aujourd’hui, juste avant de commencer à se raser, il a fait passer en
bande maquette un nouveau morceau -à paraître en l’an 82- qui parle
d’un « guerrier blessé/troué de flèches empoisonnées » sur fond de
piano syncopé. Manset seul à seul au studio. Quelque chose comme une
version speedée de Jeanne, un des morceaux de bravoure du maître, en
1972. Encore ces affaires de bénitiers. Il y a la voix, le faste un peu
articulé, pour faire passer l’hostie. D’ailleurs, Manset dit : « Dieu,
je n’en ai rien à foutre ». Reste une sorte de morne complaisance dans
le beau noir et mort, la souffrance, la solitude, le silence, la
destinée, les clous, les épines, le drapé, le repli. Et le rock.
Manset
s’habille en jean, col roulé, blouson noir. Tout ça est rock, qu’on le
veuille ou non. Inclassable, un peu outrageusement arrangé, violoneux,
par moments d’extase (il dit : « Ça fait longtemps que je veux me payer
un chorale !», mais rock. Dur et sculpté, avec une idée fixe et forte
de la chose, un « style », comme il y en a peu ici. En 1968, les
premiers pavés ont cassé la baraque au premier succès de Manset. Zut !
Déjà que l’homme, par ses origines-géographiquement, le seizième
arrondissement de Paris- aurait pu avoir tendance à se tenir à l’écart
de ces monômes extravagants, ces barricades qui ont fait capoter
Animal on est mal n’ont rien arrangé. Ne lui parlez pas de mai ! De
toutes façons, c’est un individualiste farouche de toujours. Un rien
baba, avec le parka et les clarks à l’occasion, mais individualiste.
Qui lui donnerait tort ? Les Moody Blues ? Donovan ? Ils ont plongé,
depuis les esclandres de 1968. Lui est resté. Retranché derrière les
murs du Numéro Treize du bâtiment neuf, tout en se coupant-aïe !- un
pouce d’épiderme-ouille !- mi-minet 70, mi-katmandou, le sphinx
du polyvinyle s’explique de choses et d’autres.
Le mystère qui
l’entoure, par exemple. C’est compliqué ! Il n’a pas vraiment voulu
cela. Simplement, à l’origine, il n’apparaissait pas parce qu’il savait
que son « image », mal maîtrisée, pouvait jouer contre lui. Et peu à
peu, il a fait d’une simple réticence un insolite argument de vente : «
Il y a deux choses à distinguer, dit-il volontiers : l’artiste et le
producteur. En tant qu’artiste, j’ai un projet esthétique, je m’y
tiens. En tant que producteur, je crache sur l’artiste ». Au bout,
c’est gagné, il fait un dédoublement de personnalité ! Il se regarde
avec méfiance dans sa glace à trois volets. Il choisit une lame neuve à
monter. Il faut l’entendre chanter : « Y’a que mon ombre/Qui me
suit/Mais quand il faut/Descendre au fond du tunnel/Quelqu’un tient la
lampe droit devant elle ». Gla-gla, ça se gâte. Écoutez aussi : « S’il
chante/C’est qu’il est deux/C’est qu’il est heureux/Dans son monde à
lui ». Pas bien clair, tout ça, hein ? Drôles de soucis. C’est aussi
son charme. Venin doux. Il me montre une esquisse : un autoportrait.
Avec les yeux aveugles. Castrés : « Ça ferait une sacrée pochette, non
? Je l’ai fait hier, et tout de suite, ça m’a donné une idée de
chanson. Je la finissais ce matin quand tu es arrivé ! ». Pour Marin
Bar, ce tube doudou qu’on entend dans les postes à succès, c’est
pareil. Il y a une photo chez lui avec ce nom marqué dessus. Le Marin
Bar existe, il est thaïlandais. Je l’ai rencontré. Il est triste et
gai. Comme Manset : étranger. Il ne lit rien, ne va jamais au cinéma,
n’écoute rien, n’achète rien, a vendu sa voiture, porte des habits
communs, vit sobrement, ne boit pas, ne possède pas, ne fume pas, baise
mystérieusement, aime on ne sait trop comment, ne parle pas, mange peu,
n’aime rien.
« Tout m’emmerde. Là. C’est devenu un problème. Tout me
fait chier. La télé, les films, les journaux. Je m’endors. Ça me tombe
des mains. Une seule fois, comme j’évoquais Samuel Beckett : « Ah oui !
Cet oiseau a fait exactement ce que j’aurais fait – ou voulu faire – si
j’avais écrit une pièce. Le titre m’échappe…- Oh Les Beaux Jours ? -
Voilà. Un jour j’ai vu ça. Tout le reste, mon vieux, tout le reste est
à jeter ». Pas vraiment joyeux, comme perspective, mais pas tout à fait
faux non plus. Pour l’instant, Gérard Manset tient ce qu’il a écrit au
secret. Un roman autobiographique complexe à la Gide, qu’il ne veut pas
publier encore, dans lequel il narre ses aventures. Et d’autres choses,
sans doute plus près de ce qu’il recherche, plus incisives et grattées
dans l’écriture, en cours. Il a dit : « J’ai beaucoup pensé au Journal
de Kafka que tu m’as montré l’autre jour. C’est vraiment comme ça que
j’écris. Je voudrais bien que tu me l’envoies, maintenant ». Dedans, il
avait lu : « Creux comme une coquille sur la plage, prête à être
écrasée d’un coup de pied », et aussi : « Tilka surtout est belle ;
teint olivâtre, paupières baissées, et bombées – fin fond de l’Asie ».
Tchacc,
il vient de se blesser de nouveau. Juste au-dessous du nez. Là où ça
fait mal, où ça irrite la pulpe. Il a dû marquer trop de chaleur en
parlant et trop peser sur la lame bleue. Un esthète de fer, alors ? Ne
vous y trompez pas. Ce garçon public qui réussit à être encore
parfaitement « in » plus de dix ans « après », ce jeune homme buriné de
trente-cinq ans (21 Août 1945 : « 35 ans d’exil » dit-il) est au fond
aussi complètement « out ». Au sens où l’on dirait « débranché »
aujourd’hui dans certains milieux. Il se dit seul, en tant qu’artiste
et en tant qu’individu. Pas de complice, pas d’ami. Mais en fait, il ne
connaît pas les gens. Ni les choses qui se font. Il est ailleurs. Ce
qui explique, par instants, certains décrochages de sens ahurissants.
Et trois poils cisaillés. « En France, pour le rock, on est tous des
rigolos » affirme-t-il tantôt, précisant : « La langue ne s’y prête
pas, c’est l’académisme ronronnant ou le Grand-Guignol, Yves Duteil, la
guimauve ou Brassens, l’apothéose de la nullité ! » Là, encore, ça va.
On comprend les exigences, la dureté idéale. Il a raison. Mais d’un
coup, tout bascule. On lit dans un journal un peu acide le compte rendu
d’une émission à laquelle a participé Manset : La Nouvelle Chanson
Française… Houlala ! Que s’est-il passé ? Réponse : Au lieu d’admettre
sa presque totale incapacité à parler de ce qui se fait de « neuf » -
bon ou mauvais, sans doute mauvais- ici et ailleurs, notre prince noir
qui, du reste, dans sa profonde étrangeté, ne sait même pas en quoi sa
participation à une pareille émission peut nuire à son prestige et
contredire gravement son sévère projet, notre chevalier à la lune morte
fait le malin et statue sur tout, comme s’il connaissait. « Aïe !»
disent les fans, « il va se ramasser ». Ils ont raison et ils ont tort.
Manset se plante effectivement, aux yeux de beaucoup, lorsqu’il élève
Julien Clerc ou Rhoda Gil au rang de modèles, lorsqu’il démolit le jazz
en deux coups de cuillère à pot, lorsqu’il affirme sans rire que ce
qu’il a entendu de plus percutant, récemment, c’est Night (le groupe de
Nicky Hopkins dont Nicky Hopkins ne fait plus partie), que ce qui lui a
donné son plus grand choc musical depuis des années c’est Bob Seeger
(sic !) (« qui proclame-t-il, fait ce que je fais en américain,
c’est-à-dire sans le côté ringard français »), il se plante
magistralement, c’est vrai, mais il faut analyser.
Ainsi, le bouquet
est atteint lorsque Manset déclare, un an après la bagarre, que Jean
Patrick Capdevielle est le plus grand chanteur français vivant. Mais
l’énormité même du parti-pris fait tiquer. Voyons, qu’est-ce qu’il
raconte ? L’air affairé, il creuse une tranchée rude de pilosité dans
la mousse étalée. Nette. On lui demande de préciser : « Capdevielle ?
Un champion ! Mais tu sais que ça va te griller de raconter des choses
pareilles ! ».—
« Je m’en fous. Demain, tiens, si je pouvais, je
ferai Quand t’es dans le désert. Voilà un oiseau qui a tout compris. Et
qui nous change d’Yves Duteil, bon Dieu. J’ai écouté ses deux albums,
c’est du solide ». C’est bien Manset, ça. Une heure avant, comme je
parlais d’Elvis Costello, il me disait : « Qui ça ? »-« Costello »-«
Qui ?» Il ne connaît pas. Est-ce concevable ? Faire du rock en 1981 et
ignorer l’existence de Costello ! A en tomber à la renverse. Du coup,
j’ai fait des sondages : « Nina Hagen ? »-« Qui ? »- « Nina, tu sais
bien…cette fille avec les cheveux ci, les lèvres ça, »--« Heu…non ».
Bon, il ne connaît pas. PIL, Rotten, Police, idem. Clash, Vega,
Madness, Faithfull, Bashung, Stray Cats, Cure. Willy DeVille,
Springsteen ! Vous pouvez ajouter des dizaines de noms à la liste. Une
fois vérifié tout ça, vous poussez un peu ce Sainte-Beuve du rock
français dans ses derniers retranchements en privé, et il finit par
avouer qu’il n’en a strictement rien à battre. Il ne connaît pas, il ne
connaît rien. Et alors ? Alors, rien. Vous avez simplement l’unité de
mesure qu’il faut pour prendre celle de ses déclarations fracassantes
sur Higelin, Capdevielle et consort.
C’est dur d’être un héros. Ou
un oiseau. C’est son mot, à Manset, ça : « Oiseau ». Il n’a que ce
mot-là à la bouche. Significatif. Un peu de haut, un peu largué. Il dit
« planant » aussi et on tombe des nues. Par exemple : « Ce que faisait
Lennon était assez planant. C’est peut-être pour ça qu’on a tendance à
me comparer à lui plutôt qu’à Mac Cartney ». Il parle de « voyage » au
sens de « trip », des fois : « Avec cet oiseau-là, j’ai fait un voyage
super ». On sent une petite demi-génération de distance. Avant 68.
Quand il était adolescent, Manset est entré en pension de son propre
chef. Il voulait voir si c’était vrai, ce qu’on racontait de ces
lieux-là, dans les livres. Avant. Ça bouleverse beaucoup de
perspectives. Sexuellement, moralement, socialement. Ce n’est pas
pareil. Un peu plus compliqué et un peu trop simple, à la fois, comme
époque.
Par rapport aux femmes, mettons. Manset les tient en grand
mépris. Toutes. En bloc : « Vulgaires, laides, fardées….On dirait des
travestis. Elles ne savent pas être gracieuses. Ni se taire. Elles
considèrent toutes que les hommes sont des sortes d’outils inventés à
seule fin de satisfaire leurs caprices. Je refuse de jouer le rôle que
la société voudrait me faire jouer ! » Manset est marié et père de deux
filles Aurélie la plus petite, et Véronique (rigoureusement Top-Secret
!) (sic) « Je suis comme Fellini ! », explique-t-il en riant. On la
voit, elle, la femme, la dame à la fourrure, blonde et fugace, avec une
des filles, le temps d’un plant très bref, plein de malaise, au milieu
du film que Manset a réalisé en 80. Un film sur lui, par lui :
L’Atelier du Crabe. Le crabe, c’est lui. Lion, ascendant cancer. C’est
lui qui marche de travers, qui fait un tas, et qui pince. Égocentrisme
? Total. Et cynisme. Qu’y-a-t-il d’autre ? « Je suis exactement
nihiliste ». Le film raté est là pour répondre enfin, de manière
pondérée, aux questions entretenues autour de l’homme en noir. Il parle
de sa musique (« Je ne fais absolument pas de trafics de studio. C’est
une absurdité de me considérer comme un alchimiste de l’électronique
»). Il parle de sa solitude. On le voit se raser. Repousser ses longues
mèches pour se faire mousser. Tac, un coup de lame mal placé : il se
blesse. Ça n’arrête pas.
Ce type est une plaie. C’est une
construction en miroir. Dépliée. Je continue à placer mon objectif à
deux doigts de sa gorge rouge ou de sa barbe noire. Pour le clicheter,
noir et blanc, top-secret. On dirait un héros de conte de fées. Plutôt
du côté du grand méchant loup qui dévore les chaperons rouges. Il a des
poils noirs. Ses bras sont nus et pas épais mais durs et musclés. Sur
son bureau blanc, il y a plein de labyrinthes dessinés. Est-ce qu’il
aimerait être un ogre, courir dans la forêt, et manger une petite fille
? Il reste impénétrable. Ça ne le fait pas sourire. Il s’est encore
entaillé la pommette. Il y a de la rigueur militaire chez cet oiseau de
paradis. D’ailleurs, il fait du karaté à hautes doses : la discipline.
« Parce que dans cet océan de fausses valeurs, le karaté réintroduit,
je ne dirais pas la loi du plus fort, mais au moins une hiérarchie
sévère et nécessaire. Qui fait que le meilleur est en haut de la
pyramide, et qu’on le sait, et que personne du bas de la pyramide
n’aura jamais l’idée de se prétendre aussi haut que celui qui est au
sommet. Au karaté, les Maîtres sont des hommes admirables. Plus ils
sont hauts, plus ils sont simples, moins ils sont agressifs, plus ils
sont grands. C’est le seul lieu où il n’y ait plus de frime ». Gérard
Manset, le rock haï-ku. « Presque noir » précise-t-il. Une parabole. Le
rock sur le fil du rasoir et la morale tranchante.
Il dit : « J’aime
bien me couper un bras. Une contrainte, une limite imaginée, c’est une
création ! » Ce qui lui manque, il y revient souvent, c’est la scène.
Il ne rêve que de ça : « Jouer, faire du direct ! » Justement, une
tournée a été prévue récemment. Mais c’est tellement compliqué….Il
voulait un groupe fiable : « Introuvable ! Je ne trouve personne pour
me relayer, m’étonner ». Il y a toujours un détail qui cloche. Or
Manset est un pointilliste, un maniaque. Il veut tourner mais en
groupe. Chanter les chansons du groupe. Jouer pour le groupe. Derrière
un autre, ou d’autres chanteurs. On veut le faire tourner en tant que
chanteur vedette : « Le célèbre Gérard Manset ! », ça ne va pas.
Il faut veiller à tout, se méfier de tous, se défendre de chacun, en
permanence. Il doit tout faire tout seul. Comme il se fait la barbe, en
secret. C’est exténuant, à force.
« L’important c’est de ne pas être
dévié ! » articule-t-il d’un coup, le rasoir suspendu. Voilà en fin ce
qu’il voulait dire. Ça fait des mois qu’il cherchait ça et d’un seul
coup, il a réussi à l’expliquer. La lame du Schick Injector se met à
glisser sans heurt. Sa vie n’est qu’une lutte sans merci, totale,
contre « la déviation ». Et la tournée prévue qui pouvait consacrer un
grand moment dans la vie du crabe, s’est trouvée compromise par toutes
sortes de déviations. Son dernier disque, hanté par Les Loups, le mieux
accueilli, de loin, depuis son grand succès Il voyage en solitaire, et
sans doute l’un des plus convaincants de l’avis des inconditionnels,
est en soi une sorte de « déviation », justement, par rapport aux
prévisions. Un dédoublement de dernière heure du disque initialement
projeté pour 82. Une rallonge. Du coup, Comme un guerrier blessé,
(sic), le suivant, est prêt. Ses morceaux de bravoure s’intituleront :
Maubert, Route de terre, et L’Enfant qui vole. La suite, le onzième
album (pour 83 ?) est déjà en chantier. Dans quinze jours, fin
décembre, ce sera fini. Manset pourra alors mettre au point le long
voyage qu’il se promet de faire depuis une éternité. Un an ou plus de
vadrouille. Et peut-être, à son retour, sera-t-il enfin purgé de cette
instabilité qui le pousse sans cesse ailleurs.
Le petit commerçant
du songe sombre s’est rincé le menton et séché les joues. Il parle des
rues infâmes et splendides de Baronquilla (sic) où il est récemment
allé chercher des ennuis, en Colombie. Le paradis ! C’est de là-bas
qu’il a rapporté les clichés qui ornent son 33 tours rouge et noir ces
flous, qui illustrent Pas de nom, Pas mal de journées sont passées,
(deux plages remixées, déjà publiées en 1977), Marchand de rêves (un
morceau lancinant de onze minutes), Quand les jours se suivent (un
reggae albinos écorché), Le train du soir (une balade rock triste à
mourir et entraînante à plaisir), Les loups enfin (un conte de Noël
pour grands enfants terribles). Redressé, il met des petits bouts de
papier sur les entailles de sa peau, et s’écarte en vidant le lavabo, «
Quand j’étais jeune, je tombais du lit / Y’avait personne… »
grogne-t-il sur son album blanc Royaume de Siam. Rien n’a changé.
Manset
mesure 1,80m, pèse 70kg, se lève à 7h tous les matins, descend aussitôt
prendre un crème au café du coin. Tout seul. Avec un croissant, en
lisant Le Figaro. (Pour les petites annonces. Le reste est un martyre.
Les petites annonces sont la seule chose que je supporte de façon
régulière. Un peu Le Monde aussi. Pour la rubrique « Étranger ». Rien
d’autre »). Ensuite, il aprt pour son studio de travail de La Muette.
Où il écrit, tant qu’il a la tête claire, tous les jours, peint ou
dessine épisodiquement (Manset est Concours Général de Dessin et
graphiste de formation : Arts Déco. Un détail qui évoque David Bowie ou
Serge Gainsbourg), téléphone pendant une heure à peu près. (« C’est la
partie bizness ») et voilà. A part ça, il mange asiatique. Strictement.
Il boit du thé toute la journée. Jamais de café, jamais d’alcool,
jamais de cigarettes, jamais de repas copieux. Il va à l’université
prendre des cours de langues étrangères. Parle couramment le Thaï. Au
moment des vacances scolaires, on le trouve à Royan, tout bronzé,
occupé à apprendre l’espagnol, « Trois minutes sans rien faire, je
meurs ! ».
Toujours sur le départ, toujours en transit, « Il faut se
tirer de ce pays à la con, hein ! » dit-il en riant à sa fille en
attendant un visa à l’ambassade des États-Unis. Il a besoin d’ailleurs.
L’Asie. Ou le fin fond de l’Espagne. La Polynésie. Los Angeles.
Bangkok. La Malaisie. N’importe où mais loin. Une de ses plus amères
chansons dit : « Parce qu’on sait pas toujours où l’avion se pose/ Et
qu’on a peur de perdre et peur de rater quelque chose ». Une autre
complainte reprend le thème, comme une obsession : « Il s’en va
demain/Continue sa route ».
Gérard Manset ou le rock métaphysique :
« Je ne suis pas/N’ai pas été/Ni l’inventeur/Ni l’inventé ». Un bon
ami, très avisé, récemment le disait : « Maintenant, il faudrait que
Manset se décide à passer à l’étage supérieur. Il lui faut un «
producteur » qui fasse sonner comme il faut ses morceaux. Quatre
musiciens, pas plus, mais des vrais « pros » de haut niveau- et un
studio américain avec vingt briques d’investissement. Et un album très
« rock » au bout. Dur. Dans le genre de « Tonight’s The Night » de Neil
Young. Du rock lourd, noir, oppressant et impeccablement produit. C’est
ce qu’il doit faire ». Cet ami a raison. Si Gérard Manset l’écoute, il
devient l’une des trois ou quatre légendes pures du binaire d’ici. Près
de Vince Taylor et de qui vous savez. L’œil troué, le col relevé,
taciturne et Thaïlandais, sortilège et fermé, pas tout à fait maudit,
romantique, sec, et névrosé. Pris sur le vif, l’âme en bascule et le
menton creusé, plus secret, comme sur ses autoportraits.
Il a vu les
contacts, il a maugréé, il a volé le film, il l’a brûlé. Un peu d’eau
glacée pour enlever un reliquat de mousse. La porte treize une fois
refermée, reste un rock abrasif, hautain, et codé. Pas rasoir et pas
rasé, ce Barbe-Bleue qui se serait trompé de conte et d’époque retourne
à ses lacs de sang, à ses enfants coupés en morceaux, et à ses loups.
L’immeuble porte un chiffre d’or inquiétant au-dessus du chambranle de
l’entrée noire : « N°1 ».