Gérard Manset
portrait d'un homme sans
visage
échanges
avec les journalistes.....
Un oiseau s’est posé
par Frédéric Bosser pour les Arts Dessinés n°21 (1er trimestre 2023)

Connu
comme auteur, compositeur, interprète et orchestrateur – on lui doit
notamment deux chansons iconiques interprétées par Alain Bashung, «
Comme un Lego » et « Vénus » –, Gérard Manset a longtemps flirté avec
la peinture. À l’occasion de la sortie de son vingt-troisième disque,
Le Crabe aux pinces d’homme (Warner), il revient avec nous sur les
années qui ont précédé son implication presque exclusive dans la
musique.
Quel a été votre premier contact avec l’art ?
J’ai dessiné très tôt, et vers treize ou quatorze ans, cela s’est très sérieusement confirmé.
Je
peignais, réalisais des gravures et dessinais beaucoup. Puis j’ai été
accepté aux Arts Déco de Paris directement, sans passer par une classe
préparatoire. Après une année et demie, je me suis tiré, ce que j’ai
regretté par la suite.
Pourquoi être parti ?
C’était
l’après 68 et les enseignements étaient inexistants en école d’art,
résultat, je n’ai pas trouvé d’enseignant susceptible de m’apprendre le
métier ! Encore une fois, je continue de le regretter. Pendant
longtemps, tous les quatre ou cinq ans, je me disais que j’allais y
retourner mais sans jamais le faire. J’ai aussi fréquenté dès mes
quatorze ans la Grande Chaumière, où je dessinais beaucoup de modèles à
la plume, au crayon et à la sanguine. Puis la musique est passée par
là… J’ai commencé à composer, à être parolier pour moi et d’autres, et
je m’en suis éloigné peu à peu.
Vous arriviez quand même à montrer vos travaux ?
En
première, j’ai été lauréat du concours général en dessin. J’ai aussi
participé au salon des artistes français installé au Grand Palais où
j’ai été primé en gravure. Quand je suis allé récupérer ma distinction,
la moyenne d’âge de la salle était de soixante ans. Je me suis demandé
ce que je faisais là ! J’ai aussi participé plusieurs fois au salon des
Indépendants.
Qui étaient vos maîtres à l’époque ?
Delacroix, Villon, Bonnard, Corot… si j’avais eu la possibilité de continuer dans ce domaine, je pense que je me serais rapproché
d’un Lucian Freud et de son travail de portrait d’atelier. Il est pour
moi celui qui s’approche le plus de la peinture académique que j’aime
en fait, si j’avais eu à continuer, je serais sûrement resté dans une
verve très classique, quitte à m’en échapper de temps en temps, en
revanche, je serais assurément resté à l’huile.
Cela nécessite souvent un atelier, ne serait-ce que pour l’espace et les odeurs que l’huile dégage !
Dans
les années 1970, j’ai investi une chambre de bonne d’une dizaine de
mètres carrés. Cela m’a permis de réaliser beaucoup de projets
plastiques. La peinture d’atelier est la plus astreignante qui soit…
À la Grande Chaumière, aviez-vous un professeur qui vous signalait ce qui n’allait pas dans votre dessin ?
Pas
du tout ! J’allais uniquement aux séances de modèles vivants. Je ne
cherchais pas quelqu’un susceptible de déstructurer mon dessin qui
s’approchait alors de l’académisme d’Ingres.
Quel type d’enseignant auriez-vous été ?
Apprendre l’art à des collégiens m’aurait plu, car j’ai toujours été étonné par l’intelligence et la vivacité des enfants.
Vous fréquentiez les musées ?
Oui,
mais bien plus tard… dans les années 1980 ! À ce moment-là, j’aurais
aimé être copiste au Louvre. Mais je n’en ai pas obtenu l’autorisation.
Là aussi, je regrette de ne pas y avoir été plus tôt. Avec le recul, je
me dis que c’est très étrange de n’avoir pas été plus assidu et bien
trop désinvolte alors que j’étais fait pour cela. Peut-être qu’en étant
plus doué, je me serais plus accroché…
Qu’est-ce qui vous faisait dire que vous étiez doué ?
Je
n’avais aucun mal à représenter ce que je voyais, en revanche, je
manquais de personnalité, rares sont ceux qui en ont. Même une
facture aussi parfaite qu’Ingres n’y échappe pas. Le Greco, avec son
modernisme, lui, en a. Après, la personnalité peut se nicher dans
d’autres choses comme le choix des thèmes, la manière de construire une
image, etc. Là, le travail de composition peut s’installer.
Votre regard sur votre œuvre est sans concession…
Force
est de constater que bien d’autres peintres étaient ou sont plus
attendus et inédits que je ne l’étais. Moi, je lorgnais, par exemple en
gravure, vers Dunoyer de Segonzac. C’est du beau travail académique
dans le bon sens du terme.
Quand
vous êtes aux Arts Déco, vous ne rencontrez pas d’autres élèves qui
vous stimulent, vous entraînent dans les expositions, les galeries ou
les musées ?
Non
! Je plaide coupable. Cela dit, j’ai connu des élèves aux Beaux-Arts,
mais la manière dont ils travaillaient ne m’a pas attiré. Je les voyais
préparer leurs toiles, leurs enduits, leurs huiles, leurs pigments…
tout passait dans un matériau qui prenait des plombes. À quel moment
s’exprime le talent, l’artistique, le sujet ?
Vous achetiez des livres d’art pour découvrir les grands maîtres ?
Non
plus. Je ne saurais expliquer pourquoi j’étais aussi timoré à cette
époque. Ce n’est que vers quarante ou quarante-cinq ans que j’ai
commencé vaguement à feuilleter mes premiers ouvrages d’art. C’est
ainsi que j’ai découvert, entre autres, Corot, Van Gogh, Gauguin…
Un artiste peut-il vous donner l’envie de peindre ?
Ingres,
Manet, Degas, oui ! Buffet, Soulages et beaucoup d’autres, pas du tout
! Pour revenir au travail d’atelier, quand je croise des personnes dans
la rue ou lors de mes voyages, j’aimerais les accoster pour leur
proposer de les peindre.
Titouan Lamazou n’hésite pas, lui !
Lui
aussi s’est affranchi des professeurs et je l’admire beaucoup, ne
serait-ce que parce qu’il a beaucoup voyagé comme moi. Il a tout
à fait sa place comme artiste après avoir été navigateur. C’est
quelqu’un de très habile, peut-être même trop, mais j’aime.
Vous êtes attiré par l’abstraction ?
Pas
du tout ! Même si certains, comme Miró, ont fait reculer les frontières
du domaine de la peinture. Pour moi, c’est un peu de la psychanalyse
graphique.
Vous arrivez encore à peindre ?
Plus depuis 2011 et mon exposition à Bruxelles. J’y présentais beaucoup de photos retravaillées à la gouache.
Seriez-vous amené un jour à peindre des paysages ?
Évidemment,
mais pour cela il me faudrait un ou une acolyte qui m’emmène à la
campagne et qui soit patient, tous les jours je serais à une
cinquantaine de kilomètres de Paris et je planterais mon chevalet un
peu partout dans les champs.
Vous pourriez y aller seul ?
La peinture n’est pas un acte solitaire. Il faut un répondant, un miroir… C’est important d’avoir quelqu’un qui vous stimule.
La
grande majorité des artistes ont avec eux des partenaires qui les
accompagnent et les soutiennent au quotidien. Cela étant, je ne sais
pas si j’en supporterais !
C’est étonnant, car on vous imagine plutôt solitaire !
Pas du tout ! Je suis certes un sauvage, mais j’aime bien être entouré de personnes que j’apprécie.
C’est peut-être pour cela que vous vous êtes orienté vers la musique, où le travail se fait en équipe ?
J’ai
vite gagné ma vie en faisant des orchestrations et en étant parolier
pour moi et d’autres. Le Crabe aux pinces d’homme est mon vingt-
troisième album.
La musique vous a-t-elle éloigné de la peinture à votre corps défendant ?
Si
à quinze ans, je me trouvais énormément de talent en peinture, à
quarante ans, je considérais que mon travail, c’était plus ou moins du
toc. Cela dit, beaucoup d’artistes ont très vite fait dans
l’à-peu-près, y compris ceux qui vendent leurs œuvres dans le monde
entier. Basquiat, par exemple, représente pour moi une voie sans issue
de la peinture. Je peux comprendre qu’il ait assez de talent pour
figurer dans des salles de réunion de multinationales, mais sa peinture
a sonné le glas d’une peinture responsable faite par des gens
réfléchis. Beaucoup d’autres artistes ont, après lui, trompé le public
et les acheteurs.
L’audience
plus grande et moins élitiste de la musique par rapport à la peinture
ne vous a-t-elle pas aussi guidé vers la musique ?
Non car en hiérarchie, je place la littérature au-dessus de la peinture et la musique.
Deux de vos pochettes d’albums sont signées Brantôme (sic) et Marcel Marlier…
Les
originaux de ces artistes sont étonnants. Les gouaches de Brantome (sic) sont
d’une grande beauté. C’est la raison pour laquelle j’ai repris une de
ses couvertures de la collection Fusée, pour mon album Opération
Aphrodite.
Sept couvertures de la série Fictions viennent d’être mises en vente.
J’ai failli en acheter !
Vous êtes collectionneur ?
Pas
vraiment ! À une époque, je voyais passer en salles de ventes beaucoup
de Foujita, mais je me suis dit que si je mettais le doigt dans
l’engrenage, je n’allais pas m’arrêter, de toutes les manières, je
n’aimerais pas vivre avec des murs tapissés d’œuvres d’art. Je les
mettrais à la cave…
Nous vous savons ami avec Enki Bilal, François Schuiten…ce qui voudrait dire que vous appréciez la bande dessinée !
Pas
tout ! J’ai par exemple écarté les Astérix, même si je reconnais le
talent de dessinateur d’Uderzo. Pas fan non plus d’Alix, Tanguy et
Laverdure, etc. Cependant j’ai bien aimé Mœbius-Jean Giraud, Guy
Peellaert, Forest, etc. Mon dernier coup de cœur dans le domaine, c’est
envers Riad Sattouf que j’ai découvert avec L’Arabe du futur dans Le
Nouvel Obs. Un travail extraordinaire.
Le fait de ne pas vouloir montrer votre visage sur la couverture de vos albums vous a-t-il obligé à être créatif ?
Bien
entendu ! Comme je me suis volontairement exclu du métier en refusant
les concerts, les tournées, les invitations aux grandes émissions de
télé, etc., je ne me voyais pas mettre mon visage sur mes pochettes.
Pour en revenir à votre question, ce choix m’a en effet obligé à être
créatif pour mes réalisations, ce qui n’est pas pour me déplaire. À
chaque fois, j’essaie d’être original et d’apporter quelque chose de
nouveau. Pour ce dernier album, j’ai repris des gravures
d’encyclopédies du début du
XXe siècle que je lisais enfant, et pour les animaux, ce sont des
dessins de Buffon. La pochette du CD, légèrement différente de celle du
vinyle, montre une partie de mes souvenirs d’enfant. L’album est
d’ailleurs quelque part enfantin, voire légèrement puéril.
C’est vous qui amenez cette idée chez Warner ?
C’est en effet un montage effectué par mes soins, tout comme la typo.
Le titre, Le Crabe aux pinces d’hommes, est-il une allusion à l’album de Tintin, Le Crabe aux pinces d’or ?
Pas du tout ! C’est le nom d’une fresque dans une grotte rupestre très éloignée.
Si Enki Bilal signe la couverture Route Manset, qui sont les auteurs du Langage oublié et de Toutes Choses ?
Magritte et un préraphaélite, Edward Burne-Jones.
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Émission Portraits – Fréquence Protestante par Hervé Williamson – 25/11/2022
Bienvenue à tous. Je reçois aujourd'hui Gérard Manset. J'aimerais vous
présenter, que je vais interviewer dans quelques instants.
Mais avant de commencer notre conversation, j'aimerais vous passer quelques notes d'un titre qui l'a rendu célèbre. Allons-y...
Je pense que vous avez reconnu ce titre qui est sorti en 1975 et qui a,
je crois, vraiment fait démarrer la carrière de Gérard Manset.
-Gérard, qu'est-ce que vous pouvez dire de ce titre, s'il vous plaît ?
-D'abord, une petite parenthèse sur le générique que je ne connaissais
pas, qui effectivement réveillerait ceux de cette époque-là, puisque
c'était le générique de « Salut les Copains »
- « Last Night », des Mar-Keys...
-Oui. Voilà. Et alors pour revenir au solitaire, qu'est-ce que ça m'évoque ? C'était ça la question ?
-Oui, tout à fait.
-Ça m'évoque une période encore à peu près bénie. Je ne sais pas si
elle était bénie, mais au moins raisonnablement. On ne va pas parler de
politique, mais c'était encore les années Giscard. Donc je ne sais pas.
J'étais dans un petit nuage familial. Voilà, c'est tout. Évidemment que
j'étais comme tous ceux qui avaient… qui ont eu 30-35 ans. J'étais sur
une envolée artistico-dynamico-je-ne-sais-pas-trop-quoi. Bon, voilà. Et
j'avais surtout le studio de Milan à l'époque.
-Le studio de Milan, c'était votre studio personnel que vous aviez
monté avec un ami, je crois qu'il s'appelait Malek, c'est ça ?
-Oui.
-Oui. Et dans lequel vous avez enregistré pendant des années.
-Exactement.
-Qui se trouvait rue de Milan. Et l'aventure du studio de Milan, en
deux mots, c'était pour vous quand même le démarrage de votre carrière
artistique.
-Oui, parce que j'ai toujours été très vigilant à ce qu'il n'y ait pas
de…, comment je pourrais dire, de compromis avec la production que, ou
mon ami ou moi, pouvions faire. C'est-à-dire qu'on se facturait les
heures de studio dans la comptabilité. Et je ne voulais aucune
production, comme beaucoup d'éditeurs en faisaient à l'époque, ou
beaucoup de studios. Et donc je ne voulais que des clients qui étaient
facturés parce qu'il fallait faire rentrer.
Je suis parti. Je suis un des seuls studios à l'époque qui est parti
avec une comptabilité voisine de zéro, c'est-à-dire une SARL minimum.
Je ne sais pas, aujourd'hui, c'est 2 000 euros. J'en sais rien.
-Voilà, environ 2000…
-Donc c'était quasiment identique. On avait peut-être eu un petit prêt
familial en valeur d'aujourd'hui, peut-être une dizaine de milliers
d'euros. Mais rien de plus pour faire des travaux dans une écurie, une
ancienne écurie.
Et puis on est parti dans un bail. On a acheté du matériel en leasing.
Je suis tombé sur un ingénieur électronicien extraordinaire, mais qui
avait beaucoup de clients derrière lui parce que, je ne sais pas,
c'était quand même une sorte de farfelu, mais génial, mais un farfelu.
Donc je suis le seul à avoir jamais réussi à le cadrer dans des limites
professionnelles. Et on s'est très bien entendu pendant longtemps. Et
je suis passé en un an de 4 pistes à 8 pistes et à 24 pistes. Et quand
le Solitaire est sorti, je crois que j'étais encore aux 16 pistes.
Donc, ça devait être la deuxième année d'activité ou la première année.
Voilà.
-Et vous avez été conscient du succès immédiat du Solitaire ? C'était
vraiment, pour vous, presque une récompense. Vous avez commencé en 68,
je crois, avec « Animal on est mal ». Ensuite, Solitaire est arrivé.
C'était vraiment le démarrage de votre carrière ?
-Non, non, non, non. Parce que d'abord, avant, il y avait eu, on va
dire, le succès honorifique, je ne sais pas comment appeler ça, de la
mort d'Orion.
-Tout à fait.
-C'est l'album.
-Ça, vous pouvez le citer, bien sûr, oui.
-Et donc, non mais, c'est là où, je ne sais pas, on a commencé à me
prendre pour un être un peu à part dans le panorama musical. Et après,
il y a eu quelques albums, un peu plus tirés par les cheveux. Et puis
j'ai fait beaucoup de productions. J'écrivais la musique pour des
orchestrations de différents artistes, et puis des paroles, et puis
quelquefois des chansons. Et donc, non, non, j'avais une activité
d'auteur-compositeur-orchestrateur. Et quand cet album est arrivé, non,
personne n'attendait le solitaire au passage. Il y avait d'autres
titres, comme « Y’a une route », qui est beaucoup passée en radio. Et
puis, un titre qui s'appelait « Attends que le temps te vide ». Enfin,
il y avait beaucoup de titres dans cet album.
-Oui, oui, tout à fait.
-Donc, ça a été un succès de l'album. Mais il se trouve
qu'effectivement, il y a eu obligatoirement un événement radio, puisque
j'étais numéro un des trois radios à l'époque, pendant tout le mois de
juillet ou tout le mois d'août, je ne sais plus, voilà.
-C'est gratifiant, quand même…Oui.
-Oui, bien sûr.
-Bien sûr.
Vous avez donc, vous êtes resté quelques années au studio de Milan.
Alors, il faut préciser pour nos auditeurs que vous êtes
auteur-compositeur, que vous prenez votre titre du début jusqu'à la
fin, c'est-à-dire que vous faites vous-même le mixage. Je ne sais pas
si vous faites le mastering, mais vous faites tout vous-même. Vous ne
laissez pas à quelqu'un d'autre le soin de s'en occuper. Est-ce réel ?
-Oui, oui, bien sûr. Ça a été depuis le premier jour comme ça. Mais,
comment dire, c'était pour des questions de nécessité. Je n'avais pas
le temps d'aller voir Pierre, Paul, Jacques, je n'avais pas les moyens
de…
-Financiers, oui…
-… production musicale. Et puis après, je les ai eus, les moyens, bien sûr, mais j'avais pris le pli d'aller au...
-De tout faire, pratiquement.
- Oui, le matin, on se réveille, on ouvre aujourd'hui ce qu'on appelle
les audio-files. Bon, ça va, j'ai tout sous la main. Je n'ai pas besoin
d'appeler Pierre, Paul, Jacques pour venir faire un piano, une guitare,
bon…
Et alors, vous venez de sortir un album...
-Pardon, un détail, que ce ne soit pas mal pris, quand je dis que je
n'ai pas besoin d'appeler Pierre, Paul, Jacques pour faire un piano,
une basse, je le fais quand je vais en studio.
-Oui, c'est ça.
-Et là, j'ai des séances magnifiques avec des musiciens que j'estime
beaucoup, dont beaucoup me suivent depuis une trentaine d'années.
-Ah oui, oui, tout à fait.
-Donc là, c'est merveilleux. Mais je parlais de la construction…
-Je comprends
-…ou des repentirs sur des titres.
-D'accord, vous venez de sortir un album, très récemment, il y a
environ un mois et demi, deux mois, qui s'appelle « Le crabe aux pinces
d'hommes ». Vous pouvez parler un peu de cet album ? Ça fait référence
à quelque chose de crabe aux pinces d'hommes, on pense.
-Non, non, c'est une fausse piste.
-Une fausse joie.
-Non, pourquoi une fausse joie ? Une fausse piste. C'est-à-dire que
tout le monde a pu croire qu'il y avait un rapport avec Hergé encore,
mais non. Il s'agit là d'une fresque, d'une peinture rupestre qu'un ami
m'a envoyée un jour, il y a 7-8 ans. Et la traduction, c'était ça, « Le
crabe aux pinces d'hommes ». Bon, j'ai instantanément... Alors, il a
pensé que ça pourrait m'intéresser, bien sûr.
-Oui.
-Mais tout de suite, oui, j'étais un peu indécis. D'abord, j'avais un
album qui allait sortir. C'était peut-être « Opération Aphrodite ».
Néanmoins, le lendemain matin, tout de suite, un titre m'est venu. Donc
je l'ai composé, mais je l'ai gardé 6 ou 7 ans avant de l'enregistrer.
-Vous avez même dû un peu brouiller les pistes, puisque vous avez
sorti, il y a quelques années, un album qui s'appelait « Manitoba ne
répond plus », qui faisait également référence à une œuvre d'Hergé.
-Oui, là, oui, sans aucun problème.
-Ça, c'est clair, oui, oui, tout à fait. Et sur l'album, vous avez
choisi deux titres qu'on va écouter. D'abord les écouter, vous en
parlerez après. On va écouter, s'il vous plaît, « Laissez-nous ».
-Dans ce titre, il y a vraiment des sonorités nouvelles, si on peut dire, employer le terme de sonorités.
Est-ce que vous êtes d'accord que l'album est coloré d'une façon musicale un peu différente des autres ?
-Non.
-Non… ?
-Non, non. Alors, ça ne veut pas dire qu'il ne le soit pas, mais je ne l'entends pas comme ça. Non, non, mais je...
-Je vous écoute, allez-y ça m’intéresse…
-J'étais très, très heureux de réentendre ça, deux minutes, ça me
plonge dans un paradis d'innocence, de... J'aime beaucoup ce texte,
j'aime beaucoup cette chanson, mais il y en a d'autres, mais je veux
dire... Je ne sais pas pourquoi les gens ont coupé les ponts avec leur
enfance, avec toutes ces images d’Épinal qu'on a à 8 ans, à 10 ans, à
12 ans, bon... Hier, j'étais au château de Versailles, je me promenais,
et puis en sortant, j'étais un peu dans la ville, il y a une sorte de
passage particulier plein d'antiquaires. J'ai vu quelques très belles
roses à la Buffon du XVIIe ou du XVIIIe, et puis, en continuant dans ce
magasin d'antiquité qui avait beaucoup de livres, je vois, sur une
pile, un ouvrage de Marcel Marlier, et je ne sais plus l'auteur, de
Martine.
-Ah, Martine, oui.
-Et c'était le « Martine prend l'avion »,
-Oui…
-…dont j'avais l'image en tête, elle est sur le tarmac, elle a son
chien, on voit la caravelle derrière, et c'est d'une poésie. Et puis
ça... Alors j'ai quand même ouvert une page ou deux, et effectivement,
c'était l'aéroport d'Orly, où il y avait 4 personnes dans les halls et
dans les trucs, des hôtesses de l'air souriantes, comme dans «
Attrape-moi si tu peux » …
-Oui, ça a bien changé.
-Voilà, non mais bon, alors, quand on a vécu ça, c'est très très très
difficile de continuer à imaginer que le monde ait changé à ce
point-là, et pour revenir, voilà, sans revenir, non, on n'en avait pas
parlé, on n'en parlera pas au voyage, mais enfin, je veux dire, bon,
effectivement, on aimerait qu'il n'y ait eu qu'Orly, et jamais plus.
-D'accord. Dans votre œuvre musicale, vous parlez souvent de l'enfance.
Je me souviens d'un titre qui était magnifique, qui s'appelait « Les
enfants des tours », un autre titre qui s'appelait, je ne sais plus
exactement, mais vous faites souvent référence à l'enfance.
- Ben il y avait « Ne les réveillez pas ».
- « Ne les réveillez pas ».
-Puis il y en a d'autres, oui.
-Qui est un très beau titre, oui, effectivement, qu'on n'a pas prévu de
passer ce matin, mais qu'on peut découvrir très facilement. Pourquoi ce
retour, souvent, évoquer l'enfance, les graviers de mon enfance ?
-Oui, mais non, mais c'est plutôt... Il faudrait poser la question à
l'envers. C'est pourquoi les autres ne s'y rattachent pas ?
Sempiternellement moi, j’ai un pied dans ce béton-là, ben voilà. Mais
j'ai beaucoup de mal à comprendre pourquoi les gens s'en échappent. On
peut quand même devenir mature, grandir.
-Et y avoir des réminiscences, bien sûr, oui.
-C'est pas des réminiscences, ne pas avoir coupé le lien, le cordon, là. C'est pas des réminiscences.
-D'accord. Bon. Votre enfance, les souvenirs, c'est la campagne, je
crois. Vous avez passé beaucoup de vacances à la campagne, la pêche, je
crois.
-Oui, oui, oui.
-Et alors, ça, ça a été une époque qui a été bénie pour vous ?
-Oui, je l'ai dit beaucoup, mais bon, passons sur le sujet. Parce
qu'encore une fois, comment dire, je me rends compte qu'avec ce dernier
album, « Le Crabe aux pinces d'hommes », qui a été finalement très bien
accueilli.
Il y a des très beaux papiers, il y a des gens que ça... Et puis il y
en a d'autres, peut-être que ça laisse indifférent, mais... Et plus ça
va aller, plus c'est comme ça. Et on ne peut pas demander l'impossible.
J'ai un certain âge, ça fait 22 ou 23 albums, on ne peut pas, voilà. Il
y a un moment, il faut que ça craque par tous les bouts. Mais enfin,
quand même, se sentir à ce point différent de son époque sur le plan
artistique, c'est très, très, très douloureux. C'est-à-dire que je vois
bien que les gens se foutent royalement de la poésie, hormis cette
sorte d'image d’Épinal, de Rimbaud, qu'on nous met sur les murs, dans
les affiches, dans les pubs, partout. Voilà, en littérature, c'est
fini. On ne peut plus publier de... Ou alors, ça s'adresse à de la
littérature enfantine. Mais pour les adultes, non, il n'y a plus rien
qui soit poétique. Il n'y a que de la politique, que du social, que du
pognon...
-Qui nous ramène à la réalité sinistre. Dans cet album, vous avez de la
couverture. Il est sorti, bien sûr, en double vinyle, également en CD.
Vous avez une très, très belle illustration de couverture, qui a été
prise, je crois, d'après Buffon, c'est ça ?
-Oui.
-C'était vous-même qui l'avez composée ?
-Oui, bien sûr, comme tout.
-Oui, bien sûr, oui.
-Mais après, pas mal d'étapes différentes. J'ai toujours 5 ou 6
éléments visuels. Un jour, c'est l'un. Le lendemain, c'est l'autre. Le
troisième, finalement, c'est aucun. Il faut que je trouve autre chose.
Mais là, j'avais quand même en tête, ce petit positionnement… puéril.
Ce découpage. Matisse, avant de mourir, sur son oreiller, il faisait
les gouaches découpées, ce qu'on a appelé ces gouaches découpées. C'est
très enfantin, quoi. C'est ce que font les enfants de 5 ans ou de 6 ans
dans les centres aérés. Et donc là, c'est un peu un visuel de gouaches
découpées.
J'ai pris quelques petits éléments dans l'encyclopédie du XIXe. Et puis, un casque. Il n'y a pas une épée, mais il y a…
-Une couronne ?
-Il y a une couronne buccale. Et puis, il y a ce petit bonhomme qui
court, qui doit être un petit bonhomme d'une illustration des bottes de
Sept-Lieues…
-Tout à fait…
-… du XIXe.
-C'est très réussi, en tout cas. J'ai l'impression que vous avez un peu
renouvelé votre équipe de musiciens dans le dernier album, c’est une
impression, ou… ?
-Non, il y en a simplement un qui est apparu qui s'appelle Fabien.
-Oui
-Un guitariste, remarquable. Beaucoup plus jeune, qui a un petit peu
rajeuni ce sang qui tendait à s'épaissir avec les décennies.
-C'est pour ça que je vous disais qu'il y avait une sonorité un peu
nouvelle dans cet album. Je pense qu'il a contribué entre autres.
-C’est possible, non, non, mais évidemment, on parlait de sonorité. Non, si c'est pour la teneur musicale, Oui, peut-être.
-Oui, oui, tout à fait
-Plus que la sonorité qui est très passéiste et classique.
-Vous avez quand même un album qui plaît beaucoup, parce que cet album,
je crois, se vend bien. Et vous avez quand même eu des articles dans la
presse. Beaucoup d'articles de presse qui sont quand même assez
élogieux dans l'ensemble.
-Oui, oui, oui, oui…
-Vous êtes conscient de ça ? Il y a toujours des articles sur vous
quand vous sortez un nouvel album qui sont, la plupart du temps,
élogieux.
-Oui. Sans ça, il ne sortirait pas. En général, maintenant, on ne parle que des choses…Quelquefois, on casse les gens.
-Pas là, pas du tout.
-Non, non, mais bien sûr, bien sûr. Je disais, oui, c'est assez, sinon,
miraculeux au moins, oui, inédit parce qu'il y a très peu d'artistes
qui ont autant d'années de contrat que j'en ai avec Pathé-Marconi et
EMI Warner.
-Warner, oui.
-Mais je ne connais pas la nature de ce public puisque je ne fais pas
de scènes, pas de télé. Donc, je ne vois pas trop, je pense, qu'ils ont
quand même un certain âge, sinon un grand... Quoiqu'il y ait aussi une
petite nouvelle vague de jeunes qui découvrent mais ils n'ont plus le
temps, plus personne n'a le temps de quoi que ce soit.
Donc, ça ne peut, je crois, concerner que des gens qui ont eu un passé un peu similaire au mien.
-Je ne suis pas persuadé que vous ayez dit entièrement raison. Je pense
qu'effectivement, à la base, ce sont des gens de notre génération
puisqu’on a à peu près le même âge. Mais je vois dans la génération de
mes enfants qui ont entre 35 et 40 ans, beaucoup aiment Gérard Manset.
Ça vous étonne, ça ?
-Non, mais je pense qu'ils ont peut-être été élevés…
-Formatés...
-Non, non… dû à leur père. Non, non, mais c'est plutôt ça. Parce que
oui, j'ai beaucoup de jeunes qui m'ont écrit longtemps ou qui, dans des
émissions, qui téléphonent ou qui laissent des messages ou qui,
quelquefois, témoignent. Mais c'est parce qu'ils ont été élevés par
leurs parents dans cette... Oui, alors là, eux, eux ont suivi
l'affaire.
-Ça, c'est une bonne éducation musicale pour les enfants. Alors, je
voulais vous parler simplement d'un spectacle que j'ai vu à Avignon il
y a 2 ou 3 ans qui s'appelle « On voudrait revivre » qui a été fait par
une jeune troupe de Reims et qui met en scène votre cheminement pour
composer un titre. Ils chantent, ils jouent également de la guitare ou
du piano. Vous avez entendu parler de ce projet ?
-Oui, oui, oui…
-Vous avez été en contact avec eux ?
-Par solidarité, je leur ai téléphoné, on s'est parlé parce qu'ils étaient charmants.
Ils m'avaient envoyé un mot très courtois. Donc j'ai considéré normal
au moins de manifester. C'est tout. Je n'ai pas été voir le spectacle.
Je leur fais confiance. Je préfère ne pas le voir.
-Moi, je l'ai vu 2 fois. En général, il y avait beaucoup de monde. Le public était, au point de vue âge, assez varié.
Et c'est intéressant de voir que vous avez des gens qui ont 35-38 ans
même un peu moins, qui ont voulu reprendre vos chansons, enfin pas vos
chansons, vos textes, vos titres sur scène. Moi, je trouve ça… que
c'était une démarche intéressante. On va écouter maintenant un autre
titre qui s'appelle « Dans un pays de pain d'épices ». C'est un titre
que j'aime beaucoup et que je pense que vous aimez aussi qui a un
rythme assez intéressant. On y va…
-Voici « Dans un pays de pain d'épices », c’est un titre qui est très,
je dirais très frais, avec cette voix féminine, vous avez eu quelques
fois des voix féminines dans vos titres ?
-Oui, alors, j’aimerais encore juste revenir sur…
-Bien sûr…
-Un détail avant de répondre à ça…mais ce titre pourrait être
totalement anodin, presque ridicule ; en fait ce qui le sauve, c’est
quoi ? C’est la poésie et donc, oui, j'ai cette chance, oui c'est vrai.
Je me réveille, les phrases me viennent et je sais exclure ce qui n'est
pas, comment je pourrais dire, vaguement original. « Une fleur au ciel
s'est éveillée », c'est tout simple. Mais j'ai pas mis une fille... «
Une fleur au ciel s'est éveillée » Et puis plus loin « Se suspendre à
l'arbre de sucre, de miel… » Bon enfin, aucune des images qui arrivent
dans ce texte n'est attendue, donc c'est en ce sens qu'on est très loin
de certains autres compositeurs d'aujourd'hui. Auteurs qui sont au
demeurant talentueux, mais je sais pas, qui n'ont pas, qui n'ont jamais
cet écart par rapport à la réalité. Bon voilà, je ferme la parenthèse
-Est-ce qu'on peut dire que ça évoque un peu l'Éden ce...
-Oui c'est pour ça que j'ai mis…
-Voilà
-Justement la voix de cette chanteuse cubaine, parce que bon
effectivement, il y a des références à des souvenirs personnels. Et que
je voulais pas une quelconque anodine chanteuse. Il y en a beaucoup qui
chantent très bien. En espagnol, mais là je... N'importe qui à ma place
aurait pris, bon je sais pas quoi, une latino, une latina. De
l'Amérique centrale, l'Amérique du Sud. Non je sais pas, il m'a fallu
une cubaine. J'ai cherché la cubaine qui avait…
-Oui, oui. Et je disais également que ce titre évoque un peu l'Éden,
est-ce que vous êtes… Parce que dans vos titres de votre œuvre qui
s'étire sur quelques années vous avez quand même, je trouve une grande
spiritualité dans vos titres. Est-ce que je me trompe ou... ? Il y a
une recherche de spiritualité, élever un peu le débat.
-Non évidemment qu’il y a…
-Je fais référence à « Lumières » par exemple, qui est un de vos titres très fort.
-Non mais oui, mais qu'est-ce que serait la poésie si elle n'était pas
spiritualité. Donc elle est spiritualité, en ce sens qu'on avance les
yeux bandés et qu'on ne sait pas ce qu'on attrape comme fruit. Dans la
réalité d'un arbre qui est effectivement lié à la… pas à la religion
mais à la spiritualité.
-Oui, oui… Bob Dylan disait une phrase que j'aimerais partager avec
vous « Le but de la musique est d'élever et d'inspirer l'esprit ».
Est-ce que vous êtes un peu d'accord avec ça ?
-Oui enfin avec ça il ne risquait pas grand-chose…
-Non mais on peut quand même en discuter.
-Oui enfin non, j'ai beau aimer comme tout le monde Dylan et le
reconnaître comme, effectivement un auteur talentueux, là c'est d'une
platitude…On a dû lui extraire cette phrase de je ne sais pas, d'une
interview qui devait être beaucoup plus longue, mais oui évidemment, on
espère que ça élève tout le monde…
-Alors dans l'album, il y a plusieurs titres, par exemple il y a
Pantera. Est-ce que vous pouvez nous dire deux mots de ce titre Pantera
?
-Oh ben l'affaire est simple.
-Oui…
-Elle est presque je ne vais pas dire juridique, mais… Oui oui, non
j'entends par là que j'ai fait une chanson il y a une dizaine d'années
sur le dernier album d'Alain Bashung, il y avait quatre titres « Comme
un Lego », il a repris le solitaire, et puis il y avait cette chanson
que j'avais donnée. Et puis il y avait aussi un autre titre « Vénus »
- « Vénus », oui tout à fait...
-Et donc en tout cas le quatrième que je lui avais donné, c'était ce
titre qui s'appelait « Je tuerai la panthère », bon j'avais pris soin
avec la SACEM, c'est une histoire très compliquée mais, de me préserver
la possibilité quand je voudrais sortir ma panthère à moi… Parce que
lui n'avait pris que le texte, les trois autres il a pris paroles et
musiques, mais là il n'avait pris que le texte. Donc j'ai… j'avais pris
la précaution de pouvoir sortir ma musique. Voilà, mon paroles et
musique à moi. Et puis il se trouve que, je sais pas, il y a eu un
imbroglio dans les dates de dépôt entre l'éditeur, lui, tout ça, bon…
Il a semblé pendant un certain temps que la SACEM m'ait déconseillé
d'utiliser mes paroles et musiques. Alors après ça s'est soldé, mais
entre-temps, bon au déboulé j'ai fait un autre texte. C'est sur la
musique de ce qu'était, « Je tuerai la pianiste » que j'ai fait ce
nouveau texte qui était Pantera.
-D'accord très bien, écoutez, moi je répète le titre de cet album « Le
crabe aux pinces d'homme », Gérard Manset, je vous remercie d'être venu
dans notre émission Fréquence protestante et je vous souhaite le
meilleur. Voilà, à très bientôt.
-Merci, merci.
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