L'ATELIER DU CRABE (1981)
Critique de l’album parue dans Best : (Avril 1981) (Auteur Michel
Embareck)
Et
si cet album était le moins bon de Manset? Voilà ce que j'ai craint à
l'écoute de l'«Atelier du crabe » qui ouvre ce disque et lui donne son
titre. La mélodie n'est pas très riche et le texte d'une médiocrité à
laquelle Gérard « Animal on est mal » Manset ne nous avait pas
habitués. Heureusement, dès « Il faut se dire adieu » on retrouve la
finesse des arrangements, la solitude mélancolique des textes qui
lui sont chers. La voix traine sa peine dans les allées humides d'un
parc transi par l'hiver. J'aime la désespérante beauté de ces ballades
nostalgiques au cœur de déprimes muettes où l'errance est le meilleur
remède contre le suicide. Et sur le piano oublié dans cette pièce vide
où seule la poussière a une odeur. Manset nous emmène à ses «
Rendez-vous d'automne » qui sont dans l'exacte tradition de son œuvre
méconnue. Mais Manset qui s'est longtemps complu dans des trips de
loner et de loser a aussi découvert le charme malsain des voyages vers
l’Asie du sud-est. Je ne sais pourquoi mais son « Marin'bar » me semble
tout droit sorti de Singapour ou de Thaïlande. sex-charters pour G.I.'s
ricains trop pleins de bière et touristes japonais adipeux. Depuis
quelques temps on nous envahit de ces images tragiquement belles de ces
adolescentes trop rieuses qui èp0ngent les dollars, les yens et les
braguettes de l'opulence vicieuse. Tous les récits des nouveaux
journalistes n’auront jamais la pudeur équivoque de ce « Marin'bar »
sensuel et vérolé. Un disque de Manset ne se raconte pas. Il se vit la
nuit ou l'hiver lorsque le soleil semble un rêve inaccessible. Comme
une dernière ballade dans un cimetière de voitures ou un temple
abandonné, la tête invente une musique douce qui suinte le long
du corps.Le
nouveau romantisme n'est pas la redécouverte prétentieuse des
valeurs du Moyen-Age comme aime à le faire Zigzag Salbris mais se
trouve dans la poésie d'un Manset écorché vif. *********************************************************************************************************************** Critique
de l’album parue dans Rock’n’Folk : (Avril 1981) (Auteur Bruno T.)
GÉRARD
MANSET: L’ÂME A LA MER/SOUS LA LUNE CLAIRE….
Il
regarde le mur et la carte. Je vois sa nuque. Il y a quelques mètres de
l'un à l'autre. Il se penche. Pose sa main sur la table et laisse le
diamant glisser sur le disque au cœur rouge. Il est muet. Il écoute son
disque avec la lumière derrière. Nous sommes dans l'atelier du crabe.
J'écoute Manset écouter Manset. C'est une parabole. Sa musique parle
pour lui. «T'as choisi de vivre à l'écart/Et de te taire, plus parler,
pas bavard.» Il aurait préféré qu'on ne puisse entendre son disque que
demain. Avec son film « Le Masque Sur le Mur ». Mais ça ne fait rien.
Manset cogne tout de suite, sourdement, dans les deux baffles noirs. «
Y’a son chien qui hurle à la grille», et un cinéma permanent éblouit ma
tête. Rouge comme la mort. Noir comme l'amour. Blanc comme l'eau. Ça
devait bien finir comme ça. Avant, elle acceptait. Elle semblait même
comprendre. Lorsque je posais le disque de Siam sur la platine mate,
elle savait qu'il y avait une drôle de tristesse dans l'air. Une
mélancolie pâle à goût de mort lente. Et Gérard Manset pleurait sur
Plonéour.Il
s'est relevé. Il « danse » face au jour. Le corps long et fin. Un peu
creusé. Son disque est plein d'une agitation étonnante. Swing. «
Sociable ». Lui dit: « Dur. » C'est un disque dur. Avec un allant à
peine sévère. Des attaques sèches et nerveuses (« Manteau Rouge »), des
riffs cramoisis (« L'Atelier du Crabe »), des rythmes solides et soul
(«Musique Dans la Tête »). Et même des arrangements «pop » pétillants,
le temps d'une chanson de solitude guillerette (« Marin’ Bar »). Avec
en prime - qui l'eût cru ? - des cuivres presque funky (« le Crabe » ou
«Musique Dans la Tête ») et de la flûte (« Il Faut Toujours Se Dire
Adieu »). L'oiseau sans tête donne un coup d'aile: «J'ai les rythmiques
que je voulais. J'ai trouvé le batteur que je cherchais. » Pourtant,
les objets les plus durs peuvent parfois tomber et s'ébrécher. Ainsi
fait « L'Atelier du Crabe » : « Un jour ou l'autre/On cassera les
tables/C'est inévitable.» Après les lames de fond qui roulent, les
larmes d'enfant qui rentrent. De gré ou de force. « Y a rien d’changé
tu te cognes la tête au plafond. » L'univers du cheval fourbu demeure,
où tout pèse : «On se cache, on rampe, on avance, on a du mal à tenir
debout/On regarde en face et le danger passe alors y a qu'à tendre le
cou. » C'est la force des malédictions. Gérard Manset est perdu dans
son fauteuil. Il se frotte le front et la musique s'écroule : « Il faut
toujours se dire adieu/Remettre son sort entre les mains de Dieu. » Une
de ces lentes, bouleversantes et indéfinissables complaintes à pleurer.Peut-être
la plus belle plage du disque. Une de ces pertes de sens qui creusent
les trois derniers albums qui font un chant qui meurt.Manset
est comme une trace de neige dans le silence. Sa chevelure est toujours
sombre. Entre deux crises de mutisme blanc, il y avait les coups. Elle
cassait mes lunettes. « Y a des jours, t'en peux plus !» Une paire,
deux paires. « Mais le cauchemar continue, » Elle jetait mes
papiers, ma montre, mes verres, à travers l’espace irrespirable de la
maison dans le village. La Bretagne vibrait. Les mongoliens passaient
en grommelant sous les fenêtres. La vieille dame noire faisait son lit
de l'autre côté de la rue. Je faisais bloc. Souriant. à demi-niais. Et
elle sanglotait. (« Y’ a ta femme qui pleure dans l’église. » Je
pleurais seulement quand elle n'était plus là. Je pouvais remettre «
2870 ». Sans crainte de la voir arracher les disques du plateau pour
les briser contre le ciel.Les
textes neufs bougent et Manset s’assouplit. Les mots durcissent. Huit
titres rock d'automne (« en écharde », comme on dit un bras « en
écharpe » ou une «épine dans la main». Huit passages ligne à ligne,
perpendiculaires, entrecoupés, brisés. Entre l’Europe givrée et « les
Iles de la Sonde », dont le nom se prononce en lettres de plomb. Sous
les carreaux du studio de Manset les murs des immeubles sont roses.
Dans la pièce minuscule où il fait chauffer de l'eau, il y a une
peinture trouée.Je
voyais dans ses yeux la furie monter. Il y avait comme une vague qui
déferlait et je savais qu ‘elle allait se ruer sur moi, électrique, les
mains en avant, qu'elle allait m'arracher mes lunettes, les fracasser,
me saisir les cheveux a pleines poignées et me gifler, me gifler de
toutes ses forces. Sur les tempes, entre mes bras repliés, sur la tête.
Je posais ma tête contre son ventre et elle me détruisait. « On enfile
le manteau rouge et les arbres bougent et le ciel va tomber. » Après
les coups, brisés, on baisait. Et je recommençais à l’empoisonner avec
Manset aussitôt après.Manset
a l'œil clair. Dans l'air, on entend flotter des brises de thaïlandes
idéales et des vents frais. «Que sont devenus les rendez-vous
d'hiver/Et l’enfant qui soufflait/ Qui soufflait dans ses mains?» La
musique s'arrête et je retiens deux mots troubles: « Des enfants nus «
C'est le même disque que « Royaume de Siam» et «2870» - enfin, je
m'entends », explique Gérard Manset. Il dépose les trois objets finis,
comme sortis d'un coffret magique, sur la moquette. Nuit. Jour.
Crépuscule. Masque, corps, visage(s). « C'est toujours la même
histoire. » Avec dix musiciens autour du maître du mystère pour mettre
en scène son « opéra fabuleux». Le temps a passé. Je me suis éloigné
d'elle parce qu'elle me laissait tomber comme un vieux disque usé. Elle
ne pouvait plus nous blairer, moi et « la chèvre » (c ‘est comme ça que
Jean-Luc et Mireille appelaient Manset). Je pleurais.Sans
espoir de plus jamais l'atteindre. Et je regardais les deux
masques africains à cornes appliqués sur les murs tièdes de la maison
immobile. Eux ne pleuraient jamais. Et on ne baisait plus. Manset, seul
et chauve, se sauvait. Elle aussi. Elle devenait diaphane, distante,
inaccessible, un peu méprisante. « Y’a des jours tu voudrais/
Qu'on se dise des secrets/Qu'on se raconte des histoires. » Il
me prépare du thé. Et vérifie tout ce qui verrouille le son de son
disque, tout ce qui le tient. Dans l'ensemble, il est serein. Il aime
bien « Manteau Rouge » aux orchestrations aigrelettes. A peine
s'il formule quelques doutes sur la nécessité, ici, de « Marin'Bar » le
tube béguine nostalgique. Il se repasse un bout de tout. Le « tout »
fait un curieux chemin en rupture du voyageur solitaire. Un disque
fort, dense, offensif avec un petit côté « variété », comme ça. Le
cheval fourbu se cabre. L'oiseau sans tête chante à tue-tête et se
transforme en « poisson volant de glace aux ongles qui cassent». Dans «
Les Rendez-Vous d'Automne », aux orchestrations très théâtrales, la
voix s'aventure même dans des régions aiguës inexplorées. C'est un
disque de décès sur la plage, sous les palmiers. Un livre de violence
froide scandée sur un air de succès passé.Ça
devait bien finir comme ça. Ma tristesse est morte. Avec ma passion
froissée. Au-delà, il n'y a rien de rien. On ne sent plus pareil les
choses. Plus de chaleur, plus de fièvre, plus de sève. Manset lui-même
s’effiloche. « Dans la maison abandonnée/ On entend ses pas résonner/Y
a plus qu'une ampoule allumée/Et y a le masque sur le mur. Qui fait
froid dans le dos/ Et y a le masque sur le mur/Qui dit jamais un mot. »
Le plus beau texte. La mélodie la plus légère. Un reggae-valse. Rien de
grave. « C'est là-bas qu'ils se sont connus. C'est là-bas qu'ils se
sont …»; la phrase est inachevée. C’est tout. Elle a tout renié
pour essayer de vivre.Et
le nouveau Gérard Manset, un tout petit peu trop « sans problème », un
tout petit peu trop « explicite » (« Musique Dans la Tête »), fait
revivre Gérard Manset.Eclairé
de quelques morceaux de lune de l'autre côté. Arrachés. D’au-delà de la
frontière. Comme si les souvenirs et les tourments s’estompaient,
s’endormaient.«Ferme
les yeux éteins la p'tite lumière/Qu'on se souvienne plus de rien.» «
Un jour, dit Manset, j'irai à Ganvié » C'est un village d’Afrique Noire
sur l'eau où les filles sont pauvres et belles. Un pays de soleil et
d'eau noire où elle voulait partir. C'était autrefois. « L’Atelier du
Crabe » est le premier disque de silence qui claque comme un peigne sur
la bouche ; le premier disque chaste qui scintille comme un bas-ventre
lisse dans la pénombre; le premier disque de désir éteint qui serre le
cœur comme un corps chaud serre un sexe entre des jambes souples ; le
premier disque doux qui fasse mal comme un échec. C'est la chanson
maudite à l'envers du crabe qui marche de travers. Comme un homme.
L'âme à la mer sur lit de sable glacé. Sous la lune claire. Manset se
retourne dans sa tombe de silence et la vie se noue: « Quand il est
parti là-bas/Il ne savait pas, savait pas/Qu'on n'en revient pas/On
n'en revient pas. » C'est fini. Il est de retour.
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