Un
talent à part dans le monde de la chanson française, un artiste culte.
Riche d'un univers musical sombre et mystérieux,
auteur-compositeur de génie, Gérard Manset préfère le travail en
solitaire, loin du public et des medias. Devenu star malgré lui, il
fuit le métier pour voyager et découvrir de nouvelles inspirations. Un artiste complet, exigeant avec lui-même, dont l’œuvre est reconnue par ses pairs. LE MYSTÈRE MANSET Lorsque
j’ai découvert l'existence de Gérard Manset, c’était à la fin des
années 70, au moment de la sortie de "2870" et de son masque d’escrime
énigmatique. Cet album gardera toujours une place à part dans mes
souvenirs et je trouve, aujourd’hui encore, qu’il reste une de ses
meilleures productions... En revanche, je ne connaissais pas encore
l’animal qui se cachait derrière cette galette, cet artiste tendance
autiste à la personnalité unique, et je ne savais pas non plus que je
venais d’en prendre pour 30 ans. Complexe
dites-vous ? Probablement. Déconcertant ? Très certainement! En tout
cas, Gérard Manset ne laisse jamais indifférent, et l’inventaire que je
vous propose d'examiner maintenant a largement concouru à alimenter le
halo de mystère qui l’entoure. LA RECONNAISSANCE, MALGRÉ TOUT Commençons
d’abord par la question de fond, celle qui fâche parfois si j’en crois
les avis que les rédacteurs de Koid'9 ont échangé sur le net avant ce
numéro : Manset est-il rock ou pas ? Si
l’on dissèque ici ou là les écrits des chroniqueurs, certains citent
Lennon en référence, d’autres Pink Floyd, on parle de "La mort d’Orion"
comme d’un opéra-rock, et même le légendaire Paroles et Musique qu’on
ne peut pas soupçonner de rockisme primaire lui fait dire en 1986 dans
un dossier de 16 pages : "je ne suis ni un chanteur rive gauche, ni un
chanteur de variétés, plutôt un chanteur rock. Je n'ai pas dit "de"
rock. J'ai des textes rock, une expression et une manière d'être
spécifiquement rock"... L'affaire est entendue, Manset est rock. Cependant,
après plus de quarante années de carrière et aussi incroyable que cela
paraisse, il n'est jamais monté sur scène. Assidus et patients, ses
fans prient pourtant depuis plusieurs décennies afin de voir un jour le
maitre sous les projecteurs, mais il en a toujours été hors de question
! Manset ne veux pas arpenter les planches ou remplir le Palais des
Sports, et il met un point d'honneur à ne jamais paraitre à la
télévision (ou en tout cas si peu !)... A tel point que j’ai longtemps
gardé comme une relique, une cassette audio que j’avais enregistrée sur
Europe 1 au début des années 80, alors qu’il avait participé à une
émission tard dans la soirée, animée, je crois me souvenir, par Michèle
Abraham. Nous devions être quelques dizaines de milliers à avoir
entendu religieusement cette messe païenne, les mêmes qui achètent
régulièrement ses albums. En effet, alors même que l'artiste jouit
d’une très grande estime auprès de ses pairs qui le citent souvent dans
leurs influences, alors même que ses productions sont régulièrement
encensées par la critique la plus exigeante, il ne vend paradoxalement
jamais guère plus d’une centaine de milliers d’exemplaires de chacun de
ses albums. Sa moyenne se situerait même plutôt entre 50 et 80.000
exemplaires, de quoi financer ses voyages en Asie (terre qui le
fascine) et pouvoir vivre jusqu’à l’album suivant. On
ne le voit pas, on le lit peu et cela semble lui convenir, lui qui
regrette même d’avoir fait un tube en 1975, le fameux "Il voyage en
solitaire", dont le 45 tours s'est vendu à presque 300 000 exemplaires.
Ce succès et la médiatisation qui va avec l’ont immédiatement dérangé
et, en réaction, il enregistre des 1976 un album sombre intitulé à
dessein "Rien à raconter". Il semblerait que son public ne s'élargisse
finalement qu’assez peu avec le temps : en fait, soit on fait partie de
la garde rapprochée et on a tous les albums de Manset dans sa
discothèque, soit on a seulement acheté celui de 1975 et on ne sait
plus très bien où on l’a mis depuis. . L’HOMME SEUL Alors,
qu'est-ce qui fait courir le fan de Manset ? Sa voix envoûtante,
profonde, un peu rauque, et pourtant fine comme une lame de rasoir, ses
textes, ciselés et faussement simples qui décrivent un univers rendu
néanmoins difficile à pénétrer à force d'user de paraboles alambiquées
et de références pointues, l’usage récurrent (sa marque de fabrique)
d’envolées de violons jamais mièvres ni sirupeux, et qui vous font
régulièrement dresser les poils sur les avant-bras, ou bien sa
discographie complexe, tortueuse et unique dans l‘histoire de la
musique hexagonale, ou encore sa personnalité hors du commun parfois
irritante ? La vérité est probablement au milieu du lac, résultat d'un
mélange d'un peu de toutes ces choses à la fois. Bizarre
pour bizarre, il est intéressant de noter que l’anima| ne semblait pas
à priori destiné à cette carrière, lui, le cancre du lycée qui obtenait
curieusement ses pires notes en musique et en anglais, matière qui l’a
fait échouer au bac e cause d’un zéro éliminatoire ! Est-ce pour cela
qu’il doute autant, allant jusqu’à faire sept ou huit mix différents de
chacun de ses morceaux avant d’en choisir un, enfin digne de figurer
sur le disque. A cet égard, et à l'exception de quelques galettes sur
lesquelles apparaissent des musiciens, Gérard Manset construit ses
albums tout seul : il les écrit, les compose, les orchestre, les joue,
les chante, les enregistre, les mixe et les produit lui-même ! Ce
contrôle total est poussé jusque dans les images qu’il donne de lui sur
ses pochettes d’album, formidablement révélatrices du personnage:
photos toutes petites, floues, partielles, de dos, lointaines, le
regard barré du noir de l’incognito, ou bien encore caché derrière les
lettres de son propre nom, ces photos qu’il réalise dans presque tous
les cas, lui-même. LE SACRILÈGE Et
puis le compact disc est arrivé. De ce fait, un jour vers le milieu des
années 80, la maison EMI (chez qui il est encore aujourd’hui après 40
années de collaboration, belle longévité !) a autorisé Gérard Manset à
faire le ménage dans sa discographie. Devait ressortir de ce travail la
mise en place des rééditions CD de ses albums. Erreur tragique ! En,
effet, on l’a laissé seul dans une pièce et il en est ressorti avec les
matrices déclarées aptes à être numérisées. Les autres il les a
détruites, jetées au panier. Ahurissant ! Pas nombreuses les autres,
mais parmi elles l‘album dit "blanc", marqué « Manset » d'un côté «
Gérard » de l’autre, le préféré de certains des spécialistes ...`
visiblement lui. ne l‘aimait pas. Ce coup de folie restera pour
beaucoup comme une honte impossible à dire et qui nous échappera
toujours. Suite aux rééditions, plusieurs compilations ont vu le jour
(de 2, 3 et 5 CD) avec quelques morceaux choisis par le maitre et issus
de ces fameux albums détruits, tant et si bien qu’il reste encore à ce
jour 42 morceaux qui n’existent plus que sur les vinyles d’origine. . .
Et
nous ne sommes pas encore au bout de nos peines puisque dans la foulée,
suite à un dernier album au titre lourd de sens ("Prisonnier de
l’inutile") il annonce en 1985 qu’il abandonne la musique et qu’il
n’enregistrera plus jamais, préférant se consacrer à l’écriture
littéraire (7 romans et carnets de voyage entre 1987 et 2008) et à la
peinture. A cette occasion, il offre à la seule revue Paroles et
Musique la formidable opportunité de monter un dossier testament (cité
plus haut) pour faire le bilan de sa carrière musicale, et au centre
duquel on trouvera une longue et dernière interview de l'artiste.
L'ensemble s'intitule "68-86, vie et mort d’une légende". Heureusement,
Manset qui n’est pas à une contradiction près, ressort finalement un
nouvel album quatre ans plus tard, intitulé... "Matrice", ça ne
s'invente pas ! A
ce jour, ce sont six nouveaux albums qui sont parus, jusqu’à "Manitoba
ne répond plus“ en 2008, portant à 19 le nombre de pépites officielles. L‘aura
de mystère qui s'est créée autour de Gérard Manset est donc née de la
rareté de ses apparitions, de l'absence de concerts, de l’épisode des
matrices détruites et surtout du caractère hors modes, sans
compromissions, singulier et poétique de son œuvre. Ainsi en est-il de
"La mort d'Orion", album fondateur évoqué plus haut, ou de "Caesar“‘,
courte œuvre symphonique en latin tirée à 100 exemplaires hors commerce
sur un 45 tours mono-face destiné aux radios (sic !). Ces productions
emblématiques sont à ce titre particulièrement révélatrices de la place
à part tenue par cet artiste sur la scène française. C’est probablement
pour ça que Daniel Lesueur (à qui l’on doit notamment le premier
ouvrage publié sur lui) l’a surnommé "Celui qui marche devant" (1997 -
Editions Alternatives)
LA DÉCENNIE PRODIGIEUSE Le
mythe qui entoure
l’auteur-compositeur-arrangeur-interprete-photographe-peintre-écrivain
de St Cloud est tenace, mais il faut dire qu’il y a mis du sien. Sa
discographie parfois sombre, parfois lumineuse, est évidemment à son
image, complexe et tortueuse à souhait. Je vous propose d’en parcourir
la période que j’estime d’une manière évidemment subjective être la
plus inventive, riche et productive. 2870 (1978) C’est
par cet album que j’ai découvert Gérard Manset. Apres lui, plus rien ne
fût totalement pareil... et ça le refait à chaque écoute. La photo très
soignée de couverture représente un masque d'escrime et l’on doit
sortir quatre pochettes mises les unes dans les autres avant d’aboutir
au vinyle. C’est la fin des 70's et les sons qui viennent d'Angleterre
sont tantôt saturés tantôt planants. Manset en a fait la synthèse en
mélangeant la violence des premiers (les guitares sursaturées) avec la
musique progressive des seconds (les collages et les nappes de violons)
pour donner un morceau comme "2870", épic hypnotique et très tendu de
plus de quinze minutes qui vous remue jusqu’au tréfonds de vous-même.
L’ensemble est très sombre et pessimiste, avec des titres noirs comme
"un homme une femme", "Jésus" ou "amis". C’est le dernier album où vous
verrez le Manset barbu de la première période... Royaume de Siam (1979) Apres
la noirceur de "2870", un début de zénitude pénètre l’univers tourmenté
de Gérard Manset. Avec ce disque (à la pochette éminemment plus
lumineuse) par lequel il fait entrer pour la première fois les
ambiances de ses voyages. Sa musique en devient moins brute, plus
sereine. On y parle de mangue, de thé et on y entend des instruments
qui fleurent bon l’Asie: "Royaume de Siam, celui qui voit le monde par
tes yeux, celui-là peut-être il peut être heureux" ou le magnifique
"quand tu portes". Pour certains, un des albums les plus équilibrés de
cette période. Cependant la dépression n'est jamais bien loin et elle
se rappelle à notre souvenir dans "balancé", "fini d'y croire" et "seul
et chauve". A noter que ces trois morceaux seront écartés plus tard des rééditions et compilations L'Atelier du crabe (1981) Un
album avec des morceaux presque sautillants, légers, limite commerciaux
("marin’ bar")... ce qui fait qu’à l’époque j’ai eu un peu de mal avec
cet "Atelier du crabe". C’est aussi le retour vers un travail d’équipe
et un vrai groupe, même si le seul maitre à bord reste bien Manset
lui-même. Sur la lancée de son prédécesseur, "L‘Atelier"
continue d’explorer quelques thématiques influencées par ses voyages.
Même si c'est probablement l’album le plus faible de cette période, on
y trouvera quand même quelques classiques comme le rock presque a billy
« manteau rouge », « le Masque sur le mur » et sa rythmique gentiment
reggae et surtout le magnifique "les rendez-vous d'automne"
inexplicablement écarté des rééditions futures. Le Train du soir (1981) Très influencé par le rock progressif; "Le Train du soir" passe auprès des plus néophytes pour un album un peu Indigeste.
Il est donc parfait pour nous. En tout cas le rock y revient en force
avec "le train du soir" “pas mal de journées sont passées" et surtout
"les loups". Et puis, il y a l’énorme et lyrique "Marchand de rêves" et
ses presque 12 minutes de montée en charge. On sent bien que le taulier
est revenu aux affaires qu’il a préparé son album tout seul
enfermé dans son studio. Cette galette marque le retour des guitares
obsédantes qui fendent l’espace sonore et cisaillent la nuit. L'affaire
est entendue, ce "Train" est; et reste encore aujourd’hui, un de ses
albums les plus aboutis: "Pour tous ceux qu’on plus de raison de vivre
/ Qui s'assoient sur le trottoir, il reste le train du soir qui
roule... qui roule dans le noir". Comme “2870'!, je l’ai tellement
écouté qu’il craque ! Comme un guerrier (1982) .Dès
le premier titre, "comme un guerrier" et son piano hypnotique, on se
dit que le compteur est resté dans la zone rouge du "Train Du Soir",
tant mieux. Ainsi on se laisse décoiffer par l’énergie de "Maubert" ou
de "L’épée de lumière", et puis on laisse Manset alterner les styles et
nous emporter vers le poignant "l‘enfant qui vole" ou la magnifique
balade "la route de terre" et sa guitare liquide. A noter que le
bonhomme s'est flouté le visage sur la pochette et que dès lors, il ne
se montrera plus sur ses disques, ou alors très largement censuré... Lumières (1984) Une
photo partiellement déchirée nous montre un Manset enfant, en aube de
communiant et visiblement habité. Cet album qui pourrait apparait au
premier abord légèrement plus austère est en fait d’une rigueur extrême
dans le soin apporté au traitement du son, renforcé par une batterie
très (trop) clean et métronomique, tellement artificielle que ce
pourrait être une boîte à rythme. La longue chanson-titre (près
de 12 minutes) et ses chœurs d'enfants a été reprise par Dominique A.
C’est le premier jalon d’une évolution des thématiques de Manset vers
des significations plus métaphysiques –qui révèlent la philosophie et
les aspirations du chanteur, illustrées par des titres d'ailleurs
éloquents : "finir pêcheur, "vies monotones", "un jour être pauvre". Si
l’album est musicalement apaisé, il nous délivre un constat désabusé et
sans appel comme dans "entrez dans le rêve": "Découpez le monde à coups
de rasoir / Pour voir au cœur du fruit le noyau noir/ La vie n'est pas
la vie / Ou ce qu’on nous fait croire" Prisonnier de l'inutile (1985) Après
un morceau d’ouverture tout en passages d'accords majeurs/mineurs (“et
l’or de leur corps"), Manset alterne les titres urbains plutôt
monochromes (“les enfants des tours" ou le détournement nostalgique du
texte d'Aragon devenu "est-ce, ainsi que les hommes meurent ?“) et des
textes de voyages ("chambres d'Asie" ou "mauvais karma"). La prise de
son des rythmiques est toujours d’une précision chirurgicale et cet
album aux orchestrations millimétrées et à nouveau très mid-tempo. Le
piano a repris une place centrale dans les rythmiques au détriment des
guitares anciennement acérées qui se sont faites plus douces et
policées. Un album attachant mais peut-être un peu banal. C’est
au sortir de cette production que Gérard Manset va nous faire l’affront
de détruire les matrices des albums qu’il n'estime pas dignes d’être
passés en CD, avant de nous annoncer son retrait de la musique. Matrice (1989) Finalement
le retour de Manset aux affaires après plusieurs années de silence est
un retour en force, marqué par des guitares à nouveau très incisives,
fluides ou saturées, et qui irradient tout, du début à la fin de
l’album. Résolument rock et urbain -exit l’Asie- avec des titres comme
"banlieue nord", “matrice" ou "camion bâché", Manset réussit-là une
alchimie parfaitement équilibrée entre sons de synthés, riffs de
guitares et arrangements de cordes d’une grande intensité... Apres une
œuvre comme "Matrice" le paysage du rock français possède un nouveau
jalon. Indispensable. Voilà,
ma décennie se termine, et elle est plutôt spéciale puisqu’elle couvre
en fait onze années (1978 - 1989). Mais comme je ne me voyais pas
cl6turer cette période sur la funeste histoire des rééditions de CD,
surtout quand Manset nous offre après son "faux départ" un album de la
qualité de "Matrice'’ j’ai donc choisi de boucler ce cycle
particulièrement riche en évolutions sur une production à la hauteur
des ambitions du bonhomme- Dont acte Dominique Jorge
Matrice Il
y a des disques qui rentrent dans votre vie, comme ça, un peu par
hasard, parce que la musique est votre passion et qu'elle vous fait
fouiner sans cesse, assouvissant temporairement votre addiction et
votre soif de découvertes, sans que vous en gardiez de souvenir précis
du moment de cette nouvelle rencontre. Puis
il y a les albums dont vous vous souvenez exactement le "pourquoi" et
le "quand" ils sont entrés dans votre panthéon musical. Je n'irai pas
jusqu'à vous donner la date exacte mais je me souviens bien de ce lundi
matin de 1989, alors que j'attendais mon train de 3H43 pour la capitale
au départ de ma petite gare berrichonne, l'autoradio de ma Seat Ibiza
branché sur RTL entonna tout à coup "Matrice qui m'a fait, mal le mal
est fait". .Ces mots, cette mélodie et ces guitares rock/bluesy
cristallines au son typique de Stratoscaster résonnèrent dans ma tête
toute la journée. Autant
vous dire que le soir même, dans une grande enseigne des Champs-Élysées
qui n'était pas encore un fast-food musical et où je passais souvent
mes soirées à l'époque, j'achetai l'album en cassette. Le cd était
encore à ses balbutiements et un peu hors de prix : 140 balles (21€),
soit le double d'un vinyle ou d'une K7 ! Aujourd'hui il n‘y a plus
guère que cette enseigne et sa copine en 4 lettres pour continuer à
pratiquer des tarifs aussi prohibitifs. Quel
choc à l'écoute. : Ce seul titre ne m’avait pas menti, tout le reste
étant à l'avenant. Alors que Gérard Manset n’était à ce moment-là
qu‘une chanson dont on n'avait pas mesuré la portée, écoutée avec des
oreilles d'enfants parmi tant d'autres tubes en 1975, je découvrais un
univers beaucoup plus rock emmené par des guitares au son clair que
j'affectionne toujours tout particulièrement. Toutefois réduire ce
disque à son strict contenu musical serait faire injure à l'auteur. Si
les minutieuses qualités d’orchestration et de mise en place de sa
musique sont indéniables, il me semble que l'on ne peut pas apprécier
Manset si l’on ne goûte pas à ses textes mélancoliques, contant des
histoires sur un monde désenchanté et dont la voix monotone et
lancinante ne fait qu’amplifier la portée. Paroles et musiques forment
un tout indissociable. Il est clair que l'on n'écoute pas du Manset
pour se revigorer et faire la fête, tout au plus pour se rassurer qu'il
y a plus désabusé que soi sur l'état du genre humain. Cela fait partie
du concept, on adhère ou on rejette, et dans mon cas vous l'avez
compris, j’ai sauté à pieds joints dedans. A
partir de ce moment-là, j'ai plongé dans l’univers du bonhomme, tout
d'abord en me procurant un coffret de 5 albums remixés en 1988,
sobrement intitulé “Manset”, probablement introuvable aujourd'hui. Une
curiosité, car sans encore connaître le personnage on y découvre déjà
des choses étranges : les rééditions cd ne correspondent pas exactement
aux 33 tours, des titres ont été enlevés au profit d‘autres provenant
d'albums non réédités (à l'époque), le béotien s'y perd un peu ; et
puis il y a ces photos où jamais l'on ne distingue le visage de
l'artiste. Il semblerait qu‘après le succès de "Il voyage en solitaire"
il ait totalement tourné le dos au business et à la célébrité. Mais en
parcourant les livrets de plus près, on ne peut que constater une de
ses vertus : la fidélité envers ses musiciens, les mêmes noms y
reviennent toujours. Musicalement il n'y a pas de quoi être dérouté. Si
on aime le Manset de “Matrice” la porte reste grande ouverte pour celui
des années 80 et de la 2ème moitié des années 70. La fracture de
“Matrice" se situe essentiellement au niveau du traitement plus rock,
du son des guitares et de leur prédominance dans la couleur des
chansons de laquelle les arrangements de violons ont fini par
disparaitre. Je ne peux pas en dire autant avec le seul des tout
premiers albums que je connaisse, "La mort d‘Orion ", une sorte d’opéra
prog-rock symphonique avec les narrations-déclamations que j'ai
toujours beaucoup de difficultés à assimiler malgré des essais répétés. L'écoute
des albums suivants au gré de leur parution ne fera que confirmer le
rôle de maitre-étalon que fut "Matrice", excellence qu'il ne parviendra
jamais à égaler si ce n'est le récent "Obok". Ce
n'est bien sûr qu’un avis personnel et le poids de cet album dans mon
inconscient est sans doute trop important, voire envahissant. J’en veux
pour exemple avoir été extrêmement déçue par son successeur (« Revivre
»), or après avoir tout réécouté pour cet article, je m’aperçois que 18
ans plus tard, je le redécouvre. Je ne peux par contre pas en dire
autant du très inégal « Le langage oublié ». Et
puisque l’on est dans le moins bon, je serais assez curieuse d’avoir le
sentiment de Manset sur le calamiteux hommage que lui a rendu une
partie du showbiz alternatif français sur Route Manset en 1996. Il a au
moins le mérite de prouver qu’il y a des œuvres auxquelles on ne doit
pas s’attaquer sous peine de les dénaturer totalement. Il
subsiste encore quelques zones d’ombres dans la discographie du
monsieur, quelques albums que je n’ai pas encore explorés, mais je
pense pouvoir affirmer sans trop me tromper que « Matrice » restera ma
référence. Devant la teneur beaucoup plus acoustique et intimiste du
très très beau « Manitoba ne répond plus », il ne faut cependant jurer
de rien. Si le cycle rock semble être révolu, à moins que cela ne soit
qu’une parenthèse, qui sait s’il ne nous prépare pas d’autres chefs
d’œuvre. Pour
l’heure, et en l’état, au jour du jugement dernier qui décidera du seul
album francophone à mettre dans ses valises, je serai bien en peine de
me décider entre ce « Matrice » et « Métronomie » de Nino Ferrer. Mais
ceci est une autre histoire. Laure Dofzering
Manitoba ne répond plus L’année
dernière est sorti le dernier album de Gérard Manset sous la forme de 2
CD avec pour particularité, qu’un des deux est purement instrumental
(ce qui est une première dans sa longue carrière). Pas de réel
changement par rapport au précédent album, l’évolution de Manset se
fait par petites touches et aucune véritable surprise ne nous attend
sur cet album. Cependant, quelques titres, tels que « Quand une femme »
se détachent du lot, la mélancolie omniprésente au cours de ses
nombreux disques, refait surface. L’homme semble serein à présent, et
revenu de toutes ses expériences/voyages qui l’ont amené à ce jour vers
une forme de plénitude. D’un manque d’originalité dans ses compositions
oseront dire certains, pourtant à chaque épisode de ses aventures, nous
sommes sous le charme, pris au piège et le musicien nous transporte
avec lui vers des « trips » initiatiques durant lesquels on entend des
bribes de sa vie et où l’on devine des parcelles de son jardin secret.
On pourra aussi retenir le titre « Genre Humain », triste ballade
nocturne parisienne, sur laquelle beaucoup d’amertume apparaît et cela
saute aux yeux : il est fâché avec le genre humain, comme il le chante,
mais en écoutant bien les paroles, on comprendra les nuances d’une
telle affirmation. Il revient dans « Ô Amazonie » sur ces endroits de
notre chère planète bleue qui l’ont profondément marqué. Ces thèmes
sont récurrents et expriment une incertitude d’un ailleurs meilleur
comme on imaginerait. Sur la deuxième galette, le multi-instrumentiste
prouve une fois de plus l’étendue de son immense talent (mais doit-il
encore prouver quoi que ce soit ?). Cinq titres d’autres albums, sans
aucun chant sont repris et sans dire que la musique se suffit à
elle-même, elle pourrait largement accompagner certains films
Français ne sachant pas, contrairement au cinéma Américain ou Anglais
choisir de bonne bande son. Si sur "Manitoba ne répond plus", Manset
répond présent à notre appel d’inconditionnels et je me sers de
porte-parole au travers de cette chronique pour lui lancer un appel
exhortant peut-être un jour ou l’autre sa montée sur scène nous
donnerait la preuve de son exigence "live", mais en a-t-il
véritablement envie ? Daniel Sebon
40 années en suivant celui qui marche devant Quelle
magnifique idée ont eu différents rédacteurs de notre fanzine en
proposant un dossier Manset. Evoquer un des piliers de la musique "pop"
française est pour moi un grand privilège. Ce perfectionniste a su
durant toute sa carrière, et ce depuis le morceau "animal on est mal",
imprégner le paysage musical hexagonal de sa marque de fabrique. La
carrure impressionnante de l'œuvre de Gérard Manset est telle qu'on ne
sait de quelle façon on doit l'aborder. J'avoue que pour ma part, ce
musicien atypique et totalement en marge du show-biz, représente un cas
unique et l'admiration que je voue à ce personnage est immense. N'ayant
jamais eu recours à aucun soutien médiatique (ou si peu), n'ayant
jamais fait de promotion dans quelque média que ce soit, force à un
certain respect pour cet homme hors du commun. De surcroît, et ce qui
reste un mystère, il n'a jamais fait de scène durant ce long périple et
cela demeurera quoiqu'il advienne comme étant un véritable manque
(surtout pour les passionnés). Je vais essayer de démontrer que
l'affiliation du musicien avec le style progressif, semble
particulièrement évidente. N'en déplaise aux personnes réticentes qui
n'ont pas eu le temps ou la patience d'approfondir les méandres de ce
labyrinthe musical, qui englobe la totalité de son œuvre. La révélation
fut de mon point de vue assez flagrante, lors de la sortie de "La mort
d'Orion" en 1969, qui reste et restera la pièce maîtresse de son
édifice. Son intensité et sa profonde tristesse, prédisant un avenir
musical dans la mouvance, c'est-à-dire plutôt sombre, et c'est un
euphémisme. Cet album que j'analyse comme une forme de testament avant
l'heure est empreint de visions cauchemardesques, préambule à une
épopée échelonnée d'albums plus énigmatiques les uns que les autres. Ce
disque, il le désavouera lors d'une des rares interviews qu'il donnera,
en invoquant une forme de brouillon indigne de figurer sur les
rééditions numériques. Aidé d'un ami, professionnel du son, il changera
d'avis quelques années après. Venons-en à ce que je considère comme une
certitude : en l'occurrence, les points communs avec le prog. Je pense
avant tout que sa démarche est similaire tant sur le plan de l'écriture
musicale partant d'une même base qui est d'une non concession à aucune
mode, ni à aucun courant que ce soit. Sa voix, le plus souvent appuyée
d'une "réverbe" les guitares enregistrées avec "phasing" un piano
omniprésent, et le tout bien souvent parfaitement épaulé par des
orchestrations grandissimes. On comprendra que la démarche de Manset se
situe aux antipodes d'une variétoche de pacotille. Par ailleurs, il a
prouvé à plusieurs reprises et notamment sur le titre "2870" de plus
d'un quart d'heure (ce qui, il est vrai n'est pas l'assurance de la
réussite d'un morceau), que ses créations pouvaient être très
ambitieuses et leur caractère souvent étrange (c'est un homme étrange
comme il se qualifie lui-même). Ses compositions hyper-ambitieuses
émanaient d'une même démarche "sortir des sentiers battus". Ce poète
des temps modernes a su, au travers de thèmes résolument à base de
rock, afficher à différents moments de sa vie une personnalité
viscéralement profonde et évolutive. Les textes singulièrement
homogènes ennoblissent par leur sincérité cette richesse musicale. On
peut rester indifférent à ses climats, souvent austères, mais on est
obligé de reconnaître la limpidité du propos bien souvent au bord des
larmes. Je qualifierai la musique de Manset comme étant très proche
d'une démarche à la Dead Can Dance pour le côté obscur, cela peut
sembler incohérent d'assembler ces deux univers, et pourtant si vous la
réécoutez, vous évaluerez la dimension de mon propos. Comme autre
référence on peut parler de René Aubry, un musicien français peu connu
et possédant à mon avis un univers commun sur le plan musical bien sûr,
car les voix chez lui sont assez rares. Je pourrais vous parler des
heures de cet homme étrange, vous avez je crois compris que
l'admiration que je lui voue se place pour moi au niveau ou
équivalente à celle que j'éprouve pour Genesis, Mike Oldfield ou Pink
Floyd sans parler bien entendu des Beatles que je garde comme ultime
référence. Le chef d'œuvre, toutes périodes confondues restant à mon
sens "La mort d'Orion", j'aimerai, avant de terminer cet hommage à
Manset, vous aiguiller vers quelques pistes qui scelleront mes amours
musicales avec cet artiste. Bien entendu dans ma playlist très
exhaustive, on trouvera "celui qui marche devant" sur l'album Manset
datant de 1972 et, une des perles de sa fastueuse épopée "attends que
le temps te vide" issu de Manset 1974. C'est ici que l'aspect
mélodramatique du personnage prend tout son relief. Je laisse passer la
"Décennie prodigieuse" magnifiquement relatée par l'ami Dominique, pour
rebondir sur "les filles des jardins" tiré de "Matrice" 1989 (La
résurrection). Sur l'album "Revivre" datant de 1991, je retiendrai
"capitaine courageux". Sur "La vallée de la paix" enregistré en 1994
"quand le jour se lève" à la manière d'un Neil Young (encore une
filiation évidente). Pour l'album "Jadis et naguère" ma préférence va à
"comme le buvard boit l'encre" aux accents guitaristiques à la Mark
Knopfler et ce en 1998. En 2003 sur "Le langage oublié" je me suis
accroché à "quand on perd un ami" une chanson certainement
autobiographique, et sur son avant dernier album paru en 2006 "Obok"
l'empreinte de J.S Bach n'est pas loin sur "ne le réveillez pas". Voici
en quelques lignes, mon ressenti sur ce fabuleux musicien avec lequel
j'ai fait ce si long, long chemin et si "il voyage en solitaire" (son
seul hit à ce jour) rien ne nous oblige à nous taire, mais au contraire
au fond de notre salon, nous l'accompagnons comme au début de son
parcours à la recherche d'une éternelle jeunesse. Daniel Sebon