Autour d'un nouvel album, «Jadis et naguère», rencontre avec
l'immuable Manset. Au mur derrière les banquettes, coffré de bois blond, sont
des panneaux de marqueterie représentant des scènes de la vie à la ferme
en Alsace. Manset d'un coup réjoui, dans ce QG de Bashung ou Pierre Schott,
s'aperçoit qu'il reconnaît les tableaux pittoresques, pour les avoir vus
enfant, lorsqu'ils venaient là le dimanche, de Saint-Cloud, jadis" C'était
rituellement la séance au Rex, sur les boulevards, puis la brasserie Jenny.
L'histoire ne dit pas le menu de ces dîners en famille, mais on jurerait que tout
le monde prenait la «choucroute paysanne» naguère comme aujourd'hui. En tout
cas, c'est comme si l'on voyait ensemble dans un sourire sans âge de 54 ans
émacié et rond, Manset père et Manset enfant. Dans ses rêves «enchanteurs», pleins de «fruits toujours mûrs»,
de «couleurs chatoyantes», de «cours d'eau» clairs et de sauvageonnes
idylliques, Gérard Manset a 6 ans. «En forme» là, il se réveille ici-bas dans un
corps vieux, peinant à reprendre pied dans le présent. C'est dans ces songes
«fabuleux» que l'exalté de la Muette, tel un Kafka ravi, Polycrate antique
inquiet de son bonheur ou Peter Ibbetson, puise littéralement ses chansons,
comme une source de jouvence intarissable. Cette nuit, a ainsi surgi O rivières
je vous vois; une autre nuit ç'aurait été Légende ou Poney blanc, blanc poney.
Plus récemment, la veille d'un rendez-vous autour d'une commande pour Birkin,
le morceau de la situation Si tout était faux et Voyage au bout de la nuit à
suivre: «Ce sont nos amants, nos amis / Qui s'avancent du fond des nuits.» Le
surlendemain encore, suivront, entre été et Octobre («Lorsque revient novembre
et son froid têtu»), dans un listing sans fond d'«aveugles» ou d'«anges»,
«vizir» et «vétérans (d'Asie)», les toutes nouvelles entrées du «petit-déj'»:
Quand on voit les visages, ou bien Avec des yeux d'enfant. Et ainsi de suite.
-GENÈSE DE JADIS ET NAGUÈRE? -Il y a quatre ans entre la Vallée de la paix et Jadis; ce
qui ne signifie pas que j'aie pris ce temps à réaliser Jadis. Depuis trente ans
j'accumule des titres, parfois j'en glisse dans un album; comme Deux Voiles
blanches ou Terre endormie en leur temps. Dans le contexte de Jadis, j'ai repris mes K7 et entamé une
série de titres. Entre les rythmiques, les enregistrements et les trafics, ça
s'échelonne sur trois mois. Une seconde série de titres, encore sur trois mois.
Et puis les cordes, les voix, les remix. Et finalement, l'année dernière, un
dernier titre absolument nouveau que j'ai eu toutes les peines à intégrer et
finalement viré la veille de la fabrication. En comptant bien, ça fait deux ans
que Jadis est terminé. -Pourquoi avoir attendu? -Parce que je fais de la
rétention. Je pense d'ailleurs n'avoir jamais assez de ce qu'il me reste de vie
probable pour tout mettre en oeuvre. Je suis ballotté entre la répugnance à
participer à cette course médiatique qui pilonne par le bas et la pulsion à
évacuer les chapelets difformes et gracieux de cette poésie qui est mon fond de
commerce. -Voyages effectués sur la durée? Moins qu'avant, la machine se grippe. On citera Cuba et Saint-Domingue
(épisode terminé depuis trois ans pour Cuba et deux pour Saint-Domingue); le
Nordeste brésilien (Recife, Fortaleza"); l'Asie (Cambodge, Birmanie,
Népal, entrecoupés de Siam nostalgique, entre les sites pollués de Pitsanulok
et autres Nakorn Sawa, sans oublier breakfast à Pataya). Plus troisième âge,
coquille vide: Venise récemment. Et plus pur et dur: Panama et Nicaragua.
J'allais omettre le Paraguay, la Bolivie et Haïti.
-LE BUT? -Voir les mêmes choses et y retourner, vérifier que rien ne
change, reculer toujours plus loin, retrouver la chose «en l'état»; là où rien
ne se lit, ne se dit, que le quotidien. Tout ce qu'on trouve dans les livres
qui fait rêver, et que nos enfants ne pourront pas voir. -Comme la Vallée de la paix, Jadis et naguère peut laisser
une impression de confusion qui gagne. Epuisement? -Après tant de temps passé à vivre ce nombrilisme érigé en
métier, à supporter cette inspiration débridée, constante, à la juguler, il est
concevable qu'il y ait une sorte de convergence des thèmes. Il s'agit de mes
errances, doutes, résolutions vite larguées tout cela confiné dans une pâte
que je n'aime pas trop. -D'où certain embarras de l'expression? -Il y a les fidèles;
je sais que j'ai du matos pour eux, «prêche», «sermon», phrases qui sembleront
creuses ou emphatiques à qui n'a pas été concerné par Lumières, Orion.
C'est que dans mon délire raisonné, je serais plutôt Véronèse qu'art
contemporain; baroque sans les dorures mais avec les surcharges au risque de
prendre au passage un morceau de plâtre décollé, tombant avec fracas dans les
ténèbres d'une nef où nul ne prie. De là à me reprocher ma «phraséologie
philosophante»... C'est réducteur; comme lorsque le capitaine Haddock se trompe
de bout de la lorgnette. Il n'y a dans mes propos que rhétorique voulue, dont
le charme se veut léger. Une abstraction surréaliste façonnée comme du
modelage, dont la sensualité est représentative de ce que ce malaxage requiert
d'innocence. Je «m'exprime» avec patience, rectitude. Pas une ligne étrangère à
l'affaire. De là l'écueil de ne pouvoir «en bouger». -A ce sujet, parlons de ton système de réitérations
diminutives: «Qu'il parle celui qui l'a su / Qu'il parle celui"» -Ces répétitions tronquées font partie de la panoplie du
prestidigitateur. On donne un mot, un détail, puis on vadrouille, mais
fatalement on y revient, au détour d'un rythme. Geste saccadé qu'on aurait
image par image découpé pour recréer le mouvement; vie piégée entre les mots. A la longue il y a eu un certain nombre de «procédés», comme
des fissures suivant une forme d'expression à cheval entre classicisme et
invention. En premier lieu l'immédiateté du rêve: l'au-delà doit se soumettre
aux paramètres hideux du quotidien consensuel. Il ne s'agit pas de rendre
vulgaire ce qui est hors de moi, psychanalytique; plutôt d'un choix par défaut.
J'élimine ce qui paraît confus, les redites, le trop explicite. -Où écriture et
peinture se rejoignent? -En peinture on procède en privilégiant le vide plutôt que le
plein, la «silhouette» d'un volume; ici, c'est identique, certaines absences
sont là, le verbe ou la phrase entière occultés. Ce n'est pas réducteur; au
mieux un découpage aléatoire comme en faisait Matisse vieux sur son lit. La
poésie consiste en juxtapositions d'éléments étrangers qui dans un univers logique
n'auraient pas de raison de se croiser; les inversions font valoir des sens qui
«n'existent pas». «Animal on est mal», auquel on s'habitue trente ans après,ne
signifie rien. -S'il fallait extraire une formule? «S'enfuir de l'univers méchant.» Le mot «méchant» surtout,
qui fait référence à l'enfance, période où tout était binaire: juste ou faux.
Qu'est-ce devenu? C'est toute la dimension de l'image minuscule d'un «univers
méchant» dont il faut de toute urgence «s'enfuir». De là cette impression
triste de l'Eden perdu. Mais bien moins noir que ne le furent Matrice ou Camion
bâché. Ici, la condition s'élève, l'homme retrouve sa racine, celle du rêve;
encore faut-il ne pas se réveiller. -Manset peintre naïf chantant? L'infantilisme et l'amateurisme transcendés d'un Douanier
Rousseau mélodieux, avec ses flûtes/serpents sur lune d'azur, oui. Et son
aspect magique, voire interdit. -Quels titres as-tu rejetés du disque? Nommer des chansons qui, pourtant terminées, n'apparaissent
pas, me paraîtrait inconvenant; comme si de les évoquer elles allaient
s'évanouir, retourner se diluer d'où elles proviennent: le néant d'une caboche réfractaire.
Propos recueillis par Jean-Claude Perrier pour VALEURS ACTUELLES, 27 février 1999
De
retour parmi nous pour son seizième album « Jadis et naguère », Gérard
Manset, le grand solitaire de la chanson française, a accepté de parler. -Pour un créateur que l'on dit rare, seize albums en trente ans, ce n'est pas si mal... -GERARD
MANSET - Eh oui, le laboureur creuse son sillon ! Cela dit, si je
devais évacuer tout ce que j'ai en tête, je pourrais produire un album
tous les trois mois. -En écoutant vos chansons, on n'imagine pas que vous puissiez vivre à Paris. -C'est
pourtant le cas. Je ne pourrais pas habiter dans une campagne troisième
âge, ni dans une contrée idyllique. Pour créer, il me faut ces
capharnaüms poussiéreux et pluvieux que sont les villes d'Europe. -Quand avez-vous décidé de mener votre carrière ainsi, comme aucun autre artiste ? -Dès
mes débuts, en 1967. C'est lié à mon caractère : je ne peux pas faire
quelque chose avec quoi je ne serais pas en règle. Pour chaque chose,
une réflexion m'impose un comportement peut-être aujourd'hui hors
normes, puisque la plupart des gens ne font que courir après une forme
de réussite qui n'a jamais été mon but. -Vous avez de multiples talents : écriture, musique, peinture, photographie... Aucun moyen d'expression ne s'est imposé à vous ? -Je
fais les choses les unes après les autres. Après la parenthèse que
représente la sortie de « Jadis et naguère », étant tout à fait
satisfait, en règle avec moi-même et les gens avec qui je travaille,
les premiers articles tombant, les ventes se faisant, je passerai à
autre chose. -A quoi ? -J'ai
quelques livres en attente, quelques expositions. Maintenant, à bientôt
cinquante-cinq ans, je vais peut-être commencer à prendre le temps. -Manset ne fait pas de scène... -Ça,
ça n'est pas de mon fait ! Je déclarerais présent, si les conditions
étaient remplies, pour travailler avec des musiciens intéressés,
suivant des plannings normaux. Comme on travaillait il y a vingt ans.
Oui. Mais j'éprouve la nostalgie irrattrapable d'un groupe qu'on aurait
pu former il y a vingt ou trente ans. Mais les français sont trop
individualistes, et aujourd'hui, il n'y a plus de jeunes groupes. -Quelles sont vos meilleures ventes ? -Trois
ou quatre albums autour de cent mille exemplaires, « Royaume de Siam »
(1979), ou « Lumières » (1984). Depuis il n'y a plus de télé, il ne va
bientôt plus y avoir de radios ! Le monde change, et demande des petits
textes légers ! Ce n'est pas ma nouvelle chanson « Oraison » qui va
passer à la radio ! -Vous le faites exprès, le morceau dure plus de neuf minutes ! -En
dehors de la longueur, le fait d'écrire des textes très chargés ne
m'aide pas. Nous vivons dans une France anesthésiée, édulcorée, qui
veut des choses légères et nostalgiques. Cela ne me fait modifier en
rien ma démarche. Depuis l'éclatement de la FM, c'est génération
hip-hop et compagnie. Laissons la place à toute cette jeunesse
performante... -Vous jugez donc ne pas avoir votre place à la télé ou à la radio ? -La
télé est devenue tellement vulgaire, répugnante, démagogue, que, même
si quelques émissions tirent leur épingle du jeu, si quelques
présentateurs sont tout à fait intègres, respectables, éminents même,
on ne peut aller se commettre dans ce petit rectangle commun, qui
galvaude la notion même de communication, Une émission de télé, c'est
un plateau de fruits de mer, avec une huître, une moule, une coquille
Saint-Jacques et une patte de crabe ! Il ne faut pas y aller. Si tous
les artistes avaient la même attitude que moi, on arriverait peut-être
à faire quelque chose de neuf. On me jugera réactionnaire, mais c'est
vraiment ce que je pense. En revanche, j'ai une relation privilégiée
avec la presse écrite. -Comment réagissez-vous à cette étiquette d'"artiste-culte", à cette aura de mystère dont on vous entoure ? -
Ça, ce sont les gens qui ne me connaissent pas ! Ce côté "culte" existe
en dehors de moi. J'ai un. abord très simple, très immédiat, très
rationnel. Pas de mystère, pas de pan d'ombre. Chez moi, tout est
explicable, chronologique, daté. Tout se voit, tout se suit. -Si l'on vous suit, c'est vous qui êtes normal et rationnel, et le reste de la planète qui déraille ? -
Ah, voilà qui me fait plaisir ! Évidemment, c'est ça. Ma démarche de
franc-tireur, de "glandeur 1968", tout à fait dans la norme de
l'époque, je l'ai conservée, et elle est devenue hors normes
aujourd'hui., où presque tout le monde est dans le droit fil et
traverse dans les clous. Moi aussi, à Paris, je traverse dans les
clous, mais sur le plan de la création, je revendique certains
privilèges dadaïstes ou surréalistes. Je pense qu'il y a encore des
créateurs, mais loin du show-biz, en littérature par exemple. -Au fond, ne vous considérez-vous pas comme un écrivain? -J'aimerais.
Si j'étais un écrivain, je pourrais me regarder dans une glace ! Ce que
j'aime, moi, c'est l'acte poétique. J'arrive à justifier ce que
je fais en me disant : je ne suis pas loin de Rimbaud. Je suis sûr
qu'un jour je me retrouverais au paradis avec lui. -Y'a t'il chez vous un refus global de l'époque et de la création modernes ? -De plus en plus. D'où, Jadis et Naguère, il
me fallait cristalliser ce refus. L'art contemporain ? Poubelle !
Maintenant j'ai un âge suffisamment respectable qui m'incite à
travailler dans le classique et le classicisme. J'ai composé à mes
débuts quatre ou cinq albums tout à fait novateurs, jusqu'à 2870
(1978), et après je n'ai fait que refaire le même album ! -Il y a, à l'évidence, des constantes dans votre inspiration... -Oui,
c'est une sorte de fresque. J'écris très vite, paroles et musique en
même temps, et je vis avec, en voiture, dans la rue, au café. Quelques
jours après, je prends ma guitare et ça continue, comme à mon insu. Il
pourrait ne jamais y avoir de fin à mes histoires, à mes chansons. Il y
a une dualité en moi : je me vois jouer du piano. -Est-ce à cause de votre configuration astrologique ? -Peut-être.
J'ai un peu étudié l'astrologie, par curiosité naturelle. On ne
peut pas être plus Lion et plus Cancer que je le suis. Les Lions sont
benêts, primaires, très entiers, d'une totale franchise. Pas du tout
artistes. Le Cancer en revanche est ténèbreux, ses connections sont du
côté de la Lune, de l'enfance... On va dire que le jour, quand j'ai un
contact social, je suis Lion, arrogant, imbuvable. Dès que la nuit
tombe, je deviens Cancer : j'entre dans la nuit glauque, mais sublime
du passé, de l'enfance, de la famille, des landes inexplorées de la
poésie.... ***************************************************************************************************************************************************************
Le vert paradis de Manset Par JP Germonville (L’Est Républicain) 1998
Porté
par un son magnifique, mêlant cordes et électrique, « Jadis et Naguère
» installe un peu plus Gérard Manset dans sa criante différence.
L'histoire dure depuis trente ans.
-Il y a d’abord, dans ton dernier album, ces concepts de paradis perdu, d’enfance -Tant
mieux si ces thèmes sont plus forts qu’ils ne l’ont jamais été. Le
paramètre est incontournable et s’il est réellement émouvant, on peut
parler de réussite absolue. Le reste n’est que foutaise. La présence de
cordes sur l’album autorise des manipulations qui s’apparentent au
modelage, à la sculpture. Je mets des petites touches de violon,
d’alto, de violoncelle, de contrechant. J’y ai pris beaucoup de plaisir. -De nouveau, il est question de l’usure du temps. -On
peut utiliser ce terme et débattre de son contraire : l’inusure à
situer hors de l’humain. Cette histoire d’enfance est en dehors de
nous, inusable. Heureusement ! Ce souvenir on le retrouve dans les
rêves, le quotidien. En traversant une rue, on peut, par exemple, avoir
une image qui renvoie à ce passé. Tout dépend des tempéraments. Pour
moi, j’ose parler d’immersion. On peut dater cette période, la situer
avant dix, onze ans.
L’ordre et les logiciels -Un temps d’initiation ! -Je
n’en sais rien. Dans mon cas, il faut parler d’être réfractaire. Ou
alors elle devait être fœtale. L’enfance est une expression de la
liberté absolue….Sourire, connections avec le monde immédiat. Tout est
beau, tout est pur. Voilà le souvenir de l’enfance. On ne nous a pas
encore pourri la tête. Après, malheureusement, nous entrons dans les
livres, les voisinages, le témoignage. De quoi se rendre compte que
rien n'est comme imaginé. Évidemment, je ne peux m’empêcher de faire
mon couplet sur les médias, ils ne font que détériorer le peu de
paradis qu’on pouvait avoir. -Ce paradis si souvent évoqué dans ton œuvre constitue la quête essentielle de tes voyages ? -Selon une phrase dont j’ai oublié l’auteur, on ne cherche pas, on trouve. Ce principe est valable pour ma démarche artistique. -On peut dire que tu pars vers des mondes… -J’aime
bien cette expression. Je l’imagine écrite en un seul mot. Plus on va
vers le chaos et plus le monde est en l’état. Là où règnent l’ordre et
les logiciels, on sait que tout est foutu. -Il y a de la place encore dans ce monde pour l’inconnu que traquait Rimbaud ? -Je
vais vers cette sorte d’inconnu rimbaldien. Ce paradis de l’enfance
qu’on évoquait tout à l’heure, se perpétue ailleurs. Heureusement.
Verlaine ou Rimbaud -Tu y retrouves des images -Dans
tout ce qui est tiers-monde, pays à très bas niveau de vie avec un PIB
proche de zéro, on retrouve les paramètres qui étaient les miens quand
j’avais 8 ans. C’est-à-dire la non-connaissance de l’enfer que
constituent les médias. Ils nous matraquent d’images, de reportages, de
chiffres, de pourcentages et de statistiques. Là-bas, on trouve des
gens qui ne savent pas. Ils ne lisent, quelquefois, que de vagues
torchons avec huit jours de retard, où il est question de poules
écrasées. J’exagère à peine. Quand j’étais petit, j’allais à la pêche.
Je n’avais pour rapport avec le monde que le souci de savoir s’il me
restait trois hameçons. Si j’allais pouvoir m’acheter un verre
d’asticots. Voilà le seul vrai problème auquel on devrait être
confronté en dehors de l’amour. Mais ça, c’est autre chose. -Et la connaissance ? -Je
n’ai rien contre. Ne pas croire que je suis contre les livres,
l’initiation, la découverte. Je m’arrêterais avant le lycée. Une bonne
connaissance de la lecture, de l’arithmétique suffit amplement pour se
débrouiller dans le monde. A partir de là, on se construit sa
bibliothèque personnelle. Un enfant de 12 ans est tout à fait capable
de lire Verlaine ou Rimbaud… Voltaire. Le jour où il en a envie, où
c’est nécessaire. Le reste n’est que bourrage de crâne, gavage d’oie. -Tu n’as pas envie quand tu pars en Asie, à Cuba, au Brésil ou à Haïti d’emporter une caméra ? -Y
aller constitue l’unique possibilité de savoir comment vivent les gens.
Ceux qui en ont les moyens et ne le font pas, ont tout simplement
d’autres intérêts. Pourquoi, par exemple, les pousser à aller à Cuba.
Il ne s’agit plus alors que d’une histoire d’argent, de business… A
chacun son histoire. La vie est courte. Les poètes se baladent. Les
autres font du pain, montent des murs, mettent des PV, conduisent des
voitures.
Vahiné ma sœur -Tu as malgré tout eu l’idée d’un film dans le passé -Dans
ce truc qui s’appelait « L’Atelier du Crabe » et que certains ont pu
voir à la SACEM, il y avait, à l’origine des tas de séquences tournées
à l’étranger. J’ai tout viré pour rester confiné dans une pièce où
j’avais composé. J’ai montré quelques photos mal cadrées, un peu
floues. Si seulement je pouvais d’un coup de baguette magique supprimer
toute forme d’images animées. -Toutes ! -Ou
inciter les gens à ne plus regarder la télé. Nous ne cessons de
régresser, de glisser vers cette forme de gouffre de l’abolition de
tout imaginaire. -Tu as de nouveaux projets de départ ? -Tout
est bien du côté de l’équateur. Il existe encore beaucoup d’endroits
qui sont des paradis. Encore faut-il parler la langue. L’Espagnol donne
accès à la moitié du monde…L’Anglais sert seulement à bouffer des Mc Do. -Tu évoquais l’amour, celui de « Vahiné ma Sœur » ? -Cette
chanson fait référence à une sorte d’Eden à la Gauguin, à la Pierre
Loti. Le texte est onirique. Un type va à la nage retrouver une sorte
d’île perdue. Cette quête de la vahiné est dans la tête de tous les
hommes. Pas la silhouette plantureuse des toiles de Gauguin mais une
femme fragile. En général, textes et musiques me viennent
simultanément. En commençant ce titre-là, il n’était pas du tout
question de ce thème. L’expression « Vahiné ma Sœur » m’est venue
instinctivement et de manière inconsciente, plus tard. On est loin de
l’inceste. Il faut comprendre fraternité, fratrie selon un mot à la
mode. Dans ce pays, on la rencontre… une couvée de chiots
miraculeusement belle, pure, propre, d’avant le péché -En chantant « le monde est fou », tu prolonges un thème qui t’est cher. Cette fameuse angoisse de fin de millénaire ? -Par
médias interposés, on nous fait croire à tout bout de champ que les
gens ont une nouvelle forme de sensibilité. En fait, rien n’a changé.
Il va certainement se passer un bon nombre d’années avant qu’un pays,
une population ne se rendent compte de la mystification. A croire que
les gens le veulent puisqu’ils ne réagissent pas contre cette mainmise
de tous les états de la planète sur les peuples, cette inquisition
permanente sous prétexte de pseudo démocratie. -Le siècle prochain sera spirituel ? -Oui, si on prend le mot quand il signifie drôle. -Tu es le seul des compositeurs réunis sur le dernier album de Jane Birkin à imposer un son original. -Je
n’avais entendu qu’une chanson avant la sortie, celle de Françoise
Hardy. Je l’ai trouvée belle. Le CD terminé, je m’attendais un peu à
une ambiance équivalente. D’un seul coup, je me suis rendu compte que,
quelles que soient les équipes d’auteurs-compositeurs réputés conviées
à la réalisation, on se retrouvait dans le show-biz. Mon titre se
démarque complètement. Comme s’il tombait de la lune.
Par Bertrand de Saint-Vincent pour le Figaro (1998)
Secret
comme une statue, Gérard Manset n’apparaît jamais en photo sur les
pochettes de ses disques. Chaque cliché de lui est une relique qu’il
concède, non sans réticence, à la société du spectacle.
Il
surgit, de loin en loin dans l'atmosphère, telle une montgolfière
égarée. Où suis je, ce monde est-il sérieux ? Il dépose sur une
platine laser son dernier CD, esquif fragile au parfum d'ailleurs,
accorde quelques rares entretiens, le plus souvent à de vieux fidèles,
et repart dans les nuages en quête d'un paradis perdu, d'une innocence
introuvable ou de je ne sais quoi. Sa maison de disques, EMI, entend
peu parler de lui : un contrat immuable, lié aux 40 000 à 100 000
disques vendus à chaque sortie et, adieu l'ami.
Il revient de
Cuba, de Thaïlande ou de Bangkok ; ou simplement du seizième sud. Ses
souvenirs guident ses pas. Il y a grandi. On n'oublie pas facilement
les filles du lycée La Fontaine. Mais at-il vraiment grandi ?
Il
a longtemps hésité à intituler son dernier disque: « 16ème album, 16ème
arrondissement ». C'est une nostalgie peu commune, en tous les cas peu
avouable, pour un artiste.
Gérard Manset est un mystère, un temple secret, Education bourgeoise, tendance rêveuse, seuil de flottaison incertain :
-Je vis beaucoup dans mes rêves, je m'en souviens, je les écris.
Naufragé
volontaire, il vogue dans le passé et autour de la planète. La vraie
vie est ailleurs. Les années qui passent l'agacent un peu, comme une
mouche un cheval.
Rebelle, poète aux semelles de vent, homme
libre, « -mais le suis-je vraiment ? », clairvoyant, lucide,
bouddhiste, il voyage en solitaire depuis 1968; le malentendu a voulu
qu'un morceau d'autobiographie, ainsi libellé, devienne un tube des
années 70.
Tout est risible, mais de quoi rire ? Manset a snobé
l'époque de peur d'avoir à se moquer de lui-même. Il a dédaigné Mai 68,
cette plaisanterie bourgeoise - « j’étais déconnecté, je m'en foutais »
- et omis de participer au Flower Power :
-Je regrette d'avoir
toujours eu un petit côté sarcastique qui m'a éloigné des événements.
Il y avait dans ce mouvement une sorte de refus d'un monde dominé par
la violence et le business qui, finalement, valait mieux que le reste.
Je me suis muré dans un individualisme un peu déplacé, égocentrique
accroché à cette sorte d'expression qu'on va titiller au fond de soi.
Regrets éternels ; toute une vie bien ratée, Manset, dandy danseur effectue une ultime pirouette :
-Je suis assez fier de ce que j'ai fait, nuancet-il. Au moins, je suis en règle.
Maintenant, il peut rejoindre les siens, s'amarrer au port:
Il
y a une sorte de radicalisation dans tous les sens. On est d'une
famille ou d'une autre. Si je dois choisir, j'opte pour la classique.
Le classicisme, c'est ce qui reste quand on ne veut rien oublier :
-Ma
culture, c'est Racine, Voltaire, Molière, Proust. Mon père, c'est
Beethoven. En peinture, plutôt Poussin que l'art contemporain. Je ne
peux imaginer le monde autrement. Aujourd’hui, on m'en impose un
autre que je n'avale pas.
Titre de l'album paru ces jours-ci, Jadis et naguère.
Eloquent
renvoi à Verlaine. Sur fond de musique lancinante, la voix d'un
prêcheur égaré : « À quoi sert le passé/ les hommes, les bêtes qu’on a
vus/les fontaines qu'on a bues/tout est toujours menacé ».
Le
monde tourne mal, livré à la démagogie des médias, des hommes
politiques. à l’américanisation des comportements. Éloge de la vieille
Europe, de l'Angleterre excentrique, de l’élégance cachée.
-Je serais pour l'aristocratie, la distinction, peut-être pas la bourgeoisie.
Une vague passe. Réactionnaire ?
-
Le terme est réducteur, je ne peux l’accepter. Mais je revendique tout
ce qu’il contient, l’énumération de ses caractéristiques.
Jadis et naguère, album gris, des temps enfuis. À écouter debout, la larme à l'œil, sur le pont d'un paquebot qui sombre.
TIENS, TIENS... Gérard Manset Entretien avec Thomas Erber pour le magazine de l’Optimum N°23 (12/98-01/99)
Il
fut un temps où jadis et naguère avaient la part belle, où l'amour
aveugle était ouvert aux prières du soir. Une époque où l'oraison
élégiaque s'abreuvait encore de beauté, comme le buvard boit l'encre.
Un moment de son histoire où l'homme, comme quand il était gosse,
recherchait à savoir à quoi sert le passé. Ce moment de grâce, ce baume
nimbé de lumière à travers lequel se profile un filtre salutaire, on le
retrouve dans chaque opus de Manset. Aussi pourrions-nous évoquer
son nouveau disque* en parlant du seizième chapitre d'une œuvre débutée
voici trente ans. Mais cela serait trop réducteur pour un homme
mystérieux et secret qui a fait du monde son terrain de survie, et qui,
par-delà la poésie, la musique, la photographie ou la peinture qu'il
manie à merveille, nous donne toujours un motif d'espoir pour supporter
les méandres de cette fin de siècle.
-Le Magazine de
l’Optimum : L’image d'un artiste assez nostalgique vous colle souvent à
la peau. Vous déclarez même que s'il y avait une génération à laquelle
on pourrait vous affilier, ce serait celle de 68. Avec ce nouvel album
intitulé « Jadis et naguère », n'avez-vous pas peur de corroborer
définitivement cette réputation?
-Gérard Manset : Un côté « il
nous la rejoue passéiste » ! Mais c'est exactement ça et c'est
tout à fait volontaire. A tel point que j'ai recentré l'album quelques
jours seulement avant qu'il ne parte en fabrication pour l'épurer et
surtout lui retirer un morceau particulièrement novateur. Parce que
j'avais l'impression d'avoir biseauté les cartes. Je n'ai plus vingt
ans et je trouve qu'il doit y avoir un domaine réservé à la jeunesse.
Du coup, cela m'a permis de réaliser que finalement ma « famille »
était probablement celle du classicisme. Si bien que je veux bien être
taxé de « passéiste » et j'assume parfaitement ce titre qui veut
clairement dire ce qu'il signifie.
-Vous avez déclaré être
toujours à la recherche de la note parfaite tout en reconnaissant être
sujet à une certaine maladresse. Par quelle alchimie parvenez-vous à
concilier ces deux notions apparemment antinomiques ?
-Je réécoute
rarement ce que je fais, mais ces deux notions me correspondent assez.
Lorsque très exceptionnellement cela se produit, je constate
fréquemment qu'il y a des aspects de certains morceaux que je trouve
d'une irréductible beauté - et là je pense plus à l'écriture - et
d'autres à travers lesquels je remarque immanquablement certaines
scories, une mesure en trop ou un accord étrange. Si bien que le
morceau n'est pas exactement ce qu'il pourrait être. D'autant qu'une
fois la constatation faite, il est souvent trop tard pour y remédier.
Mais c'est toujours pareil, c'est le côté autodidacte, le palais du
Facteur Cheval, on n'en sort pas. On pourrait utiliser une métaphore
picturale. Pour schématiser, d'un extrême à l'autre dans la peinture
vous avez Poussin, Picasso, et le Douanier Rousseau. Poussin
représenterait le classicisme ultime, la règle de l'art suivie au pied
de la lettre. L’autre extrémité serait le Douanier Rousseau,
autodidacte parfait, pour qui l'image, avec une sorte de naïveté
inconcevable, contient certaines erreurs incontournables mais
n'altérant en rien la force de l'œuvre. Et entre les deux, il y a
parfois un surhomme qui parvient à assimiler toutes les valeurs, tous
les codes, puis à les dépasser pour créer ses propres normes exemptes
du concept d'erreur puisqu'uniques, et là on parle bien entendu de
Picasso. Si j'avais à me situer parmi ces gens-là, je serais une sorte
de Poussin mâtiné de Douanier Rousseau, ou l'inverse d'ailleurs, avec
en plus le côté Gauguin qui consiste à rattraper, comme il le dit si
bien, « le sauvage qui est en soi ».
-Dans une de vos rares
interviews**, vous disiez : « Pour moi tout ce qui n'est pas concret et
immédiat est inutile. » La disparition quasi complète de la spontanéité
dans nos sociétés occidentales doit profondément vous tarauder ?
-C'est
certain ... La spontanéité pourrait même devenir le contraire du
politiquement correct. ... Toutefois ce que j'avais dit n'exclut
pas le travail de réflexion et surtout le repentir (NDLR : dans le sens
pictural, à savoir gommage, correction faite en cours d'exécution). Car
la spontanéité et l'automatisme sont certes indispensables, mais ne
présentent un réel intérêt que soutenus par une grande rigueur qui
seule permet d'équilibrer toute création.
-L’idée de « départ »
est-elle un leitmotiv ? Et sur ce point, rejoignez-vous Julien Gracq
qui, lorsqu'il l'évoque notamment dans « Un balcon en forêt », parle de
ce sentiment de perdre tout, de lâcher les amarres ?
-D'une
certaine façon. Encore que je n'ai jamais vraiment pris la notion de
départ avec l'idée déterminée d'en retirer quelque chose, d'y puiser
volontairement une source d'inspiration. La seule raison pour laquelle
je pars en voyage, c'est pour fuir égoïstement des situations
invivables. C'est un peu comme si j'étais un « rat » qui, enfumé,
craqué, passe dans la pièce d'à côté, moins insalubre. Quand je reviens
comme tout le monde dans ce siècle traumatisé et perverti, je suis
obligé de retrouver mes propres échappatoires qui me permettent de
supporter le quotidien. Et dans mon cas, il s'agit de l'écriture, de la
photographie ou de la peinture.
-Le voyage « sacré » serait-il chez vous l'ultime remède contre l'érosion du temps, aussi bien à un niveau personnel que social?
-C'est absolument ça. Le voyage induit l'idée de remonter les âges : le sien et celui de l'environnement qu'on traverse.
-Justement,
vous avez évoqué Cuba et la Thaïlande comme, deux des plus gros chocs
culturels de
votre
vie de voyageur. Mais lorsque vous constatez à quel point l'Occident
les dénature ne ressentez vous pas dans cette dérive pernicieuse,
l'idée d'assèchement déjà très ancrée à l'ouest du monde ?
-D'abord
il faut toujours être méfiant. Par exemple l'Asie lors de mon premier
voyage m'a donné l'impression que le ciel me tombait sur la tête. Ce
que je pouvais en lire n'avait systématiquement rien à voir avec la
réalité. Maintenant il est évident que toutes ces contrées
sont grignotées de toute part, par tous les « beaux penseurs » qui
veulent intervenir, modifier tout ça ; et surtout par la fameuse «
société des loisirs » qui sous-entend que trop de gens « inemployés »
ont toute liberté pour consacrer leur temps à des problèmes qui ne les
concernent pas. On ressent effectivement cette invasion néfaste de
l'Occident vers le reste du monde, mais pour celui qui a encore le
temps de s'immerger dans une population, d'apprendre une langue, un
alphabet éventuellement, alors le danger devient moins grand et plus
abstrait.
-Existe-t-il encore une chose qui ait grâce à vos yeux en Occident, un motif d'espoir ?
-J'ai
peur que la génération des septuagénaires, qui est la seule à détenir
encore une part de vérité, ne s'éteigne définitivement en l'emportant,
sans proférer aucun message d'aide, ni de survie. Mais c'est aussi de
notre faute, on n'a jamais voulu les écouter. Quand Lévi-Strauss a
sorti « Tristes tropiques », tout le monde a joué l'indifférence.
Lorsque j'ai lu ce livre, je me souviens m'être dit: « Il suffirait que
n'importe quel chef d'Etat en ait un exemplaire dans sa bibliothèque
personnelle, l'aie lu véritablement une fois, et le monde changerait
instantanément. » Eh bien non, il y a des millions d’étudiants qui
l'ont lu, certains sont devenus ministre, secrétaire d'Etat, président
même et rien n'a jamais changé. Il faut reconnaître que c'est un échec
absolu pour les penseurs, pour les hommes de science ou pour les
artistes. Ceux-ci qui passent leur vie à essayer d'améliorer la société
c'est leur rôle quand le monde, lui, évolue en parallèle sans s'en
soucier. Mais à un niveau moins philosophique et plus social, regardons
simplement les étudiants, qui sont encore à manifester en s'imaginant
que cela produira un changement, et qui n'ont pas compris que les
politiques s'en foutaient éperdument. Les politiciens aimeraient
sûrement faire quelque chose, les aider, mais les délais imposés par
leurs échéances électorales ne le leur permettent pas. De même qu'à un
niveau plus quotidien, en ce qui concerne les études, nous vivons dans
une complète absurdité. La scolarité est un enfer : au lycée des
cours incessants, des journées entières abreuvées de matières
inappropriées et « coupées du vivant », alors qu'il y a priorité
d'enseigner poésie, sculpture, dessin ... Et d'un seul coup, c'est le
couperet du bac et la transition avec l'université, cinq heures de
cours par semaine et six mois de classe par an. Un paradoxe ubuesque
! A tous les niveaux, le monde évolue de travers et c'est à
désespérer d'imaginer maintenant, conscients que nous sommes de toutes
ses dérives, qu'il va finir par s'améliorer. Il est tout de même
impensable qu'on n'ait pas réussi à arrimer toute cette jeunesse vers
la notion du « beau », de l'esthétisme ou de la grâce, qu'on en soie
encore à prétendre que l'économie serait plus importance que la poésie,
et que le monde ne tende pas vers un univers sophistiqué et raffiné à
tendance « préraphaélite ».
-Considérez-vous le rapport à l'animal
la notion de « bestiaire » étant très présente dans votre œuvre
comme l'unique vestige d'une société où l'être humain était encore un «
homme »?
-Voyez La Fontaine. On peut y déceler tous les travers
humains. Et sans le vouloir, toujours « niveau classe de sixième », j'y
reviens. C'est récurrent, présent, voire onirique puisque, de signe
lion ascendant cancer, je suis directement connecté avec l'univers
animal ; et qu'il se manifeste ainsi, au détour d'une rime.
-Etonnamment,
l'écoute de vos disques dont les musiques et les orchestrations sont
assez froides, débouche toujours sur une grande sensation de mélancolie
de facture plutôt chaleureuse ?
-Le côté clinique
provient du fait que je ne travaille pas dans un registre improvisé
qu'on peut retrouver par exemple dans le jazz. Je suis rigoureux,
excessivement méthodique et ne supporte que l'accord parfait. Rien ne
doit être laissé au hasard. Quant au côté plus nostalgique, il vient
probablement de la perspicacité des textes, de leur ambition poétique
surtout quand elle est soutenue par une partition de cordes. Mais
je trouve qu'il est beaucoup plus intéressant d'arriver à un tel
résultat en partant de l'aspect calculé et froid d’une structure
édulcorée et rigide qu'avec les artifices modernes en vigueur.
-Si
l'art devait finalement avoir ce réel pouvoir de séduction, d'inflexion
sur les choses qu'on lui attribue, que souhaiteriez-vous le voir
vraiment changer dans le monde ?
-Déjà, il ne faut pas
oublier que l'origine de l'art est essentiellement religieuse. Il
n'y a que deux ou trois siècles qu'il s'en écarte. Personnellement,
j'aimerais qu'il soit un éloge de l'amour, qu'il le magnifie pour le
rendre plus palpable. Encore une fois, on en est loin ... Quels sont
les peintres qui, aujourd'hui, mettent en perspective cette sensualité
salutaire ? On va me traiter de réac, mais il suffit de se rendre
à la FIAC, devenue l'apanage des distorsions de beautés, ou de visiter
quelques galeries pour s'en rendre compte; une déconfiture entérinée
par les caciques du genre. Désormais, on croit que pour être moderne il
faut faire « laid ». Et je ne vois vraiment pas par quel moyen on va
s’en sortir.
-Pour reprendre le titre d'un des morceaux du nouvel album, A quoi sert le passé ?
-Pour
moi, il est vital, essentiellement indispensable, eu égard en tout cas
à cette réputation d'artiste « passéiste ». Quoi qu'il en soit, je
disais déjà dans mes premières interviews, et c'est toujours le cas, «
mon quotidien consiste à installer mon futur passé. Je ne vis qu'avec
l'idée que tout ce que je réalise y contribuera, finira par devenir un
« passé idéal ».
*Gérard Manset, Jadis et naguère
**in Les Inrockuptibles, n°83
Après
une introduction lente, majestueuse « un peu péplum », reconnaît-il, le
décor planté (« Jadis et naguère »), et alors que l'on attend une suite
de la même veine, Gérard Manset fait pirouetter sa chanson dans
l'énoncé serein de ce « monde fou » qui dit-il « n'est rien moins
qu'un caillou ». Ce premier morceau donne le ton de l'ensemble
: c'est à l'intérieur de lui-même, calmement, qu'a voyagé
le « solitaire ». De ce périple entre hauts fonds de la mémoire et
rêves colorés, brûlures et glaçons, il ramène dans ses filets la
matière de son seizième album.
« Amour aveugle », « passé dissous
», « Monde fou », île et hamac au bout de la terre jalonnent le
parcours au bout duquel chacun se retrouverait seul, face à soi-même
... Avec sa propre vision du monde, les chansons-constats de Gérard
Manset, à la distance quasi clinique, sont traversées de fulgurances
nostalgiques : l'Eden jardin, rivière ou bien verger , l'éclat
d’« un sentiment qui peut rayer même le diamant », l' étincelle
d'une rencontre, l'enfance visionnaire ... Mais qu'on ne
lui fasse pas dire ce qu'il ne dit pas ; il n'y a dans ses chansons ni
message ni second degré et chaque mot de son écriture, très classique)
est à prendre au pied de la lettre.
L'illustration du livret
relève de la même méticulosité. Elle provient d’un ouvrage du
début du siècle, La Science amusante :
« Rendons hommage à cet
illustrateur du nom de Poyet, souligne Manset. Sa succession de
saynètes décrit ce que peuvent faire les enfants avec des objets en
équilibre pour ne pas s'ennuyer au cours d'une journée dans un
appartement bourgeois. Sorties de leur contexte, elles sont
surréalistes. On est tout à fait dans Jadis et naguère. Un univers à la
Lewis Carrol qui est tout à fait le mien où deux mots font tout
basculer... »
« La Vallée de la paix », opus précédent [cf. Chorus
10, p. 41], date de l'automne 94. Depuis Manset a publié un second
livre de photos aux éditions Les Belles Lettres [cf. Chorus 10,
p. 63], veillé à la sortie en CD de « La Mort d'Orion », confié deux de
ses chansons à Jane Birkin et prêté une oreille sans doute très
attentive à « Route Manset » (onze chansons revisitées par Murat,
Bashung, Nilda Fernandez, Cabrel, etc.), dont il confie qu'il était
très touché et très contracté le jour où il a découvert l'album
[cf. Chorus 16, p. 30].
Pendant ces quatre ans, Manset a
beaucoup vadrouillé à droite, à gauche, au bout du monde, fait escale
en studio pour y enregistrer chaque fois deux ou trois titres.
«
Plutôt que d'enregistrer progressivement, et en terminant normalement
par le mixage, je rapporte les bandes mixées le soir chez moi avec des
titres quasi sortables en l'état. Mais il m'arrive de mixer plusieurs
fois le même titre, parce que je rajoute une voix, un instrument ou un
peu de « réverb’ » Il suffit parfois d'un tempo, du placement de la
voix pour décider de la présence d'un titre sur un album. Je connais
mes chansons, mais elles peuvent m'échapper si la voix n 'est pas comme
je la souhaiterais, ou si les musiciens ne jouent pas comme je le
voudrais. J'ai par exemple traîné pendant trois ans les bandes du
dernier titre. Je ne voulais plus en conserver que la voix, les riffs
de guitare, et le démarrage qui tournait bien. Et j'ai finalement gardé
cette "tournerie" et la voix de la maquette qui disait exactement ce
qu'il fallait. »
Bref,
« Jadis et naguère », album pleinement assumé, est du pur Manset. Dans
un milieu régi par les lois du marché et les poussées de fièvre
médiatique, en privilégiant sa liberté, Gérard Manset a acquis une
forme de noblesse discrète.
Chanteur sans public, longtemps sans
visage, il livre une nouvelle fois le minutieux dosage de profondeur et
de détachement, de gravité et de légèreté auquel on identifie sa patte.
A chaque auditeur d'y trouver son chemin selon humeur ou état
d'âme, entre rythmiques carrées et envolées de vraies cordes, riffs de
guitares et sonorités classiques.
Marc Legras (Chorus n°26, Hiver 1998)
***********************************************************************************************************************
Émission Synergie, France Inter, 23/10/1998, par Jean-Luc Hees
Gérard Manset, nous propose,
nous propose, me propose, se propose peut-être lui-même un nouvel
album, ça s'appelle, ça s'appelle « Jadis et Naguère ». C'est vrai que
ça a l’air un peu pléonstique comme ça, mais c'est devenu une
formule assez classique dans notre vie à nous. J'ai pas fait le compte
parce que je suis pas très doué pour les mathématiques, Gérard Manset,
mais c'est...
-Y’en a 16.
-16. Oui, c'est bon, parce que j'en ai compté que 15, c’est pour ça que je ne suis pas doué, j'avais vérifié.
-Non, c'est le 16ème, enfin, je dis, y’en a 16, y’en avait 15 avant, donc c'est le 16ème.
-C’est le seizième. Mais ça veut pas dire grand-chose, non plus, de
dire que ça soit le 15ème ou le 16ème, mais ça n'a pas d'importance.
-Ça veut quand même dire quelque chose, c'est-à-dire que ça signifie
quand même qu'on continue l’effort. On est toujours là, on est toujours
présents dans un registre pour certains peut être éculé, mais enfin, on
continue à creuser le sillon, le même, et c'est pour ça que l'album
s'intitule effectivement « Jadis et Naguère », il y a une prise de
position, un peu passéiste.
-Mais on pourrait dire aussi, 30 ans, ça fait une quinzaine, enfin, 16,
donc ça en fait deux par an, c'est complètement idiot, je veux dire
comment en fabriquer un disque, c'est-à-dire, est-ce qu'on a un
matériel avec soi, que… qu’on traîne depuis 30 ans, ou plus, ou 40 ans,
je n'en sais rien, ou bien, est-ce que cette invention, cette
créativité, elle est là, toujours au rendez-vous, toujours au poil,
quand on en a besoin ?
-Alors moi, je ferais plutôt partie de cette dernière catégorie, j'ai
la chance d'avoir su gérer tout ça, c'est-à-dire les conditions dans
lesquelles l'inspiration peut venir, et donc ça vient régulièrement. Je
n'ai pas à me soucier de la chose, alors j'ai du matériel, il date d’il
y a dix ans, d’y a trois ans, d’hier soir, d’hier matin, mais ça n'a
pas réellement un important, je tape dedans, puisque c'est un peu
homogène, et alors là où ça peut ne plus être tout à fait homogène,
c'est dans la réalisation, dans le passage à l'acte, c'est-à-dire le
studio proprement dit, ça dépend des musiciens, de l'humeur, de la
saison, du studio en question, de voilà.
-Mais j'insiste un petit peu là, Gérard Manset, c'est parce que je me
demandais, enfin, je me demanderai toujours d'ailleurs, qu'est-ce qui
fait qu'un monsieur, il est capable de… d’écrire une poésie, ou en
l'occurrence, une chanson, mais je crois que ça se recoupe assez, alors
qu'il a déjà une longue expérience, alors qu'il a déjà beaucoup vécu,
beaucoup voyagé, et on va dire pour simplifier, ça veut dire que, par
exemple, vous, Gérard Manset, vous vous souvenez de choses très
précises, ou des choses, des choses vous habitent, qui datent, je sais
pas, d’ il y a dix ans, un voyage quelque part, dans la rue, dans une
rue de Paris ou d'ailleurs.
-Non, mais, si vous voulez nommer ça, là, c'est peut-être pas à moi de
faire cette analyse, c'est le subconscient ou l'inconscient qui se
manifeste, c'est l'inspiration à l'état pur, d'ailleurs, l'acte
poétique, c'est l'inspiration à l'état pur, donc, il suffit d’une rime,
il suffit d'un mot, au détour d'une... J'ai toujours un papier un
crayon, ça peut être, en traversant une rue, c'est en général le matin,
je suis quelqu'un du matin, mais vous dire où, où la raison va piocher
tous ces matériels, c'est comme tout le monde, j'ai vécu, il y a des
choses qui restent, qui tournent dans le crâne, dans la caboche, bon,
un jour ça sort, simplement, il faut être très vigilant quand ça sort,
pour ne pas le laisser s'évanouir, s'envoler, se dissoudre, et puis,
savoir gérer l'histoire après, voilà, c'est tout.
-J'ai dit ça parce que je vous reconnais instantanément, et je suis pas sûr que ça soit lié au style, comme on dit.
-Écoutez, là, je... Peut-être vous me reconnaissez par le côté atypique
de l’affaire, c'est-à-dire qu'on est à des années lumières de toute
forme de show-biz, je suis seul à travailler, je fais les
orchestrations, je gère mes titres comme je l'entends, je les
enregistre comme je veux, personne n'est derrière mon épaule, ni
derrière mon dos, et l'album terminé, je le donne effectivement à
fabriquer, mais donc c'est vrai que c'est complètement atypique, ça
n'existe plus, je crois que c'est vraiment le seul cas dans ce métier,
bon, voilà.
-Mais est-ce que c'est confortable pour un créateur ? Je veux dire
est-ce que ça engendre parfois un doute, ou est-ce que, où est-ce qu'on
se dit, je fais ça, je ne sais pas... Enfin, apparemment, je suis tout
seul, donc...
-Ah ben, c'est pas apparemment, mais je suis tout seul, mais il n'y a
aucun doute, je fais ce que j'ai à faire, c'est inattaquable, c'est
comme ça, mais bon, je ne suis plus de l'époque, la génération n'est
plus celle des chapelles, celle des réunions, celle des salons de
lecture, il n'y a plus de Montparnasse, c'est terminé, donc c'est comme
ça.
-Vous dites ça avec un petit…sur un petit mode nostalgique, ou pas ?
-Ah mais avec un gros mode nostalgique, avec un « N » colossal, bien
évidemment que j'aurais préféré vivre l'entre-deux-guerres à
Montparnasse, que aujourd'hui, dans tous les coins du monde, à essayer
de retrouver une sorte de pureté révolue, et d'inventivité révolue
aussi, non, c'est évident, oui. C'est pas chez les publicistes qu'on va
trouver, ce...
-C'est marrant parce qu'on en arrive à un mot que j'avais noté, c'est paradis.
-Oui.
-C'est une notion qui est forte chez vous, c'est une notion réelle, d'abord, ou pas ?
-Je sors là, d'un entretien pour un quotidien, donc effectivement, j'ai
parlé de ça pratiquement, pendant une heure et demie, c'est l'enfance,
c'est le paradis. Je vis dedans 24h sur 24, on se demande d'ailleurs
quel confort il aurait à vivre en dehors de ça, je veux dire, couper
les liens avec ça, ce serait suicidaire immédiatement et au plus haut
degré. Non, bon, donc voilà, alors... C'est pas du tout une quête
permanente, c'est un état de fait, c'est-à-dire que je suis en
connexion avec ce que j'ai vécu enfant et avec, dans différentes
situations, ce qui est encore paradisiaque dans ce monde, il y a encore
heureusement des lagons…… inattaqués.
-Mais pas inattaquables, de toute façon.
-Pas inattaquables.
-Mais enfin, ces paradis, ça ne veut pas dire pareil, ou l'association est évidente pour vous ?
-Ah ben, l'enfance fait partie du paradis ou le paradis fait partie de
l'enfance. L'enfance a ce privilège d'avoir connu un monde beau,
propre, ne sachant rien, l'enfant voit tout paré de… les couleurs,
l'arc-en-ciel, les couleurs les plus propres et les plus nettes, bon.
On le sait et puis, c'est avec la connaissance que, disons, le doute
s'affine et finit par être prédominant, sur tout. Donc, moins on en
sait, mieux on se porte, hein.
-Vous êtes sûr de ça ?
-Ah ben, c'est certain, mais...
-Et vous vous dites, j'ai un pot gigantesque, puisque moi, je suis
capable de transporter mon enfance plus mon vécu, enfin mon expérience…
-Beaucoup de gens transportent leur enfance, beaucoup de gens sont en
connexion avec l'enfance, mais c'est plus une question de tempérament.
Moi, je suis ascendant Cancer, on sait que, en règle générale, sans
pour autant être Madame Soleil… sans faire de l’astrologie de bas
étage, il y a des grands traits de caractère, il y a des grands traits
de caractère de signe dans les signes. Bon, le Cancer est un signe de
famille, d'enfance, et de bon, voilà, je végète dans ce liquide
post-fœtal, voilà, c'est comme ça, mais d'autres pas du tout, d'autres
vivent avec le soleil, avec l'avenir, font feu de tout bois et ne
s'intéressent pas du tout au passé. Bon, ben, heureusement que la Terre
est vaste et que les énergies sont différentes, mais moi, c'est mon lot.
-Ben, je trouve quand même que vous avez la chance, enfin, ben...
-Oui, mais sûrement, non, mais chaque jour qui passe, je me rends compte davantage de cette chance de...
Ben, c'est le seul message que je peux délivrer, c'est que je veux
dire, on trouve une sorte de salut en revenant quand même en arrière,
hein, en, en, en...
-Mais ça demande de l'attention, enfin, des précautions.
-Ça demande des précautions. Le terme est à encadrer, c'est le terme
précautions, finalement, voilà, le terme important, énormément de
précautions.
-Mais ça, c'est ce qui explique aussi votre façon de vivre,
c'est-à-dire d'être assez loin de nous, voire même très loin des
médias, en l'occurrence.
-Oui, oui,
-Peut-être pas assez ?
-En partie, mais les noms et les précautions peuvent s'exercer dans des tas de domaines.
Là, bien évidemment, pour exercer une carrière entre guillemets
musicale ou autre, poétique, littéraire, tout ce qu'on veut, bien
évidemment, qu'il y a dix mille précautions à prendre. Mais ces
précautions, elles peuvent s'exercer dans des tas d'autres domaines de
la vie de tous les jours qui n'ont rien à voir avec la carrière.
-Mais donnez-nous un exemple, comment on fait pour...
-Non, je peux pas, c'est un peu complexe, ou il faudrait prendre les choses...
-Non, on n’est pas bête, on va comprendre.
-Non, non, mais c'est que je n'en ai pas comme ça. C'est que je parle de façon globale, générale, je n'ai pas...
-Alors, je vous pose la question à l’envers...Qu'est-ce que… est-ce que
ça coûte cher, par exemple, parfois, dans sa vie, enfin, vous n'êtes
pas... Vous n'avez pas 20 ans, est-ce que ça coûte cher dans sa vie,
d'avoir choisi ça d'être précautionneux, de ne pas salir son enfance ?
-Mais je crois pas qu'on choisisse. Je ne pense pas qu'on choisisse, quoi, que ce soit. Moi, j'ai rien choisi.
Je suis né comme ça. C'est une sorte de caractère pur et dur,
excessivement complexe, qui en effraie même certains de mon entourage.
Et donc, quand vous me demandiez tout à l'heure sur ce terme
précautions, de vous donner un exemple. Je n'en ai pas, parce que c'est
un état permanent. Donc, je n'en ai pas, parce que je vis 24 heures sur
24 avec cette manière de mettre des précau…, de prendre des précautions
sur tout et de réfléchir sur tout. Mais c'est devenu instinctif, hein,
c'est comme...Enfin, voilà.
-Je vais faire référence à l'album-là qui nous occupe. Est-ce que vous
avez une opinion sur l'univers ? Je pense que oui, mais est-ce que...
Est-ce que vous vous dites l'univers est méchant ? Est-ce que je peux
être anthropomorphique au point de me dire, par exemple, l'univers est
méchant ? Oui, c'est un endroit où il faut…
-Non, vous faites allusion parce que, il y a un titre dans lequel il y
a cette phrase, qui est mise en exergue, qui est « …s’enfuir de
l'univers méchant… », ce terme méchant m'est venu, puisque je compose
toujours paroles et musique en même temps. Donc, j'attendais que, quand
cette phrase est tombée, j'ai une sorte de frisson, effectivement,
encore une fois qui me rattachait à l'enfance, parce que ce terme
méchant, émanerait plutôt de la bouche d'un enfant de six ans que celle
d'un adulte. Donc, à dessein, j'ai bien pris soin de ne pas modifier
ça. Effectivement, l'univers est méchant. L'univers est méchant, donc
il faut s’enfuir de l'univers méchant. C'est tout, mais bon.
-Mais il y a des moments où on s'enfuit peut-être plus facilement, où
c'est évident, plus qu’à d’autres, enfin, on vieillit tous, vous, moi,
tout le monde. Donc, est-ce que c'est permanent, est-ce qu'il faut
s’enfuir en permanence ou bien...
-Non la vieillesse n'est pas en cause. Je ne vais pas ressortir mon
couplet sur les médias, mais c'est pas la vieillesse qui est en cause.
-Vous pouvez ressortir votre couplet, hein… ça m’intéresse…
-C'est encore une fois ce bourrage médiatique, ce gavage d’oie
permanent, qui fait qu'on demande l’avis de tout le monde sur tout,
qu'on insiste pour que les gens sachent bien, soient bien au courant,
dans tous les domaines, ça ne peut pas être, ça ne peut pas se faire
impunément. C'est tout. Parmi les précautions, il y a un certain nombre
de précautions à prendre pour ne pas se laisser, pour endiguer ce genre
de flux permanent, mais bon.
-Mais ça veut dire aussi qu'il faut que, de toute façon, on vit avec
une certaine légende, moi, j'y peux rien, je veux dire, vous êtes
Gérard Manset, tout le monde, vous connait, sans vous voir, sans vous…,
on vous voit jamais sur scène, on ne vous voit pas à la télé, vous êtes
remarquablement discret mais, mais est-ce que c'est satisfaisant,
est-ce que c'est lourd à porter de temps en temps, ou est-ce que c'est
très confortable au contraire, ou est-ce que, ou est-ce que, au
chapitre des précautions, c'était quelque chose d'évident à faire, donc
on le fait.
-On va dire que ça dépend des jours, mais que globalement, globalement,
c'est plus facile à vivre, que je pense que la situation que peuvent
vivre des sortes d'artistes dévoyés, on va dire, non, non, j'ai
d'ailleurs été toujours dirigé, conduit, par une sorte de main
au-dessus de mon berceau, m'interdisant, je ne sais pas, une sorte
d'injonction à faire ce qu'il fallait faire, et ne pas faire ce qu'il
ne fallait pas faire, ça s'appelle le bon sens aussi…
-Ça peut s'appeler la...
-Ce qui peut être un peu révolu, comme...
-Ça peut s'appeler aussi, la pureté, on peut dire puisqu'on parlait de l'enfance, on peut se...
-Oui, mais alors non, mais restons terre-à-terre, oui, si on part dans
l’onirique, et dans l'absolu, ce serait une forme de pureté, mais cette
pureté a été aussi galvaudée, on la retourne comme un gant, on
l’affuble, ceux qui n'en sont pas impartis, et vice versa, et on n’en
tient pas compte pour ceux qui la détiennent, mais non, ce serait dans
un langage plus commun, le bon sens.
-Gérard Manset, je me suis souvent demandé, en écoutant ce que vous
faisiez, je me suis souvent demandé, pourquoi il fallait mettre de la
musique sur la poésie, enfin, est-ce que c'était...
-J'ai jamais mis, je répète, et au contraire, j'ai toujours été contre, mettre de la musique sur la poésie.
-Ou l'inverse, alors...
-Ou peut-être l'inverse. Y’a peut-être quelques exceptions, louables,
mais je veux dire, bon, moi, c'est pas ma démarche, ma démarche, c'est
que les choses viennent à peu près, à l’équivalence, j'ai un
instrument, et j'attends que l’amalgame se fasse, et qu'en règle
générale, je ne suis pas du tout pour la cuisine, on a un texte, on le
met en musique, ou vice versa.
-Mais est-ce que c'est aussi lié à…, s’il y avait eu, Gérard Manset, on
va dire, il y a 150 ans, par exemple. Est-ce que la, est-ce que la
démarche, alors là, c'est vraiment une question idiote et hypothétique,
mais est-ce que la démarche aurait été, aurait pu être différente
étaient..., c'est-à-dire être poète, être Verlaine, être...Baudelaire…
-Elle aurait été celle-là, bien évidemment, c'est la seule chose qui
soit immuable, c'est cette sorte, je répète, entre guillemets, j'aime
assez le terme, je me suis défini là-dedans, et je m’y réfère, c'est
l'acte poétique. Donc, alors, suivant les âges, ou suivant les époques,
il peut prendre des apparences différentes.
-Est-ce que c'est très emmerdant, Gérard Manset d'avoir à se répéter
tout le temps, on n'est pas obligé de se répéter d'ailleurs, mais
d'avoir à préciser les choses...
-Oui, il y a un moment, ça prend un peu la tête, d'avoir à préciser,
mais bon, ben là, c'est son lot, quand on est quand on véhicule, quand
on balance quelque chose dans le public, et qu'effectivement, de temps
en temps qu'on fait des interviews et qu'on passe à travers une partie
du média, la partie la plus noble, qui est ou, la radio, parce qu'il
n'y a pas d'image, ou la presse, parce qu'il n'y a pas d'image, il est
normal d'avoir à définir et à redéfinir et à sur définir des notions
aussi simples que l'acte poétique.
-Donc, je vous horripile. Je voudrais savoir, parce que c'est vrai que
moi, je vis pas toujours dans l'univers Manset, donc, est-ce que c'est
horripilant d'avoir à repréciser, à dire...
-Non, disons que c’est pas du tout horripilant quand on a le temps de
le faire, que c'est plus d'une phrase ou deux, et que... Non, et puis
ce n'est pas horripilant, quand c'est véhiculé ou porté par un produit,
par le terme produit, je suis le premier à le défendre, par... comme
celui de cet album, par exemple, qui sort, ce « Jadis et Naguère
», argent, avec une iconographie, tout à fait en rapport avec la chose,
un dessin d'ailleurs, qui date de 1900, mais, non, là, je suis sur mon
petit nuage, donc, ça ne me gêne pas du tout, d'avoir à redéfinir,
puisque j'ai le matos en dessous, je veux dire, je m'assois, je me
conforte par le matériel que je viens de sortir. Je serais un peu moins
certain de…ou j'aurais quelque chose d'un peu plus faible, d'un peu
plus fragile, d'ailleurs, je ne définirais pas, je crois que je serai
ailleurs, enfin, là, ça ne me gêne pas du tout, au contraire d’en
parler des heures et des heures et des heures et des heures, ça dépend
aussi de l'interlocuteur.
-Alors, vous êtes Gérard Manset, et puis, si je faisais un petit
sondage dans la rue, donc, je crois que beaucoup de gens vous
connaîtraient, puis, je leur demanderais, Gérard Manset, c'est quoi,
c'est qui ? Ils me diraient peut-être communément, c'est un chanteur.
Est-ce que, est-ce que, de temps en temps, vous, ça vous pose un
problème ?
-Ça, effectivement, ça me pose un problème. Enfin, ça me pose un
problème quand on me pose la question, si j'y réfléchis deux secondes,
oui, si j'avais un seul problème, ce serait celui-là, effectivement, je
suis tout à fait critique, quand on a… au label chanteur, je trouve que
ça se porte très mal, j'ai pas envie de porter ça. J'avais dit, il y a
très très longtemps, je ne marierai pas ma fille à un chanteur de
variété, donc, je crois que c'est toujours en vigueur. Et donc, voilà,
à la limite compositeur, d'ailleurs, j'ai toujours systématiquement,
dans tous les articles, fait biffer, que je relis en général, fait
biffer la mention chanteur pour le remplacer par compositeur ou
artiste, il y a des termes valorisants, il y en a qui sont
dévalorisants. Donc, voilà, c'est tout, mais ça n'engage que moi, hein ?
-Mais, ça serait un problème de quel ordre…
-Ben de malentendu, tout simplement. C'est que je ne suis pas un
chanteur, c'est parce que je chante certains de mes titres, forcément,
j’y suis acculé depuis le premier jour, mais je ne suis pas, ça ne se
résume pas à un chanteur. Chanteur, déjà, déjà, on pourrait faire déjà
un distinguo entre auteur-compositeur-interprète et interprète. Alors,
là, peut-être, qu’on me dirait auteur-compositeur-interprète, je dirais
pas non, là, c'est au moins le label répertorié par le petit Larousse,
si on l'a, oui, mais interprète, non, enfin chanteur, c'est interprète,
et ça ne veut rien dire. C'est un malentendu, comme c'est comme, si on
me disait j’sais pas quoi, vous êtes peintre en bâtiment, non, je ne
suis pas peintre en bâtiment, je ne suis pas poinçonneur dans le métro,
je ne suis pas...
-Mais alors là, appelons ça, comme on veut, et tenons-nous-en, au mot,
donc, vous êtes auteur-compositeur-interprète. Mais est-ce que, de
temps en temps, vous, cette situation, ce statut, je vais employer un
bien-grand mot, mais vous fait honte, vous semble inadéquat, avec ce
que vous pensez de la ville, du monde...
-Ecoutez, pour focaliser un tout petit peu plus avant sur ce terme, et
sur ce déli…., enfin, ce petit malentendu, je m'estime tout à fait
heureux dans ce malentendu, d'avoir à le supporter comme je le
supporte, c'est-à-dire que je suis connu, si quelqu'un dans la rue me
connaît, effectivement, il y aura une personne sur, on va dire, sur 10,
qui connaîtra le nom, et sur les 100 qui connaîtra, qui connaîtront le
nom, il en aura peut-être une petite poignée de quatre ou cinq, qui
connaîtront le matériel, et puis, la plupart ne connaîtront qu'un
titre, qui est donc « il voyage en solitaire ». Et finalement, au bout
du compte, être connu, en tant que chanteur entre guillemets ou
artiste, ce qu'on veut, sur les ondes, par un titre qui est le
solitaire, je suis pas le plus mal nanti, parce que ce titre est beau,
et puis parce qu'il résume aussi ce que je suis, et puis finalement, de
manière un peu prémonitoire, chacun des mots de ce texte et chacun
des…chacune des ambiances, cette mélodie finalement, me colle à la
peau, c'est vrai, et donc après tout, quitte à être résumé par trois
minutes de quelque chose, autant que ce soit ces trois minutes-là, ça,
je ne me plains pas, mais il y a quand même malentendu, c'est-à-dire
que c'est l'arbre qui cache la forêt.
-Est-ce qu'il y a des gens qui sont hermétiques à Manset, beaucoup, beaucoup, ou finalement...pas tant que ça…
-J'ai encore la chance que ceux qui le sont, et il doit y en avoir
quand même un bon paquet, je sais pas, restent sur l’expectative, se
font discret, semblent une sorte comme ça de…, je sais pas,
d'interrogation, ou de fascination, je sais pas, vis-à-vis de ceux qui
eux, sont des inconditionnels. Je sais pas, ça doit leur sembler
tellement mystérieux d’être inconditionnel qu’ils sont sur la réserve,
ils attendent peut-être de... Je sais pas que quelque chose se
manifeste, qui prouverait qu'ils aient tort ou qu'ils aient raison,
j'en sais rien, bon ben...
-Est-ce que c'est une question qu'on se pose… ce genre de question ?
-Moi, oui…
-Est-ce que parfois, est-ce que parfois, quelqu'un qui est créatif se
pose ce genre de question et se dit, tiens, c'est vrai pourquoi,
pourquoi il y a des gens, qui s'en foutent, de ce que je fais, ou ils
sont hermétiques, quoi, je sais pas si ils s'en foutent, ils ne
connaissent pas.
-C'est une très bonne question, là…
-Ah, ça me rassure…
-Une très bonne question. Non, non, non, sincèrement, parce que si vous
voulez, c'est quelque chose qui passe à côté de beaucoup de gens, ça,
c'est-à-dire que, dans la réussite, entre guillemets, non pas que ce
soit mon objectif premier, mais j'ai le droit d’y réfléchir ou de
constater les raisons pour lesquelles, un tel ou un tel réussit, ou vit
un échec. Et il y a quand même des impondérables, il y a des…il y a
les, ce qu’on va appeler vulgairement et brièvement le talent entre
guillemets ou la personnalité ou l'inventivité. Mais ça, finalement, au
bout du compte, ça ne concourt que pour, peut-être, 10%, 20% dans la
réussite en question. Et à part ça, il y a deux autres éléments qui
sont le tempérament, le caractère, c'est-à-dire que certains sont des
battants, d'autres sont des introvertis. Donc voilà, alors ça joue
beaucoup sur cette faculté de, on va dire, de rencontres, de
sympathies, et il y a des gens qui sont amis, immédiatement avec tout
le monde, il y a en a d’autres qui sont ennemis immédiatement sans
qu'ils le cherchent, sans qu'ils n'aient rien fait pour, et puis il y a
aussi cet élément que vous venez de mettre en évidence, qui est, est-ce
qu'on se pose la question de savoir si telle proportion d'individus
aime ce que vous faites et telle autre, la refuse. Alors, en général,
je dois encore être atypique ou être un cas dans ce… dans la création,
c'est que, pour tous les artistes que je connais, ils n'en ont rien à
foutre, ils revendiquent même le fait, presque entre guillemets, de
cracher à la gueule, de ceux, que ça n'intéresse pas. C'est-à-dire que
tel réalisateur fait un film dont tout le monde se fout, tout le monde
trouve mauvais. Il est le premier à dire sur toutes les chaînes, que ça
ne changera en rien, la manière dont il travaille. Et que finalement,
il est même très heureux parce que ça prouve à quel point justement, il
n'est pas conformiste, enfin, bon, il trouvera toujours les arguments.
Mais moi, depuis le premier jour, je souffre du syndrome opposé,
c'est-à-dire que, je ne peux pas me faire à l'idée qu'il y ait, ne
serait-ce que, un auditeur ou un acheteur, d'un CD ou un lecteur d'un
livre, qui pourrait avoir la moindre réserve. Sinon, des réserves, je
veux dire d'ordre, d'ordre strictement technique ou pratique, pourquoi
t'as choisi cette typo, peut-être tel autre typo à tel corps de
caractère, c'est tout, telle couleur, pourquoi pas telle autre, tel
cadrage, pourquoi pas tel autre, à la limite, oui. Pourquoi t'as mis
des cordes, peut-être des cuivres, à la limite, c'est déjà beaucoup
plus sur une... Mais le reste, non, ça me semble invivable, d'imaginer
que, et heureusement, je ne suis pas confronté au fait, je ne reçois
jamais de courrier critique, heureusement que ceux qui auraient des…
comment dire, qui pourraient être désagréablement touchés par ce que je
fais ne se manifestent pas.
-Qui vous épargnent ?
-Oui, qui m’épargnent, non, ça, c'est, je leur en suis redevable. Ça,
je trouve ça d'ailleurs, assez…parce que moi, le premier, quand je
n'aime pas quelque chose, j'en parle, et je me manifeste. Donc, je suis
finalement, oui, je suis très redevable à ceux qui ne se manifestent
pas, quand n'aimant pas ce que je fais, et il y a des raisons de ne pas
aimer, moi le premier, si j'étais acheteur ou éditeur, je crois que je
n'achèterais pas ou que je n'aimerais pas. Je reconnaitrais sûrement
une immense créativité, je serais peut-être agressé par le timbre
vocal, je serais peut-être agressé par, comment je pourrais dire, ce
côté très très ténébreux, très psychanalytique de la chose, je dis pas
que j'adhérerais obligatoirement ; sur le plan littéraire,
j'adhérerais, c'est-à-dire que si le même Manset sortant des ouvrages,
aussi noirs, aussi sombres, aussi introvertis, j'adhérerais sûrement,
parce que la littérature, c'est autre chose, on prend un livre, on le
lit. Mais la musique s'écoute, y’a une sorte de… ça va dans l'air, ça
vit, et cette sorte de vie est en contradiction avec la noirceur
évoquée. Donc, ce serait les raisons pour lesquelles je pense, je
serais écarté de ce genre de choses. Mais j’y reconnaitrai toutes les
qualités les plus éminentes, mais je, néanmoins je ne crois pas que je
serais client.
-Mais au risque de défier le bon sens, est-ce que vous êtes un battant
ou un introverti ? Je vous entends dire… ça m'intéressait ce que vous
disiez-là et ce que je sais pas ?
-Moi non plus, vous savez, on peut d'ailleurs être battant introverti,
ça n'est pas en contradiction. Je suis Lion Cancer, donc je suis les
deux, je suis battant quand je suis Lion, c'est-à-dire dans l'activité
de tous les jours quotidiennes, s’il ne s'agit pas de ce que je fais,
et dès qu'il s'agit de ce que je fais, il n'y a plus personne.
Je ne peux pas le défendre, je ne suis pas là pour le défendre.
-Il y a des franges qui bougent, toujours, donc vous vous intéressez, qu'aux franges finalement non ?
-Moi, je ne m'intéresse pas, non, non, ça, c'est pas des choses…
-Il y a des franges qui s'intéressent à vous ou non ?
-Non, je crois que non, ceux qui s'intéressent à moi, c'est ceux qui
ont déjà... J'ai réalisé, là, avec cet album, pour différentes raisons
qui sont un peu longues à évoquer, que ça commence à devenir totalement
incompréhensible. Un texte à peu près cohérent devient incompréhensible
aujourd'hui, je parle des jeunes, hein, clientèle de 20-25 ans, c'est
comme si on leur avait mis des œillères ou c'est comme si on les avait
dirigés vers des ornières, comme ça, de lesquelles ils ne sortent plus.
Donc, on entend autre chose que ce qui est dit, un mot prend une autre
signification ou alors, ou ne prend aucune signification, ils ont
beaucoup de mal à rassembler les morceaux. Donc, ça s'adresserait
plutôt, ce n'est pas une question de fange, mais, enfin, de frange,
pardon, mais non, ça s'adresserait plutôt à ceux qui ont effectivement,
qui reviennent de cette époque d’il y a une trentaine d'années, une
vingtaine d'années qui était foncièrement différente.
-Mais ça, c'est le pire de tout, ça, ce que vous dites.
-Ça voudrait dire quoi, que le monde est coupé en deux ?
-Non, ça veut dire que non, c'est l'avenir du monde. Quand on a 25 ans, donc...
-Ah, ben on sait bien que l'avenir du monde, mais on a tout fait pour
saboter cet avenir. Ben ça, tout le monde est responsable, les
gouvernements, tous les responsables sociaux, tous les éducateurs, tous
les... On sait bien que… ils ont pris toutes les options qu'il ne
fallait pas prendre. Les options de la société de consommation, de
l'image, des médias, aujourd'hui encore, on vous crie sous tous les
tons que le canal, le tube digestif numérique, c'est l'avenir,
Internet, enfin toutes ces foutaises qui n'ont aucun sens. Bon, ça, on
le sait.
-Il faut que les poètes se dépêchent, alors parce que...
-Les poètes ne se soucient pas de ce genre de choses. Heureusement… se dépêchent de quoi ?
-Parce que c'est hermétique maintenant. Si à 25 ans, on n'entend plus.
-Ah oui, mais c'est...
-Si ça n’a aucun sens…
-C'est une époque révolue, alors il reste l'écrit.
-Hmmm, hmmm
-Il reste Rimbaud, il reste ses lignes, il reste Voltaire, il reste...Bon, il reste tout le monde. Tout ce qui est l'écrit.
Alors bon, on peut imaginer une scène, comme ça, d'un film de bas
étage, de fiction, d'il y a 10 ans, ou dans une vague bibliothèque
poussiéreuse, de temps en temps, un jeune qui aura accédé à une petite
maturité d'une dizaine d'années de plus, vers la trentaine, ira seul,
de son plein gré, face aux orages, aux intempéries, aux clés qui
n'entrent pas dans les serrures, va ouvrir cette petite bibliothèque et
essayer de retrouver une sorte de connexion avec les anciens, avec le
monde ancien, et bon, peut-être là, il sera fasciné.
-Est-ce que la célébrité ou la notoriété, je sais pas comment on dit,
enfin, le fait qu'on soit quelqu'un de connu et qui existe, surtout,
est-ce que ça vous a fait du mal au bout du compte, jusqu'à
aujourd'hui, est-ce que, ou tout à l'heure, j'ai cru comprendre que
c'était aussi un avantage pour faire ce qu'on a à faire. Mais est-ce
qu'il y a des moments où ça a fait du mal, ça empêche de vivre ? Alors
là, si je pose la question à une midinette qui est starlette, elle va
me dire oui, c'est gênant, parce qu'on va photographier en bas de chez
moi, etc., etc., mon Dieu, c'est terrible. Mais la question est...
-Non, non. Tout de suite, la réponse, m’est venue, de manière un peu
comme ça, simpliste, mais qui résume bien quand même, ça serait, on va
dire que ça fait du mal dans du bien, c'est-à-dire qu'il y a quand même
une grande part de bien. Et puis, à l'intérieur de ce bien, forcément
ça génère aussi des petites choses, beaucoup plus que désagréables, des
troubles, des questions qu'on se pose et des …bon, voilà, c'est tout,
mais elles ne sont qu'à passer par profits et pertes, parce qu'elles ne
se seraient jamais produites, si on n'était pas dans le registre du
bien, c'est-à-dire des bonnes choses qui arrivent, c’est-à-dire des
choses positives. Et il est évident que cette sorte de notoriété un peu
particulière ou d'estime, on va dire plutôt que de notoriété, cette
sorte d'estime, voilà, m'oblige absolument à être excessivement
vigilant. J'étais consciencieux, j'étais pointilleux, j'étais
pinailleur, mais peut-être que je n'aurais pas été aussi vigilant.
Donc, je suis redevable de cette estime qu'on me porte et de ceux qui
me la portent. Alors, ça, c'était quelque chose de très positif. Alors,
bien évident qu'à partir du moment où je suis aussi vigilant, eh bien,
il apparaît certaines choses qui peuvent être quelques fois un peu… pas
du mal, enfin négatives ou problématiques, ou des interrogations, qu'il
faut que je résolve.
-Est-ce que vous baissez la garde quand vous allez en Afrique ou...
-Ah oui, je baisse la garde. Dès que ça y est, oui, mais bien sûr, dès que l’avion décolle, j'ai baissé la garde.
-Et alors, ça devient, comme un sucre Candy, enfin on est bien...
-Ah mais pardon, excusez-moi, oui, je la baisse aussi, ici souvent, hein. Oui, je la baisse quand même, souvent…
-Mais si on va partir…
-Je marche...Je marche 3m dans la rue, j'ai baissé la garde.
-Oui.
-Mais, bien évidemment, non, mais dire, en fait, dès que je navigue, je
ne dis pas voyage, par exemple, dès que je navigue, oui, je baisse la
garde, c'est normal, oui. Je suis seul avec mes pensées, mes trucs, mes
machins, ça tourne tout seul, c'est nickel, ouais.
-Et vous êtes seul, en bonne compagnie ?
-Ah oui, oui, oui, bien sûr, je suis en compagnie, on en revient
toujours à l'enfance, du petit gars douilleur, qui avait sa gaule, sa
canne à pêche, pour aller tripoter le vairon dans tous les coins de la
Marne, j'étais parfait, je suis en compagnie de celui-là, bien
évidemment, et j'en veux pas d'autre.
-Donc, la navigation va durer encore longtemps.
-Ah ben, la navi..., c’est ad vitam aeternam, bon, heureusement.
-Y’a des gens… même des enfants qui, un jour plient la gaule…
-Qui, un jour deviennent matures.
-Oui, j'aime pas le mot, là en revanche…adultes ça me gêne pas mais…
-Alors adultes,
-J’aime pas matures, c'est pas joli, mais...
-Alors adultes…
-Non, mais même des enfants qui ont la chance de ne pas devenir adultes
aussi, si j'entre dans cette forme de pensée, mais qui...
-Et qui plient quand même la gaule ?
-Oui, qui se posent…
-Gaule onirique, après tout, elle est pas mal, on n'a pas besoin de la plier.
-Uh, uh, on va vivre avec, puis on ne s’en plaint pas d'ailleurs. Je
remercie Gérard Manset, le nouvel album, s'appelle « Jadis et Naguère
», ça m'a rappelé quelque chose, donc ça devrait vous rappeler quelque
chose aussi.