PAROLES ET MUSIQUE: N°59 (Avril 1986) - Interview par
Fred Hidalgo -
A l’automne 83,
« Paroles & Musique » réalisait une première (après de longues et
patientes approches) : rencontrer Gérard Manset (« …comme Mythe,
Mystère, Mysticisme ») pour lui consacrer –à la condition expresse de s’en
tenir à des impératifs précis, de contenu comme de forme- la première
couverture et le premier dossier vraiment important de sa carrière : seize
pages dans lesquelles sa discographie est analysée, commentée, décortiquée,
remise dans le contexte de l’époque (Paroles & Musique n°34).
Une manière d’exploit
que ce dossier – que le chanteur, satisfait de constater le respect scrupuleux
de ses exigences, revendiquera ensuite publiquement – qui n’aurait peut-être
pas vu le jour, pourtant, si Manset n’avait trouvé amusant de se livrer, plutôt
qu’à un magazine grand public, à une revue au stade encore semi-confidentiel…
Trois ans plus tard–avec,
dans l’intervalle, la parution de l’extraordinaire « Lumières »(Paroles
& Musique n°44) et celle de « Prisonnier de l’Inutile »
(Paroles & Musique n°53) dont les sept titres, qui regardent « par
la vitre arrière », renvoient continuellement au passé comme
s’il s’agissait de boucler définitivement un pan de vie-, Manset téléphone à
PM : « J’ai décidé d’arrêter les disques et de plaquer le showbiz. Je
ne veux pas me répandre en interviews, mais je suis prêt à tout confier à
« Paroles et Musique » pour un numéro qui serait mon testament
artistique, comme une référence définitive à laquelle je pourrais renvoyer tous
les médias voulant me poser des questions sur la chanson, mes disques et ma
carrière ».
Stupéfaction. Et puis,
bien sûr, acquiescement immédiat ! Au-delà des motifs de Manset, de
l’irréversibilité ou pas de sa décision, c’est un scoop journalistique de
première grandeur qu’il offre, de son plein gré, à « Paroles et
Musique » : plus que l’interview exclusive dont les magazines de rock
à grand tirage ou les « news-magazines » les plus branchés auraient
fait leurs choux gras, c’est un surprenant bilan de vingt ans de carrière qu’il
nous avait préparé. Mais c’est aussi l’annonce d’une vie nouvelle, plus
naturelle et moins stressante…
Et pour ses
admirateurs, dont nous sommes, ce sera bientôt, surtout, une absence
irréparable qui se fera cruellement ressentir dans ce petit monde du
show-business où, pour tenter de connaître le succès, on hésite de moins en
moins à enfiler le costume unisexe et uniforme de rigueur. La différence, oui,
mais dans l’uniformité !
Ces confidences – qui ont mérité plusieurs rencontres avec Gérard, en tête à tête (les seuls documents illustrant ce dossier « historique », ainsi que la photo de couverture, ayant été choisis dans ses archives personnelles) -, c’est aussi pour qu’on ne lise plus dans la presse, qu’on n’entende plus à la radio ou à la télévision des inepties du genre : « si la chanson française se porte mal, c’est parce que ses créateurs sont d’un faible niveau par rapport aux étrangers ».
Faux ! Archi-faux ! Non, la chanson française ne se
porte pas mal, non ses créateurs ne sont pas dépassés ! Au contraire, à
l’instar d’un Manset, ils sont d’un haut niveau, défricheurs d’expressions
stylistiques nouvelles. Encore faut-il, face au ghetto du métier du spectacle
et des médias sans éthique, à la seule remorque de la mode, ne pas passer à
côté. Jusqu’à les voir disparaître, que ce soit forcés et contraints, ou bien –
comme Gérard Manset –par choix.
Mais s’il arrête la
chanson en professionnel, l’homme Manset ne saurait pour autant interrompre
toute activité artistique. De loin en loin, on le verra exposer ses peintures,
ou bien ses photos – prises lors de ses nombreux voyages –comme par exemple
tout ce mois d’avril, à Paris à la FNAC Montparnasse…. Avec un peu de chance,
on y rencontrera un artiste serein, enfin détendu, prolifique quant à ses
passions graphiques… mais seulement celles-ci ! Pour le reste, tout est
dit dans ce numéro !
Gérard Manset.
Saint-Cloud, 1945. Auteur-compositeur-interprète. Faute de biographie
officielle, il y a une légende : celle de l’alchimiste de studio
travaillant en autarcie complète. Il débarque sur les ondes en 1968 avec « Animal,
on est mal », classé « pop-music » ; un détail
d’importance : il y a des paroles et elles sont françaises. Ce rock
symphonique se mâtine légèrement de folk (« Celui qui marche
devant », 1972), puis de hard-rock (« On sait
que tu vas vite », 1975) ou de musiques orientales (« Royaume
de Siam », 1979).
Dès le départ, il
emprunte largement à l’électro-acoustique : il s’agit d’impressions,
d’images, autant que de musique ; le peintre, le photographe ou le
cinéaste ne sont pas loin. Si les mots sont souvent choisis pour leur sonorité,
les thèmes ne sont pas communs : philosophie de l’existence (« Les
Vases bleues », « Rien à raconter »),
mysticisme (« Jésus », « Golgotha »),
mêlé parfois de science-fiction surréaliste – « La Mort d’Orion »-,
désir pur et dur de création ne s’embarrassant d’aucun calcul : « La
toile du maître ne convient peut-être qu’à celui qui l’a faite »….La voix,
déchirée, porteuse d’émotion, ajoute une humanité assez étrange à une
entreprise musicale qui, autrement, si l’on n’y prenait garde, pourrait
paraître glacée à force de sophistication apparente.
Par dizaines de milliers,
depuis le début les « allumés » de Manset délirent sur ses textes
tristes et somptueux, sur sa voix de crucifié, sur ses arrangements
mélodiques aussi tortures qu'inégalés, sur un " son " aussi qui
renvoie - c'est tout dire- les Anglais à leurs chères études ; priant pour voir
un jour le maître sur scène. Ce qui a
toujours été hors de question.
Tout a commencé par un
malentendu. Après son échec au bac - un zéro pointé en français- parfaitement éliminatoire
! -Manset attaque les Arts déco. Tout en démarchant les agences de pub avec son
carton à dessin, il apprend le solfège (en huit jours !) et la patience
(en essayant de placer des chansons : chez Philips on lui dit que
jamais il ne réussira à vendre le moindre disque)... Il produit alors
« Animal on est mal », un malaise en 45 tours
fantastico-poétique : « Je n’étais
pas fait pour chanter. Mais je ne pouvais quand même pas faire chanter ça par
quelqu'un d'autre » - Le disque sort en mai 68. Rideau de fer chez les
disquaires : huit exemplaires
vendus (qui valent de l’or aujourd’hui -J'ai tout de suite vu que c'était mal parti...) Mal parti peut-être,
mais parti quand même.
Son premier album annonce la couleur : textes, voix,
musique, orchestration, pochette, il fait déjà tout. Un succès d'estime -l’égalité de la nullité- le pousse à
enregistrer « La Mort
d'Orion » un opéra désespéré.
C’était l’été 69,
Pompidou venait d’être élu président, Éric Rohmer touchait
le grand Public avec sa « Nuit chez
Maud », tandis que « More » était censuré pour cause de LSD, le quartier
latin était occupé par les flics de Marcellin, le soir on
écoutait Campus sur Europe 1 : Pink Floyd, Jethro TulI, Chicago Transit
Authority, et aussi ce disque étrange
que matraquait Michel Lancelot : « La Mort d’Orion ».
Piégé par la technique
du studio, Manset venait de créer ce qui rendait inutiles les efforts
phonographiques des cinq années suivantes dans ce pays : avec « La Mort d'Orion » qui
trouvait aussitôt dans les méandres de la distribution commerciale plus de
vingt mille amateurs ravis - c'est un phénomène
rarissime qui se produit. Il y a ainsi des films qui enthousiasment brusquement
toute une génération, tout un milieu, les cinéphiles comme ceux qui ne le sont
pas, qu'on va voir et revoir, qu'on apprend par cœur. On appelle ça des
films-cultes. « La Mort
d'Orion » (1970), qui continue de se vendre en 86, qu'on
offre à ses amis, est un album-culte qui ne vieillit pas. Ce space-opera de la
pop-musc (avec les voix de Gianni Esposito et Anne Vanderlove), qui conte la
tragique histoire d'un peuple maudit -par-delà
les grands univers dans la grande nébuleuse noire est bien comme on l’écrivit
à l'époque - la transposition intelligente
et lucide des audaces musicales de l’underground anglo-saxon-. Un évènement, une date, un triomphe critique sans
précédent.
Le public va-t-il
suivre ? Bizarrement, l’engouement pour Manset semble concerner un milieu
relativement restreint. N'est-ce pas le syndrome de tout culte ? Qui dit fidèles
dit chapelle, à la rigueur cathédrale. Les fous de Manset célèbrent leur Dieu
(c'est lui qui le proclame dès 68 « Je suis Dieu » avec une ferveur
d'autant plus vive qu'elle n'est pas partagée par le vulgum pecus. Et puis, la honte d'être un chanteur talonne l’artiste
Manset : -il existe une anormalité décente,
positive, celle des écrivains ou des
peintres. Ils peuvent être
malsains, antipathiques, irascibles,
on les vénère comme tels. Un
auteur-compositeur-interprète ne sera jamais qu'un saltimbanque, le bas de l’échelle -. Imper noir, col roulé noir, regard noir, barbe et longs cheveux bruns,
Manset se déguise alors en nuit sans étoiles.
Les albums qui vont
suivre vont perdre un peu en expressionnisme, mais gagner en impact réaliste.
Pourtant, en 1970, Manset a la tête
ailleurs : en compagnie d'un ami, il fonde son propre studio d'enregistrement, le Studio de Milan. Pendant cinq ans, il sera ingénieur du son,
dépanneur, orchestrateur, producteur (notamment « Chimène » de René Joly), chef comptable …Douze heures par
jour. Un enterré vivant.
Le Studio de
Milan : « Après avoir enregistré mes deux premiers albums avec
Bernard Estardy à CBE, et quelques productions pour d’autres artistes, j’ai
commencé à travailler tout seul. J’ai fait « Long long chemin »
en 72 au Studio de Boulogne, chez Pathé, puis avec Jean-Paul Malek – que je
connais depuis la classe de sixième- nous avons monté notre propre studio, rue
de Milan, en 70, avec un capital social minimum. C’était la grande époque des
premiers studios d’enregistrement, une épopée qui a commencé avec Bernard
Estardy : c’est lui qui m’a fait comprendre qu’il n’y avait pas de
barrières entre la technique et la musique ; un musicien qui se met à la
console, au fer à souder, est même plus efficace, souvent il comprend mieux les
choses qu’un technicien pur ; fût-il ingénieur en électronique…
Maurice C. Van Hall, mon hollandais volant (rire…) était de cette race de pionniers. Sur le plan technique, c’est certainement l’un des mecs que j’ai rencontrés qui m’a le plus étonné. Il était également importateur et il a été le premier à nous consentir quelques crédits pour nous installer. On a commencé en 4 pistes, pendant 3-4 mois, le temps de quelques maquettes, puis on est passé en 8 pistes et, un an ou deux après en 24 pistes. J’y ai enregistré alors « Y’a une route » et tous les autres ont suivi ; même après que j’ai revendu mes parts à Malek en 80, j’ai continué à enregistrer au Studio de Milan comme client, en faisant tout seul les orchestrations et les mixages…»
Après « Long
long chemin » en 72, en 1975 sort « Il
voyage on solitaire » 300000 45 tours et 60000 albums vendus immédiatement
« Ça m'a énervé. A nouveau je me suis revu dans la glace. Comme un
monstre ». Par réaction, il enregistre « Rien A
raconter » (1976). Puis (en 1978) un album électrique « 2870 » - dont les ventes
(40 000) dictent alors son attitude –« A
quoi bon se faire bouffer la santé ».-Pas
question pour Manset de monter sur scène, de remplir le Palais des Sports.
A l'instar du Satan de
Léo Ferré, il met -son honneur à ne paraître / Jamais à la télévision-
Il cède ses parts du studio, rase sa barbe. Et se souvient qu'il est né, à Saint-Cloud, clinique de la
Porte-Jaune…
Il part pour l’Asie,
apprend le thaï, l’indonésien, se plonge dans la lecture de Bouddha, se met au
riz blanc, au thé, au karaté. Il repart pour l’Amérique latine, apprend l’espagnol.
Puis c'est l'Afrique noire,
l’Océanie. En solitaire évidemment ; « On va plus vite, on voit plus vite, on vit plus vite. Le voyage ce n'est pas une partie de
plaisir. Mais un travail
consciencieux : on élimine les faux rêves ».
Dans le même temps, il renoue avec la peinture, la photo, se
passionne pour la sculpture thaï, tourne un film en 35 mm – L’Atelier du Crabe
- que très peu pourront voir. Pendant les
escales, de « Royaume de Siam » (1979) à
l'éblouissant « Comme un guerrier », (1982) en
passant par « L'Atelier du Crabe » (1981) et « Le
Train Du Soir » (1981), il enregistre. Des titres aventuriers à la
Hugo Pratt, adoucis par la poésie d'un Hergé –Avant, je n'avais rien à dire sur rien. Depuis ces voyages, je n'ai « Rien à raconter » sur
quelque chose. Je justifie la réalité de ce que j'écrivais
avant-.
Entre 68 et 86, Gérard
Manset se tait se terre, refuse les photos, les interviews, les télés, apparait
de dos sur les pochettes ou bien le visage flou ou les yeux masqués, mais
produit douze albums superbes, qui forment aujourd'hui une œuvre incomparable
dans la chanson d'expression française contemporaine. Douze albums pour ces
happy few qui les reçoivent comme la manne céleste, les dégustent comme
l’Eucharistie. Et la pub qui accompagne leur parution -ou leur épiphanie -
consacre ce phénomène : 'Manset. Un mythe. Une religion'.
Car cet homme est une
légende vivante. On le dit lointain, ombrageux, hautain, solitaire. On le dit
perfectionniste et mégalo. Il n'a jamais rien fait pour démentir celte réputation,
pour lever le voile du mystère. Seule référence : les disques, même si Manset
n'est jamais complètement satisfait de ce qu'il fait. Artiste torturé? Génie
incompris? Martyr masochiste ? Qu'importe si la réalité est sans doute plus
simple. L'opacité renforce le culte.
Elle multiplie la complicité des initiés. Le culte de Manset, c'est comme les
Rose-Croix, comme la franc-maçonnerie la plus secrète.
Quand un initié
rencontre un autre initié, que se racontent-ils? Ils parlent du dernier album :
dira qu'il ne vaut pas le précédent, l'autre rétorquera que le phénomène est
classique. Comme autrefois pour les Beatles -Manset adore McCartney -chaque
nouvel album du maitre déçoit à la première écoute, résiste et ce n'est que
vers la dixième ou douzième fois, peut-être, qu'il livre ses trésors. C'est
sans doute cela le phénomène Manset, imperméable à ceux qui écoutent peu ou
mal.
Quoi qu'il en soit,
chaque mot, chaque virgule, chaque note d'un disque de Manset particulièrement
des deux derniers : « Lumières »
(1984) et « Prisonnier
de l'inutile » (1985) est « nécessaire ».
L'épuration absolue du langage, sa réduction à l’image provoque le dialogue de
l'émotion avec la technique. Et le vieux cliché français qui veut que la technique
tue l'émotion, vole en éclats. Depuis 68, ont dit certains (qui ont sans doute
beaucoup exagéré), à part Manset il ne s'est rien passé que de l'inutile...
Vrai ou faux, la route est désormais
libre puisque Manset annonce ici, et c'est irrévocable, que son douzième album
-au titre éloquent – « Prisonnier
de l’inutile », restera le dernier.
Et l’artiste, qu'en
effet on aurait pu croire mégalo voire parano, de faire à « Paroles et Musique » des confidences,
comme jamais et à personne en vingt ans
de carrière, où la modestie - parfois tempérée d'ironie amère – le dispute à la
lucidité. « Je vomis sur la télévision
pour sa nullité. Idem sur moi-même : je suis encore plus nul que les
programmes, puisque n'y passe pas. Faut se faire une raison : je danse moins
bien que Carolyn Carlson... » -Et Manset de tirer un constat d'échec
- tout en dressant un bilan positif - de ces vingt années passées dans le
contexte du show-business.
ENFIN...LIBÉRÉ DE L’INUTILE
PM- Tu envisages d’arrêter les
disques?
G.M. : Il y a
tout un tas de choses que j’envisage d'arrêter, et d'abord les interviews en
tant que chanteur. Tu vois, si j’ai fait appel à toi-et c'est une attitude tout
à fait exceptionnelle de ma part- c’est pour que ce numéro de Paroles et
musique serve de référence définitive,
parce que je ne donnerai plus d'interviews. En tout cas, pour ne pas
répondre systématiquement non si quelqu'un me téléphone pour faire un papier,
je vais faire payer, demander des sommes dissuasives...
- C'est pourtant une promotion
qu'un artiste ne peut négliger...
- Oui, mais
aujourd’hui ça n'est plus mon propos.
D'ailleurs, la plupart des interviews que j'ai accepté de donner depuis
presque vingt ans -et il n'y en a pas eu des mille et des cents- c'était plus
pour des raisons de contact direct que pour la pub ou la promo que le papier
pouvait apporter.
- Demander des sommes dissuasives pour une interview, c’est ce qu'a
fait Dylan à une certaine époque.....
- Ah, ça je ne le
savais pas... alors, peut-être que ça va sembler prétentieux, égocentrique,
allumé, mais je m'en fous, je me sens vraiment en marge de tout ça
maintenant...
- Et si la télé te propose une émission importante ?
- Je ferai la même chose, je demanderai cinq
briques et personne ne me prendra. Ça ne voudra pas dire que j'aurai dit non,
j'aurai dit oui mais...Car il n'y a finalement que les arguments financiers qui
peuvent concerner les gens. Mais tu
sais, si j'ai fait peu de télés au total,
ce n'est pas seulement par refus d'envoyer mon image physique sur les
écrans - comme j'ai refusé en règle générale de fournir des documents photos -
la raison principale c'était le manque de métier, le laisser-aller généralisé des
réalisateurs, des techniciens, des machinistes...
Il y a quand même eu
quelques horreurs….Un passage chez Guy Lux, par exemple, en 75 avec « Il
voyage en solitaire », qui a vraiment été un cas de conscience pour moi.
Je l’ai fait contraint, par solidarité envers le directeur de la promotion de
Pathé qui s’était verbalement engagé à ma place, qui était allé au-delà de ce
qu’il aurait dû… Alors, je suis allé me farcir ce Guy Lux, sans espoir de
retombées commerciales d’ailleurs, sachant bien que son public de toute façon,
n’était pas à l’affût de ce que je pouvais faire… Mais le cas ne s’est jamais
reposé par la suite, c’est pour ça aussi que je suis toujours resté chez
Pathé : On y connait trop bien mes travers pour me mettre dans des
situations où j’aurais eu tout à casser. Une autre fois en 81, Francis Cabrel,
que je ne connaissais pas personnellement, mais qui est un mec très bien, que
j’apprécie, me téléphone pour que je participe à son « numéro 1 »
réalisé par les Carpentier. La télé, je ne voulais plus en entendre parler ni
de près ni de loin, mais bon, Cabrel y tenait, on déjeune ensemble, alors
pourquoi pas, si c’est dans les meilleures conditions ? C’était avec
« Le Train Du Soir ». Je passe sur les conditions de travail, qui
justement, ont été épouvantables, et puis on a encore dû m’appeler Jean-Charles
Manset ou Patrick Manset, je ne sais plus, mais au bout du compte ils avaient
une bande impassable, avec un trou de 25 ou 30 secondes sur le play-back
pendant lesquelles le mec à la caméra me cherchait partout dans le studio sans
me trouver (rires… !) Déplorable… Alors, bon, j’ai reçu une lettre d’excuse des Carpentier,
mais c’était trop tard, ça ne résolvait rien et ça n’a fait qu’enfoncer
définitivement le clou par rapport à la défiance que j’avais pour la télé. Je
ne suis ressorti de mon trou que pour « Les Enfants du Rock » après
avoir obtenu un tournage cinéma, avec un mec que je connaissais.
- Tu as peut-être placé la barre
un peu haut, au niveau des exigences ?
- Non, on a toujours
cru que je mettrais des conditions de travail draconiennes, mais c'est faux, je
demandais simplement un peu de respect et de rigueur pour le travail de
l'artiste.
- Par exemple?
- « Le Grand
Échiquier » de Chancel,
pour lequel on m'a sollicité à deux reprises. La deuxième, c'était récemment pour « Lumières ». J'ai simplement dit
que je voulais chanter « Lumières »- en version courte,
qui ne fait que six minutes avec la chorale de gosses derrière et que ce soit
ampexé. Tu vois, c'est pas des
conditions infernales; eh bien, alors
qu’ils étaient demandeurs, ça a dû
sembler trop compliqué et finalement ça ne s’est pas fait.
- Tu l’expliques comme ça mais pour certains, la chose est entendue :
Manset est asocial ! Du moins sur le plan de la création avec les médias ?
- C'est vrai que
j'assume entièrement le terme aujourd'hui. Il y a dix ans, je ne l'aurais pas assumé, mais aujourd'hui
oui, parce que les années passant j'ai
bien été obligé de me rendre compte que je devenais asocial relativement au
monde qui change, puisque moi qui reste intègre et homogène, je ne change pas;
donc c'est juste, il y a un décalage qui
fait qu'on peut me traiter d'asocial.
- La question est donc de savoir,
pour éviter d’interrompre ta carrière, si tu es prêt à passer par le
moule des médias - et je parle surtout de l'audiovisuel -, pour te permettre
de toucher enfin les 200 ou 300000 personnes que ta création suppose au lieu
des 50 à 80 000 d'aujourd’hui (en termes de ventes d’exemplaires et non
d'audience) ; (ce qui, soit dit en
passant, n'est pas si mal que ça et
en contenterait plus d'un) ?
- II n'y a qu'une réponse
: le fossé est aujourd'hui trop grand
entre la façon honnête -je dirai pour ma part « bouddhiste » -
de travailler, sur le plan artistique,
de créer dans le domaine de la musique, et le public potentiel, à cause du tamis des médias qui, au lieu d'être
à l'écoute, ne fonctionnent qu'en termes de marché. C'est-à-dire qu'il n'y a
plus de place aujourd'hui pour un mec comme moi s'il ne change pas radicalement
d'attitude.
- Tu es devenu un anachronisme ?
- Oui, parce qu'il y a
dix ou vingt ans je pouvais faire La Mort d'Orion sans chanter sur scène,
étant tellement plus marginal que je ne le suis aujourd'hui, sans que ce soit
pour autant un anachronisme, alors qu'aujourd'hui, celui qui ne choisit pas de
faire ce métier en toute connaissance de cause, en acceptant de faire le pantin et le clown,
et de marcher sur le voisin et de le bouffer, et de se battre pied à pied,
celui-là n’a qu'à arrêter. Donc j'arrête, parce que je ne veux pas jouer ce
jeu-là.
- Tu crois vraiment que ton attitude toute de rigueur et d'honnêteté,
sans concessions diraient
d'autres, n'est plus « viable » ?
-C'est sûr, une
attitude comme celle-là ne peut mener nulle part aujourd'hui. Il y a vingt ans
elle était encore possible, il y a dix ans elle était déjà difficile, ça fait
au moins cinq ans qu'elle est devenue inextricable, intenable...Et si j'ai pu
la tenir jusqu'ici, c'est bien parce que je bénéficiais d'un certain crédit
auprès de quelques personnes dans ce métier, mais « Prisonnier de
l’Inutile » était le dernier bastion que je pouvais me permettre de
défendre, le dernier disque que je pouvais me permettre de sortir avec une
pochette pareille, un titre pareil, des chansons aussi homogènes, aussi
personnelles dans le style auteur-compositeur. En ajoutant : je ne ferai rien
de plus que ce que j'ai fait avant, c'est-à-dire pas de scène et donc aucun
contact avec le public, c’est-à-dire dire un téléphone
qui ne répond jamais, pas de répondeur
téléphonique, c'est-à-dire trois visites dans les six mois à la maison de disques,
parce que le service promotionnel ne peut absolument rien faire dans ce cas-là
-et il n'y a aucune critique de ma part dans cela, simplement une
constatation-, c’est-à-dire aucune
démarche sur laquelle une information quelle qu'elle soit pourrait se fixer...
Donc, cela signifie
que ton disque est gommé le jour où tu le sors. Sauf pour les 50000 connaisseurs
que tu peux informer en te contentant de passer quelques publicités...
- Tu
pourrais peut-être te remettre à produire d'autres artistes et à écrire pour
eux, comme tu l'as fait il y a une douzaine d'années.. au lieu d’arrêter
complètement ?
Finalement, on n'a
vécu qu'une décennie -entre 70 et 80- avec la chance de vivre des rapports à
peu près normaux à l'intérieur de ce métier. D'ailleurs, pendant ce temps-là,
j'ai toujours défendu le métier ; dans les quelques papiers où j'ai eu à dire
ce que je pensais du showbiz, j'ai toujours défendu ces gens-là en disant :
contrairement à ce qu'on croit, ce ne sont pas des escrocs, ce ne sont pas des
marchands de soupe, ce ne sont pas des margoulins, ce sont des mecs très
sérieux, très propres, très droits, très
bien, et j'en estimais beaucoup. Aujourd'hui je retire tout ça, j’ai vu arriver
une génération de mecs absolument pas compétents, qui ne
comprennent rien, qui ne font que sortir des généralités plus communes et plus
ternes les unes que les autres.
Le showbiz
aujourd'hui, c'est Madame Toulemonde qui
ressasse des banalités qu'on entend depuis trente ans, ne sachant absolument
pas gérer un budget, maniant les chiffres n'importe comment, disant n'importe
quoi sans même prendre le temps de vérifier. Enfin, ridicule! Alors on est revenu à l'époque du mauvais
showbiz ; finie l'embellie, l'éclaircie des années 70...
- Tu es peut-être un peu dur? Je ne dis pas que tu as tort,
mais dans cette analyse il y a peut-être une part de subjectivité, du fait de
ton expérience « personnelle » qui est quand même unique dans le monde
francophone. Tu ne fais pas de scène parce qu'il te semble impossible de réunir
les conditions idéales, et d'autre part, à une époque où la marginalité est
moins acceptée, tu sors « Lumières », un titre superbe certes mais de douze minutes!
N'est-ce pas une gageure?
-Lumières et
Prisonnier de l'inutile, qui sont sortis avec un an d'écart mais qui ont été
faits à un mois d'intervalle (aurait pu être un double album), c'était
effectivement pour moi les dernières preuves -par l'absurde peut-être- de ce
qu'on ne pourra plus faire désormais par la faute des médias. Mais ce n'est pas
une démarche masochiste -d'ailleurs j'ai reçu beaucoup de courrier de mecs et
de filles me disant que c'est vraiment très important pour eux que ça existe,
et c'est l'une des principales raisons pour lesquelles j'ai continué jusqu'à
aujourd'hui ; plutôt le côté « témoin de son temps »...
- Ce qui est remarquable, c'est cette espèce de malentendu persistant
entre ta notoriété dans le métier et
dans la presse, entre la « Légende Manset » et la réalité
commerciale ; laquelle est très en-deçà de l'audience que mériterait ton
œuvre….
-
Mes disques ont longtemps plafonné à 20, 25000 alors qu'on parlait de moi de
façon dithyrambique et que n'importe quel tube se vendait à 150 ou 200000.
C'est vrai qu'il y avait un malentendu gigantesque. A la limite, il vaut mieux
parler à quelqu'un qui vend 300000 disques comme à quelqu'un qui mériterait
d'en vendre 10000, que l'inverse. Parce qu'à un moment ce n'est plus tenable.
Quand ça dure trois albums, ça va, quand au bout de huit ou dix albums tu vends
toujours autant ou presque, et qu'on te parle comme à quelqu'un qui en vend ou
devrait en vendre 300 ou 400000, ras-le-bol! Je pourrais en jouer, mais je suis
incapable d'assumer ce côté cabot de la plupart des artistes du showbiz, c'est
insupportable...
Les artistes véritables,
comme Gauguin, ont une conduite foncièrement différente, c'est une
particularité qu'on est bien obligé de noter. Loin d'être jamais des cabots,
le temps fait qu'ils deviennent asociaux, parce qu'ils restent entiers et
vierges...
- Alors,
question : puisque tu refuses le jeu du showbiz, et que tu as su rester fidèle
à toi-même et à ta création, est-ce à dire que tu te considères foncièrement
différent des autres artistes ?
- Écoute, si l'on
reste dans le contexte du showbiz, où tout le monde ou presque est naze, et les
artistes et ceux qui s'en occupent, en effet je suis quelqu'un de foncièrement
différent; mais si je sors de ce trip, si vraiment je coupe tout contact avec
ce domaine tout à fait particulier et tout à fait étroit qu'est le showbiz, je
me rends compte que je peux avoir des rapports normaux. Je suis peut-être
différent, étant poète quelque part, mais je ne suis qu'un différent parmi
d'autres différents avec lesquels je peux entretenir des rapports normaux:
avec des écrivains ou des artistes-peintres, par exemple, je suis dans mon trip
artistique, au milieu de gens que ne sont peut-être pas le commun des mortels
au niveau dc la sensibilité, mais là je n'ai plus du tout l’impression d'être
asocial : je fais partie d'une société artistique de créateurs, c'est tout,
mais dès que je bascule dans le showbiz, effectivement je deviens un monstre
d'asocialité.
- On est loin du « faiseur » que tu croyais être au
début ?
- C’est vrai que je me
prenais pour un faiseur, et puis la création sortant par tous les bouts, ce
n’était plus tenable. Mais je suis quand même un faiseur quelque part.
Prisonnier de l’Inutile – j’attendais aujourd’hui pour le dire – j’ai fait tout
l’album en deux week-ends, mixages compris, c’est délirant…
Chacun gravit les Annapurna
qu'il peut, c'est normal qu'on essaie de battre des records, on ne vit qu'en
battant des records...
- En travaillant ainsi, tu arrives à obtenir le produit fini que tu
souhaitais ?
Je me dis d'abord que
je vais refaire tout l’album, parce que
je le trouve toujours inabouti, mais finalement, en le réécoutant et en
gravant, comme je sais que j’ai à
peu près 90% de la qualité recherchée, ça ne justifie pas de le refaire.
Si je vendais 500000
albums, je le referais peut-être, par égard à la clientèle importante ; mais les 60 ou 80 000 qui vont l'acheter de
toute façon n'ont pas besoin des 10% de qualité en plus, parce qu'ils sont,
eux, dans le voyage depuis longtemps. C'est Madame Toulemonde qui aurait
besoin des 10% en plus...
- Et ta création, paradoxalement
risquerait d’en souffrir, sur le plan de l'authenticité s'entend...
- Exactement, ce
serait une forme de compromission : pour moi, améliorer un album équivaudrait
quelque part à être beaucoup moins honnête et sincère, car je suis naturellement
pour le côté dur, pur, du produit. Je sais trop que l'habileté nuit à la
création artistique. Le showbiz, justement,
c'est l’habileté. Et l'habileté se résume à l'esthétisme de la prise de son,
aux beaux échos, aux « mix » refaits quarante fois, au polissage du
truc... Non, ce qui est intéressant, c'est la prise directe, brute, qu'on ne
tripatouille pas…Donc, si je suis un faiseur, c’est dans le genre sportif, dans
le sens de battre des records, d'établir des performances parce que ça ajoute
un petit élément piquant à la création.
C'est d’ailleurs dans
mes moments durs que je ressens le plus de plaisir, de jouissance mentale. Pour
moi, l'art est quelque chose de très martial... Gauguin était vraiment un ascète
total sur ce plan-là, je ne parle pas de
ses débauches avec les indigènes, mais mentalement il montrait une attitude
monacale...
- Comment définirais-tu l'Artiste, avec un grand A ?
- C'est quelqu'un qui
a une exigence toujours en éveil, qui a une soif, une faim systématique de voir
et d'alimenter sa parole, c'est-à-dire son silence intérieur, qui analyse
systématiquement les choses, les sensations, les effets, les causes, qui a
besoin d’alimenter en permanence sa chaudière artistique. C'est aussi
quelqu'un qui montre une lucidité trop grande, en tout cas une sensibilité
trop grande - car souvent la sensibilité masque
l'objectivité ou la lucidité-, c'est
quelqu'un qui a des sens hors du commun, une formidable acuité de la vision et
de l'analyse.
Gauguin, c'est ça,
c'est quelque part diabolique parce que ces gens-là ont toujours raison, ils
sont dans la vérité des choses, c'est incontournable : dans ses constatations
sur la peinture, dans les notes qu'il a écrites ou les lettres qu'il a
envoyées, il n'y a pas un mot à retirer. Gauguin est en plein au cœur du
problème, il n'y a que lui qui ait raison... C'est terrifiant, parce que c'est
ça ou rien, c'est-à-dire un premier compromis, un second compromis et puis
tout n'est plus que des compromis... l'art disparaît et à l'artiste se substitue
le commerçant.
- C'est le fameux dilemme
entre l’économie et la culture. Toi, tu as toujours fait ce que tu voulais, sur
le plan de la création, mais pour aboutir en définitive à un constat d’échec...
- Soyons clair : ce n'est pas un constat d’échec au
niveau du produit fini, mais c'est un constat d'échec pour l’époque. C'est-à-dire qu'il n'y a plus
aucune raison ni aucun moyen de sortir des albums comme Lumières ou Prisonnier
de l'Inutile dans le commerce. Alors, de deux choses l'une : ou ils ont des
qualités artistiques et c'est dommage, c'est l'époque qui n'est pas bonne, ou
ils n'en ont aucune et dans ce cas
peu importe... Mais, maintenant, je les trouve très importants, alors que
jusqu'à 2870, mettons, ce que je
faisais ne me semblait pas être le centre du monde, je n'avais aucune raison
de penser que ça pouvait être indispensable ou allumer des gens ou simplement
avoir le mérite d'exister. Or, il se trouve que, depuis quelques
albums, certaines chansons que j'ai faites me semblent avoir leur place dans
la Création en général...
- Depuis « Royaume de Siam», on a vraiment
l’impression de voir apparaitre une œuvre d’exception…
- Dans les derniers
disques, j’ai fait certaines chansons qui me semblent abouties et sans faille:
elles valorisent tout le reste qui n'était que des brouillons, des sortes de
pas à pas qui en soi ne présentent pas un gros intérêt même si l'on découvre
une couleur, quelqu'un qui va quelque part, qui bricole avec quelque
talent…Mais avec « Royaume de Siam » on commence
à noter une petite élévation du propos, on entre vraiment dans le mystique,
dans la concentration, dans le spirituel –vraiment, parce qu'on me qualifiait
déjà de mystique à l'époque de « La Mort d'Orion »,
quand je jouais au faiseur -, ensuite, il y a encore quelques petits à-côtés
showbiz, et puis avec « Comme
un guerrier » on a droit à « L'enfant qui
vole », et enfin on arrive à « Lumières »
et à « Prisonnier de l’inutile ».
- Qui sont tes albums les plus importants, essentiels même ?
- Si j'ai à juger
quelque chose, ce n'est pas de la qualité des albums, mais de leur « indispensabilité »,
or je trouve que les deux derniers sont effectivement indispensables... Enfin!
Et, à posteriori, ils valorisent tout ce que j'ai fait avant qui devient dans
son ensemble, grâce à eux, quelque chose d'important, peut-être... Ne serait-ce
qu'à analyser : on étudie bien le cas de certains fous, de certains malades, on
se penche sur certaines cellules, alors on peut bien se pencher sur les douze
albums de Manset: sur le plan clinique c'est intéressant...
- Le plan artistique me suffit ! Je ne suis pas psychanalyste… Mais il
est surprenant de constater le peu d'intérêt que tu portes envers tes premières
productions alors qu'elles t'ont valu
une renommée fantastique de novateur...
-Les autres m'ont
considéré comme un novateur, pas moi !
Je me considérai comme un bricoleur autodidacte, ayant appris à écrire et
composer sur le tas, et j'ai été le premier surpris de voir que ça
fonctionnait, que tout le monde suivait. C'est un peu comme si j'avais écrit
n'importe quoi au tableau, n'ayant jamais appris les mathématiques, et que tout
le monde trouve un sens à mes formules... Le savant fou (rires) !!
Mais il faut
relativiser les choses, c’est-à-dire les éclairer toujours à la lueur de ce
petit monde étroit qu'est le showbiz : j'ai été considéré comme un novateur
par les petits cerveaux étriqués du show-biz, mais en fait je ne pense pas que
le moindre instituteur ou n'importe quel universitaire aurait trouvé quoi que
ce soit de novateur dans « La Mort d'Orion » ou
dans « 2870 ».
Je ne le pense pas moi-même. « Animal, on est mal »
on voit très vite que c'est un petit truc de jeunesse, amusant, une petite
récréation, mais en fait d'une banalité affligeante. Simplement, c'est du
conventionnel habillé avec un costard neuf, si bien que dans le showbiz tout le
monde a cru que c’était différent. Mais ils ont cru aussi qu'Antoine et
Polnareff c'était différent, et il n'y avait rien dedans. C’était nul et non
avenu !
-J'apprécie ta modestie, mais en l’occurrence, permets-moi de douter de
ta lucidité. A l’époque de « La Mort d’Orion »,
à part les Pink Floyd en Angleterre, personne d’autre que toi ne défrichait
dans cette voie...
- Il faut être clair.
Si j’avais été journaliste à l'époque, un Michel Lancelot par exemple, qui a
beaucoup aimé et diffusé Orion et qui était un ami, j'aurais remis les pendules
à l'heure en disant que « La Mort d’Orion »
c’est du niveau classe de 6ème pour l'écriture. Quant au côté musical, étant autodidacte,
il était tout à fait normal que je passe par le montage, le collage de bandes
et tout ça, je ne vois là rien d'original dans la démarche. Ce qui ne veut pas
dire bien sûr que le produit n’est pas original- comme était original ce qu'a
fait le Facteur Cheval-, mais j'aurais dit qu'il fallait attendre un peu pour
porter un jugement sur le talent…
- Mais aujourd'hui, tu pestes contre les journalistes qui sont passés à
côté de « Lumières », « L'or
de leur corps » ou « Entrez dans le rêve » !
- Non, je m'en fous,
je suis loin de tout ça déjà. Mais c'est vrai que ces titres, pour le coup,
sont très novateurs au niveau de l'écriture - surtout le texte de « Entrez
dans le rêve »- qui est une écriture rock qui ne court pas les
rues... mais c'est comme si ça n'existait pas, puisque la chanson n'est jamais
passée en radio ni en télé, que personne ne l'a jamais entendue. On en revient
toujours au problème initial...
- Tout le monde la connaîtrait, peut-être, si après le succès d’ « Il
voyage en solitaire », qui a été un tube important, tu n'avais
pas cassé délibérément ton image avec « Rien à raconter »
?
- Non, c'est une
mauvaise analyse. Parce que je peux répondre, au choix, que si je m'étais
engouffré dans la percée de « Y’a une route »,
il n'y aurait jamais eu « Lumières » ; ou
bien, tout simplement que je n'avais rien d'autre à dire à ce moment-là, que...
« Rien à raconter »! Finalement, je resterai le
seul à connaître la véritable réponse à cette question (rire...) Mais c'est
vrai que j'ai forcé la dose sur ce titre! – Artistiquement, ça ne te met pas mal à l'aise de te dire qu'il n'y
aura peut-être plus d'album après « Prisonnier de l'Inutile » ?
- Non, parce que c'est
un album où je me sens tout à fait bien, ce n'est pas un album temporel qui
nécessite une suite, au contraire il ferme la porte, il boucle la boucle, c'est
une sorte de miracle. Je n'aurais pas pu m'arrêter après « Comme
un guerrier », là, je me serais senti mal à l'aise, après « Lumières »,
non plus qui ne reflétait qu'un aspect de ma personnalité. Je me sens plus à ma
place dans « Prisonnier de l’inutile ». C'est
un album que je peux poser sur le bureau de quelqu'un sans commentaires ni
explications. Je m'expose au risque qu'il me dise : « ..putain
mais c’est sordide, c’est triste, de quoi ça parle, j’ai rien compris, pourquoi
ce bandeau sur les yeux ? » Mais tant pis je n'ai plus à
répondre à ces conneries, à ces fadaises, il n'a qu'à remonter la machine à
l'envers, c'est son problème, ce n'est plus le mien.
D'ailleurs, dans dix
ans, j'aurai sûrement droit aux mêmes réflexions à propos de ce disque. La
situation est figée, je m'y sens très bien, je n'ai donc aucune raison d'en
faire un autre. En fait, je n'ai rien à « défendre » ;
pendant ces quinze-vingt ans de carrière, entre guillemets, j'ai eu une
conduite que je trouve tout à fait irréprochable, et je n'ai pas à me
justifier. En rien! C'est pour cela qu'il était important de faire un album
comme « Prisonnier de l'Inutile », où la
réponse aux questions qu'on pourrait me poser encore, est contenue dans
l'énoncé.
- Quand même, ne plus attendre de nouveau disque de Manset...
- Manset, c'est fini.
C'est douze albums, toujours disponibles, et c'est tout. Mais je ne dis pas
qu'à l'ère du digital, du laser, qui est une chose que je n'ai jamais
exploitée, je ne me laisserais pas tenter par ces nouvelles possibilités de
création. N'ayant plus rien à perdre ni à gagner, étant rangé des voitures, je
vais peut-être me refaire un petit « Orion »,
avec des tapis de cordes les uns sur les
autres, pour le pied! Il se peut que j'aille rôder de nouveau au Conservatoire, écouter les
harpistes, les coups d'archets, les triolets…
Ça pourrait être un opéra, ou un concerto, avec beaucoup de musiciens en
tout cas...
- Il y aurait donc un treizième disque ?
- Ah non! D'abord on
ne parlerait plus de Manset, et ce serait un produit définitivement
inexploitable, sans promotion.
- C’est du suicide ! Ou de la paranoïa...
- Non, j'ai un peu de
blé, je le ferais pour le pied... Ce n'est pas vraiment un projet, je n'en suis
pas encore là, mais si je le sortais - et ce n'est pas demain la veille,
probablement pas avant quelques années- il n'est pas impossible alors que je ne
mette dans le commerce qu'un disque laser, c' est une idée qui me plait bien…
- Prendre la décision d'arrêter quand on vend entre cinquante et cent mille
albums... ça va paraître inexplicable à plus d’un… !!
- Que veux-tu que je
te dise ? Je ne suis plus dans ce trip-là. Ce numéro de «Paroles & Musique » va boucler vingt années d’erreurs: pas
d'erreurs, non, parce qu'en fait je suis très fier de ce que j’ai fait, tiens,
au moins, c'est déjà ça (rire !). Mais vingt années pénibles parce que...
des gens pas intéressants, trop de gens pas intéressants...
- C’est vrai que tu as toujours cherché à établir des contacts avec
d’autres artistes, mais en vain, peut-être parce qu’on avait de toi l’image d'un solitaire, cherchant à
s’écarter des autres....
- Mais ce n'est pas un
ghetto, mon histoire ! Si on s’arrêtait là, le lecteur pourrait se
dire : « c’est une impasse, il se retrouve tout seul, d'accord
il a peut-être raison dans ce qu’il nous aligne mais ça nous mène où ?
L’époque est comme ça, alors il faut bien vivre avec »… Non !
Heureusement il y a la soupape de sûreté de l’étranger, les voyages que j'ai
faits, et puis l'époque n'est pas comme ça, c'est archi-faux, il ne faut pas
vivre avec !
Hier, j’ai pris un
taxi pour me rendre à un rendez-vous :c’était la merde, les embouteillages,
j’ai payé 70 balles pour passer d’un arrondissement à l'autre et j’ai eu une
demi-heure de retard ! Ça ne fait que renforcer ma sensation d'être dans
la vérité que la vie ne peut pas se passer ici. Alors, j'ai dit au chauffeur du
taxi de se tirer en laissant la voiture au milieu de la rue! Il faut fuir tout
ça, comme il faut fuir le show-biz, qui
n'est plus qu'une petite société de gens étriqués, comme l'intelligentsia
parisienne n'est plus que du parisianisme. Il faut le fuir...
- Pour aller où ? Aux USA ?
- Je ne connais pas les
Etats-Unis et je n'ai pas envie d'aller me foutre dans le merdier du show-biz
américain: l'intelligentsia New-Yorkaise ça m’intéresse encore moins.
Mais, sans parler du
reste du monde, dc l'Afrique, de l'Amérique Latine ou de l'Asie - qui est un
paradis -, où tout le monde peut-être ne peut pas vivre parce qu'il faut quand
même montrer quelques dispositions particulières pour s'exiler et vivre
autrement; en France même, en province, dans le sud où il y a encore certains
points où on a l'impression d'être en contact avec des gens normaux !
- Tu as donc l’intention de t’installer en province ?
- Eh bien, mon but,
aujourd'hui, c'est d’être instituteur, prof de dessin, dans une petite école,
dans une petite ville minuscule, dans un village entouré du maire et du curé
(rires) voilà, c'est tout, c'est ma seule ambition…
- Sincèrement ?
- Mais oui. J'aurais
été, et je serai peut-être un enseignant
remarquable. Je suis vraiment fait pour enseigner. D’ailleurs j’ai toujours
voulu être prof de dessin : mon père avait failli me foutre dehors parce que je
lui avais dit que mon seul but dam la vie, c'était de vivre dans une chambre de
bonne et être prof de dessin ! Eh bien, aujourd'hui, à 40 ans, j’en reviens à
mon point de départ : Je n'ai plus envie que d’une chose, c'est de vivre
dans une chambre de bonne et d'être prof de dessin.
- Alors, ces vingt ans de chanson n'auront été qu'une parenthèse
musicale ?
- Il y a un peu de ça.
C’est comme si j’avais fait un pas de
côté. Ce qui est dommage, c'est que je ne peux pas refaire aujourd'hui ce que
j'aurais fait à 20 ans, c’est-à-dire terminer les Arts déco, passer mon diplôme et ne pas avoir à lutter
pour être prof de dessin dans l’école communale la plus démunie et la plus
lointaine, ce que l'on m'aurait octroyé d’office. Là, il va falloir que je me
batte pour obtenir ce que tout le monde refuse.
- Mais tu continueras à créer, à
écrire, à composer, à peindre ?!
- Bien sûr ! C'est I' ubiquité du personnage ; le
petit prof de dessin d'un côté, et de l'autre le grand compositeur méconnu
(rire) !
- Quel bilan faut-il donc dresser de ces douze albums de Manset et de
cette carrière de presque deux décennies ?
- Constat d'échec et bilan positif. Les deux ne sont pas
incompatibles. Je m’explique : le constat d'échec est directement lié au showbiz,
c'est-à-dire que mon rôle de créateur n'a plus de raison d'être, il est devenu
superflu, voire futile à cause des médias: même si je vends 50000 exemplaires
et plus de chaque album! Je pourrais continuer indéfiniment parce que c'est une
bonne affaire commerciale, mais là n'est pas le propos, je m'en fous, j'arrête
parce qu'il y a ghetto sur le plan artistique. Par la faute des médias qui ne
prennent pas leur responsabilité... de médiateurs. Quand je dis constat
d'échec, ça ne veut pas dire Manset égale échec, mais plutôt Manset égale
preuve de l'échec de... Je suis le révélateur du ghetto dans lequel s'est
enfermé le showbiz aujourd'hui !
Par contre, le bilan
est tout à fait positif, puisque je me retrouve à 40 ans en ayant toujours gagné
ma vie comme je l'entendais, après avoir extorqué des contrats comme aucun artiste
n'en a jamais eus, sauf au temps des mécènes. J'ai toujours rédigé mes
contrats moi-même, après en avoir pesé chaque terme...Et surtout, je suis fier
de ma création, de ma Production artistique, ce que peu d'artistes sans doute
peuvent revendiquer : tu ne penses pas que Gainsbourg, qui était un grand
poète, ne se retourne pas la nuit dans ses draps ? Jusqu'au jour où il se
tirera une balle dans la tête. Donc, tout ça est très positif. Et puis, j'ai
gagné suffisamment de blé pour ne pas avoir à me poser de questions pour les
années qui viennent, étant donné que je
vis quasiment en ascète, ce qui va me permettre de faire des choses sans
rentabilité immédiate, voire sans rentabilité du tout..
- Par exemple ?
- La peinture, la photo, les voyages, et
puis écrire, parce que j'écris
beaucoup...
- Sur tes voyages ? Tu as toujours refusé d'en parler...
-J'écris toujours un
carnet de voyage, oui, mais pour moi, sans intention de le publier... Comme je
ne suis pas un imaginatif, j'ai toujours voyagé, pour voir beaucoup de choses,
pour me constituuer un petit fonds de commerce personnel, des archives
portatives...
- Tout a une fin, et nous voilà rendus non seulement à la
fin de la carrière, mais aussi à la fin de ce dossier. Avant de terminer, j'aimerais pourtant que
tu nous dises, toi qui a toujours été un cas à part dans la chanson française,
impossible à cataloguer, quelle définition - en tant que chanteur, bien sûr -
tu aurais donnée de toi-même ?
- Ni un chanteur de
gauche, ni un chanteur de variétés. Plutôt un chanteur rock, je n'ai pas dit
'de' rock…J'ai des textes rock, une expression, une manière d'être spécifiquement
rock, et si j'avais fait de la scène, je me serais éclaté, j'aurais envoyé la
dose...
- On peut toujours rêver ?...
- Non. A partir
d'aujourd'hui le chanteur Manset n'existe plus. Et si je fais un disque plus
tard, ce sera sous un concept différent, ou sous un pseudonyme. Je n'en sais
rien encore, mais ce ne sera pas un disque de Manset ça c'est sûr. Gérard Manset, c'est terminé. Il est fini, à classer
au rang des cadavres. Eh oui, Prisonnier de l’inutile…