CHANSON-ROCK: GÉRARD MANSET RACONTE MANSET Énigmatique, envoûtant alchimiste Propos recueillis par Michel CASPARY pour 24heures (18 Novembre 1982)
Faire
sortir Gérard Manset de sa tanière tient du miracle. Les interviews de
ce chanteur et musicien français se comptent avec une rare parcimonie,
ses disques, pourtant vendus à des dizaines de milliers d’exemplaires,
passent sur les ondes au rythme des saisons, « il voyage en solitaire »
(1975) et « Marin’ Bar » (1981) sont cependant deux chansons connues
loin à la ronde, comme la réputation, la « légende » de leur auteur,
secret, craintif. « Ne mettez pas de guillemets, ne reprenez pas mes
phrases intégralement », me dira-t-il la première fois que nous nous
sommes rencontrés, dans un bistrot de Paris qui s’appelait… La Muette ! Alors,
une fois encore, peut-être, il se sentira trahi. Il n’en est rien. Mais
l’homme est imprévisible, dénonçant puis se justifiant, lançant une
idée, belle, pour mieux la déchirer, l’amalgamer avec une autre, plus
belle encore, fou de studio qu’il est. D’où des compositions insolites,
longues chevauchées à travers les paysages de l’âme, de la détresse à
l’espoir, du spleen à la colère. Et toujours ce refus de se définir, ce
mysticisme sous-jacent… Son dixième disque, « Comme un guerrier »
(EMI), vient de sortir. « La fin d’un cycle », avoue cet alchimiste de
la chanson et du rock, qui parcourt le monde, l’Orient surtout, comme
un musicien-reporter, mais sans le strass et la suffisance d’un
Lavilliers : voyages envoûtants, tour à tour traversée du désert et
recherche de l’absolu : « Amis, à quoi sert d’aimer, s’il faut le dire,
le répéter ». « Animal, on est mal » (1968) et « La mort d’Orion »
(1970) sont des pièces maîtresses d’une certaine musique contemporaine.
Sous-estimerait-on l’influence de Gérard Manset ? Songez aussi à ce
joyau d’inventivité, « 2870 » (1978), « Royaume de Siam », « L’Atelier
du crabe » et « Le train du soir », qui le suivirent, n’ont fait que
confirmer la force et l’originalité de cet écorché vif, malgré les
redites – « Manset fait du Manset », disent ses détracteurs ; il a su,
avant tout, garder son identité… -Les voyages vous font-ils ramener des sons ou des instruments que vous réutilisez dans vos compositions ? -Non.
J’ai fait des choses avant de voyager qui étaient effectivement liées à
des instruments que l’on n’utilise pas tous les jours. Par contre,
j’aimerais bien une fois exploiter aussi dans des contextes différents
toutes ces musiques qui existent dans le monde entier, qui sont
finalement folkloriques mais que l’on peut utiliser de manière
complètement différente parce que très riche. (Réd. Pensez au travail
fabuleux d’une dénommée Kate Bush…) -Vos compositions sont à
mi-chemin entre la chanson et le rock. Vous arrive-t-il de regretter de
ne pas être pris dans une culture très typée ? -Le regret, il est
de faire partie de cette culture justement ! Je suis typé. Je suis un «
auteur-compositeur-interprète de langue française ». On ne peut pas
s’écarter de ses antécédents qui sont, je ne veux pas dire Trenet, il y
en a vingt-cinq, mais la chanson populaire, chose que j’exècre. J’ai
beau ne pas être exactement un chanteur populaire, j’écris des paroles
en français et des mélodies. Bon (il soupire), on ne peut pas s’en
sortir, on n’est pas rocker…. - « Marin’ Bar », considérée comme trop variété, fut assez controversée… -Tout
ce que je fais, ce n’est pas plus ou moins Manset, c’est Manset. J’en
suis absolument responsable je le revendique totalement. J’ai d’autres
chansons comme « Marin’ Bar », cela m’amuse de le faire de temps en
temps. Je n’ai pas à me le refuser, je ne me refuse rien. Simplement,
cette époque-là est terminée. Je ne pense pas faire après le dixième
album d’autres « Marin’ Bar ». -Entre un Trenet et un Higelin : duquel des deux mondes vous sentez-vous le plus proche ? -C’est-à-dire qu’entre Higelin et Trenet, je préfère Bob Seger… -Est-ce que le personnage Manset dans la vie est aussi énigmatique que ce que les chansons laissent paraître ? -Ah,
ça, je n’en sais rien. Je crois, d’après ce que l’on me dit… Cela
dépend aussi des gens et des circonstances. Quelquefois je suis tout à
fait normal et naturel… -Et dans le cas précis ? - (Il
hésite). Dans toutes mes relations de « travail », du moins «
artistiques », je crois être tout à fait exécrable. Parce que ce sont
des situations que j’exècre. J’ai horreur de tous ces contacts
pseudo-artistiques. -Est-ce que ce silence avec les médias, la presse, a nui à la découverte de Manset par le grand public ? -
(Hésitant puis de façon nette). C’est sûr. On ne peut pas s’écarter de
tout impunément sans en avoir les conséquences. Je ne crains pas
systématiquement l’information que l’on peut donner de moi. C’est
simplement que je ne veux pas être un chanteur de variétés. Quand on me
dit : « C’est vous le chanteur ? », je fuis… enfin… je ne fuis pas,
j’ai honte. Être chanteur, c’est vraiment une honte aujourd’hui. -C’est une des raisons pour lesquelles vous ne faites pas de scène ? -Non.
Je ne faisais pas de scène parce qu’à l’origine ce n’était pas mon
métier de chanter. Maintenant que je pourrais le faire, il y a d’autres
problèmes. La scène, c’est une vie un peu à part. On la vit totalement,
ou non. Je n’ai pas eu l’occasion de la vivre totalement… -Qu’est-ce qu’il faudrait pour que Manset se retrouve sur scène avec un groupe ? -… Un groupe ! -Avec votre scepticisme habituel, il ne doit pas être facile à trouver ? -
(Malicieux, enfin) … ben ouais… Vous savez, dans la vie, il y a un
échiquier, tout au moins une grille. Et puis il y a des cases noires et
des cases blanches. Il faut les remplir les unes après les autres.
C’est la bataille navale. Alors on les remplit…