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« Comme un Guerrier, L'enfant qui Vole
» (1982)

Critique de l’album parue dans Best : (Octobre 1982) (Auteur Gérard BAR-DAVID)

Gérard Manset est assez habile pour manier son stylo avec talent. Il sait raconter avec les mots et les sentiments qu'il faut. Je présume qu'on l’attrape comme une fièvre tropicale dans le style paludisme : de temps à autre, la température monte et l’on sent les gouttes de sueur perler sur le visage. Il parait qu'on ne parvient jamais à s'en débarrasser. Comme un rêve qui vous hante, comme un flash-back monté en boucle, Manset vous propose son nouvel LP. Comment le classer ? « Comme un Guerrier... » est aussi intemporel que le reste de sa production. Identifiable dès les premières mesures, le son Manset est un peu calfeutré sous son originalité. Les caractéristiques de Manset sont avant tout l’isolement et un sens aiguisé de l'ésotérisme. Lorsqu'on décide de créer seul sur sa planète, on est assuré de préserver son art. Mais, dans le même temps, est-ce qu'on ne l'empêche pas irrémédiablement d'évoluer?
Musicalement, le style est resté immuable: blues rock et acoustique, mélancolie en noir et blanc. Pourtant si Manset se remuait un peu, il saurait intégrer des sons nouveaux, réinventer son cafard sur d'autres gammes. Il serait un Peter Gabriel, un David Byrne ou un Neil Young. Mais Manset s'accroche à sa guitare sèche et à son piano, je finis par ne plus savoir quel album j'écoute: « Le Train du Soir »? « L’atelier du Crabe » ? « Il Voyage en Solitaire » ?
Je n'ai aucune envie de cracher sur Manset; chacun de ses albums a dix fois plus de valeur qu'un bon paquet des disques de notre production nationale. Mais quand on aime, on devient de plus en plus exigeant. Si le Manset 82 est identique à celui de 72, cela devient complètement frustrant. Dans «Maubert», il chante: « Marque donc sur le mur/Comment tu t'appelles/Les raisons pour lesquelles
t'en a marre de voir/Tout ça/Marque donc sur le mur/Combien il reste encore de jours, de mois, d'années, de siècles à tirer ? ».
Si Manset est immortel, moi, je ne le suis pas. Les années 80 sont des années de chaos, en aucun cas, elles ne poussent à la stabilité. Le langage comme la musique doivent évoluer au fil des sociétés, on n'a pas le droit de s'arrêter de foncer.

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Rock'n'Folk n°189 (Octobre 1982) par JEAN-MARC BAILLEUX.

Je ne partageais pas complètement les délires de Bayon concernant les derniers albums de Manset. Pour moi, Manset est sans conteste un des plus grands artistes de notre époque. Pour moi, « La Mort d'Orion » reste un des phares de mon adolescence, et « Il Voyage en Solitaire » un des dix disques de rock à sauver de l'apocalypse. Mais justement, depuis ce disque, je restais toujours plus ou moins sur ma faim. Depuis « Rien à Raconter », tous ses disques étaient entachés d'instants bâclés qui conviennent mal à l'image de perfection que m'avait laissé Gérard, lui qui m'avait un jour expliqué comment, alors musicalement inculte, il s'était longtemps plongé dans le Danhauser (méthode de solfège ét d'orchestration réputée) pour pouvoir enfin obtenir seul ce qu'il voulait entendre et qu'il ne parvenait pas à soutirer d'autrui.
Les mauvaises langues laissaient entendre que Manset ne revenait d'Extrême-Orient que pour ficeler rapidement un album qui le ferait vivre jusqu'au suivant, et repartir le plus vite possible. En dernière instance. sa vie ne vous regarde pas, ni l'esprit dans lequel il conçoit son art. Seul importe pour nous ce qu'il publie (en se souvenant bien que ce mot signifie « rendre public »).
Avec « Comme un Guerrier », il se passe de nouveau quelque chose de cher, de riche, d'accessible. Peut-être est-ce simplement que Gérard Manset a plus ou moins consciemment réduit la distance, physique, sociale, psychologique, qui le sépare de nous. Ou retrouve cet alliage compliqué d'espoir et de désespoir, d'agressivité et de tendresse, de rock et de romantisme qui font l'originalité de sa griffe. A sept ans d'intervalle, « Com-me un Guerrier » est l'album le plus proche de l'expressivité intense de « Il Voyage en Solitaire ». « La Route de Terre » pourrait bien être le prolongement de « Y a une Rouie » ; « Maubert » être a mi-chemin entre « Un Homme Etrange » et « On Sait Que tu Vas Vite ». On retrouve les mêmes obsessions qui traversent toute l'oeuvre de Manset depuis « Animal » : toutes les formes de l'incommunicabilité, des inconforts de l'amour, du couple, à l'impuissante pitié ; tout ce qui touche au voyage comme un signe d'une certaine incapacité à se fixer, à se lier : le départ, la route sans fin, le rail, le quai, le retour, l'attente, le regret ; et puis la mort comme seule réalité indiscutable alors que tout par ailleurs semble nimbé d'une aura mythique. d'un voile d'incertitude ; le gâchis.
« Comme un Guerrier » est le deuxième souffle de la maturité et de l'expressivité, après une pério-
de où composer, écrire paraissait moins essentiel à Manset. Un disque trop bref, émaillé de multiples joyaux, voire de quelques chefs-d'oeuvre les deux morceaux-titres « Comme un Guerrier » et « L'enfant Qui Vole », du classique Manset comme « La Route de Terre » niais aussi le rock carré de « Maubert » avec son texte dont on regrette l'absence sur la pochette et son excellente orchestration ; mais encore « La Mer Rouge » avec son feeling désuet et sa mélodie facile. C'est à ce genre de titre qu'on sent que Manset nous revient. Tout est bien.

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LE NOIR VOYAGE DE GERARD MANSET
 
Paru dans l’Express du 1/10/1982 par Yves STAVRIDÈS

« Avant, je n'avais rien à dire sur rien. Maintenant, j'ai rien à dire sur quelque chose »
Yves Stavridès a rencontré l'auteur le plus pessimiste de la chanson française, qui, adoré de ses fans, reste confidentiel après neuf albums.
Gérard Manset : 37 ans, cas pathologique de la variété française, sort son dixième album : « Comme un guerrier ». Certains souffleraient les bougies, pas lui. En revanche, il souffle et " crache " sur les mots qui pourraient donner un sens à son œuvre : « Ma seule chanson porteuse d'une signification s'intitulait "Rien à raconter". Et je sais de quoi je parle. En clair, ça voulait dire : Laissez le malade là où il est. Plus précisément : Ne le tirez de son rêve que pour lui présenter des statistiques imposantes... » Depuis quatorze ans, les «  allumés » de Manset, 40 000 clients robots par album, délirent sur ses textes tristes et somptueux, sur sa voix de crucifié, sur ses arrangements mélodiques aussi torturés qu'inégalés, sur un « son » qui renvoie — c'est tout dire — les Anglais à leurs chères études. Et prient, enfin, pour voir un jour le maître sur une scène. Ce qui, au passage, est hors de question : «  Pas besoin de ça pour vivre : je n'ai pas de besoins dans la vie. Et puis...» Et puis, tout a commencé par un malentendu, Après son échec au bac —un zéro pointé en français parfaitement éliminatoire ! Manset attaque les Arts déco. Tout en démarchant les agences de pub avec son carton à dessin, il apprend le solfège (en huit jours) et la patience (en essayant de placer des chansons). Il produit «  Animal on est mal », un malaise en 45-tours fantastico-poétique : «  Je n'étais pas fait pour chanter. Mais je ne pouvais quand même pas faire chanter ça par quelqu'un d'autre ! » Le disque sort en mai 1968. Rideau de fer chez les disquaires. «  J'ai tout de suite vu que c'était mal parti... » Mal parti, mais parti quand même. Son premier album annonce la couleur : textes, voix, musique, orchestrations, pochette, il fait déjà tout. Un succès d'estime —«  l'égalité de la nullité » — le pousse à enregistrer «  La Mort d'Orion », un opéra désespéré : «  Au milieu des cerisiers blancs/Le prêtre a des ciseaux d'argent/Il a les mains couvertes de papier doré/Et son visage est décollé... » La honte d'être chanteur le talonne : «  Il existe une anormalité décente, positive : celle des écrivains. Un écrivain peut être malsain, antipathique, irascible : on le vénère comme tel. Un auteur-compositeur-interprète ne sera jamais qu'un saltimbanque, le bas de l'échelle. » Imper noir, col roulé noir, barbe. Manset se déguise alors en nuit sans étoiles. Les albums qui suivent vont perdre en expressionnisme, mais gagner en impact réaliste. Pourtant, en 1971, Manset a la tête ailleurs ; en compagnie d'un ami, il fonde son propre studio, le Studio de Milan. Pendant cinq ans, il sera ingénieur du son, dépanneur, orchestrateur, producteur («  Chimène » de René Joly), chef comptable. Douze heures par jour. Un enterré vivant. En 1975 sort «  Il voyage en solitaire » 300 000 45-tours, 60 000 albums.  « Ça m'a énervé. A nouveau, je me suis revu dans la glace. Comme un monstre ». Par réaction, il enregistre «  Rien à raconter ». Puis un album électrique, «  2870 », dont les ventes (40 000) dictent alors son attitude : «  A quoi bon se faire bouffer la santé... ». Il cède ses parts du studio, rase sa barbe. Et se souvient qu'il est né, à Saint-Cloud, clinique de la Porte-Jaune. Il part pour l'Asie, apprend le thaï, l'indonésien, se plonge dans la lecture de Bouddha, se met au riz blanc, au thé, au karaté. II repart pour l'Amérique latine,  apprend l'espagnol. Puis, c'est l'Afrique noire, l'Océanie. En solitaire, of course. « On va plus vite, on voit plus vite, on vit plus vite. Le voyage, ce n'est pas une partie de plaisir. Mais un travail consciencieux : on élimine les faux rêves… ». Dans le même temps, il renoue avec la peinture, la photo, se passionne pour la sculpture thaïe, tourne un film en 35mm. Pendant les escales, de « Royaume de Siam » (1979) à l'éblouissant «  Comme un guerrier » (1982), il enregistre. Des titres aventuriers à la Hugo Pratt, adoucis par la poésie d'un Hergé : « Avant, je n'avais rien à dire sur rien. Depuis ces voyages, j'ai "rien à dire" sur quelque chose. Je justifie la réalité de ce que j'écrivais avant. ». Les vêtements de Gérard Manset, aujourd'hui, ont des couleurs bigarrées. Mais ses yeux restent noirs. Un pessimisme coagulé à de la fureur «  Je vomis sur la télévision pour sa nullité. Idem sur moi-même : je suis encore plus nul que leurs programmes, puisque je n'y passe pas. Faut se faire une raison : je danse moins bien que Carolyn Carlson... »

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Gérard qui? C'est marrant ça me dit quelque chose.
Y'a une route, oh ! y'a bien plus que ça ... Ah bon vous croyez !!!
Toujours timide et dans l'ombre, Gérard Manset continue son travail de taupe, tel un chercheur fou
enfermé à jamais au fond de son laboratoire. Pour l'en faire sortir, il faudrait peut-être couper le gros cordon ombilical qui
l'empêche d'être vraiment expansif.
Un nouvel album "Comme un guerrier", un très bel album qui nécessite plusieurs écoutes, un titre qui se détache "La mer rouge.» Un disque réussi et pourtant pas très gai. Manset navigue entre l'immense solitude, les voyages dont on ne revient pas, et la mort qui nous donne conscience
de la vie. Un album à ne pas mettre entre toutes les mains, à éviter pour les dépressifs, les suicidaires et autres cas patholo­giques du même ordre.  (Paru dans "Chanson 83", n°1, Janvier 1983)

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GÉRARD MANSET "Comme un guerrier"
Pathé-Marconi - C 070 72 566
Rock&BD n°7 (10/1982) par Jean-Michel

Tu te dis, lecteur bien aimé, à la lecture de ce titre : “Le revoilà, lui, il avait pourtant pris ”le train du soir” lorsqu'il n'eut plus "rien à raconter”."
L'homme n'était pas perdu dans la nuit au bout de son voyage en solitaire. Périple qui l'amena au "Royaume de Siam" et chez le crabe. Il s'était installé dans cet atelier reculé avec l'indienne et ses cheveux noirs ; il croyait au paradis. Il a fait sa guerre sainte "comme un guerrier". Cet homme de combat a perdu un bras, un œil et l'indienne aux cheveux noirs sous une moustiquaire au fin fond de l'Asie. Le paradis se trouvait au fond d'une bouteille et ses pleurs ont mouillé le sac de toile, sous les étoiles qui sont comme les compagnes de son désespoir.
Alors, Manset a repris la route. Il vient nous chanter ses amis, ses guerriers et tous ces cas écologiquement perdus ; comme ce pauvre Henri, ce vieil Alfred, son frère qui ont perdu les secrets de "la Mer Rouge".
Manset a aussi rencontré avec sa guitare "l'enfant qui vole" lorsque les feuilles tombent ; là, le rêve reprend, avec ses sautes de rimes, ses paraboles qui furent l'essence de "Long, long chemin" et l'instrument de la mort d'Orion.
Quoiqu'il arrive ce chanteur hétéroclite toujours en équilibre, nous confesse que nous serons "toujours ensemble" pour communiquer, vous moi, lui. On partagera les mêmes chagrins, les mêmes rêves et les nuages qui rendent sa musique si ouatée et la purifie ; malgré la patte ineffaçable du maître.
Il veut tourner la page, nous force l'esprit. Cet homme veut que l'on crie avec lui qui l'on est ; que l'on marque sur les murs "Comme on s'appelle... combien il reste encore de jours, de mois, d'années, de siècles à tirer".
On est tous égaux selon lui, "comme des harengs que l'on sort du frigo". Alors il nous trace la route avec le petit robert, nous donne rendez-vous tout-à-l‘heure à "Maubert". Tu peux prendre le métro... où les murs sont marqués de ses siècles qu'il a tirés.
Après Maubert, il y a au bout du monde, "une route de terre" qui s'enroule sur le passé d'un voyage en solitaire qu'à rythmé une Fender.
Mais laissons l'histoire derrière une porte. De l'autre côté, on y rencontrera un joueur de guitare pour qui l'amour doit venir plus tard, sans cafard. Si cette immonde bête se glisse en nous, "L’épée de lumière" déchirera les ténèbres "pour un joueur de guitare".
Le rêve et l'histoire tournent, tournent depuis une dizaine de disques ; à part quelques éclipses, se fut souvent la lumière... comme aujourd'hui.

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