LIQUIDATION AVANT TRAVAUX Propos recueillis par Philippe BARBOT et Christian SORG
(Télérama n°2002 du 23/5/1988)
Nettoyage
en solitaire. Manset sort cinq de ses disques en
compact, épurés, remixés. Les autres ? “Au pilon”, dit-il. Rencontre
avec
l'Attila du sillon.C'était le titre, carrément. “Ma dernière
interview”. Ça se passait bien avant la mode actuelle du motus
vivendi, inaugurée par Jonasz-Renaud. C’était
en octobre 1985, Télérama consacrait trois pages à Gérard Manset. Une
entrevue
précieuse, parce que désespérée. Le créateur de « Y’a une route » affirmait qu’il
était dans une impasse. Que d’artiste sans visage, il allait devenir chanteur
sans voix. Bref, qu'il abandonnait la musique, les disques et tout ce cirque à
la frime médiatique qu’il avait toujours obstinément combattu. « Comme un
Guerrier », mais en fuite. Depuis, l’évadé de l’inutile s’était consacré à d'autres activités, à ses yeux
moins compromettantes : la peinture, il a exposé régulièrement ses toiles,
l’écriture, un roman-carnet de route, « Royaume de Siam », paru chez
Aubier, et la photo, une expo et un livre,
« Chambre d’Asie ». Les fans, amoureux transis et fidèles de cet animal mal dans
sa peau, aux romances ascétiques et martiales, s’étaient résignés au pire : la
mort, même sans horizons. Et voilà qu’aujourd’hui, Manset, l’insaisissable, ressort de
sa mansarde. Machine arrière ? Plutôt retour en avant. Le prétexte, c’est la
réédition de certains de ses disques en compact. Remixés, épurés, débarrassés
du superflu: cinq albums seulement sur
treize, sévèrement sélectionnés par l’auteur lui-même. Qui s'en explique ici. Tout en laissant entrevoir — scoop —
que le crabe chanteur pourrait, très bientôt, regagner son atelier musical. Ce
coup-ci, c’est sa première interview… - Cinq disques réédités sur treize, c’est peu... que sont
devenus "Rien à raconter", "Le Train du soir", "L'Atelier du crabe", par exemple ? -
Pour être tout à fait en accord avec moi-même, j’ai
supprimé tout ce qui ne me semblait pas dans les normes.. Depuis un an
déjà...
on ne trouvait plus chez les disquaires que mes trois derniers albums.
Je ne
veux pas que quelqu'un qui découvre Manset aille acheter des vieux
trucs qui, aujourd’hui, me paraissent à vomir. Alors hop,
au pilon! La destruction, ça
fait aussi partie du processus de création.
- Ces remixages, ça consiste en quoi ? Vous avez rajouté des
instruments, refait des voix ? - J'ai essayé de rester le plus fidèle possible à l’original,
sans toucher à la musique. C'est comme un type qui retrouve un vieux tableau et
qui le nettoie : les couleurs se mettent à briller, à reprendre de l’éclat. J’ai fait
un travail de restauration, c'est tout. La technique sonore a évolué. A l’époque, j’étais limité financièrement,
je travaillais dans mon propre studio, mais j'étais chez moi, dans le silence,
la concentration et la tranquillité d’esprit. Le problème, c’est que j'étais seul. Depuis, j’ai trouvé le mot exact, qui définit ce que je fais
: des brouillons. Comme les croquis du peintre, avec les indications de couleurs,
de contre-jour, d'ombres. Je ne peux planer que sur le strict minimum, l’arête
du poisson. Entre mes maquettes et mes disques, il n'y a pas grande différence. Pour cette réédition, je suis reparti du disque Il voyage en
solitaire, enregistré il y a quinze ans. Pour moi, c'est là que débute un certain
professionnalisme dans mon travail, tout en conservant les charmes du brouillon.
Avant, je trouve que je chantais mal, que les textes n'étaient pas toujours
aboutis, que ça n'était pas du très bon bricolage. J'ai deux soucis : ne pas décevoir les gens qui me
connaissent depuis longtemps et, éventuellement, intéresser de nouveaux venus.
-Après ça, peut-on espérer un nouvel album de Manset ? -Il y a quatre ans, j’ai dit que je n'enregistrerais jamais plus,
parce que je considèrais que les ventes de l’album "Lumières" étaient un échec.
Aujourd’hui, elles ont dépassé les 85000, le seuil que je m’étais fixé pour continuer. Maintenant que j’ai fait table rase, je peux penser à
enregistrer autre chose. J’ai encore des titres inédits, d'autres que j’ai écrits depuis. Mais il y a des thèmes sur
lesquels j'hésite encore à m'exprimer. Parce que ça ne sert rien. L’avantage de
la chanson, c'est qu'on peut ne rien dire. J'en ai un peu marre de cette mystification.
J’attends toujours de me réveiller un matin avec l’envie de me mettre en avant, d’aller
au front. Mais, encore une fois, j’ai peur d'être tout seul... **********************************************************************************************************************
IL VOYAGE EN SOLITAIRE Paroles et Musique n°19 • Juin 1988 par Fred Hidalgo
Il en va de même avec Gérard Manset qui, malgré sa brusque décision
en1986
(cf dossier exclusif de PM n°59, avril 86, première série)
d'interrompre sa production discographique, n'a pas dit son dernier
mot, ni espérons-le écrit sa dernière chanson. Poète rock
inclassable, artiste solita1re en marge
du Show-biz, sinon de la société, Manset l'homme-orchestre se trouvait
l'an dernier
à la tête d'une œuvre parfaitement aboutie de douze albums, quand il
choisit d'en
retirer arbitrairement plusieurs du commerce et d'en remixer certains
autres (non
sans avoir procédé à quelques remaniements dans les titres) pour une
parution progressive
en compact (cf PM n° 8, juin 88, nouvelle série). C'est désormais chose
entièrement
faite avec cette manière d'intégrale, un superbe coffret de cinq
compacts (EMI-Pathé
Marconi791 538-2): Il voyage en solitaire (1975), Royaume de Siam(1979),
Comme un guerrier (1982), Lumières (1984), Prisonnier de l’inutile (1985). Quarante
morceaux qui dessinent un univers extraordinairement personnel, la marque d'un (très)
grand. Dont, j'en suis persuadé, on reparlera bientôt: a-t-on déjà vu véritable
créateur s'empêcher indéfiniment de créer? ************************************************************************************************************************
Gérard Manset...le retour au voyage
Par Christian DURANTE (Le Quotidien de Paris, 27/4/1988)
Le
voyage, celui de Louis-Ferdinand Céline; conduit au bout de la nuit.
Celui de Gérard Manset nous entraîne en solitaire dans un retour au
passé, en 1975 exactement. Dans le studio de Milan où il réalisait
alors son quatrième album. Paroles, musiques, orchestrations et mixage
de Gérard Manset. Solitaire? Certainement. Misanthrope? Voire.
Comme Céline a vite appris à se méfier des hommes, Manset s’est
toujours méfié de la facilité, de la rapidité des modes. Dans les deux
cas, quel magnifique exutoire que le travail. Celui que réclame
la page blanche, celui que nécessite les manettes d'une table de
mixage. L'un a concassé, plié et déplié ses phrases, l'autre a su
torturer les sons. Le résultat est le même : il se nomme émotion. En
1985, après l'échec relatif de son onzième album « Lumières », Gérard
Manset décide de quitter un monde musical sans imagination et sort son
dernier disque au titre ultime : « Prisonnier de l'inutile ». II
se consacre à sa passion de jeune homme, la peinture et le
dessin. Et aussi à l'écriture. D'un art l'autre: normal pour ce
styliste pour qui la forme est le fond et le fond la forme. Mais
ce qu'il considère comme un échec (une vente moyenne de 50 000-60 000
albums à chaque fois) le taraude. D’autant que Pathé-Marconi, - sa
maison depuis toujours, ne voudrait pas en rester là, Après deux ans de
peinture et d'écriture. Manset sait qu'il doit de nouveau se
retrouver face à la musique. L’irruption de son digital-laser lui en
donne la possibilité. En faisant table rase du passé ou presque. Il
fait retirer tous ses disques de la vente, sauf les deux derniers, «
Lumières » et « Prisonnier de l'inutile ». Impitoyablement, il supprime
tout ce qu'il trouve trop daté, réécoute ses masters, les bandes
originales, les sélectionnent et voici donc, avec Il voyage en
solitaire, de 1975 son premier véritable album dans une nouvelle
chronologie et une remise au pas du passé que n'aurait pas désavoué
Borges. Les fans de Manset, qui forment depuis longtemps une secte bien
mystérieuse, découvriront les joyaux que le grand maître a sauvé de son
autodafé personnel, les autres seront ébahis d'un tel son venant d'il y
a treize ans. Quant aux professionnels, on se demande où leurs oreilles
traînaient à l’époque. Car si Manset est un solitaire, c’est surtout
parce que personne n'a vraiment voulu lui tendre la main. Il est des
attitudes qui acquièrent aujourd'hui difficilement le droit de cité.
Pourtant, Louis-Ferdinand Céline disait que l'essentiel était
l'émotion, sa « petite musique intime »; (re)découvrez celle de Gérard
Manset.
Apparition en laser du poète le plus rock de l'hexagone, ou du rocker
le plus poète, comme vous voudrez ... Manset est tout à la fois :
romancier ("Royaume De Siam"), reporter-photographe ("Chambres
D'Asie"), voyageur, musicien, chroniqueur de l’imaginaire. Même si son
chef-d’œuvre reste La Mort d'Orion (sublime flash de l'année 1969),
toute son œuvre postérieure dont il entreprend la réédition en CD
mérite une écoute approfondie, d'autant plus que les albums sont
remixés et améliorés par Manset lui-même, voir "Rouge Gorge" qui
remplace ici "L'Homme Qui Ecoute"(sic), titre juge trop "faible".
Envolées métaphysiques ("Y'a Une Route"), odes poétiques (le désormais
classique "Il Voyage En Solitaire"), variations sur le temps qui passe
("Qu’il Est Loin Le Temps Devant Nous", "Attends Que Le Temps Te
Vide"), visions de paradis terrestre ("C’est Un Parc"), les morceaux
sont très purs, juste humectés d'un rock doux où la guitare domine.
Hélas, une faille de taille dévalue cette réédition : l’absence des
textes (un scandale pour Manset où ils sont la base même de sa musique
!) dans un livret réduit à sa plus simple expression. On aurait voulu
pousser à bout les nerfs des fans qu'on ne s’y serait pas pris
autrement ...
Pascal Bussy pour Compact (06/1988)