GÉRARD MANSET : A CŒUR OUVERT
(Rock’n’Roll Musique n°6)- Juillet 1977
Propos recueillis par Franck Roquancourt et Daniel Lesueur.
Ceux qui
me connaissent savent l'admiration que je porte à Gérard Manset.
Admiration totalement justifiée, car Manset reste sur te plan
musical, et cela depuis 1968, « celui qui marche devant » ; pourtant,
jamais encore je n'avais eu l'occasion de le rencontrer... La sortie de
son nouveau 45 tours « Pas mal de journées sont passées »
« Pas de nom » allait enfin me permettre de confronter la réalité à
l'image que je m'étais forgée à l'écoute passionnée de ses cinq
albums... En un mot comme en cent, c'est tout autant le « fan » que
le journaliste qui tenait le micro. Une interview inoubliable, de par
la gentillesse de Gérard, personnage excessivement riche et lucide, si
spontané qu'il devançait la moindre de mes
questions.
Plutôt
que de concentrer cette rencontre sur les milliers de détails qui
entourent la création de ses disques, nous avons préféré
laisser « errer » la conversation... « Errer » est d'ailleurs le terme
le plus inexact que l'on puisse employer, tant la pensée de Manset est
précise, comme vous allez pouvoir le
constater...
-Gérard, ton premier disque remonte à 1968, date à laquelle tu as définitivement été reconnu par une poignée
d'admirateurs et de spécialistes, et cela à l'âge de 23 ans. Avais-tu déjà une longue expérience du métier ?
-Non, «
Animal » est réellement mon premier disque, et c'est en fait un petit
miracle qu'il ait attiré l'attention. Jusqu'alors, il ne
me serait jamais venu à l'idée d'enregistrer... Comme tout un chacun,
j'écrivais des textes de chansons... Mais j'étais beaucoup plus
concentré sur la peinture, par exemple ; je voyais mon avenir
dans l'art graphique, dans le cinéma... Le « show-business », bien sûr,
m'intéressait, mais c'est le hasard qui m'a guidé ! Astrologiquement,
je suis Lion-cancer. A cette époque, c'était sans doute
le lion qui prédominait dans ma personnalité, alors qu'aujourd'hui
c'est plutôt le cancer.
J'étais
assez entreprenant, résolu à explorer divers domaines pour foncer sur
celui qui semblerait me sourire. J'ai entrepris des
dossiers d'illustrations, je me suis penché sur la publicité. J’ai même
écrit des pièces de théâtre. J'ai alors écrit quelques textes pour
Malek et l'enregistrement de ses quelques 45 tours m'a
ouvert les yeux sur un monde alors nouveau pour moi et si
enthousiasmant ! Il y a dix ans, un studio d'enregistrement semblait
presque inaccessible et incompréhensible. D'ailleurs, à l'époque,
pratiquement personne ne « produisait » en dehors du circuit habituel.
Mes premières armes !
-Comment expliques-tu ta position si particulière, volontairement en dehors du métier tel qu'on le
conçoit en France ?
-Dès le
départ, c'est-à-dire dès ces deux ou trois simples pour Malek, j'ai
tout de suite acquis les méfiances nécessaires pour ne pas
se laisser « emprisonner » et, toute sa vie, rester au même point. En
moins d'un an, j'ai appris à m'écarter de tous les aspects aliénants de
ce métier ; en fait, dès que l'on connait deux ou trois
arrangements, que l'on a vu dix séances d'enregistrement, que l'on a
écrit quelques textes, on a tout compris. Parallèlement, j'ai donc
écrit « Animal on est mal », sans même penser que cela puisse
un jour marcher. C'est peut-être un peu par réaction contre tout ce que
pouvait être la chanson à cette époque, que j'ai pris un simple accord
et que j'ai laissé le texte venir. Par la force des
choses, je me suis retrouvé seul à produire ce disque... J'ai cherché
un studio, et j'ai pris le goût de travailler seul. A l'époque, on
entendait fréquemment « Lindbergh » de Charlebois, et l'idée
d’« Animal » me semblait tout aussi folle et anormale. J'ai réalisé ce
disque sans aucune conscience du prolongement artistique qu'il pourrait
avoir. Je pensais plus à faire un « gadget » qu'à
rechercher le « tube » systématique. C'était l'aventure, en quelque
sorte. Il m'a fallu « bricoler », car je reconnais que les moyens dont
je disposais étaient loin de l'idéal. Je ne savais pas
chanter et mes musiciens étaient moyens... Il m'a alors fallu utiliser
toute mon astuce pour faire de cette bande un ouvrage présentable, en
utilisant le re-recording, l'écho, les bandes à l'envers,
etc. J'ai réellement fait des trafics invraisemblables pour arriver à
cette version d’« Animal ». C'est d'ailleurs de là que me vient ma
réputation de bricoleur de sons ; mais c'est faux depuis. Il
n'y a que pour ce morceau précis que j'ai « bricolé ». A la limite, je
ne suis pas responsable sur le plan personnel ou artistique de ce titre
! Il y a eu évidemment l’étincelle au niveau de la
création ; mais j'aurais pu opérer le même travail sur quelqu'un
d'autre. « Animal » se place donc à part, car, dès qu'il est sorti et
que j'ai pu négocier des contrats, j'ai eu des millions de
choses à exprimer, du fait même que, du jour au lendemain, je me
trouvais seul à produire entièrement mon propre disque. Le problème du
musicien est d'être « emprisonné » dès le début ; malgré tout
son pouvoir de création, il est bloqué par ce mur de circonstances et
de gens à éviter qui les anéantit avant qu'ils aient l'occasion de
s'exprimer. Dans mon cas, j’ai eu la chance de pouvoir
négocier un contrat intelligent ; or, on parle communément des
traquenards du « show-biz », les musiciens sont encore effrayés à
l'idée de signer pour une maison de disques. C'est de l’infantilisme
que de croire qu’il faut obligatoirement faire des concessions pour se
faire entendre ; on peut rester totalement intègre : dans mon propre
cas, je réalise même ma pochette, j’en choisis le papier,
le carton, je prépare mes maquettes, je choisis mes photos. etc.
C'est, à
la base, de l‘artisanat total, et c'est ensuite qu'intervient le
circuit de distribution qui n'influe en aucun cas sur ma
production. C'est un non-sens de déclarer que les sociétés
phonographiques sont dirigées par des charlatans.
-Pourtant je suppose que tes méthodes de travail t'apparentent plutôt aux Américains ?
-Oui,
car en France Il y a une incommunicabilité totale en ce qui concerne
l’expérience musicale: je ne peux faire profiter personne de
ce que je sais et plus je vais de l'avant dans ma connaissance, plus
cela se confirme. Ce chemin, que j'ai mené seul en France à travers la
technique, l‘instrumentation et la dialectique, est fort
semblable à celui des Anglais et des Américains. Il y a, de plus, en
France le fossé de l’individualisme. Contrairement à ce que l'on pense,
je ne me « regarde pas le nombril » ; je souffre d’être
dans un pays où les gens me sont si différents.
-L’année dernière, tu as sorti « Rien à raconter », quelle en est la signification exacte
?
-C'est
le contrepoison de « Il voyage en solitaire » ! Ce titre avait été un «
tube » et je devais montrer à ceux qui me découvraient
alors qu'il n'était pas représentatif de toute ma musique, loin de là.
Donc « Rien à raconter » remettait les choses en place, car « Il voyage
en solitaire » n'était au départ qu'une plage de l'album
« Y’a une route ».
Par
contre, « Les vases bleues » reste l'une des plus grandes joies de ma
vie. Je devrais rentrer à l'académie avec ce texte ! A la
limite, par rapport à mes jugements de valeur, je n'aurais plus eu à
enregistrer quelque chose après... Mais bien sûr l'envie d'enregistrer
revient dès que la constatation en est
passée.
-As-tu déjà eu recours à des substances hallucinogènes ?
-Non, j’ai une immunisation naturelle. Je ne peux pas me faire à l'idée de n’être pas totalement maître de moi.
-Par contre, quelqu’un que tu admires beaucoup, McCartney en l‘occurrence, reconnaissait que cela lui
avait apporté beaucoup...
-Il faut
remettre sa déclaration dans le contexte où elle a été prononcée; tout
d‘abord McCartney était au sein d'un groupe. De plus,
être un Beatle implique des notions tout à fait inimaginables à notre
niveau : l'organisme humain, à 24-25 ans, est-il fait pour supporter
des choses sans cesse répétées, des plaisirs et des joies
aussi intenses, des découvertes artistiques, des constatations
personnelles perpétuellement renouvelées ? Je n'en suis pas encore au
point de tout connaître, de tout avoir vu et d'avoir tout épuisé.
Être un Beatle doit être effrayant. Il n'y a plus que les contacts
humains qui peuvent encore leur apporter quelque chose; heureusement
qu'il leur reste la cellule familiale, la nature; ce retour aux
sources se retrouve notamment dans l'album « Ram ».
-As-tu le sentiment d'une mission envers le public ?
-Disons
que je refuse toute forme de facilité. Mais je ne suis pas conscient
d'une mission à accomplir car il faut se rendre compte que
l’on est dans un pays agonisant, au sein d'une Europe vieillie et
faible; bien que j'aime la France, bien que je n’attaque ni les jeunes
ni les vieux au niveau aussi bien artistique que musical,
littéraire ou cinématographique, nous sommes à la merci de toutes les
ringardises abêtissantes et mesquines. Il suffirait de faire tourner le
même film par des Européens et des Américains: la
différence serait écrasante. L’Europe se meurt, mais je n'ai pas pour
mission de la sauver.
-Néanmoins, ru restes en France, alors que tu pourrais t'exprimer aux Etats-Unis avec sans doute
beaucoup plus de moyens.
-Je l'ai
déjà envisagé, mais j’y serais handicapé. Je n'y suis pas né, je ne
suis pas américain dans l’âme ... Je n'ai pas encore totale
possession de la langue, mais surtout ce sont des gens DIFFÉRENTS, le
critère prédominant aux USA en est sa jeunesse. Un jeune Européen est
déjà vieux dans l'âme. Il y a le poids du passé culturel.
Les Américains n’ont aucune entrave, aucune barrière. C'est tout de
même aux USA que sont nés tous les phénomènes importants, la drogue,
les hippies, le sexe, la mode rétro, la prise de conscience
des problèmes liés à la pollution...
Tout ce
qui nous vient des USA est ensuite repris, traduit, compris, interprété
pour notre esprit européen, mais, au départ, c'est
réellement de la fiction: ce sont des éléments de civilisations
incontrôlés et créés par des gens qui nous sont différents, bien plus
en avance. En Europe, il ne se passe plus rien au niveau de la
création. Le dadaïsme, le fauvisme sont des constats de quelques
artistes lucides comme quoi il n'y a plus rien, sur le plan musical, il
en est de même.
-Englobes-tu aussi l’Angleterre dans ce vieillissement ?
-Oui,
mais l'Angleterre a l’avantage de sa langue. L'Anglais correspond à la
civilisation actuelle. Aujourd’hui, dépendamment des
critères sociaux, on peut tout dire en anglais; le français, bien que
peut-être plus riche, n'est plus adapté à l'époque. La langue française
n'est pas faite pour parler simplement... Tu retrouves
cette comparaison entre le McDonald et la cuisine française, riche et
raffinée, que l'on doit choisir et apprécier ! La jeunesse seule peut
s'adapter à cet état de fait. La jeunesse n’a ni
nationalité ni frontières.
On
écrit, on compose, on vente, on crée, on vit lorsqu’on est jeune; à
trente ans on est déjà mort, on ne fait que refaire consciemment
ce que l'on a déjà fait inconsciemment. Je n‘en suis pas encore
arrivéau moment où j’exploiterai ce que j'ai déjà vécu, mais je suis
déjà à une période de transition où la conscience commence à
prendre le pas sur mon inconscience. A 40 ans, on a perdu toute folie,
on n’entend et on ne v0it plus rien. Rien à raconter ! Aujourd’hui,
j'ai la possession de dix ans de métier. Au début, je ne
savais pas chanter... aujourd'hui, je fais ce que je veux de ma voix.
Mais où est la découverte, désormais ?
L'exemple-type,
c'est d'être arrivé à sortir « Rien à raconter » sur une mélodie aussi
simple, aussi galvaudée. J'ai enfin atteint une
certaine forme de sérénité qui fait que je ne suis pas gêné par le côté
trop « simple » d'un tel titre.
-Es-tu heureux ?
-Je dois
avouer que je suis infiniment plus heureux que beaucoup de gens, mais
c'est peut-être parce que je fais abstraction de
nombreuses déceptions, parce qu’il n'y a pas grand-chose qui
m’atteint... Plus on est sensible et plus on est dur à la fois. Ce qui
étonne les gens qui me connaissent bien, c'est la rigueur qui est
ma conduite de vie. Mais fais-je réellement des efforts ? Le fait
d’être seul me permet d'avancer plus vite au niveau du perfectionnisme.
-Hormis McCartney, quels sont les gens qui t’impressionnent ?
-Beethoven
et Léo Ferré ! Beethoven, c’est la perfection ; il n'y a pas la moindre
note à retirer de ce qu’il a écrit. Prenons une image
qui m'est chère, celle des temples de Bouddha, constructions
pyramidales où les bonzes, suivant leur degré de connaissance et de
perfectionnement, s'arrêtaient à tel ou tel étage, suivant une
progression matérialisée par un escalier. Eh bien pour moi, Beethoven
est en haut de l'escalier et je lui vois à peine les talons.
Ferré,
quant à lui, a une dimension populaire mondiale au niveau de l'art et
de la création; chaque fois qu'il fait quelque chose, c'est
nouveau. De même pour Picasso. Et pourtant, Beethoven ou Ferré n'ont
pas inventé la musique, ni Picasso la peinture ! Il faut voir le génie
entre les lignes, car il ne suffit pas d'être différent des
autres pour être un créateur. On ne doit pas recevoir l'art par la
simple réaction « j’aime » ou « je n'aime pas ». Il faut aller au-delà
de la sensation pure et simple. Pour cela, il faut connaître
un minimum de technique, et c'est ainsi que l'on peut se rendre compte
de la qualité du compositeur. Certains ne sont que mélodistes:
Tchaïkovski, notamment, est tenu par le thème dans toutes ses
compositions ; Paganini, bien que virtuose, doit composer en fonction
de son instrument... C'est ce que je pourrais reprocher en général à la
musique actuelle, basée sur un brillant soliste autour
duquel rien ne gravite.
-Te souviens-tu d ’un passage difficile dans ta carrière ?
-Oui !
Lors de l'enregistrement de mon troisième album, j'ai failli jeter
toutes mes bandes à la Seine ! Je m'explique: chaque nouveau
disque marquait une progression sur le précédent. « Animal »
représentait la spontanéité et la folie du moment, principalement avec
des titres comme « La femme fusée » j'avais déjà attiré l’attention
de gens comme Lancelot ou Lipsick. « Orion » arrive ensuite, et la
critique est à nouveau conquise. Mais déjà un problème se pose: que
faire après « Orion » ? Il fallait trouver encore plus fort ou
retourner à la simplicité pour ne pas décevoir ceux qui comptaient sur
moi.
Etincelle
de génie: « Caesar » Un 45 t0urs simple, une seule face enregistrée ...
et chantée en latin l De plus, je le sors en tirage
limité à 100 exemplaires, réservé à la programmation radio. Les
quelques personnes intéressées se les sont arrachés, les autres l'ont
mis directement au panier, ce qui le rendait encore plus rare.
Chez Pathé, on m'a pris pour un fou, et ceux qui l'ont entendu en radio
se sont posés des questions ! C'était encore le «truc » qui permettait
de ravir ceux qui s'intéressaient à moi. Sauvé ! Mais
j'ai ensuite connu une période assez dure pour diverses raisons.
J'étais réellement très bas ; la préparation de ce troisième album fut
pénible, les techniciens qui m'entouraient ne comprenaient pas
ce que je voulais, nous avons donc perdu du temps pour rien...
Pourtant, je savais qu'il y avait des morceaux très forts, tels
« Jeanne
» et « Ne change pas ». Bref, cela se passait assez mal; j'ai rattrapé
le temps perdu en mixant l'album entier en seulement
deux séances. Le résultat m'a rassuré, mais je suis encore effrayé par
sa froideur.
Un album
qui, bien sûr, aurait pu être mieux réalisé... mais qui a failli ne
jamais voir le jour tant il m‘a causé de soucis et de
tourments. Un tournant important dans ma carrière !
Ces
quelques pages sont insuffisantes a vous faire connaitre un personnage
aussi riche que Manset... Souhaitons donc qu'il ait un jour
lui-même l'occasion d‘écrire les millions d'idées qui l'habitent.
Peinture, sculpture, littérature ou théâtre, d‘autres moyens
d'expression qui nous permettront peut-être un jour de découvrir
d'autres aspects du Voyageur Solitaire. Et si Gérard se demandait ce
qu'il pourrait bien composer après « Les Vases Bleues », je me demande
à mon tour de qui parler désormais...