Gérard
Manset: enfance à Saint-Cloud, où il naît le 21 août 1945, puis dans le
16ème arrondissement de Paris, entre un frère aîné et une
sœur cadette; apprentissage de la musique en solitaire;
auteur-compositeur-interprète depuis 1968
Faute
de biographie officielle, il a une légende: celle de
l'alchimiste de studio travaillant en autarcie complète, à
l'écart des medias, du métier et des mondanités. Il
a choisi le disque au détriment de la scène - dont il
fuit obstinément les contraintes -, préférant
le travail de studio aux caméras de
télévision - qu'il a choisi d'ignorer une
fois pour toutes. Ce souci délibéré de
sauvegarder son anonymat et sa liberté de mouvement se
traduit jusque dans la conception de ses
pochettes de disques où l'on ne fait que l'apercevoir,
qu'il apparaisse de dos, masqué par une
titraille inopportune ou le regard dissimulé
par un bandeau ... Mari
et père de famille à Paris, voyageur solitaire la plupart du
temps, artiste-peintre, photographe, écrivain à ses
heures, Manset est d'abord un étonnant
homme-orchestre qui, non content de signer toutes les paroles et
musiques de ses chansons, en assure aussi les
orchestrations et les mixages, omniprésent à la
console de son comme aux instruments. II chante la
Terre, l'austérité et l'éclat du monde, l'ennui
et la vanité des choses matérielles, le mystère
d'être et celui de l'ailleurs, l'espoir d'un
monde à naitre et la nostalgie d'un autre à renaitre. En
1986, estimant son œuvre aboutie au terme de douze albums,
il annonce brusquement ses adieux à la chanson
: retrait provisoire, en fait, puisque
Matrice, trois ans plus tard, lui vaut son premier
disque d'or à court terme. Aujourd'hui,
La Vallée de la paix, comme les quatorze albums qui le précèdent déjà,
porte en lui tous les éléments distinctifs de la
griffe Manset : des textes à
l'écriture minimaliste, en quête
perpétuelle de l'innocence et la
pureté originelles; des musiques symphoniques
d'inspiration rock, souvent lancinantes
et répétitives, des orchestrations somptueuses
et riches en inventions visant plus à installer un
climat qu'à dérouler une ligne mélodique : une voix
déchirée, fragile, uniforme, étrange, délibérément froide
... et cependant porteuse d’émotion, gonflée de sanglots,
charriant chagrins et frissons. Au
bout du compte, une œuvre sans pareille dans la chanson
française: une œuvre différente, en rien comparable aux autres;
une œuvre en grande qui se mérite, sans être élitiste ni difficile
d'accès pour autant; surtout, une œuvre d'une
totale cohérence. Le signe d'une forte personnalité, la marque d'un
personnage aussi fascinant que déroutant, qui ne fait rien
comme personne dans le monde du showbiz (dont il se tient aussi éloigné
que possible), qui n'est jamais aussi
insaisissable ... que lorsqu’il paraît tout proche de se révéler
enfin.
FRED HIDALGO
NB
: Pour illustrer ce dossier (la
phobie de Manset pour les photos le représentant
s'aggravant plus qu’elle ne s'estompe), nous n'avons
eu d'autre choix que d'utiliser les photos (ou
plutôt les films, les tirages lui ayant été restitués alors) qu’il nous
avait confiées lors de rencontres précédentes (pour
Paroles et Musique 34, 44 et 59, de novembre 83, novembre 84 et
avril 86 respectivement).
« La découverte du mal a toujours été pour un jeune homme une expérience grave... Quand on a l’âme sincère et sensible, cette découverte peut tarir à jamais la joie de vivre... C'est
cette révélation qui a provoqué la réaction poétique depuis
Baudelaire à Rimbaud, car l'âme déçue s'évade dans les
rêves ou se venge dans les jeux de l'art. Alors tantôt on s'accroche désespérément à l'enfance, tantôt on se révolte contre l'existence ... » (Jean Onimus, Lettres à mes fils, 1963)
ENTREZ DANS LE RÊVE Tout
a commencé comme dans un rêve ; par une
sorte de malentendu, après son échec au bac («
un zéro pointé en français : parfaitement éliminatoire !
»), Manset s’attaque aux Arts-Déco comme son grand-père, artiste
peintre, qui avait fait les Beaux-arts. Parallèlement, il
démarche les agences de pub, son carton à
dessin sous le bras, et les maisons de disques, cherchant à
placer ses premières chansons (il joue
de la guitare, piano et de la batterie) : chez
Philips on lui dit qu’il ne réussira jamais à
vendre le moindre disque ... A
vrai dire, plutôt qu'interprète, il se verrait bien auteur
compositeur seulement, voire directeur artistique mais
les refus qu'il essuie font qu’il se pique au jeu. Il produit
alors « Animal on est mal », un constat poético-fantastique en 45 tours
: « Je n’étais pas fait pour chanter. Mais je ne pouvais
quand même pas faire chanter ça par quelqu'un d'autre!». Le
disque sort chez Pathé Marconi en mai 68
(comme « La cavalerie » de Julien Clerc)
: les disquaires pour la plupart sont aux abonnés
absents. «Huit exemplaires vendus, j'ai tout de suite
vu que c'était mal parti ». Mal
parti, peut-être, mais parti quand même, car « Animal, on
est mal » débarquant sur les ondes au
plus fort des évènements, apparait à la jeunesse
étudiante comme la traduction
simultanée voire anticipée de son malaise
de vivre. Et Manset qui n'était « pas fait pour
chanter», dont le premier disque se solde par un
verdict commercial sans appel (bien qu' assorti de
circonstances atténuantes), d'être
aussitôt repéré par une cohorte de futurs
fidèles. Son
premier album, quelques mois plus tard,
annonce la couleur : textes, musiques, chant,
orchestrations, pochette, il fait déjà tout. Dix chansons
d' où émanent une espèce de quête mystique («
Je suis Dieu »), une certaine philosophie de la
vie (« On ne tue pas son prochain ») et le désir pur et dur
d'une création ne s'embarrassant d'aucun calcul : «
La toile du maître ne convient peut-être qu’à celui
qui l'a faite »... Succès d’estime (
« l’égalité de la nullité », dit-il aujourd'hui) qui
le pousse à enregistrer « La Mort d'Orion », sorte d' opéra
rock désespéré sur fond de science-fiction
surréaliste.
CELUI QUI MARCHE DEVANT Ère
69. Pompidou vient d'être élu Président,
« More » est censuré pour cause de LSD,
le Quartier Latin occupé par les
CRS... mais le soir on écoute Campus sur
Europe 1 : Pink Floyd, Jethro Tull, Chicago Transit
Authority ... et aussi ce titre curieux
que matraque Michel Lancelot. «
J'ai bien connu Michel, c'est
peut-être lui qui a fait connaitre le plus « La
Mort d'Orion » : c'est lui, en tout cas, qui l'a
crédibilisé, avalisé en quelque sorte. A l'époque,
j'ai même fait une télé pour lui avec des titres du
disque. On s’est revus régulièrement jusqu’à sa
disparition en 84, on aurait eu des choses à
faire ensemble ... » Avec
« La Mort d'Orion », l'album qui trouvait aussitôt,
début 70, dans les méandres de la distribution
commerciale, plus de vingt mille amateurs ravis
, un phénomène rarissime allait se produire.
II y a ainsi des films et des livres qui
enthousiasment brusquement toute une
génération, qu' on va voir et revoir, qu' on lit et relit.
On appelle ça des films et des livres cultes. «
La Mort d'Orion », qui a continué de se vendre
régulièrement (jusqu'à ce que Manset
décide, en 88, de retirer du commerce ses disques en
vinyle), qu' on offrait à ses amis, est un
album culte. Ce space-opera de la musique pop
(avec les voix de Giani Esposito et Anne
Vanderlove), qui comme la tragique histoire d'un
peuple maudit, « par-delà les grands
univers, dans la grande nébuleuse noire», cet
oratorio désespéré de métaphysique
interplanétaire est bien, comme on
l' écrivit à l'époque, ( « une entreprise révolutionnaire, la
transposition intelligente et lucide des audaces musicales de
l'underground anglo-saxon ». La critique lui fait un
triomphe. « C'est la première fois, écrit Diapason
(n° 145), qu’un disque de cette originalité et de cette
perfection parait en France. Gérard Manset a travaillé une année
entière à la réalisation de ce chef-d'œuvre, maniant les
modulateurs, les filtres, les phonogènes, modelant et
contrepointant, maitre d'œuvre d'une pâte magique où
la parole surgit d'un environnement sonore imprévu. Il faut de ces
aventuriers qui rénovent et infusent un sang jeune. Ce disque est
un évènement ». D'autres périodiques parlent « de merveille
de musicalité et d'ingéniosité », « de disque stupéfiant,
majestueux, dont les sons remplissent ce que
Pascal nommait le silence éternel des espaces infinis », voire
: « d'évènement musical sans doute le plus important de ces
dernières années, en France au moins ». Cet
engouement pour Manset ne trouve
cependant, dans le public, qu'un écho relativement
faible, limité à une frange marginale qui, des lors, célèbrera son dieu
avec une ferveur d'autant plus vive
qu'elle n'est pas partagée par le « grand
public ». Et
puis, la « honte » d'être un chanteur
talonne l'artiste Manset : «il
existe une anormalité décente, positive; celle des écrivains ou des
peintres. Ils peuvent être malsains, antipathiques, irascibles :
on les vénère comme tels. Un auteur compositeur interprète
ne sera jamais qu'un saltimbanque, le bas de l'échelle
». Imper noir, col roulé noir,
regard noir, barbe noire et longs
cheveux bruns, il se déguise alors en
nuit sans étoiles ... En
70, en compagnie d'un ami
d'enfance, Jean-Paul Malek,
Manset fonde son propre studio
d’enregistrement, le Studio de Milan. Pendant
cinq ans, douze heures par
jour, il sera ingénieur du son,
orchestrateur, chef comptable,
producteur. II produit ainsi plusieurs
artistes, écrivant les paroles, les
musiques ou les arrangements de leurs disques
(pour Chimène entre autres, l'album de René
Joly qui obtiendra un bon succès). « J'ai fait aussi un 45
tours pour Anne Vanderlove avec « La route du Levant »; sur
une mélodie de Beethoven, et « Les landes d'Irlande » ; Anne,
je l'avais rencontrée pour « La Mort
d'Orion où elle interprète plusieurs chansons ainsi
que Giani Esposito : j 'avais besoin de timbres de voix différents, et
puis je ne chantais vraiment pas très bien, je connaissais mes limites
; Anne et Giani étaient également chez Pathé Marconi, alors j’ai
fait appel à eux...»
IL VOYAGE EN SOLITAIRE Après
« Long long chemin » en 72 (« Ne change pas»,« Jeanne»,« L'oiseau
de paradis » ... ), en 75 sort « Y’a une route » avec
« Il voyage en solitaire » trois cent mille 45
tours de ce titre et soixante mille
albums vendus aussitôt : « Ça m'a
énervé. A nouveau, je me suis revu dans la glace. Comme un
monstre ». Par
réaction il enregistre « Rien à raconter » (76).
Puis, deux ans plus tard, un album électrique, « 2870
», dont les ventes
(quarante mille exemplaires)
dictent alors son attitude. Pas
question pour Gérard Manset de monter sur
scène, ni de paraître à la télévision. « Il
y a quand même eu quelques horreurs... Un
passage chez Guy Lux, par exemple, en 75, avec « Il voyage
en solitaire »... ou les Carpentier, en 81, à la demande
insistante de Francis Cabrel que je ne connaissais pas
encore, mais que j’appréciais déjà-, c’était avec « le Train du
soir » qui, en définitive, vu les conditions de
travail épouvantables, n’a pas été diffusé. Ça n’a fait
qu’enfoncer définitivement le clou par rapport à la
défiance que j'avais pour la télé. Je ne suis ressorti de
mon trou que pour « Les Enfants du rock »: après avoir
obtenu un tournage cinéma avec un mec que je connaissais. » En
80, il cède à son associé ses parts du Studio de
Milan et se souvient qu'il est né, à
Saint-Cloud, clinique de la
Porte-jaune... II part pour l'Asie, découvre
la Thaïlande, se plonge dans la lecture de
Bouddha, apprend le thaï, l'indonésien,
se met au riz blanc, au thé, au karaté. Il repart pour
l'Amérique latine, apprend
l'espagnol. Puis c'est l'Afrique
noire (on dit qu'en 68, déjà, il
était parti pour le Harrar…où vécut un certain
Rimbaud), l'Océanie, l' océan Indien. Encore et
toujours en solitaire : « On va plus vite, on voit plus vite, on
vit plus vite. Le voyage, ce n 'est pas une partie de plaisir,
mais un travail consciencieux ; on élimine les faux rêves » ... Dans
le même temps, il renoue avec la
peinture, la photo, se
passionne pour la sculpture
thaï, il tourne un film en 35 mm, « L'Atelier du
crabe » (un autoportrait à partir de différents
titres de chansons), que très peu
pourront voir. .. II s'imprègne de visions, de
parfums et de personnages en voyage ; pendant
les escales il enregistre des
albums qui viennent consolider l'
édification de son œuvre et la justifient
: « Royaume de Siam » (1979), « L 'Atelier du crabe »
et « Le train du soir » à moins d'un an d'intervalle
(1981), « Comme un guerrier » (1982). Cette même
année, il publie un coffret de compilation, en
trois 30 cm, qui obtient le Grand Prix de l'Académie
Charles Cros ( ... et offre la possibilité d' écouter «
Caesar » une chanson en latin, d'après « La
Guerre des Gaules », enregistrée en 72 sur un 45
tours monoface, réservé a la
programmation radio et tiré seulement à cent
exemplaires). Des titres aventuriers
à la Hugo Pratt, adoucis par la poésie
adolescente d'un Hergé, «Avant, je n'avais rien à dire sur rien.
Depuis ces voyages, je n'ai "Rien à raconter" sur quelque chose.
Je justifie la réalité de ce que j'écrivais avant. »
LES RENDEZ-VOUS D'AUTOMNE Entre
1968 et 1982, Gérard Manset se
tait, se terre, ignore la scène, refuse les
photos, !es interviews, les télés,
mais produit en perfectionniste qu'il est, dix
albums superbes; des albums attendus
chaque fois comme la manne céleste
par plusieurs dizaines de milliers de fidèles, Et la
publicité qui accompagne leur parution
consacre ce phénomène : « Manset. Un mythe. Une
religion ». Car cet homme est devenu une
légende vivante, dans le showbiz
comme en marge de celui-ci. On le déclare
hautain, ténébreux, inaccessible, on le dit
parano, mégalo. II n'a jamais rien fait
pour démentir cette réputation d'asocial. Poète
maudit ? Compositeur incompris ? Martyr masochiste
? Ou faiseur de génie ? La
réalité est sans doute plus simple. Mais
le silence et l'absence renforcent le mystère,
multiplient la complicité des initiés.
Pourtant, Manset va sortir de sa tanière :
pour Paroles et Musique en1983, il va accepter de
s'exprimer longuement quoique sur un mode assez particulier, et
de faire, pour la première fois de sa carrière, la une
d'un journal. Ce jour-là, il nous apparaitra
désarmant d'innocence et débordant de lucidité à la fois,
tour à tour déconcertant, brillant,
paradoxal. Provocateur aussi, malgré sa
volonté affichée de tenir «
un discours médian »,
s'attachant en cela à suivre l'enseignement
bouddhiste du Sentier du Milieu (« qui donne la connaissance et
conduit à la vision profonde et a l'éveil ») et de la
« Parole juste » (« qui signifie l'abstention
du mensonge, de la médisance, de la calomnie, de tout
langage dur, malveillant ou injurieux, enfin de bavardages
oiseux, futiles, vains et sots ») ... Une manière
d'exploit que ce dossier Manset (comme « Mythe,
Mystère, Mysticisme ... ») -Pendant les trois quarts de la rencontre,
c'est un ami intime de Manset, le réalisateur Frank Lords
qui répondra à sa place à nos questions, le chanteur, méfiant (c'était
une première pour lui) se contentant d'approuver, de préciser ou
de rectifier ces réponses. « Attention. Franck n'est
pas un inconditionnel, mais on se connait depuis longtemps, il a
suivi mes premiers disques, il a vu les conditions dans lesquelles je
les ai faits, il connait mes états d'âme et il a travaillé avec moi
pour le film « L'Atelier du crabe ». On m’a fait dire parfois des
choses qui sont fausses. (...), alors ça m’amuse de voir ce que
quelqu'un peut répondre à mon sujet. Il ne peut pas me trahir, en
revanche il peut éventuellement donner une interprétation de mes
motivations qui ne soit pas tout à fait exacte, ce qui m'aidera
peut-être à voir les choses différemment : C'est en cela qu'une
interview, pour moi, peut être positive ». Enfin le contact
établi, la confiance installée, Manset acceptera le
jeu du je, (Interview réalisée par Fred et Jacques Vassal pour Paroles
et Musique n° 34, nov. 83), que le chanteur,
satisfait de constater le respect scrupuleux de ses
exigences, revendiquera ensuite autour de lui.
LE CHANT DU CYGNE En
84, paraît « Lumières » : un album d'une homogénéité parfaite qui
couronne l'édifice et devient incontournable pour qui veut y
pénétrer. Six titres d'une longueur
anti radiophonique (douze minutes pour le seul
« Lumières »). « Aujourd'hui, il y a un fossé énorme entre
le disque qu'on écoute chez soi, pour le plaisir, qui présente
une unité, et la chanson qu'on va entendre à la radio, conçue
pour cela : il faut qu'elle soit courte, qu'elle sorte d'un
moule. Ce sont deux choses tout à fait antinomiques. » Textes
épurés jusqu'à la trame, réduits à l'image, mélodies
répétitives, proches de l'incantation,
orchestrations faisant apparaitre la plus petite
variation instrumentale, résonner le moindre coup
d'archet ; profondeur, intimité et universalité à la fois
des thèmes développés. A tous niveaux, Manset monte
la barre d'un cran. Par une sorte de rigueur créatrice exacerbée,
il provoque le dialogue à priori improbable de l'émotion avec
la technique. Manset gravit un nouveau degré
vers l'essentiel, confirmant sa quête de l'innocence
originelle, traduite par la photo de pochette,
qui semble le représenter en personne, en premier
communiant : « Chacun porte en soi, c'est évident, une
différence par rapport aux autres. Si j'analyse la mienne,
je m'aperçois qu'elle vient tout bonnement du fait que je n'ai
pas changé depuis l'enfance ... je n'ai acquis aucune autre forme
de maturité que l'expérience. Alors que j'ai vu des copains, des
artistes, s'enliser dans des trucs d'adultes... Cette différence
que je porte en moi, c'est simplement; mais vraiment,
définitivement, à 99% le problème de l'enfant par rapport à
l'adulte ». Un
an après « Lumières » sort « Prisonnier de l'inutile » (en
réalité « ç’aurait pu être un double album : ils ont été faits
à un mois d'intervalle », nous confiera
Manset). C’est son opus douze. Sept titres
regardant « par la vitre arrière », qui renvoient
continuellement au passé, comme s'il s’agissait
de boucler définitivement un pan de vie. De
fait, l'année suivante, Gérard Manset nous appelle : « j'ai
décidé d'arrêter les disques et de plaquer le show-biz. Je ne
veux pas me répandre en interviews, mais je suis prêt à tout
confier à Paroles et Musique pour un numéro qui
serait mon testament artistique, comme une référence
définitive à laquelle je pourrais renvoyer tous les medias
voulant me poser des questions sur la chanson, mes disques et ma
carrière ». Et l'artiste de livrer en effet à Paroles et
Musique, un surprenant bilan de vingt ans de carrière, des
confidences comme jamais et à personne
dans la presse jusqu'alors, où la modestie,
parfois tempérée d'ironie amère (« je suis
encore plus nul que les programmes de télé, puisque je n’y
passe pas »), le dispute à la lucidité : «Le fossé est
aujourd'hui trop grand entre la façon honnête- je dirai
pour ma part "bouddhiste " de créer dans le domaine de la
musique et le public potentiel, à cause du tamis des médias
qui, au lieu d'être à l'écoute, ne fonctionnent qu'en
termes de marché. C'est à dire qu'il n 'y a plus de place
aujourd'hui pour un mec comme moi s'il ne change pas
radicalement d'attitude ». Changement évidemment impensable
chez un Manset, dont l'attitude, l'éthique et
la personnalité sont intimement liées : « Il y
a dix ou vingt ans je pouvais faire La Mort d’Orion
sans chanter sur scène, étant tellement plus
marginal que je ne le suis aujourd'hui, sans que ce
soit pour autant un anachronisme; alors que maintenant
celui qui ne choisit pas de faire ce métier en toute connaissance de
cause, en acceptant de faire le pantin et le clown, et de marcher sur
le voisin et de le bouffer, et de se battre pied à pied,
celui-là n'a qu’à arrêter. Donc, j'arrête, parce que
je ne veux pas jouer ce jeu-là » ... Et Manset,
longuement, sereinement, de tirer un constat d'échec -« ce
qui ne veut pas dire Manset égale échec mais plutôt Manset égale preuve
de l'échec de... Je suis le révélateur du ghetto dans
lequel aujourd'hui s'est enfermé le show-biz »
, tout en dressant un bilan artistique
positif. « Je suis fier de ma création,
ce que peu d'artistes sans doute peuvent revendiquer : tu
ne penses pas que Gainsbourg, qui était un grand poète, ne
se retourne pas la nuit dans ses draps ? » Et de conclure : « Le
chanteur Manset n'existe plus... C'est terminé. Il est fini, à classer
au rang des cadavres ». Paradoxalement,
ce « testament artistique » enflammera les rédactions
parisiennes qui répercuteront la nouvelle,
faisant couler beaucoup d'encre autour de ce personnage
mystérieux, introverti et invisible. Manset n' en a cure :
ses préoccupations s' éloignent chaque jour davantage
du monde du show-biz et, à ce moment-là,
il estime sincèrement qu'il a mieux à faire. L'année
de « Prisonnier de l'inutile », il expose ses peintures, rue de
Seine à Paris (à la galerie Étienne de Causans, du 24 juin au 12
juillet) : c' est sa première expo depuis
ses vingt ans (il avait obtenu
alors plusieurs distinctions en la matière), si
l' on excepte une présence au Printemps de
Bourges en 83 ; c' est surtout une préfiguration de la vie qu'il entend
mener désormais, vouée tout entière aux
arts graphiques et à l'écriture, dissociée
définitivement de la musique. Au printemps 86, il expose
ses photos couleurs dans le réseau des
Fnac (après un vernissage à la Fnac Montparnasse),
une expo dont il extrait bientôt un bel
ouvrage éponyme : « Chambres d'Asie » (Aubier).
ET L’HUMOUR? «
La vérité c'est que, dans l'artistique, pour un créateur,
l'humour devient vite vulgaire. On peut regretter que
la création soit un truc peut-être un
peu triste, mais, c'est un fait, la création passe
beaucoup plus par les choses
dures ou pénibles que par les choses
drôles ... Si tu écris un roman, c'est «
Les Conquérants » de Malraux, et il n'y a pas
de quoi rire, ou alors c'est le
théâtre de boulevard, il n'y a pas
de milieu. De l'humour dans
le privé, dans la vie, oui, mais dans ce qu'on créé,
c'est un autre problème... » En
avril 87, il publie un premier roman, fortement
inspiré de ses voyages, « Royaume de Siam » (Aubier), où l'homme
sinon le témoin disparait derrière l'écrivain, où l'auteur
cède le pas devant le styliste, où celui-ci se fait peintre
impressionniste. La boucle est bouclée, le récit portant sa
propre musique. Et puis, début 88, Manset décide
de « réactiver » son œuvre en
disques compacts. Méthodique, il
retire d'abord du circuit commercial tous
ses disques « noirs » (y compris « Animal on
est mal », la réédition, « La Mort d'Orion »
et « Long long chemin » auxquels il dénie
le droit d'une re naissance laser)
; et se lance au printemps dans le remixage
digital (lorsqu' on se contente en général
d'une gravure numérique des bandes originales)
de « Y’a une route », rebaptisé « Il voyage en solitaire », et de
« Royaume de Siam ». Le résultat un son «
dépoussiéré », un contenu remanié, à la
fois amputé et augmenté annonce déjà le
coffret « Entrez dans le rêve » qui paraitra en
92, constitué de titres remixés en fonction
du son numérique et revisités
(voire «repêchés » pour certains parmi les 30 cm)
selon le bon vouloir du maitre. Pour
l'heure (début 89), l'œuvre disponible de
Manset va tenir dans un premier coffret de cinq CD(
quarante titres sur les quatre-vingt-dix des douze
albums originaux) où l’on trouve
également « Comme un guerrier », « Lumières »
et « Prisonnier de l’inutile ». Le reste est délibérément
ôté pour des raisons « d'ordre
strictement technique », à cause aussi de « cette répulsion que
j’ai par rapport à ma propre voix, des faiblesses dans les textes, des
lâchetés ou des incohérences dans les orchestrations ».
MATRICE Combien
de temps, de mois ... ou d'années,
un auteur-compositeur- interprète de la dimension
d'un Gérard Manset résisterait-il au besoin et
à l'urgence de créer à nouveau ? Matrice, en
septembre 1989, apportera la réponse à
cette question après un long travail de maturation. A
l'automne 1988, après son opération de remixage
digital, il entrait en effet en studio comme d'autres
en religion. Dix
fois, vingt fois, cent fois il remit sur la console
son ouvrage. Dix fois, vingt fois,
cent fois il fut tout près d'arrêter, de
tout jeter. A la mi-juillet 89, les jeux semblaient
faits ... et rien n'allait plus. Quelques phrases
réécrites, une chanson supprimée, une
autre ajoutée, et puis fin août, le miracle
si longtemps repoussé : Matrice !
Un chef d’œuvre. L'une des pièces
phonographiques maitresses de la décennie. « D'une époque à vomir, l’histoire dira ce qu'il faut retenir... » Un
album en point d'orgue,
synthèse de vingt ans
de création ; Manset tout crache, sans
concession aucune, qui ronge son sujet jusqu'à
l'os, l'éclaire jusqu'à la trame. Manset qui persiste et
signe, en dépit de ses déclarations de 86 sur
l'impossibilité d'aller de l'avant sans changer d'attitude.
Du travail d'orfèvre pour un labeur d' artisan
: sept titres de cinq, six, sept minutes chacun,
presque huit pour le fascinant « Camion bâché » ; des
orchestrations amples et ciselées à l' extrême; un autoportrait en
pochette, masqué comme de bien entendu
par un lettrage intempestif... Non, Manset ne
triche pas. Il revient pour enfoncer le clou dans
son ouvrage d'artiste crucifié. « Les
enfants du paradis sont les enfants sur terre (...)/
Renvoyez nous d'où on vient / Sans le moindre mal,
vous savez bien / Qu'on n’a pas vraiment
grandi depuis » II
revient… et obtient aussitôt un disque d'or. C'est
la première fois que !es choses vont aussi
vite. Tellement vite qu'il repique au jeu
sans tarder : « Revivre », enregistré dans la
foulée de « Matrice », parait en 1991, à peine
dix-huit mois plus tard. La sobriété de la
pochette la photo d'un fruit exotique taillé en
deux à côté d'un couteau contraste avec l'
exubérance apparente du contenu où il est
question de tropiques, d'Indiens, de lagons, de
poussière d'étoiles et de cargo gisant dans le delta
d'Andromède (clin d'œil à « La Mort d'Orion »
... ), du Kangooro Bar (qui n'est pas sans rappeler
le « Marin' Bar» de « L'Atelier du crabe
»), du Maroni et de l'Amazonie où «Contre des perles
et des fusils / (Des) Femmes (sont) livrées sans un
bruit», et toujours de paradis : « Dans
le village endormi / Du fond de leur sinistre nuit / C'est comme
un bout / De paradis / Qui tient debout » ...
MARCHAND DE REVES Un
quatorzième album consacré totalement au « voyage», à la quête
d'un ailleurs encore vierge, à la recherche
d'un paradis perdu, ou seulement le rêve ; où
l'auteur, irrésistiblement attiré par
les lumières, par cette inaccessible
étoile si chère à l'homme
de la Mancha, poussé par le besoin
obsessionnel de vivre ou de revivre,
finit malgré tout par se heurter à la
réalité têtue : « On voudrait revivre,
revivre, revivre / On croit qu'il est midi,
mais le jour s'achève / On se voit se lever,
recommencer, sentir la sève / Mais ça ne se peut
pas / Non ça ne se peut / Rien ne veut plus rien
dire, fini le rêve ». En
92, dans le beau coffret tout en nuances de bleu
qu'il intitule obstinément « Entrez dans
le rêve »-, on ne retrouvera que trois morceaux de Revivre
à côté de la reprise intégrale de Matrice sur
le même CD : « Le lieu désiré
», « Capitaine courageux »
et « Territoire de l'Inini ».
Cinquante titres au total, dont quelques inédits en
cerise sur le gâteau, en particulier « Les vases
bleues », « 2870 » et « Le train du
soir ». A
La Rochelle, Manset se fond, en photographe anonyme, dans
la foule des Francofolies pour, l'année
suivante, y exposer ses photos. A Québec, où il peut
mieux encore préserver son anonymat, il accepte
fait sans précédent chez lui de présider (après
Louise Forestier, Yves Simon, et avant Ray Lema, François
Dompierre et Charlélie Couture) le jury
du Prix international de la chanson
francophone, qu'organise le Festival d'Eté depuis 1989. Et puis, autre
première, en 93 Gérard Manset se fait
journaliste pour Chorus, le temps d'une «
Rencontre » avec Jean-Louis Aubert. Explorant
inlassablement la planète, il publie en 1994 deux livres
complémentaires (aux
Belles Lettres) : « Wisut Kasat », un
« récit en noir et blanc » de ses
voyages en Amérique latine et en Asie,
illustré d'une quarantaine de photos ; puis « Aqui te
espero » son pendant en couleurs, « jumeau du
précédent, partie du même tout». Une autre
façon de parcourir « La vallée de la paix »,
chantée dans son album au titre éponyme qui parait en même
temps que ce dernier ouvrage ... et s'ouvre, à grands coups
de guitares saturées, par sa quête inlassable
du paradis, qu'il associe clairement cette
fois-ci au rejet de toute vanité
terrestre. «
Gardez-vous des honneurs / De ce monde-ci / De l'éclat / De
ce monde-là / Gardez-vous / De la nuit / Qui règne ici-bas» ...
SOLITUDE DES LATITUDES L'auteur
y développe ses thèmes familiers, ses obsessions
existentielles, sa lecture d'un christianisme très
personnel, avec un vocabulaire inusité dans la
chanson française. «
Huit petits films qui nous transportent sur
les planètes de sa galaxie, ou, par la
magie de sa poésie, nous devenons héros, acteurs
ou spectateurs de ces fictions romanesques.
Huit morceaux qui, a une ou deux
exceptions près, durent de cinq à dix minutes. C'est le
temps qu'il estime nécessaire, le rite de passage obligé, pour
nous introduire doucement dans son univers
impassible, désenchanté en apparence, contrôlé en
profondeur ». En
effet, sauf à être sensible au coup de foudre, on n'accède
pas immédiatement ni impunément au cœur de sa
cathédrale de sons et lumières : chaque nouvel
album du maitre résiste à la première
écoute, et ce n'est qu'à force d'y revenir
qu'il livre ses trésors enfouis dans sa nef. C'est à
cela sans doute qu'on reconnait, d'emblée, le phénomène
Manset : son œuvre reste obstinément
imperméable à ceux qui écoutent peu ou mal. Car
s'il n'est pas toujours aisé d'entrer dans son univers, au
risque d'être ensuite ébloui par son éclat, c'est en tout état de
cause un bonheur et un privilège qui se méritent, «Matrice qui
m'a fait/ Dans son lit défait / Mal, le mal est fait / Plus tu vas vers
l'infini / Plus tu sais que c'est fini... »
Fred HIDALGO
L’INVITATION AU VOYAGE
«
Le voyage est une espèce de porte par où l'on sort de la réalité comme
pour pénétrer dans une réalité inexplorée qui semble un
rêve. » Guy de Maupassant (Au soleil)
Dans les «
Mémoires d'Hadrien », Marguerite Yourcenar fait évoquer à son héros ce
perpétuel bouleversement des certitudes et des habitudes que
représente le voyage. Une définition qui colle à merveille
au personnage de Gérard Manset,
lequel s' est toujours attaché à n'offrir ni
habitudes ni certitudes; se contentant de nous poster
quelques nouvelles de loin en loin, selon son
bon plaisir et sa fantaisie du moment, comme on envoie de petits
mots pressés, à ses amis, entre deux escales, pour
leur signifier que tout va bien et que l'on est toujours en route
; toujours vivant c'estàdire. Non, aucune
trace d’habitudes dans ces messages éparpillés et variés
(disques, livres, photos, vidéos ou peintures), qui nous
arrivent comme les fragments d'une géographie personnelle
éclatée, sans fil rouge apparent ni logique préconçue. Une
géographie où s'enchaînent les routes, les gares, les
jardins, les sentiers de brousse, les fleuves et les
ports, les avions, les bateaux, les camions bâchés et
les trains de nuit, et où la mer Rouge, le
royaume de Siam, les Marquises, les banlieues
Nord, l'Amazonie, les chambres d'Asie, le Golden Gate,
les rues d'Angkor, les îles de la
Sonde et le delta d'Andromède ne sont que des
points de repère flous bornant le chemin d'un
voyageur solitaire et lucide, un voyageur à la
poursuite des rêves d'une enfance perdue, nourrie de
livres d'aventures, de restes de poèmes et d'innocence émerveillée. Aucune
certitude, non plus, puisque Manset, à quelques
exceptions près, a toujours rejeté le jeu médiatique,
s'appliquant à conserver un anonymat clairement
revendiqué dans « Finir pêcheur » :
«Le matin me lever / Pas connu, pas guetté /Parce que ça,
ça fait mal/ Ça fait mal à l'homme / La célébrité ». L'enfance !
Les rêves d'aventure naissent souvent de
lectures remontant à ces années de découverte où, au fil des
pages, surgissent des univers pleins de mouvement, de
mystère et de fascination. Rares et ô combien riches ! sont ceux
qui, une fois atteint l’âge prétendu de « raison », osent encore s'en
prévaloir ouvertement, à la manière d'un Brel
affirmant que « les adultes sont déserteurs ». Plus
rares encore, ceux qui, conscients des mille renoncements, des mille
trahisons que la vie leur a sournoisement imposés n’en conservent ni de
trop secrètes désillusions, ni de trop
profondes blessures. Un simple sentiment de faillite
désabusée, souligné par Verlaine, dans deux de ses vers demeurés
parmi les plus célèbres : « Dis, qu'as-tu fait, toi que
voilà / De ta jeunesse ? », et dont on retrouve le
parfum d’amertume au détour d'une strophe de
Manset : « Souviens-toi de la mer immense / Et du
sable de ton enfance/ Qu’as-tu fait de ton innocence / Dans ta vie vide
de sens ? ».Verlaine dont le lointain écho résonne aussi dans le
« parc glacé » de « La terre endormie », où glisse un
couple à la dérive, si semblable à celui du «
Colloque sentimental ». Outre ces réminiscences
verlainiennes, Manset conserve, de ses
lectures poétiques, quelques dettes évidentes, dont il
s’acquitte sans chercher à biaiser ; car cet aventurier sans feu ni
lieu a l’élégance de ne pas être un détrousseur de cadavres.
Aussi rend-il ouvertement à des auteurs aussi
inattendus que La Fontaine ou Aragon, le peu qu'il
ait jugé indispensable de leur emprunter, intitulant deux
de ses chansons : « Deux pigeons » et « Est-ce ainsi que les
hommes meurent ? ». De même citet’il
explicitement parfois comme tels, et, parfois
sous forme de clin d' œil, dans la foulée d'un
vers les titres de certains livres,
dont on devine le rôle important qu'ils
jouèrent dans sa formation d' enfant, puis d' adolescent,
d'homme enfin : Belliou la Fumée et Croc
Blanc de Jack London, Capitaines courageux de
Kipling, Les Secrets de la mer Rouge, de Monfreid,
Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss, etc. Des
ouvrages qui, dans des genres très différents un traité
d’ethnologie, une fiction
romanesque, ou un récit en forme de journal de bord
sont autant d'invitations au voyage, à
l'aventure et à la découverte du monde ... et de ses habitants . En
réalité, ces fréquentes allusions littéraires n'ont rien
qui puisse nous surprendre, car le livre a toujours
été le compagnon de route du voyageur. Le compagnon privilégié de
celui qui « voyage en solitaire »
et se retrouve (où qu'il puisse être), le temps d'une
courte pause, d'un bref repli intime, face à la page à
déchiffrer... ou bien à noircir de notes. Les impressions de
voyage, au delà des mots et de la musique, se
traduisent de la manière la plus immédiate qui soit
par des parfums, des couleurs et des images :
vases bleues, manteau rouge, neige et voiles blanches, or
des corps, pie noire, arc-en-ciel et lumières ... Car
Manset n'oublie pas qu'il fût un temps où il
fréquentait les Arts Déco : la peinture est une de
ses passions premières. Avec, de toute évidence, une
fascination plus particulière pour Gauguin,
l'ancien marin au long cours en rupture de
toutes attaches sociales, familiales ou carriéristes,
et qui se définissait lui-même comme un mélange
irréductible d'être sauvage et d' enfant. Gauguin, parti
trouver son ultime vérité au fin fond des Marquises,
ainsi que le rappelle discrètement Manset dans « Et l' or
de leur corps » : « Cascades et rivières / Chevaux sur les
plages / Sable sous les pieds / Et lagons bleutés /(...) A Hiva
Oa, là où il mourut ». Ainsi, le voyage
serait-il parfois la quête du refuge ultime, de ce
point précis où la mort si souvent côtoyée en spectateur si
souvent évitée de justesse, est enfin acceptée, à
défaut d'être acceptable : « ... Comme il faut bien finir,
un jour, quelque part / Nous irons nous tapir, dans une mare /
Dans un de ces lagons épargnés de l'histoire / Où le sable
est maison, le vent musique / Dans un de ces lagons des tristes
tropiques ». Car la mort est souvent présente, et depuis
toujours, dans les chansons de Gérard Manset ; depuis
les premiers titres du premier album, quand
l'auteur n'avait encore que
vingt-trois ans et n' était donc, en
principe, pas menacé prochainement par la
chose. Une
mort presque toujours violente et à laquelle nous l'avons dit
le chanteur n’est guère confronté qu' en
spectateur; le véritable voyageur étant
beaucoup plus souvent témoin qu'acteur :
« Y'a une route / Tu la longes ou tu la coupes / Tu
t'allonges et on t'passe dessus/ Ou tu t'lèves et on t'tire
dessus», «Il faut de l'eau pour
éteindre la cendre / Et le vent n 'a pas cessé de gémir / Dans la gorge
de celui qui va mourir », « Un jour dans un
fauteuil avec un cigare/ Bord de la Méditerranée / T'as des
tas d'gens qui viendront pour me voir / Pour me
d'mander de raconter / Mais y
'aura rien de plus pourri que ma mémoire / Je saurai même
plus compter / Ma vie s'ra plus qu’un grand trou noir
/ Avec des cadavres enterrés », « Y'a plus
personne debout dans les rues d'Angkor / Au
milieu des danseuses aux lèvres recourbées/ On
voit les ongles, les doigts de ceux qui sont tombés
», « Tu resteras seul / Avec des mouches plein la
gueule / Les s 'melles collées / Tu sentiras dans ton dos / Glisser
les anneaux / Du serpent froid / Ce s 'ra la dernière
fois » ... Toutes choses qui telles les vagues de
la mer rongeant avec une infinie patience le granit
le plus dur nous ramènent à la question essentielle : «
Est-ce ainsi que les hommes meurent ?
»
Ainsi, par le jeu des multiples réponses possibles que sa
curiosité apporte aux questions qui le tenaillent, le
voyageur aiguiset’il sa lucidité. Cette
lucidité, dont Cendrars disait qu'elle ne
venait « qu'aux hommes vraiment désespérés» ; ce à quoi
le poète à la main coupée se hâtait d'ajouter : « pour être
désespéré, il faut avoir beaucoup vécu et aimer encore le
monde ». Cendrars que l'on devine bien sûr, parfois de manière
très discrète, derrière des chansons telles que « Revivre »
(«Se sentir si loin, si loin de son enfance... », fait
songer aux tous premiers vers de «La prose du Transsibérien
»), ou «Il faut toujours se dire adieu », si proche,
dans son propos désenchanté, du conseil martelé par le vieux
Blaise : « Quand tu aimes, il faut partir ...».
Or, si Gérard Manset a choisi de nous refuser sa présence
médiatique et la banalisation de son image, préférant «
partir » et s'avancer masqué, au long d'une œuvre
riche, subtile et chaude, comme ces lourdes senteurs
qui plombent les interminables nuits des «
Chambres d'Asie », n'est-ce point
justement pour ne pas corrompre cette farouche
lucidité que lui a donné ce perpétuel bouleversement des
habitudes et des certitudes que nous évoquions plus
haut ? Le choix de l'imprudence du funambule évoluant sur
le fil du rasoir (ce même rasoir pouvant servir à se trancher les
veines, à tracer une ligne de poudre blanche dans le
Triangle d'or, aussi bien qu'à rompre le dernier cordage,
la dernière amarre vous reliant au monde immobile des
sédentaires). Un choix que l'on retrouvera clairement
résumé, par le jeu des questions
réponses, en deux chansons
pourtant séparées l'une de l'autre
par plusieurs années et quelques albums
: « Toi qui t'en vas pour ce pays-là / Où tu dis que
les gens sont beaux / Que veux-tu de plus que tu n 'as pas ?
». Réponse : « S'éloigner de tout, apprendre / A tenir debout / Sur la mer immense et douce, apprendre / A tenir debout ». -
Dès lors, le poète André Mary peut bien
mettre en garde l' aspirant bourlingueur
: « Tout homme est seul parmi la
caravane / voyageur!», la réponse de
Manset claque comme le défi d'un homme
qui a su placer sa liberté au-dessus de toute autre
valeur : « Il voyage en solitaire / Mais nul ne l'oblige à se
taire »... Même si l'absence de certitude car rien
n'est jamais aussi simple que dans les livres
d'aventures fait que sur «La dernière page de son cahier
/ Tu peux pas lire, tout est rayé
».
Marc ROBINE
L'OISEAUDE
PARADIS
-CHORUS
: Après la parution d'un nouvel album, le quinzième
en l'occurrence, « La Vallée de la paix », dans
quel état d'esprit es-tu? -GERARD MANSET:Une
fois paru, il ne m'appartient plus beaucoup ; je me contented'en surveiller les aléas, dans l' état d'
esprit d'un chef de produit ... Pendantla gestation,la
composition,l'enregistrement, je suis
sur un petit nuage qui, d'ailleurs, n'est pas toujours rose... disons dans un
travail conventionnel qui, du plus au moins, du blanc au noir, de l'infrarouge
à l'ultraviolet,me semble composé de
tous les aspects de la créationartistique.Mais très vite, après
sa sortie, quand je tombe sur quelques lignes ni laudativesni critiques, neutres, avec un constat
uniforme de noirceur, de tristesse, je ne comprends pas: « La Vallée de la
paix » est tout sauf triste ... et pourtant il semble que tout le
mondeprennece disque pour aussi cauchemardesque, aussi
noir et désespéré qu'on adéjà perçu les
précédents.Les gens s'en tiennentà un masque de ténèbres sans aller plus loin.
Ça m'est égal, cela dit, je m'en fous, mais je ne comprends pas. -Étonnant que cela
t'étonneencore ... -Ça m'étonneratoujours. Je ne vis ça que quelques jours par an lorsque je sors un
disque, c'est normal que je ne puisse pas m'y habituer...Moi, si on me demandemon opinion sur La Ballade des pendus, je
dirais tout, sauf que c'est triste : ce sont les autres composantes qui sont
enrichissantes, qu'il faut chercher à développer, celle-là est tellement évidente
... -A chacunde tes disques il y a des réactionsplus positivesque ces critiquesprofessionnelles,disons un peu courtes,ne serait-ce qu'àtravers le courrier abondant que tu reçois :
y réponds-tu ? -Je suis, je ne
le cache pas, sensible à la démarche mais je ne me vois pas répondreà ce courrier. Non parce qu'il y aurait une
forme de blocage de ma part, mais parce qu'il me faudrait bureau, secrétaire,
intendance, et j'ai compris depuis des années a quel point il était capital
pour moi d'être léger... Dans mes chansons tout autant :« A qui n’a pas aimé »est effroyablement léger. Je suis devenu
depuis plusieurs albums tellementanachroniqueque je ne peux même
plus espérer qu'on réfléchisse vraimentà
l'affaire. On ne sait plus quoi en dire, sinon que c'est triste ... Mais je
suisde moinsen moinssensible à l' accueilde la
critique,excepté,bienévidemment, d'uncertaingroupuscule quisuitl' affairedepuislongtemps. -Pendant lespériodesdelatence,à quels signes senstuquetu es prêt à démarrerunnouvelalbum? -J'assume
entièrement la réponse
: c' est uniquement
contractuel, ça ne veut pas dire vénal, mais simplement que
j'ai installé ma
vie dans un
cadre contractuel : si
je ne négociais pas
en amont des
situations qui font,
non pas que je sois obligé de produire, mais dans lesquelles
la production semble inéluctable,
je ne ferais jamais rien
... Comme beaucoup d' artistes embryonnaires, dotés
de qualités ou de compétences qu'ils ne mettent pas au jour
parce qu'ils n' ont pas su ou pas pu construire ce cadre en amont. -Maisencore ? -Prenons une image : une
voiture en parfait état,
un moteur de qualité ... et il
n'y a pas de route. Moi, j'ai
tracé la route d'abord, donc je
peux me mettre
à rouler quand je le souhaite. -La route existe,c'estentendu, mais quand, comment sais-tuque tu vas te remettre à l'emprunter? -Cela risque d'être
mal interprété... mais je dois dire, en
toute franchise, en toute honnêteté,
sans larmoiement ni pleurnicherie
mais c'est peut-être aussi le lot des autres artistes, qu'ils s'en rendent compte ou non, que je
n'ai jamais fait d'album, ou quoi que ce soit d'autre sur le plan artistique,
que par défaut. C'estàdire que, pour
vivre, il faut faire feu de tout
bois, occuper son temps comme l'on peut et donc
créer ... Est-ce clair ? Parennui, tu veux dire ? -Par ennui,
voilà… N'étant attaché ni aux honneurs ni à la réussite en elle-même, je n'ai
pas fait tout cela, quinze albums
aujourd'hui, pour parvenir à
une certaine notoriété
ni m'élever à titre
personnel, socialement parlant, mais par ennui. -Quinze
albumsentre 1968 et 1995 et toujours la
même maison de disques,c'est assez
exceptionnel... -C'est lié à la stratégie que j'évoquais : le cadre installé,
s'il est bon, pourquoi chercher à
en créer un autre, ailleurs, avec toutes
les discussions et les pertes de temps que cela suppose...
Chez EMI, j'entretiens des contacts humains de
grande qualité, au plus haut niveau, et le cadre en question est tellement parfait
que la seule énergie à développer en
l'occurrence est celle qui sert à le perpétuer. -Tu
dois être sollicité par d'autres producteurs? -Régulièrement. C'est la raison pour laquelleje signe toujours avant l'échéance ducontrat en cours. Cela me permet de répondre
à chaque nouvelle proposition :« Dommage, troptard, c'est déjà fait
» -N'as-tu jamais la tentationde faire monter les enchères ? -Jamais. Je connais trop les chiffres, les possibilités
dumétier. Et les négociationsvont vite, parce que je suis des deux côtés
de la barrière, côté production et côté artistique : il n'ya aucun caprice de mapart, rien que l'exigencede ce que je suis en droitd'attendre... et que j'obtiens. Je suis un
chef d'entreprise d'autant plusefficace
que je ne consacre à cet aspect des choses qu'un jour par an ! II n'y a pas de mystère,mes ventes se situent entre 60 et 120 000
exemplaires par album,et le budget du
suivant est naturellement fonction des ventes précédentes. Une foisarrêtéesleshistoires de clips, de
marketing et autres,on sait où va se
situer lepoint zéro et onpeut en déduirele budget final. Dans mon cas, il est juste ce
qu'ildoit être.Faire monter lesenchères ne serait pas honnête de mapartvis-à-visd'EMI: ils sontlà depuis le départ, ils onttoutmoncatalogue, notre dialogue est
permanent et ils en viennent eux-mêmes à revendiquercette absence physiquede l'artiste,sur scènecomme dans les medias.
Dans une autre maison, quelles que soient les promesses faites, les conditions acceptées,
à chaque sortie de disque, dans le feu de l'action, ilsseraient effondrésque jerefuse de participer à tel ou tel journal télévisé... ou à telleémission de variétés. -Ce refus de
participer aux émissions de télévision, par exemple, est-ilcodifié par contrat ? - Non.On est
libre de ses faits et gestes. Mais qu'il s'agissed'utilisation d'image ou de produits, j'ai mon
mot à dire sur tout, sur tous les aspects de tout ! Rien ne peut se fairesans mon accord, donc pratiquement tout se
fait d'un communaccord. Je suisprotégé par tous les bouts.Danscertains cas précis les choses sont définies de façon à ce que personne ne
s'étonne de mon comportement. Dans le cas des compilations, entre autres ... -Cette manière de procéder
est considérée comme exemplaire par pas mal d'artistes, par Francis Cabrel en
particulier qui, tout en faisant beaucoup de scène et de promotion, par périodes,
estime que la voie à suivre
est la tienne : écrire,composer...et se montrer le moins possible. -Est-ilvraimentsincère ?«Sincère »n'est d'ailleurs pas le bon terme,je me demande plutôt s'il se rend bien compte
de ce que cela suppose. En ce quiconcerne la scène, dans le cas de Cabrel, que je suis allé voir,il n'y a pas trop d'exhibitionnisme,c'est encore assez pudique et je trouve
très sain de s'en tenir à des capacités pas trop grandes. Quant à se montrerle moinspossible dans les medias,il faut
savoir que cela limite énormément les ventes : la sanctioncommerciale est immédiate. -Tu n'as toujours
pas avancé dans l'idéede faire toi-même
de la scène, ne serait-cequ'une fois ? - J'ai aujourd'huiun «matériel» tout àfaitimpeccablepourla scène, ce qui n'étaitpas le cas auparavant;vu le succès qu'obtiennent les plus démunis
de ce côté là, les plus légers au plan du répertoire,je n'aurais pas grand-chose à craindre,
maisje n'ai plus 25 ou 30 ans ... Ce n' est pas que j'aie d'autres priorités, ça me plairait
beaucoup d'en faire, mais je fuis les responsabilités que la scène suppose :
faire vivre une équipe,s'engagersur des dates, chanter par obligation ...
même si tu n'en as pas envie ce jour-là. En plus, je n'ai jamais rien compris
au public et je n'ai pas un amour fou pour lui.C'est une entité abstraite. J'aime les contacts individuels,maisles machins de masse,lespremiers rangs qui se balancent comme un seul
homme, tous ces trucs, non,vraiment,je ne comprends pas. -En 1986 avec douze
albums, « Prisonnier de l'inutile » étant le dernier, tu
estimaiston œuvre aboutie et tuparaissais décidé àtournerla page.Defait, l'année
suivante,tupublierasdeux livres : unroman, « Royaume
de Siam » et un ouvrage de photos, « Chambres d'Asie »; et pour
la première fois depuis tes études aux Arts Déco tu exposeras tes peintures ... - Ni les livres ni la peinturen'ont pu remplacer les disques. J'ai cherché à
combler le vide que je m'étais imposé par une production littéraire, picturale
et graphique susceptible de générer autre chose, de provoquer d'autres développements...
Mais lorsque tu mesures que ça ne génère absolumentrien de nouveau, alors tu recommences. -Ton retour au
disque, trois ans plus tard, avec « Matrice », n'a-t-il pas été
motivé, aussi, par le fait que lors de cette période d'interruption du son,
sinon de l'image, il y a
eu regain d'intérêt pour tes chansons ? - Dans les rédactions, peut-être, où l'on s'est demandé pourquoij'arrêtais. Mais pas au niveau du
public ; ça aurait pu, mais ça ne s'est pas produit comme ça. Mais à cemoment-là, et sans que ce soit forcément lié,
des artistes ont utilisé certaines de mes chansons ; çaa réveillé, entre guillemets, quelques-unsde ceux qui étaient indécis à mon sujet, des
journalistes surtout, mais l'intérêtest
vite retombé. -Quoiqu'ilen soit, 1986 apparait rétrospectivement comme une année charnière où,
chez toi, tout peut basculer. Les deux trois ans qui suivent, c'est aussi la période
où l'on passe du vinyle au laser : tu te reprends au jeu, tu réécoutes tout,
pour élaguer, jeter, remixer... et aboutir à un
coffret de chansons que tu puisses entièrement revendiquer. - A côté de ces contingences professionnelles, il se
produit des événements que je sais, forcément, et que les gens ignorent... La
vie et les choses importantes sont en marge de ces réalités commerciales,de ces sorties de coffrets ou d'albums. -Malgré tout, pour
quelqu'un qui a toujourseu le goût du
son et des studios,l'apparition
d'unnouveau procédé technologique, d'un
nouveau support, devait constituerune révolution... - Sur le plan purement technique, j'étais en effet l'un des artistes qui pouvaient prétendre
utiliser au mieux ce nouveau support. Mais aujourd'hui tout le monde est d'accord
: on a beaucoup plus perdu que gagné. A l'image des deux décennies écoulées,
d'ailleurs, dans tous les domaines... -Cette révolution
technologique t'a pourtant amené à reconsidérer
tes enregistrementspassés… -C'était surtout une façon de s'occuper, un prétexte à
combler le vide. Tenu à d'autres critères de qualité, entreguillemets, on est censé présenter un produit
avec des normes d'écoute différentes. Doncil y a eu remixages, remoutures ... -C'est ce travail
de remixage digital, sur les CD « Il voyage en solitaire » et « Royaume
de Siam », qui t'a donné envie de faire « Matrice » ? - Pas du tout.Parce que, sur le plan technique, j'ai continué à enregistrer comme auparavant...tout en déplorant
de ne plus pouvoir arriver à le faire comme avant. Maintenant,par exemple, je ne peux plus avoir de
batterie qui sonne commelorsque j'enregistrais« Y'a une route»,des violons comme dans « La Mort d'Orion »,ou une voix comme dans «Cheval,
cheval ». C'est un enfer, c'est la perversité du progrès : on en arrive à posséder
une technologie hyper performante, qui se développe tous azimuts,mais ne parvient plus à restituer l'essentiel. -En88-89, tu retires tous tes disques vinyle du
circuit pour conserver seulement, sur tes douze albums,les cinq CD qu'on trouve dans ton premier
coffret. A quels critères obéis-tu alors ? -Je ne veux pas
avoir à déplorer que tel ou tel produit soit mis en circulation en CD sans que
j'en sois un minimum satisfait, donc je vire tout ce que je n'aime pas. Mon
idée est d'être en conformité totale avec moi-même. - Moyennant quoi
les albums « Animal on est mal », « La Mort d'Orion »,
« Long long chemin » et d'autres titres de « Rien à
raconter », « 2870 » ou bien de « L'Atelier du crabe »
sont passés à la trappe. Pourquoi pas une intégrale CD toute simple ? - Je dis tout de suite non. C'est dommage, peut-être,
pour ceux qui me suivent depuis les premiers jours et se satisferaient de
l'écouter chez eux, au casque, parce qu'ils ont la nostalgie de certains
albums. Mais je ne serais pas maître de son utilisation médiatique éventuelle
et on risquerait d'entendre « La Mort d'Orion » ou « Animal » à la radio, par
exemple, comme c'est arrivé une fois pour « Jeanne », et ça je n'en ai pas du
tout envie. Je préfère donc en rester là. - A quoi correspond
chez toi le double CD de compilation paru en 90 sous le titre « Toutes
choses »? - C'est le choix de la vulgarisation, quand il y a trop
d'albums en circulation. C'est ce que je donnerais à quelqu'un qui ne
connaîtrait pas mes chansons. Inattaquable et respectable. Une carte de visite.
Si tu veux aller plus loin, libre à toi ; mais si tu en as marre, tu peux t'arrêter
là. - Il t'est arrivé
de déclarer qu'écrire des chansons, c'est 95 % de roublardise et 5 % de talent.
Toujours d'accord ? - Oui. Mais la roublardise est elle-même un talent. - Ce carnet de notes,
qui ne te quitte jamais, joue un rôle essentiel... - Il est là, oui. C'est toujours le même. C'est surtout à
cause du voyage. Mais je m'en sers en permanence. - Comment
s'effectue l'écriture de tes chansons ? - Par un phénomène simple de collage. Comme faisaient le
facteur Cheval, le Douanier Rousseau ou Chagall ; comme les gouaches découpées
de Matisse à la fin de sa vie : on les garde parce qu'il s'agit de Matisse,
mais ça pourrait être de n'importe quel petit vieillard en train de découper
sur son édredon... Comme font les artistes contemporains qui s'efforcent de
recréer les dessins admirables réalisés, de manière naturelle, par les enfants
en classes de primaire... A sa manière, chacun essaie de recréer l'univers de
l'enfance. - Tu ne peux pas
dire que « Matrice », « Revivre », « Paradis », etc., ces thèmes de
prédilection chez toi, de la naissance ou de la renaissance («Je suis né dans
un monde austère (...) / Où être en vie c'est être à naître »), sont de l'ordre
du collage ou de la seule écriture automatique. Il y a une ligne directrice et
une construction cohérente dans tout cela ! - Ça se construit pourtant au fur et à mesure, en
privilégiant toujours le hasard. Car je ne veux absolument pas savoir où ça va
aboutir, et pour l'essentiel je garde ce qui ne veut rien dire... ou paraît ne
vouloir rien dire. « Sans qu'on sache vraiment/Ni pourquoi ni comment / Nos pas
nous ramènent / Sur le chemin qui mène / A la terre endormie », ça ne signifie
rien de précis, mais la chanson était déjà partie... - C'est tout de
même fortement évocateur. - Et voilà ! C'est le mot. C'est le phénomène de l'acte
poétique qui est évocateur : ne signifiant rien de précis, il porte en lui
toutes les significations, et libre à chacun de choisir celle qu'il veut. « Où
être en vie c'est être à naître », cette phrase je l'ai pensée, pas écrite ; il
faut la prendre au premier degré, c'est le seul moyen d'atteindre la félicité
matérielle et temporelle en ce bas monde. « Vouloir tout connaître » : le mot «
vouloir » a sauté à l'enregistrement, je l'ai viré en chantant. Cela m'arrive
souvent, y compris pour des mots-clés ; ça n'a pas d'importance, moins il en
reste, mieux on se porte ! - C'est
un travail permanent d'épure... - Le terme d'épure me convient. Mon frère aîné, un type
hyper-brillant, faisait des épures en préparant Polytechnique. Avec la panoplie
des tire-lignes, des encres de couleurs. Je me souviens de tout un tas de trucs
terrifiants, d'hyperboles à tomber à genoux. Magique ! Le côté épure m'a
toujours attiré. J'ai d'ailleurs songé à mettre une épure sur mes pochettes
d'albums. Pour « La Vallée de la paix », j'avais d'abord songé à la
photo d'une des statues de Borobudur, mais ça pouvait faire sermon, message
inaccessible, c'était pesant... Je voulais un truc hyper-léger, style Flower
Power, Peace and Love... Comme c'est un album avec une certaine masse sonore,
avec des ornementations, comme il y a de l'or et du stuc dans le baroque, j'ai
cherché un document un peu en rapport pour le représenter graphiquement. - A propos
d'ornementations, dans « La Vallée de la paix », tu ne te contentes
pas de signer les musiques et les orchestrations comme d'habitude, on te retrouve
aussi, personnellement, à la guitare, au clavier, aux synthés et même à la
flûte... Tu nous joues la totale ou presque ! - A l'occasion des différents remixages que j'ai faits,
je me suis rendu compte - en particulier à la réécoute de « 2870 » et surtout
des « Vases bleues » - que dès que je touche une guitare, malgré quelques «
pains » et quelques difficultés, ça devient lumineux. Pareil pour le piano de «
Lumières ». A l'époque, je ne voulais pas trop en faire moi-même, je craignais
un risque de sclérose : du Manset sur du Manset, c'était à devenir fou ! Mais
aujourd'hui, après avoir digéré toutes les pseudo-critiques du genre « tu fais
tout », j'y suis revenu, je persiste et je signe : la griffe est là. - Après « Revivre »,
en 91, tu exprimais le souhait de ne plus travailler seul... - C'est toujours la même supplique, le même espoir de ma
part, mais il y a ce chemin qu'on doit faire seul, inéluctablement, parce que
les acolytes ne se présentent pas. Ou ne restent pas. Il serait d'ailleurs inhumain
de leur faire assumer les problèmes de ce qui n'est pas leur enfant, cette
façon que j'ai de remettre l'ouvrage sans cesse sur le métier. Prenons
l'exemple de « La vallée de la paix », un titre enregistré en direct comme tous
ceux de l'album. Je n'ai pas réussi à maîtriser les musiciens qui ont toujours
accéléré à partir de la seconde moitié. Ça m'a épouvanté parce que les
maquettes, elles, étaient parfaites, le tempo ne bougeait pas et je ne voulais
surtout pas qu'il bouge. J'ai dû passer une vingtaine de jours, ensuite, à
travailler sur ce morceau de dix minutes pour que sa différence de tempo ne
soit pas perceptible. Finalement il avance de façon raisonnable... Mais ce sont
vingt jours de perdus, dans lesquels j'aurais pu difficilement embarquer des
partenaires. Tu ne peux pas faire partager ça à quelqu'un. - Écoutes-tu les
avis de tes musiciens ? - A les écouter, j'aurais tout jeté et tout refait. Pour
cet album comme pour le précédent! Et l'idée même de refaire me fait horreur.
Je préfère assumer mes erreurs, c'est un risque inhérent à l'acte de création.
Je pense n'avoir jamais jeté un seul titre. J'éprouve une sorte de sens de la
création à travers les difficultés. Par un tas d'expériences personnelles, j'ai
appris, très jeune, à me méfier de la facilité. Je ne dis pas que je salue avec
bonheur les contraintes apportées par l'erreur, mais je trouve plus bénéfique
d'avoir à les surmonter qu'un travail immédiatement bien fait. C'est la même
différence qu'entre un dessin de BD habile, d'aujourd'hui, et un croquis du XVIIe
ou XVIIIe siècle, où l'on perçoit rajouts et repentirs. Ma création musicale
est ainsi faite, de repentirs, de coups de gomme, de traits de lumières... - Quel dialogue établis-tu
avec un musicien débarquant dans ton univers pour un enregistrement ? - Ça peut paraître cassant et froid, mais je n'ai pas de
dialogue à installer. Je ne l'ai jamais cru. Maintenant c'est définitif. Je
veux bien parler avec lui de pêche à la ligne, de goujon ou de gardon, de
voyage s'il part en Asie ou aux Caraïbes, de tout... sauf de musique. Il est là
pour jouer ce qu'il y a sur la partition, un point c'est tout. De temps en
temps, évidemment, il peut avoir un apport. C'est le cas, par exemple, de
Didier Batard à la basse : une fois sur deux, il apporte quelque chose que je n'aurais
pas imaginé, mais qui est de ma famille et ça n'a pas de prix ; de Vic Emerson
aussi, aux synthés ; et puis de Mike Lester à la guitare, qui est là également
depuis plusieurs albums. Mais en règle générale, j'attends d'un musicien qu'il
écoute et qu'il joue juste... rien d'autre. Or, en France, il y a peu de
musiciens sans état d'âme : selon qu'ils ont bien ou mal dormi, ils aiment plus
ou moins ce qu'ils doivent jouer, ils préféreraient autrement, plus vite, plus
lent ; ils aiment Michel Jonasz ou Nana Mouskouri, et de toutes façons ils
n'aiment pas ce que je fais, ou ils aimeront dans dix ans, ou quand le CD sera
terminé, mais pas quand ils sont en train de le faire ! Et pourquoi je veux
deux coups de caisse claire à cet endroit-là ? Et « Dans la vallée de la paix,
où les chevaux s'embrassent », qu'est-ce que ça veut dire ? ! On peut trouver
ça inhumain, mais moi, au moment d'enregistrer, j'ai besoin de musiciens qui
soient fiables comme des machines. - Comment
procèdes-tu pour le chant, pour ta voix ? - Comme si j'étais une machine moi-même. Sachant les
moments où je peux chanter le mieux, les moments de fatigue, les règles à
respecter, je me traite comme le ferait un manager. Je ne veux pas d'état
d'âme, il faut que ça soit froid, le plus froid possible. C'est la logique de
ma création, il faut garder la ligne médiane, ne pas s'interroger ni
s'emballer. J'essaie de gérer l'affaire par ses paramètres classiques,
conventionnels. Je ne laisse délibérément aucune place au délire... Ou à l'émotion.
Si bien que lorsqu'elle passe en aval, obligatoirement ça fait mal. -
Phase suivante : tu es seul ou presque, face à la console... et aux machines. - Depuis deux ou trois albums, un ingénieur du son,
Jacques Erhart, travaille avec moi. Dans mon cas, il joue plutôt un rôle d'assistant.
Après une nuit normale, calme, sans problème particulier, j'arrive au studio
vers 9 ou 10 h du matin. On passe une heure ou deux à mettre les trucs
périphériques au point... et je connais tellement bien mon dossier, que je
laisse la machine, en l'occurrence l'oiseau Manset, fonctionner en roue libre.
Ça se passe dans un silence quasiment religieux... et les choses viennent
toutes seules. C'est une alchimie qui relève du modelage, de la peinture, de
l'écriture spontanée, qui rejoint une poésie dont je ne veux pas entendre
parler, tout en sachant qu'il faut qu'elle passe naturellement à travers les
doigts. Je fais tourner la machine sur toute la longueur du titre, et je
deviens hystérique au moindre problème de magnéto, de mémoire, ou de
sauvegarde... -Réalisant
toi-même les mixages, es-tu totalement satisfait du rendu final, du niveau de
la voix, par exemple, par rapport aux musiques ? Ne devrait-elle pas être plus
en avant ? - Le problème ne se pose pas ainsi. A faire moi-même les
mix, j'obtiens 80 % de ce que je veux. Pour obtenir les 20 % manquants, il me
faudrait beaucoup de temps, trop compte tenu des coûts de studio. Quand j'avais
le mien, je connaissais par cœur le matériel, les enceintes, les amplis, etc.,
et j'obtenais aussitôt ce que je voulais. Il faut dire qu'il n'y avait pas ce
robinet permanent de la FM, cette multiplication des chaînes, des stations,
trente-six trucs qui, depuis, ont saboté l'oreille, en quelque sorte, et dont
on est obligé de tenir compte. En plus, à l'époque du saphir et de la lecture
sur vinyle, on rattrapait beaucoup de choses à la gravure... On gravait un
échantillon, et s'il y avait un problème, on s'en rendait compte aussitôt.
Aujourd'hui les masterings se font dans des cellules qui, de l'une à l'autre,
n'ont aucune fidélité de restitution, et on se fait facilement piéger par le
digital, qui est une technique trop abstraite. Il est possible en effet qu'un
auditeur conventionnel trouve qu'il n'y a pas assez de voix, parce que le
digital rend les voix moins grasses, moins présentes ; mais pour moi il y en a
assez. - A l'époque de tes
premiers albums, tu éprouvais un rejet, une véritable répulsion à l'égard de ta
voix. Ce n'est plus le cas aujourd'hui ? - Je n'ai aucun problème vis-à-vis d'elle depuis une
dizaine d'albums, disons depuis « Y'a une route ». Je suis revenu de
cette époque où elle ne me plaisait pas et maintenant je la trouve très bien. A
l'avenir, je la favoriserai peut-être même davantage... Ce qui est sûr, c'est
qu'aujourd'hui je ne laisserais ma place de chanteur à personne d'autre ! - Quelles
impressions gardes-tu de ta découverte d'un studio d'enregistrement ? - C'était un trois pistes, chez Philips, boulevard
Blanqui. J'étais très jeune et je pensais découvrir tout un univers par
l'intermédiaire des adultes, des professionnels. En fait, j'ai tout de suite
saisi que la plus grande partie du travail, l'effort à développer, ne serait
pas consacré à mettre en forme un produit artistique, mais à combattre ces gens
installés avec leurs idées préconçues, ne voulant rien entendre, qui n'étaient
là que pour t'imposer leurs vues, te dévier de ta trajectoire, modifier ta
personnalité. - Dans
quelles circonstances précises as-tu commencé à travailler en studio ? - Jean-Paul Malek, un ami d'enfance pied-noir, et moi
avions un copain qui finissait un long métrage et dont la musique restait à
composer. Pour Jean-Paul, qui avait un moral d'enfer, la question ne se posait
même pas : c'est nous qui allions nous en charger. Bien que n'ayant jamais
écrit une note de musique, il a décrété qu'en quinze jours la question serait
réglée. Il jouait de la guitare et moi du piano, de la batterie
et de la guitare aussi. Nous nous sommes partagés les interventions, cinq-six
chacun, et en quinze jours, fait véridique, manuel de solfège et
d'orchestrations en mains, nous avons tout écrit. Son cousin, qui avait fait le
Conservatoire et devait diriger les séances d'enregistrement, a relu les
scores, corrigé quelques petites fautes... Et nous nous sommes retrouvés en
studio avec vingt-cinq musiciens et nos partitions qu'ils ont failli ne pas
jouer, parce qu'il n'y avait pas de copies professionnelles... Après un quart
d'heure de discussion, on entend le premier titre de Jean-Paul, on se regarde :
« C'est Vivaldi ! », puis un titre à moi : « C'est Beethoven ! ». Du
délire ! Moi, qui suis en général excessivement sceptique, je croyais vraiment
rêver, entendre la musique d'un autre. J'en connaissais chaque note, je l'avais
vérifiée trente fois, mais quelque chose d'abstrait prenait vie. C'était une
sensation incroyable... Comme d'être un apprenti sorcier. - Enfant, quelle a
été ton approche de la musique ? - Ma mère jouait du violon, sa sœur du piano, mon oncle
du violoncelle et, comme dans beaucoup de familles de la bourgeoisie
provinciale - ma mère était de la vallée de la Marne -, elle a passé sa
jeunesse à jouer en trio. Elle jouait très bien, paraît-il, puis elle a laissé
tomber... - As-tu
des souvenirs discographiques ? - De l'époque du microsillon, je me souviens de deux ou
trois quarante-cinq tours de Brassens et Léo Ferré... Ainsi que des premiers
disques de Presley et Belafonte rapportés par mon frère. Rien d'autre. - Comment s'est
déroulée ton enfance ? - Disons que j'ai eu une vie de famille tout à fait
normale, avec un père que j'ai beaucoup admiré, genre self made man, études
brillantes, menées à la force du poignet, et un grand-père artiste-peintre, qui
avait fait les Beaux-Arts... Mon enfance a été très conventionnelle, mais dans
le bon sens du terme. Elle s'est passée à Saint-Cloud jusqu'à l'âge de huit
ans, dans des conditions très précaires, puis du jour au lendemain dans le 16e
arrondissement, dans des conditions très bourgeoises... Une des journées les
plus marquantes de ma vie - elle me revient à l'instant -, c'est celle où,
arrivant d'un endroit relativement sordide, j'ai découvert la chambre, avec des
lits neufs, que j'allais partager avec mon frère, dans un nouvel appartement
inondé de soleil, au quatrième étage... - Quel
a été ton apprentissage de la musique ? - J'ai baigné dans la musique classique, par l'entremise
de mon frère aîné. Sans m'en rendre compte, un peu à mon corps défendant, ç'a
été la meilleure formation dont je puisse rêver. Vers l'âge de 14 ou 15 ans,
j'ai plus ou moins convaincu mes parents de faire apprendre le piano à ma sœur
cadette... et, son cours fini, je m'installais à sa place pour déchiffrer les
notes à mon tour. Après quelques mois, j'ai volé de mes propres ailes, abordant
des partitions plus riches, mais avec une certaine maladresse car j'étais
impatient, je voulais aller plus vite que la musique... Auparavant, comme tous
les pré-adolescents, j'avais commencé à gratter trois accords sur une guitare sèche,
puis écrit quelques chansons dont j'ai encore les textes virtuellement en
mémoire. - Quel genre de
musique écoutes-tu à présent ? - Je n'en écoute pas, je n'ai même plus de lecteur
laser... - Tu
te refuses à en écouter ? - Je ne refuse rien, mais ça m'ennuie plus que ça ne me
bouleverse. Si ça m'ennuie, ça n'est pas très positif, et sinon c'est beaucoup
plus fort, ça me détruit... - Par exemple ? - Je n'aime pas citer d'exemples. Mais il y en aurait
dans le rock comme dans la musique classique. - Curieusement, les
musiques des pays que tu parcours ne pointent quasiment jamais dans tes propres
compositions. Comment l'expliques-tu ? - Au même titre que l'expérience personnelle acquise sur
place n'est pas ou très peu transmissible, les musiques ne sont pas
utilisables. Ce serait comme utiliser la musique d'un d'autre. Je peux en
parler, en partager les sensations, elles sont partout fantastiques, mais comme
la floraison de sculptures et d'architectures traditionnelles en Asie, elles
font partie intégrante et indissociable du pays ou de sa civilisation. - A en juger par
tes carnets de voyages parus l'an dernier – « Wisut Kasat » et »
Aqui te espero »- la photo semble supplanter la peinture parmi tes activités
? - J'ai toujours fait de la photo pour alimenter mes
archives. Mais c'est un travail de facilité par rapport à la peinture qui
demande dix à quinze heures par jour. Il y a longtemps que je pense à tout
arrêter, pour me consacrer entièrement à la peinture, pendant trois ou quatre
ans... -Avec quels
appareils photo voyages-tu ? - Sans être un collectionneur, je possède plusieurs Nikon.
J'aime bien tripoter, savoir, mais après je laisse. Là aussi, j'ai une pratique
très minimaliste. J'emporte seulement un boîtier, un FG, qui était le plus
petit des modèles Nikon et reste le plus léger. En général, je prends deux objectifs
: un 35 mm et un 135. Au retour, je fais moi-même tous mes tirages. - As-tu une façon
particulière de voyager ? - Je voyage - toujours - en deux temps, si ce n'est
trois. J'effectue d'abord un tour de piste très rapide et, selon ce que j'ai
vu, j'y retourne ensuite une quinzaine de jours, le plus souvent. De tous les
pays que j'ai visités, j'ai eu deux grands chocs : la Thaïlande, pour sa
langue, son écriture, ses sculptures, et ses filles, évidemment [rires]... et
Cuba, pour les rapports humains, sa politique d'éducation, de santé... Je n'en
dirai pas davantage, car ce serait mal compris. J'y suis allé six fois au cours
des derniers mois. - A l'arrivée dans
un pays, quel profession inscris-tu sur le formulaire d'accueil ?- Compositeur. - Pourquoi pas chanteur
? Parce que tu te considères davantage compositeur qu'auteur ou interprète ? - Non... Chanteur, c'est ridicule comme terminologie. Et
compositeur, ça veut tout et rien dire, c'est noble et respectable. - Quinze albums,
c'est une œuvre ; pourtant ça ne semble pas te suffire : que cherches-tu donc
en travaillant simultanément ou alternativement la photo, la peinture, l’écriture,
la chanson ? A mieux te connaître toi-même ? - Je ne cherche rien du tout. Je n'ai pas tout lu, tout
vu, tout connu, mais je sais qui je suis, pourquoi j'agis de telle façon. Et je
suis en règle avec moi-même depuis une dizaine d'années : tout s'est
cristallisé avec « Lumières »... Depuis, je ne me cherche plus, mes
doutes portent sur d'autres questions. Sur un plan personnel, je n'avais aucun
besoin de sortir « Matrice » ou « La Vallée de la paix »...
Simplement, si je porte en moi des titres comme ceux-là, autant les mettre à
jour, les porter à la lumière... en prenant les précautions habituelles pour
être en règle avec moi-même. -
Acceptes-tu cette idée, cette notion d'œuvre ? - Pourquoi pas ? Bien que je lui préférerais un autre
terme. Je parlerais plutôt d'une certaine quantité de travail allant dans le
même sens avec une personnalité unique. - Aujourd'hui,
quelles conclusions tires-tu de l'accueil réservé par le public, depuis tes
débuts il y a un bon quart de siècle, à cette « certaine quantité de travail »
? - Si je me situe en tant que chef de produit, je constate
qu'il y a finalement peu de répondant parmi la population. On tourne toujours
autour du pseudo-disque d'or, sans plus, ce qui m'oblige à mesurer la part
d'audience réelle d'un travail comme « La Vallée de la paix » : que
ça intéresse très peu de gens, peu importe, mais que ça détermine, de fait, un
élitisme latent que, moi, je ne prône pas, dans lequel je ne suis pour rien, ça
me gêne davantage. - Après avoir tant
sillonné le monde, as-tu enfin trouvé ta « Vallée de la Paix » ? - Elle n'existe pas, malheureusement. Mais je pourrais en
citer quelques-unes qui s'en rapprochent... Le vrai problème c'est que, né à
Saint-Cloud, dans le bordel, j'ai vécu jusqu'à aujourd'hui dans la société de
consommation, de prétendue communication, avec tout son trafic de langue de
bois, c'est donc irrémédiablement perdu pour moi. Je ne peux qu'aller la
côtoyer, m'y colorer quelques semaines... - Les motifs qui te
poussent à voyager sont-ils les mêmes aujourd'hui qu'à l'époque de « Y’a
une route » ? - Mes raisons concourent toutes au même objectif. C'est
toujours le même but, la même quête : un besoin de lumière... et de sérénité. Propos recueillis par Fred HIDALGO et Marc LEGRAS
PRÉFÉRENCES
J'aime deux ou trois grandes chansons de Brel :
"Amsterdam", c'est absolument superbe... De Cabrel, "Carte
postale" est sûrement l'une des plus belles chansons que j'aie entendues,
l'un des plus beaux textes. Voilà un mec bien, clair, normal, qui fait des
chansons propres. "Morgane de toi", de Renaud, c'est un texte
stupéfiant au niveau de l'invention, on sent le souffle de l'auteur : Renaud a
un talent époustouflant et, en plus, il a du métier, autant de métier que
Brassens... J'aime Capdevielle pour son attitude rock ; et Maxime Le Forestier
en son temps, qui n'était finalement pas si marginal que les médias, à
l'époque, le faisaient croire ; et puis Yves Simon aussi qui est, finalement,
celui qui ressemble le plus à un artiste dans ce métier... » (Propos extraits
de Paroles et Musique n" 34 et 59).
GÉRARD MANSET « La voix royale »...pour la scène ? Propos recueillis par Michel TROADEC (Été 2006, CHORUS n° 56)
Il
a retrouvé le goût d'enregistrer. S'il avait fallu attendre six ans
entre ses deux précédents albums, Jadis et naguère (1998) et Le Langage
oublié (2004), deux années seulement séparent celui-ci de son tout
nouvel opus, Obok. Et il envisage d'être plus rapide encore pour
le prochain. Mieux, il pense enfin sérieusement à la scène ! On ne le
croit pourtant qu'à moitié, tellement on connaît ses exigences et son
sens de la perfection...
Mine de rien, Obok (du nom de
la ville de Djibouti où vécut Rimbaud) marque une nouvelle étape dans
son œuvre. Rarement, Manset s'était révélé si ouvert, si direct, si
réaliste même que dans ce dix-huitième opus original. Avec L'Enfant
soldat et ses images fortes. Avec Fauvette, jeune fille paumée. Ou
encore penché sur les enfants de Ne les réveillez pas, l'une de ses
plus tendres chansons. Et s'attendrissant encore sur les deniers
moments d'amour des deux vieillards de Veux-tu ? Ce qui ne l'empêche
pas d'être plus léger, autour du mythe de Faust dans le presque
inquiétant Pacte avec mon sang. Neuf titres au total, appuyés sur une
base rock, égrenés de ce lancinant chant magnétique, traversés d'éclats
de poésie. Et pour ouvrir la voie, ô surprise, il a signé de sa plume
un livret de commentaires, de 48 pages... Gérard Manset dix-huitième.
CHORUS : Un beau livret pour présenter chacune des chansons, c'est une première inattendue...
GÉRARD
MANSET : Un truc que j'avais en tête depuis longtemps. Pourtant, c'est
venu au dernier moment, au débotté, et c'est assez jubilatoire. J'ai
écrit quatre ou cinq pages sur un titre. Puis sur un autre. Des portes
d'entrée. J'en avais marre que les gens ne me connaissent pas... Je ne
suis pas un mec ténébreux, inaccessible. Je suis quelqu'un peut-être
pas dans l'air du temps, mais dans l'air et dans le temps. Et dans la
lumière. Et de plein jour. Et quelqu'un du raccourci. Et du concret. Et
de la lisibilité. Non, il n'y a pas de signification cachée, tortueuse
ou codée dans ce que j'écris. Pas du tout...
-Vous dites titre et pas chanson. Un hasard ? -Le
terme chanson me dérange toujours. Je trouve ce terme réducteur,
surtout dans mon cas. Ce ne sont pas seulement des chansons, ce sont
des petits portraits, des petits tableaux... tels les éléments d'une
collection particulière. Chanson est un terme fourre-tout. En revanche,
si la chanson c'est Le Jardin extraordinaire de Trenet... et que l'on
taxe alors mon matériel de chanson, là je suis le plus heureux des
hommes...
-Charles Trenet, c'est un chanteur que vous admiriez ? -Je
considère, sans restriction, que c'est le plus grand. Un poète, un
inventeur, qui a écrit des centaines de chansons. Au contraire de moi,
il était très exubérant. Et il a fait tout le temps de la scène. Il
s'est montré... Avec bonne humeur, santé, un côté pétillant, le galure
sur le coin du crâne. Tout est merveilleux chez Trenet ! Il y a
toujours, dans chacun de ces titres, cinq, six, huit couplets. Et
chacun de ces couplets est une performance. Et chacune de ses phrases
est un résumé, périlleux, talentueux. Tout ça avec une légèreté, une
grâce de funambule, d'équilibriste...
- Obok semble marquer une certaine rupture, surtout avec l'album précédent. Que s’est-il passé ? -
Le langage oublié a été bien reçu, je pense. Mais, au bout du
compte, c'est le Manset que j’aime moyennement. Le Manset revenu d'une
dizaine d'années de doutes, d'hésitations, de problèmes techniques, de
manque de musiciens, de dépit amoureux quant au monde musical de rejet
d'abjections face au monde politique et social des pays occidentaux.
Peut-être que là, j'ai fait mon deuil de tout ça. Il y a des
fréquentations qui m’intéressent plus au niveau du gouleyant. Donc
j’avais envie de nouer avec autre chose. De m’entourer, aussi, de
musiciens qui n’ont pas d’états d’âme…J’ai trouvé un jeune batteur
autour duquel j’ai pu construire mon album et ramener mes vieilles
hardes de musicien.
Un peintre de la réalité
-Et enregistrer un album plus direct, que ce soit dans, l'écriture ou dans la musique ? -Peut-être
que je ne m'étais pas rendu compte que les années passaient, que je me
durcissais, que je me «complexisais» davantage à chaque fois ; c'est
l'impression, tout au moins, que je pouvais donner. Je vis dans le
passé mais pas dans mon passé musical... Je me suis souvenu de
Royaume de Siam, cet album est resté une étape pour bien des gens et
dont les textes, pourtant n’étaient pas moins complexes que ceux
d'aujourd'hui. Pour Obok, j'étais condamné à ce que les choses
soient épaisses, lourdes et chargées de sens. Sans m'empêcher pour
autant de les traiter de façon un peu plus rock basique. Et avec
l'immense satisfaction d’avoir réalisé très vite cet album qui
lui-même, prend l’apparence de quelque chose de neuf, de différent.
-Et comment expliquer sa part de réalisme ? -J'ai
choisi des titres composés à la guitare sèche qui, musicalement, sont
des trucs live... Dans Fauvette, par exemple, il y a trois accords et
un tempo qui avance, avec en plus des carrés d'accords qui ne sont pas
des délires, comme dans Le Langage oublié. Dans Pacte avec mon sang
aussi, il y a trois accords. Donc ça tourne direct. On est dans le
rock. Dans le blues. C'est un langage populaire, plus concret.
C'est cela qui m'intéressait. J'ai toujours eu de petites bouffées de
fièvre dans ce sens-là. Du très concret et pas seulement du délire
poétique ou ésotérique ou onirique.
-Ce
qui n'empêche pas cette part de créativité poétique qui, toujours, vous
caractérise. D'ailleurs comment viennent toutes ces phrases qui font
mouche ? -Ça tombe comme ça. Ce sont des petits schémas,
des clichés visuels. Par exemple : « J'en aurais pas parlé si ce
n'était pas un dimanche / Avec ce qu'on peut pleurer pour les hommes.
Les p'tits, les moches, les grands, les têtes de pioche / Et ceux qui
parlent jamais à personne.» (Fauvette). Ou encore : « C'était un
soir d'orage / Il a frappé à ma fenêtre je venais d'écrire quelques
pages/ Sur le destin de tous les êtres » (Pacte avec mon sang). Ce
qui fait peut-être l'essentiel de ma force, si force il y a, c'est que
je suis entièrement extérieur au phénomène. Et d'une implacabilité
totale quant au jugement, en même temps. C'est comme si je les voyais
apparaître, je ne sais d'où. Je n'aimerais pas être comme beaucoup
d'auteurs-compositeurs, qui remanient leurs textes à l'infini, qui
n'ont pas ce recul, cette neutralité, cette sorte de regard extérieur.
Par rapport à ce qui tombe. C'est très étrange et jubilatoire... Très
proche du dessin, de l'art graphique, du façonnage. C'est ce que j'aime
dans la littérature.
- L'Enfant soldat semble être une chanson engagée ? -
Je ne dénonce jamais, car il n'y a rien à dénoncer. Je suis une sorte
de peintre de la réalité. Je décris les choses. Je ne suis pas là pour
prendre parti.
- Des images, d'ailleurs, s'incrustent toujours de façon récurrente dans plusieurs de vos chansons... -
Déjà très jeune, post-ado, on va dire à 20-22 ans, je me rappelle d'une
vision assez troublante, qui est celle de se rendre compte qu'on a
perdu l'essentiel et que le monde s'installe dans une espèce de morne
platitude de choses déjà répertoriées, déjà connues, de répétitif.
Heureusement que pour moi, et pour d'autres car ne suis pas le seul,
est intervenu le voyage, car là on n'est plus dans le répétitif mais
dans la découverte permanente.
- Vous n'êtes pas né à la bonne époque ? -J'aurais
aimé vivre fin XIXème ou un peu avant. En ce moment, je relis Nana.
J'aurais voulu être dans ce genre de soirées. J'aurais voulu être
dans Germinal et dans tout Zola. C'est ça. Nerval Zola. La génération
de mes parents a connu deux guerres. Et je me demande s'il ne vaut pas
mieux avoir vécu ces époques-là avec tous leurs bouleversements et
chambardements… Je me souviens de ma mère me racontant la destruction
du pont à Châlons-sur-Marne, la façon dont ils avaient fui la ville,
avec leurs instruments de musique, car ils étaient tous musiciens. Et
quelquefois, il faut mieux avoir vécu trois jours comme ça, des choses
assez inouïes, que rien. Ce siècle ne bouge pas. Il bout comme
quelqu'un qui a oublié sa casserole sur le feu. Et ça commence à cramer.
Un engagement périlleux
-
Question également récurrente: vous n'avez jamais donné de con¬cert,
mais vous voilà tout à coup - après quarante ans de paroles et de
musiques et dix-huit opus - moins réticent à envisager la scène. Alors,
ce disque sera-t-il pour vous, tel le titre de sa dernière chanson, la
voix royale pour la scène ? - Cet album est musicalement
fait pour la scène. Mais je ne sais pas encore. C'est compliqué. Il
faut que tout le monde joue comme je le souhaite, que je tienne ma
place...Il y a un engagement périlleux à prendre, sur la durée... La
seule chose que j'espère-qui normalement devrait se produire-, c'est le
côté jouissif des répétitions.- qui sont déjà prévues. Si je m'éclate
vraiment en répétant, alors, oui, il faudra y aller. D'autant
qu'il y a comme une nécessité. Il y a vingt ans, les gens achetaient un
vinyle puis ils rentraient chez eux - il n'y avait pas de bruits
parasites, pas d'Internet - pour l'écouter presque religieusement
Aujourd'hui, ils sont beaucoup moins attentifs au disque. Le seul
moment où ils restent captifs, en quelque sorte, c'est pendant un
concert. Pour être vraiment entendu, à présent, l'auteur-compositeur
doit passer par la scène...
NB. Outre Jadis et naguère
et Le Langage oublié (cf Chorus 26 et 47 respectivement page 35 et le
collectif Route Manset (cf. Chorus 16, pp. 30-31), on trouvera la
discographie complète de Gérard Manset (depuis 1968) dans son dossier
de Chorus 12 (été 95). Rappelons aussi notre précédente rencontre avec
lui dans Chorus 47.