Gérard Manset

   portrait d'un homme sans visage 

   échanges avec les journalistes.....

bloss

Gérard Manset, infatigable explorateur du paradis perdu

AFP , le 20/09/2018
"Je ne suis jamais sorti de l'état d'innocence. J'ai cette chance d'être une sorte d'errant permanent dans un monde flottant": Gérard Manset invite une fois de plus au voyage, "à bord du Blossom", son nouvel album élégiaque dédié au paradis perdu.
L'artiste de 73 ans est un cas à part dans le paysage musical français. Méconnu du grand public, l'auteur- compositeur-interprète de disques importants tels "Gérard Manset" (1968), "La mort d'Orion" (1970) ou "Royaume de Siam" (1979) s'est toujours appliqué à entretenir le mystère à son sujet, prenant soin de rarement apparaître médiatiquement et refusant de se produire sur scène dont il abhorre "l'impudeur".
En 50 ans de carrière, le chanteur d'"Animal on est mal" est ainsi devenu une sorte de mythe vivant, vénéré par ses fans et qui jouit d'un statut unique dans l'industrie du disque, creusant le sillon de son oeuvre atypique en toute liberté.
"C'est quelque chose que j'ai entretenu. J'ai vu mes amis entrer dans les bureaux et se faire jeter, alors que moi j'en sortais avec ce que je voulais. Parce que j'étais raisonnable. J'ai quand même vendu pas mal d'albums et maintenant je suis devenu une sorte de danseuse", sourit l'intéressé, dans un entretien avec l'AFP.
Sa dernière odyssée musicale sort vendredi et ne manque pas de lyrisme. Comme souvent chez Manset, l'exotisme est au rendez-vous, et avec lui certains de ses thèmes favoris: la nature, l'enfance, l'innocence et le paradis perdus.
Cette fois, le chanteur-narrateur nous embarque "à bord du Blossom", un navire britannique du XIXe siècle commandé par le capitaine Frederick William Beechey, parti à la découverte d'une Terre pas encore cartographiée et à la rencontre d'une tribu primitive, incarnation d'une société ingénue idéalisée par Manset l'utopiste.
Et si Manset lui-même avait découvert le dernier petit îlot encore jamais exploré sur Terre lors de ses pérégrinations ? "Je n'y avais pas pensé ! Peut-être qu'à mon insu, j'ai trouvé cet îlot sans le savoir !"
- "De quoi devenir fou" -
"Mais en fait, cet îlot, il existait encore dans les années 1970, 1980", reprend-il, nostalgique. "Il y en avait des milliers aux Philippines, en Indonésie, au-dessus du Venezuela... Depuis, il y a eu internet, les outils de communication, la mondialisation et il n'y aura plus jamais rien de tout ça."
Tel un "capitaine ad hoc" tenant un journal de bord, Manset ravive de nombreux mots oubliés tirés d'ouvrages d'anthropologie ou d'anciens récits d'aventure - goémon, madrépore, santal, ménure-lyre, paradisier - et nous promène dans des contrées lointaines, Alao, la mer des Balabac, Surigao...
Celui qui voyage pourtant "en solitaire" sait aussi bousculer avec des chansons qui ramènent à la dure réalité du présent. La ballade pop "On nous ment" s'enchaîne ainsi à "Ce pays" qui ouvre l'album avec ses cordes désenchantées.
"J'aime mettre en rapport des choses qui n'étaient pas faites pour se rencontrer. Dans +Ce pays+, je décris pendant dix minutes un monde paradisiaque, où on sent quand même que ça va se gâter. Mais +On nous ment+ est aussi immature, là aussi on garde un pied dans l'innocence", souligne Manset de sa voix sur le fil.
Une innocence dont il se détache avec le magnifique "La vierge pleure". "J'ai retrouvé ces mots que j'avais écrits il y a très longtemps: +elle a reçu son émissaire, il lui remet la lettre+. J'en ai eu des frissons ! Et j'ai déroulé jusqu'à la fin: +Dans le grand palais du passé/Quelqu'un lave par terre/Tant de choses sont entassées/La vierge solitaire décide de se taire/Pour des millions d'années+".
Sur cette chanson, Manset a une voix grave. Et c'est avec la même mine qu'il affirme ne plus voyager: "le monde a beaucoup changé. Avant, je partais sans rien, dans un avion à moitié vide. A l'aéroport, le mec tamponnait le passeport parfois à l'envers et on passait. Maintenant, ce sont les files d'attentes, les empreintes digitales... De quoi devenir fou. La confrontation des deux époques est difficile."


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25/09/2018 pour RFI
Gérard Manset, figure tutélaire de la chanson française, publie son 22e album. À Bord du Blossom relate en chansons et en textes les pérégrinations d'un capitaine dans les mers du Sud. Comme à son habitude, l'artiste a créé comme il voyage, en solitaire.

RFI Musique : Quels sont les récits de voyage qui ont façonné votre imaginaire ?
Gérard Manset : Il y en a peu. Pierre Loti, évidemment, car c'est l'un des rares à avoir écrit autant de récits de voyage. Il est du XIXe siècle, le siècle que je privilégie. J'ai à peu près lu toute son œuvre, je suis un inconditionnel admiratif, car j'ai aimé sa vie, son courage, ses multiples aventures, très touchantes. Il a écrit Le Mariage de Loti qui se déroule à Tahiti, qui est d'une beauté à pleurer à toutes les pages ; le Roman d'un Spahi, dont l'action se situe à Saint-Louis du Sénégal, également de toute beauté ; Aziyadé, qui se passe en Turquie, Mon Frère Yves, en Bretagne, ou encore Ramuntcho, au Pays basque.
Il y a peu d'écrivains français qui ont autant écrit sur le voyage, contrairement aux Anglais ou aux Américains… Petit, je lisais Belliou la Fumée ou Croc blanc, de Jack London. Celui que j'ai dans la poche (il le sort de son manteau), c'est Lord Jim de Joseph Conrad. Merveilleux roman qui se déroule dans des pays que j'ai bien connus et aimés, dont j'ai parlé la langue, c'est-à-dire l'Indonésie, toutes les îles de la Sonde. Les voyages ont été toute ma vie. Ceux que cela intéresse pourront faire leurs recherches sur mes 30 années de voyages, ma demi-douzaine de livres de photos et les 15 ouvrages parus.
Que cherche le voyageur ?
Je peux difficilement répondre tellement ce sujet est inopportun ! Depuis une quinzaine d'années, avec l'Internet, il n'y a plus de voyages. Je l'ai souvent raconté : j'arrivais dans des aéroports, il n'y avait pas de douane, pas de sécurité, on prenait son billet au pied levé, les avions étaient vides… Avec le tourisme de groupe, la démographie, les comités d'entreprise ou le troisième âge, c'est un monde révolu.
Les voyages que j'ai accomplis, c'était seul, avec mon appareil photo à l'épaule, sans bagages, un carnet, un stylo et des "travellers chèques" en poche. Une époque à laquelle les populations aimaient accueillir les quelques rares solitaires qui se baladaient ainsi, alors qu'aujourd'hui, c'est très suspect.
Deux chanteuses originaires des Antilles vous accompagnent sur cet album. Comment les avez-vous rencontrées ?
J'avais allumé ma télé et je les ai aperçues toutes les deux sur un plateau rigoler au moment où elles reposaient une guitare. Tanya St Val et Lycinaïs Jean ne me connaissaient pas, bien sûr. Elles ont chanté sur Mon Karma. La seconde est revenue au pied levé pour Ce Pays et Paradisier.
Quel est ce projet Mansetlandia inscrit sur la pochette de votre album ?
Il y a en moi deux personnages : l'auteur poète qui se réveille tous les matins avec 1000 choses à écrire, avec son petit jardin intime ; il y a aussi celui qui ouvrirait la fenêtre et verrait ce jardin luxuriant qu'il faut entretenir, c'est le producteur de musique, celui qui gère le fonds de catalogue. J'ai souhaité regrouper mes albums dans une sorte de boîte, Mansetlandia, comme un concept de société.
Sur le Net, certains tiennent à mon égard des propos laudatifs, d'autres trouvent que c'est toujours pareil, une sorte de ressassement personnel, de thèmes récurrents, une musicalité qui est toujours la même puisque c'est moi qui écris et dirige tout. J'admets que je puisse lasser, c'est le lot de tous les écrivains. Comme avec Pierre Loti, le style est le même, seules les escales changent. On peut dire que ce Capitaine Manset est passé à travers beaucoup d'albums et de chansons : Capitaine Courageux, Lumières…  Sur cet album apparaît une certaine Maria-Teresa, dans Manila Bay, qui était citée il y a très longtemps sur Eden Bay… Une Chambre à La Havane se retrouve dans mon ouvrage Cupidon de la nuit, que je viens de publier. Un livre qui est un peu le corollaire de cet album.
Écrivez-vous différemment pour Raphael, Pagny, Bashung ou pour vous-même ?
J'écris différemment lorsque l'on me demande seulement un texte pour une musique qui existe déjà. Car lorsque je compose, l'inspiration me vient en bloc : paroles, mélodies, orchestration… Plus personne ne conçoit la musique ainsi, c'est pour cela que je bénéficie d'une certaine fidélité de la part du public. L'inspiration, c'est se réveiller le matin et Le Paradisier tombe. On prend la sèche, les accords viennent, la mélodie apparaît… À midi, c'est terminé. On est assommé par un choc émotionnel. C'est vraiment très proche de ce que l'on ne connaît pas nous, hommes, qui est un accouchement. Je lui fais son berceau, je lui fais ses habits, je le nettoie, je le nourris…  Écrire, composer, orchestrer, mixer…  c'est tout cela. Je réalise seul mes mises au monde.


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Capitaine Manset
Par Thierry Gandillot pour Les Échos Le 05/10/18
Dès son second album, « La Mort d'Orion », Gérard Manset, 26 ans, entre dans la légende. Qui aurait osé, en 1970, livrer un opéra-rock de cette ambition ? Plus d'un demi-siècle s'écoulera avant que Gérard Manset publie un nouvel album concept, « Opération Aphrodite » d'après le poète Pierre Louÿs (1870-1915). Manset nous emmène cette fois à bord du Blossom, un sloop commandé par le capitaine Frederick William Beechey (1796-1856), qui a exploré le Pacifique Nord, visité Rikitea, les îles Gambier et navigué parmi 23 atolls des Tuamotu. Manset s'empare de l'histoire pour inventer l'odyssée d'un jeune capitaine à travers des îles sauvages et des contrées vierges qui n'existent que dans sa tête. Il nous promène à Surigao, Alao, Lawag, Butuan, Davao, Balabac, parmi les paradisiers papous, les rois des gobe-mouches, les épimaques, les diphyllodes à la queue en lyre arrondie et les lophorines à la coiffe égyptienne. En quinze chapitres, chantés ou récités, c'est tout l'univers de Manset qui s'offre, avec ses hôtels louches, ses rues de plaisirs, les paradis perdus où des jeunes filles, collier de fleurs à la main, offrent des cocktails de bienvenue ; on marche sur des « rivages enchantés que les étoiles ont chantés », on dort dans « des chambres à La Havane où les lumières se pavanent ». On aura une pensée particulière pour les amours du capitaine et d'Amaïti Amaïta, encore à l'âge de l'immaturité.
« C'était tactile, furtif, ils se touchaient, se frôlaient, puis s'écartaient l'un de l'autre pour mieux se détailler et s'apprécier mutuellement car en réalité ayant compris qu'ils s'adoraient. » Laissons-les à leurs amours et remontons à bord du Blossom en compagnie du capitaine, forcément courageux, sur cet « océan qui se voulait à lui ».

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Gérard Manset cherche toujours son paradis perdu
par Michel TROADEC pour Ouest-France le 23/09/2018

D’une écriture riche et dense, l’infatigable Manset continue à nous faire voyager.
Cet « errant permanent dans un monde flottant », comme il se définit, sort un 22e album en cinquante ans de carrière. D’une obsédante beauté.
Il y a deux ans, pour écrire son 21e album, Gérard Manset s'était inspiré de la poésie de Pierre Louÿs, d'Aphrodite,son roman aux accents érotiques, écrit en 1896, situé dans l'antique Alexandrie. Un concept-album comme l'avait été son deuxième opus, le mythique La mort d'Orion (1970), qui contait la mort d'une planète, d'un peuple. Près de cinquante ans après, le pire étant encore plus probable, Manset, dans La Vierge pleure ne raconte pas autre chose.
Pour ce nouvel album, le poète-chanteur a donc repris le principe du concept-album. Comme pris de passion pour les explorateurs, il conte, en fil conducteur du disque, l'odyssée d'un capitaine courageux et... amoureux.

Nostalgique inconsolable
Car, mine de rien, l'amour, comme dernier refuge, occupe peut-être encore plus qu'avant les nouvelles chansons du septuagénaire. C'était vrai dans Opération Aphrodite, ça l'est encore dans À bord du Blossom. Une chambre à La Havane est un rassurant nid d'amour : « Je me souviens de chaque chose/Je me souviens de chaque instant/du couvre-lit de satin rose/que mordait le bout de ses dents ».
Délicieux souvenir... Car Manset, passéiste assumé, nostalgique inconsolable, éternellement orphelin d'un paradis perdu, avouant n'être « jamais sorti de l'état d'innocence », chante aussi, comme dans un élan de sincère naïveté : « Pourquoi les femmes sont-elles devenues méchantes ?... » Et d'insister : « Mais tout était doux, tout était rose/Pourquoi les femmes sont devenues tout autre chose... »
Toujours lyrique, Manset nous promène dans des paysages fortement exotiques, sur fond de guitares (acoustiques et électriques), des cordes d'un orchestre, de quelques cuivres. Et n'oublie pas de faire valoir ses énervements avec l'entraînant On nous ment.
C'est un 22e album et on ne s'en lasse pas. Pour les plus curieux, une intégrale de Manset, en 18 CD (Warner) existe. Elle regorge de chefs-d'oeuvre. Pour les plus littéraires, il a publié, en juin, Cupidon de la nuit, entre journal de bord, souvenirs, voyages et réflexions, où le chanteur se dévoile, comme rarement.

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Le grand voyage de Gérard Manset
par Benjamin Locoge pour Paris Match |le 05/10/2018

"J’ai toujours l’impression d’être le réalisateur de mes disques" dit Gérard Manset.
Il est le plus généreux des réfractaires. Le plus mystérieux des chanteurs. Depuis « Animal on est mal » en 1968, Gérard Manset a passé sa vie à fuir, à lancer des bouées à la mer pour dire le monde tel qu’il est, dans sa décrépitude et sa splendeur, sa misère et sa joie. Il le prouve magnifiquement avec « A bord du Blossom » et a accepté de se livrer. A sa manière.

Paris Match. D’où vient cette aventure “A bord du Blossom” ?
Gérard Manset. Comme j’en ai l’habitude, quand je termine un disque, personne ne l’a entendu. Cette fois, j’ai tenu, il y a trois mois, à le faire écouter à ma maison de disques. Et, dans ce cas, je me retrouve dans la position du débutant. Car les gens ne mesurent pas à quel point je me sens seul au monde avec mon travail. Je suis dans un registre littéraire du XIXe où l’on reprend 90 fois sa copie. En général, le mec arrive en studio, fait quelques prises de voix, part à la campagne, puis on fait appel à des arrangeurs, et le disque sort. On peut évidemment s’égarer en route, les gens peuvent aussi bien être éblouis que ne rien comprendre. Après avoir écouté mes titres, Christophe Palatre, le boss, m’a posé la question qui tue : “C’est quoi le concept ?” [Il rit.] Je n’en avais évidemment pas, sauf celui, après “Opération Aphrodite”, de sortir neuf chansons qui n’avaient rien à voir entre elles.

Vous acceptez donc la critique ?
Ce n’était pas une critique. Mais j’ai écouté. Le matin suivant, je suis tombé sur un bouquin consacré aux récits de navigateurs et j’ai lu ce mot, “Blossom”. Ça a fait tilt, j’avais mon concept, moi qui n’avais jamais rien écrit sur la navigation, les récits de marins. J’étais fébrile…

Au final, “A bord du Blossom” est un grand disque d’amour…
Selon certains de mes proches, on ressent dans cet album la jubilation de celui qui l’a fait. Et seul l’amour permet cela. Mais je suis toujours dérangé par le “je”. C’est pour cela qu’il y a un capitaine, un narrateur qui raconte une histoire. Il faut monter à bord…

Il y a certains titres où je me dis vraiment : “Mais enfin, Gérard, personne d’autre n’a ça, c’est un chef-d’œuvre.”

Vous avez publié un livre en mai, “Cupidon de la nuit”, qui évoque notamment votre dépit amoureux.
Oui, le “dépit amoureux”, c’est une jolie formule. Je ne fais que le constater, avec pudeur. Mais je réponds à tout un tas de questions à mon sujet dans “Cupidon de la nuit”. Quiconque ayant décidé de le lire jusqu’au bout y trouve beaucoup de réponses.

Pourquoi avez-vous cessé de voyager ?
Le monde a changé, qu’on le veuille ou non. Il faut faire avec ces quantités de routards qui trimballent le “Lonely Planet”. Je me revois débarquant seul dans le sud des Philippines où il y avait de vieux hôtels coloniaux. Je choisissais la chambre la moins décatie avec un petit ventilateur, j’y restais un jour ou deux et j’allais voir ailleurs. Mais, désormais, le monde est en marche, avec une quantité de gens qui voyagent. Je ne suis ni déçu ni nostalgique, mais je ne veux pas en faire partie. La jeune génération a été sacrifiée par Internet, par l’anglais, par son épouvantable universalité, qui a tué la poésie, le voyage, l’écriture. C’est absolument affligeant.

Cette année marque vos 50 ans de carrière. Avez-vous l’impression d’être là depuis cinquante ans ?
J’ai l’impression d’être là depuis trois jours mais que ce ne sont que les mêmes trois jours. Je n’ai pas vraiment évolué. Je fais toujours tout de A à Z, personne n’intervient, hormis de très bons musiciens. Il y a certains titres où je me dis vraiment : “Mais enfin, Gérard, personne d’autre n’a ça, c’est un chef-d’œuvre.” Ça peut paraître prétentieux, mais c’est le gamin qui parle, celui qui fait des châteaux de sable. Qui a “La vierge pleure” ? Si j’étais américain, je vendrais 100 millions de singles avec un tel titre. Mon problème est que je suis le dernier artisan de la chanson, je fais de l’ébénisterie, de la marqueterie.

J’ai les mêmes choses en tête que lorsque j’avais 14 ans

Avez-vous le sentiment d’être de plus en plus inspiré, de plus en plus créatif ?
Non, au contraire, c’est l’encéphalogramme plat. Je n’ai jamais évolué, jamais dépassé mon petit cercle, c’est très étrange. Je n’ai jamais emmagasiné, il faut vraiment que j’en aie vu beaucoup pour être proche de Pierre Loti ou de Gauguin. Car tout le reste s’efface. C’est très troublant, à mon âge, de n’avoir rien capitalisé. J’ai les mêmes choses en tête que lorsque j’avais 14 ans. J’étais récemment à La Forêt des livres, j’entendais toutes les conversations érudites et je me disais : “Mais comment peux-tu être aussi loin de tout cela ?” Cela ne me pose pas de problème, j’en suis même jubilatoirement satisfait. C’est ma bulle, ma carapace, rien n’a pu la percer. Picasso était dans le même cas.

Quand je regarde “The Voice”, j’imagine bien que si quelqu’un reprenait “Matrice” ou “Comme un Lego”, cela jetterait un froid

Pas mal de chanteurs se revendiquent de vous. Cela vous touche ?
On me le dit souvent. Pourquoi pas ? Mais, ce qui m’intrigue le plus, c’est que personne ne s’empare de mon matériel. “A bord du Blossom”, c’est une symphonie fantastique d’une heure. Eh bien, aucun réalisateur ne va m’appeler pour faire une musique de film. Ça fait quarante ans que c’est comme ça…

Vous n’avez pas aidé à faire vivre votre répertoire, vu votre irascibilité envers la scène.
Ce n’est pas une irascibilité. Juste une absence. Quand je regarde “The Voice”, j’imagine bien que si quelqu’un reprenait “Matrice” ou “Comme un Lego”, cela jetterait un froid. C’est vrai que si l’on m’entendait chanter “Fauvette” moi-même, cela changerait tout.

Mais tous les autres chanteurs montent sur scène !
Oui, ils ont commencé jeunes et ils ont un ego démesuré. Au fond, je ne me vois pas être l’objet, le point de mire. J’ai toujours l’impression d’être le réalisateur de mes disques, je ne me vois pas les présenter devant une salle, être applaudi. C’est très inconvenant. Moi, j’ai une prétention autre, qui réside dans une sorte d’éternité, au-delà du temporel. Pas mal, non ?

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Aimer Manset
Par Jean-Paul GERMONVILLE -29 septembre 2018 (pour lotrinfo)
Les années 80 venaient à peine de commencer et on s’est offert, charlotte et moi, durant quelques petits jours une fugue vers les terres d’Armore  – Pas vu Pas pris ( Christophe ) -.
Dans ma musette j’avais glissé « Royaume De Siam » de Manset. Nous avions pris pour habitude de n’écouter, sur un vieux magnéto vraiment poussif, que la chanson-titre. Cette semaine-là a pris des allures d’éternité tant chaque instant devenait intense, à fleur de peau, à fleur d’âme. Tout à coup, même les circonvolutions les plus banales de cette terre au bout du continent avaient des allures de paradis terrestre, celui qu’il chantait dix ans plus tôt, quand je l’ai découvert, avec ce coup d’audace que constituait l’opéra pop cosmique « La Mort d’Orion ». Déjà, Gérard Manset psalmodiait à propos de cette utopie bien humaine… « Voyez ce qu’il en reste. C’est une terre aride, les yeux perdus au fond des rides ».
J’aurais dû écouter l’ensemble de l’album «Royaume de Siam », y lire, avant qu’elle ne me fracasse en plein vol, le prix de la vanité et le poids désespéré du destin : « Toi qui nous quittes pour ce pays-là, où tu dis que les gens sont beaux »…. Et ailleurs encore : « C’est un homme dont le corps se penche. Comme un arbre mort il tend ses branches. Le froid est là, la neige est blanche ». Tout était écrit !
Si longtemps après, Manset est toujours bien là. Les thèmes sont les mêmes, l’émotion aussi, mais abordés différemment, même si sa partition conserve cette tonalité unique, un son identifiable entre tous où se vautrent, avec un délice parfois douloureux, cordes, guitares électriques, claviers, cuivres et gimmicks hispanisants. Si longtemps après, dès l’introduction, le Vingt-deuxième chapitre de « Mansetlandia » – l’œuvre -, il impose cette vérité : « Mais ce pays , que vous dites, il n’existe pas, avec du soleil et de l’ombre, je l’ai cherché longtemps… ». Fin 2018, le bonheur est tout aussi, sinon plus, insaisissable. Alors, il reste la mémoire pour brûler jusqu’à l’obsession une nuit torride dans une chambre de La Havane, promené sa déglingue entre Manille et Le Mali… Seul, toujours, mais en rêvant d’absolu : « Sur la photo y’a plus qu’un tas de cendres. Une larme a coulé qu’on voit descendre ». Aujourd’hui comme hier, le poète s’ingénie à mêler les mondes. Cette fois, il superpose les errances amoureuses et terrestres de Frédérick William Beechey, capitaine du Blossom, à sa propre vie, ses errances, aux nôtres. Les formats des morceaux se moquent de l’ordinaire et des normes du show biz pour glisser de l’exotisme musical à de solides rock habillés de dentelles. Du corps affolant de Amaïta Amaïta, perdue jusqu’à l’ivresse dans la folie hypnotisante d’une danses enfiévrée au fond d’un bouge, au mensonge institué par les médias contemporains, et des hommes dits responsables, « On nous ment le matin. On nous vend. On nous vend de l’espoir ».
Celui qui a écrit un jour « Il Voyage en Solitaire », plusieurs parmi les plus belles chansons de Bashung. Celui qui refuse la scène par choix, écrit, compose, dessine, peint, photographie mérite beaucoup plus qu’une simple chapelle, si importante soit-elle. « A Bord Du Blossom » est l’occasion, unique, de recoller les morceaux cassés, de refaire son retard… «Le monde fait la grimace, qui tourne sur son erre, tandis que de partout, les poings se serrent.

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Le capitaine Manset nous entraîne à nouveau dans une odyssée musicale hypnotique, teintée de nostalgie et d’idéalisme.
par Valérie Lehoux Telerama n°3584 du 19/9/2018

Il y a quelque chose de définitivement troublant chez Manset. De troublant et de fascinant à la fois, dans sa façon d’avancer en suivant un idéal d’esthétisme qu’on pourra trouver désuet, voire kitsch, et qui n’en demeure pas moins habité par un souffle saisissant. Cet album, plus encore que le précédent (qui déclinait le mythe d’Aphrodite), affiche sa prétention : tisser le ­récit romanesque des pérégrinations d’un capitaine naviguant vers un pays de cocagne — quête d’une société et d’un âge d’or qui obsède l’artiste. Une sorte de livre-disque, sans livre, mais ponctué d’intermèdes parlés qui scellent le concept. A l’heure du streaming et du single triomphant, Manset sanctuarise l’idée même d’album, à prendre comme un tout. Sur ce point, on lésera Sa Majesté en détricotant l’œuvre et en oubliant les transitions — y compris celle où une jeune indigène vient blottir son corps frissonnant contre celui du capitaine… On se concentrera plutôt sur les chansons, des fresques hypnotiques capables de jeter leur charme étrange sur l’auditeur réceptif. Comment Manset parvient-il encore à ne pas se parodier tout en creusant le même sillon stylistique depuis des années — titres longs, flot verbal incompressible, voix tremblée, mélodies lancinantes ? Comment balaye-t-il nos réserves, lorsque l’on s’interroge sur le fond d’une pensée teintée de passéisme (quand il chante, par exemple, « pourquoi les femmes sont-elles devenues méchan–tes ») ? En affirmant, tranquille, sa radicalité. Manset n’a jamais rien concédé à personne. Au contraire : il insuffle à ses chansons une certitude — la sienne, sans doute — qui ne cesse d’impressionner, et finit toujours par nous gagner.

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Grandes traversées en solitaire
Par YVES BIGOT pour ROLLING STONE N° 108 (Octobre 2018)
Vingt-deuxième album étonnant pour le coureur de fond de la chanson rock.
Annoncé par son auteur révisionniste comme son album numéro 22, À bord du Blossom est attribué à Mansetlandia, périmètre sous lequel il réunissait déjà, en 2016, l'ensemble de son œuvre encore disponible dans un coffret de 19 CD. Annoncé par "On nous ment", en playlist sur France Inter tout l'été, son titre le plus dynamique depuis "Paradis" (1994) et le plus prophétique depuis "Banlieue Nord" (1989), tout en guitares aiguisées, cuivres free et coq-à-l'âne comme au temps de "Animal on est mal" et de "On sait que tu vas vite", ce voyage initiatique renoue thématiquement avec ses années Gauguin et poursuit structurellement son précédent ‘’Opération Aphrodite’’ (intermèdes récités, interventions des chanteuses antillaises Lycinaïs Jean et Tanya Saint-Val, voix d'enfant).
Manset a toujours eu son côté prog (La Mort d'Orion, 2870), et il y repique (quatre morceaux dépassent les huit minutes) avec ce second album-concept d'affilée, traversée exotique de "Mailla Bay" à "Mon karma", en passant par "Une chambre à La Havane" comme dans un rêve, dans lequel, chez lui, il faut toujours entrer.
On est là en droite lignée de son fourmillant "Cupidon de la nuit" (Albin Michel, 2018), autobiographie masquée, éclatée et nostalgique, comme un requiem pour une liberté et une diversité disparues. Avec sa philosophie poétique onirique, son écologie primate, Manset se révèle conservateur, au sens scientifique, patrimonial, préservatif. "Ce pays" désiré, s'il n'existe sans doute pas plus que l'île de la série Lost, en tout cas n'existe plus. Et, comme tous les paradis perdus, il en devient mythique, baigné ici d'un érotisme raffiné parallèle à celui d'"Opération Aphrodite", alors inspiré du roman correspondant de Pierre Louÿs. Dans "Pourquoi les femmes", aux quelques accords bluesy, Manset dit finalement son tourment, celui d'un capitaine abandonné, par son époque, par ses semblables, par toutes celles qui donnent la vie - et son sens à celle-ci -, sous l'enseigne #MeToo.
Il y a pourtant tant de raisons de l'aimer, le Solitaire: sa singularité, son univers et sa musique à nuls semblables, conjuguant ici préciosité, mythologie et naturalisme à la Buffon. "À bord du Blossom" est sans doute son album le plus intéressant depuis longtemps, qui fait le tour, avant le successeur possiblement -très rock-, de nombre de ses arcanes, retrouvant des accents oubliés, entre guitares de retour (on croirait entendre Steve Howe dans "Le Paradisier") et cordes majestueuses.

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Avec « À bord du Blossom », son 22ème album, le chanteur reste radical et nostalgique, mais dynamique
Par YANNICK DELNESTE pour SUD-OUEST/ 12 novembre 2018
« On a tué l'Imaginaire »
A la table du café parisien, à l'heure de la première rencontre, on ne fait pas le fiérot. De «Animal » en 1968 au « Blossom » de cet automne, la même exigence distante, traînant comme sa voix un parfum de mystère. Manset est une légende et un fantôme, jamais monté sur scène, fuyant jusqu'il y a peu les entretiens pendant des décennies, rétif à une société médiatique bruyante et broyeuse. Et le voilà devançant la première question, s'enquérant du nom du chroniqueur taurin de « Sud-Ouest»... « Zocato, oui ! Au soleil avec un coup de rosé, lire " Sud-Ouest ", c'est chouette quand je viens du côté de Libourne ou Bordeaux. J'étais à genoux devant ses papiers.»

-« Sud-Ouest » : Connaissez-vous bien la région ?
-Gérard Manset : Mes parents venaient en Charente-Maritime, du côté de Saint-Georges-de-Didonne, par là... Moi aussi, plus tard. Je me souviens me promener en 1975 sur la plage de Saint-Palais et d'entendre « Le Solitaire » sortir de tous les transistors. Très étrange sensation.
-Est-il vrai que vous n'avez pas bien vécu le succès de ce « Il voyage en solitaire » ?
-J'ai eu du mal à m'adapter aux conséquences d'un tube de l'été. La renommée, les ventes, je ne suis pas contre, mais dans la discrétion. Je suis devenu une sorte d'objet et je n'aime pas ça.
-La discrétion est-elle possible ?
-Elle est attaquée de toutes parts par les réseaux sociaux, la société, l'administration. Il y a trente ans, on pouvait déchirer son passeport, passer une frontière. Plus un pays maintenant où votre identité n'est pas enregistrée. Je suis un humaniste qui voit l'humanité aller à sa perte avec la fin de la liberté de penser, de bouger et donc de disparaître. La vraie aventure n'est possible que si elle est anonyme.
-Après « Opération Aphrodite », un nouvel album récit avec « À Bord du Blossom » : comment est-il né ?
-Depuis quelques années, j'aime assembler des choses hétérogènes. L'album était prêt avec les chansons qu'il contient aujourd'hui, les gens de Warner avaient l'air content. Et puis un matin, je prends un livre sans raison... y lis les mots «A bord du Blossom » puis l'histoire de ce capitaine qui passe le Cap Horn vers l'archipel des Pomotou. Et là, je suis parti sur cet hommage aux navigateurs du XIXème, excité comme jamais : j'ai écrit la narration, cherché les nouvelles illustrations, inventé l'indigène Amaïti Amaïta, trouvé des choristes caribéennes... Trois semaines plus tard, c'était fini. Je n'ai jamais dépassé les (beaux) budgets que j'avais.
-L'époque actuelle ne vous intéresse-t-elle pas ?
-Je suis nostalgique de la fraîcheur des années 1980 où on pouvait aller partout, où la naïveté existait encore, où Abba faisait danser tout le monde, où Kim Wilde, où Laura Branigan... Aujourd'hui, tout est boursouflé, du rap à Beyonce. Elle n'est pas responsable, c'est le monde qui a changé. L'abjection de la communication qui couvre la planète, avec la vérité qui vaut son contraire. On a tué l'imaginaire, remplacé par des connaissances factuelles et imbéciles. On nous vend du fond, mais on s'en fout : depuis Néfertiti, c'est le même. L'important est comment on nous emmène. Je ne peux pas lire de littérature contemporaine : en 300 pages, il y a une page et demie au niveau de Théophile Gautier. La photo omniprésente a détruit l’œil, la 3D grotesque a détruit le rêve.
-Et la chanson ?
-Plutôt les Stones et Lennon. Jamais été fan de Brel ou Ferré : j'admire les personnages, mais ils sont passés à côté de la polymorphie artistique, cadenassés dans un format au demeurant très beau.
-Sur scène, où vous n'êtes jamais allé, vous pourriez retrouver un peu de cette vérité, non ?
-C'est délicat. L'histoire du mec qui prend jamais le train, qui les voit passer... Je serais comme un prêtre faisant un sermon devant des gens au téléphone, qui jouent aux jeux vidéo, au bridge, aux boules. L'attention n'est plus.

L’âge d’or du capitaine
Persister à faire un album, croire encore à ce voyage en 15 morceaux. Ici, un capitaine de vaisseau rêvant d'un éden dans un 19e siècle fantasmé par un Manset conteur chanteur de disque roman. Radicalité esthétique que d'aucuns diront désuète ou prétentieuse. On y sentira ce souffle unique, la voix hypnotique, ce récit unique, aussi étrange que saisissant. Serti de perles comme « Une Chambre à La Havane » ou « Manila bay». Hors du temps donc fascinant.

LES CHANSONS CULTES DE GÉRARD MANSET
KIM WILDE, « CAMBODIA »
«Eh oui. Le texte est sublimissime, le phrasé incroyable et puis Kim Wilde, petite campeuse magnifique de ces années 1980. »
EAGLES, « HOTEL CALIFORNIA »
« Entendu, réentendu oui... et puis vous faites attention au texte et réalisez qu'il est absolument étonnant. Des raccourcis, des inversions. Du cinémascope. On comprend alors pourquoi les Américains ont couvert la planète de leur univers. »
MADONNA, « FROZEN »
« La fin des années magnifiques, avant le chaos. Le clip est somptueux.»
JOHN LENNON, «INSTANT KARMA»
« Beau à pleurer »
CHARLES TRÉNET, «LE JARDIN EXTRAORDINAIRE»
« La poésie, l'imaginaire. Et lui sautillant, les yeux écarquillés. C'est Pagnol. Une autre époque nirvana. »

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Gérard  Manset reprend  le large "A bord du Blossom" pour un voyage musical et nostalgique.
Par Franck Vergeade pour Les Inrocks (21 Septembre 2018)

Septuagénaire, le musicien maintient son cap et nous entraîne à la découverte de "mondes lointains".
En vieux  routard de  la chanson française, Manset nous embarque A  bord du  Blossom. Avant de  nous dérouter, dès la deuxième plage, sur un single en trompe-l'œil, au propos désabusé: mais au rythme entrainant  et aux arrangements cuivrés- On  nous ment- vrai tube  potentiel. Quatre minutes immédiates parmi soixante-huit effilochées, tantôt contemplatives (Une chambre à La Havane, La vierge pleure), tantôt verbeuses (Pourquoi les femmes et son texte polémique), entrecoupées d’interludes parlés (La Falaise, Amaïti Amaïta, L’équipage, Le Hamac…) et même d'interventions lyr1ques (Ce pays, Le Paradisier).

Du conte musical au carnet de voyage

Pour son vingt-deuxième album,  successeur de l'oublié  « Opération Aphrodite » (2016), l'ermite chantant signe encore un disque conceptuel, inspiré par les "mondes lointains", les "océans à peine cartographiés "et les "capitaines emblématiques".

Mansetlandia (2016), son coffret rétrospectif amputé du cultissime premier album. "Même avant de voyager j'ai toujours voyagé"; avoue-t-il lui-même dans  sa récente autobiographie  « Cupidon de la nuit » (2018).

Ambition monomaniaque

Orchestrateur en chef de son propre répertoire, Gérard Manset n'a jamais dérogé aux écarts instrumentaux (Mon Karma et surtout Manila Bay) qui résonnent comme  des anomalies,  finalement admirables d'entêtement.  Dans ce "cabotage en solitaire", déjà décrit par Libération à la sortie de Jadis et naguère (1998), le chanteur septuagénaire tient son cap contre vents et marées, entre conte musical et carnet de voyage.

Avec un sens  descriptif déjà rodé  et ses arrangements désuets, Manset s'entoure d'un casting pléthorique (pas moins  d'une vingtaine  de musiciens jouent sur le disque) pour assouvir son ambition monomaniaque.  Dans une époque  qui nous vante un soit- disant "nouveau monde", Manset incarne avec constance et acharnement l"'ancien monde".

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Inventeur de l'autarcie pop  car chanteur, compositeur, auteur, musicien, orchestrateur, producteur, éditeur et mixeur de ses propres œuvres, Gérard  Manset tient les médias en peu de considération et n'a jamais donné de concert.
 
C'est à ce prix qu'il incarne  le mythe absolu de la chanson hexagonale, rock et psychédélique, empreinte  de spiritualité. Né en 1945, fils de bonne  famille élevé à Saint-Cloud, recalé au bac (pour une note éliminatoire en français), puis étudiant  aux Arts déco, il  bifurque  vers la musique en autodidacte, collabore avec William Sheller et ...  Dalida, et conquiert son  autonomie en 1968 avec l'édition d'Animal on est mal (d'une inspiration proche  de La Métamorphose de Kafka). La chanson  est à  la fois victime du mois de mai  (les gens n'ont plus la tête à  acheter des disques), mais simultanément rescapée de l'époque  (les programmateurs de radio sont bien contents de mettre  la main sur ces sons étranges). En 1970, La Mort d'Orion, faux péplum d'heroic fantasy mais authentique descriptif d'un univers de désolation et concept album à la française, consacre le chanteur  comme  l'empereur d'un style amphigourique, qui convient parfaitement à ce que l'on identifiera plus tard comme un oratorio rock et initiatique, porté par les voix d'Anne Vanderlove et du récitant Giani  Esposito.
Mais c'est en 1975, alors que Manset  se pelotonne  dans le douillet statut de culte vivant, que la réalité du commerce le rattrape  avec le phénoménal succès d'Il voyage en, solitaire (et, en mode mineur, de  Y’a une route). 300  000  exemplaires  vendus plus tard, et une concession ténue à la télévision (en  1981, il accepte  de se produire en play-back pour le compte  des Enfants du rock), il peut se consacrer aux voyages, toutefois sensible aux hommages (une compilation rassemble en 1996 Françoise Hardy ou Alain Bashung). Et vingt-deux albums plus tard, particulièrement vigilant à sa propre postérité, via la réédition  de ses disques sous son complet contrôle, ce faux ermite, également photographe (passionné par l'Asie en général et la Thaïlande en particulier), graveur, dessinateur et écrivain, a collaboré avec René Joly (l'OVNI Chimène), Florent Pagny, Raphaël, Julien Clerc ou Bashung.
Christian Larrède (Les Inrocks)

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S’il n'était pas de Manset, cet album n'aurait aucune chance de sortir aujourd'hui chez une major... Notre homme a acquis de haute et longue lutte, une sorte de passe-droit lui permettant de faire ce qu'il veut, quand il veut, comme il veut. Et d'obtenir, en retour, un respect sans égal. Ce n'est que justice : ceux qui ont connu nos tristes seventies se souviennent que, vers 1975, le rock français c'était Ange, Little Bob Story ou Manset. Entendre ses longs tigres majestueux, tard le soir à la radio, pouvait changer une vie. Seul contre tous, il se hissait au niveau de groupes anglo-saxons comme Pink Floyd, les préférés d'alors, Quarante ans plus tard, tout a changé, Tout te monde révère Manset Mais personne n'a plus besoin de lui. Pourtant, il continue à enregistrer des disques étranges, qui sonnent toujours pareil, sur lesquels il évoque encore et toujours d'obscures histoires du bout du monde remplies de références incompréhensibles — de la petite bière à côté de son dernier roman, « Cupidon De La Nuit ». A l'instar de son seul vrai maître, Léo Ferre, Manset n'a peur de rien, surtout pas du ridicule. Qui d'autre pourrait nous infliger cette histoire d'explorateurs des mers du 19ème siècle, ces passages parlés ou chantés par des nymphettes à l'insupportable phrasé R&B, ces sons de guitares ou de cordes ultra cheap ?
Manset est anachronique, intemporel ou largué, au choix. En marge. Il trace invariablement le même sillon. Comme un Modiano de la chanson. Et son public suit. Par contre, cet album n'a aucune chance de charmer les néophytes, à qui l'on conseillera vivement, pour comprendre le génie de Manset, de se pencher sur son chef-d’œuvre de 1978, l'indépassable "2870".
Stan CUESTA pour Rock'n'Folk  n°614 (Octobre 2018)

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Le voyageur ne ralentit pas sa course. A coup d'un album par an (sans compter Mémoires et compil), au titre codé. Après Hergé (« Manitoba ») et Pierre Louÿs («  Aphrodite »), Robert Louis Stevenson ? Île au trésor, lointains océaniens, naufrageurs, exquises Marquises ? On est en terre connue de Manset : gentilshommes de fortune, capitaines courageux, volcans éteints, hamac, chambre avec vue, archipel des Perles, jeunes fines en fleurs, paradis évanouis. Le poète a retrouvé le goût du rock (cocktail Lennon/Young/Seger). Longues plages ou histoires courtes, vagabonde reggae ou grondent guitares, embarquez dans le rêve.
FRANÇOIS ARMANET pour le Nouvel Obs ( 20/09/2018)


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Jean noir, chemise noire et lunettes noires - sans oublier une guitare : telle est la panoplie de Gérard Manset, voyageur solitaire qui promène depuis des années son désespoir jusqu'aux bouts du monde.

LES PARADIS PERDUS DE GÉRARD MANSET

L'auteur de « Lumières » fait paraître son 22e album. Il y est question d'un long voyage dans l'archipel polynésien et d'un pays qui n'existe peut-être pas.
Il n'a jamais composé avec le star-système et encore moins avec le show-business. Exemple parmi d'autres de son intransigeance : il a toujours refusé de passer à la télévision, de jouer en public et, en règle générale, de se faire prendre en photo. Que l'on y ajoute un album (sic), Caesar, chanté en latin, et c'est ainsi que naissent les légendes — et Gérard Manset en est une. De jour comme de nuit, il porte des lunettes noires pour ne pas être reconnu. Il a choisi de traverser l'existence incognito — de préférence en seconde classe, comme les anonymes, car il croit sincèrement que la célébrité fait mal à l'homme. L'auteur d'Il voyage en solitaire est allé jusqu'à faire disparaître de sa discographie quelques titres qu'il jugeait indignes de son niveau. C'est dire l'exigence artistique de cet homme opposé aux compromissions, auteur d'une œuvre poétique et photographique qui cornplète ses créations musicales. Dernier détail — qui n'en est pas un : Manset écrit toutes les paroles et mélodies de ses chansons, dans lesquelles il joue de chaque instrument (re-sic), et s'enferme seul durant des semaines dans un studio pour y enregistrer quelques instants de pureté qui ne vous quittent plus une fois entendus. Son nouvel album, intitulé A bord du Blossom, narre la découverte des populations de Polynésie par un équipage anglais au début du XIXe siècle. Il y est question, avec beaucoup d'émotion, d'un amour impossible, et néanmoins réel, entre le capitaine du vaisseau et une jeune Tahitienne nommée Amaïti Amaïta. Comme souvent, Manset chante à la fois un nouveau monde et le paradis perdu. « La vérité, dit-il, c'est que je suis habité par Ronsard et Rimbaud. » Ce soir-là, il avait une édition du Cousin Pons dans la poche...
Jean-René Van der Plaetsen pour le Figaro Magazine (19 octobre 2018)

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Planète Manset
 par Philippe Cornet De Le Vif/L'Express (08/11/18)

A bord du Blossom, le septuagénaire explorateur vogue vers les paradis perdus. Racontant d'exotiques plaisirs disparus, ponctués d'une paire de chansons aux thèmes contemporains. Un ovni qui fait du bien.

On ferme les yeux et le voilier grand format sillonne déjà les eaux turquoise et lointaines de destinations aux noms d'évanescences parfumées : Alao, le portail des Samoa américaines ou encore ce confetti de mer des Balabac séparant les Philippines de la Malaisie. Les mots - santal, anachorète ou madrépore - semblent, eux aussi, chercher les confins de la langue française, et même si Manset n'est pas le premier à citer les goémons en chanson, - Ferré et Gainsbourg l'ont précédé -, sa boussole reste ici aussi personnelle que magnétique. Déconcertante dans une époque codifiant le voyage comme la sédentarité, de tropismes obligés. A bord du Blossom est d'abord un récit musical conçu comme pourrait l'être une rêverie audio éveillée, un inédit des Histoires de l'oncle Manset. Où les images pour garnir la pochette, sont des illustrations anciennes, en partie contemporaines de Frederick William Beechey (1796 - 1856), navigateur et géographe anglais, inspirateur d'un voyage réel ici ré-imaginé par Manset. La voix de celui-ci, plus grave dans les passages récitatifs calés entre les parties chantées, se charge d'une émotion supplémentaire. Friable patine au lustre émotionnel, la voilà soutenue par des vagues de cordes allant et venant selon le ressac narratif.
Les sons ambiants d'une plage ou d'une jungle ramènent sans cesse à la notion de film invisible livré à l'imaginaire de l'auditeur. Une gangue enveloppante et cette vision insulaire parfois grandiloquente qui dope les créations de Manset depuis maintenant un demi-siècle : on pense bien sûr à La Mort d'Orion, son second disque qui, en 1970, consacre l'intégralité d'une face à un oratorio sympho-rock, l'un des tout premiers concepts-albums européens. Mais ici, la dérive mène aux merveilles du Pacifique : les rencontres y semblent plus tactiles et naviguent entre sensations ethnologiques (Sa tribu primitive) et séduction des corps (Une chambre à La Havane).Voilà, dans Le Hamac, comment Manset raconte le désir : " Je me balançais doucement en estimant le sol du bout des doigts quand j'ai senti une chose qui s'allongeait délicatement à mes côtés. J'ai dû me tourner, c'était une jeune épaule, olivâtre, molle comme un fruit, qui paraissait appartenir à un être de ma taille. [...] Une fille d'amande aux yeux si sombres et j'ai compris que l'un pour l'autre, nous étions identiques, similaires, frères et sœurs en bivalves dans ce rivage très spécifique, l'ambiguïté des genres... ".
Temple suprême
Il y a quelques années, de passage en radio à la RTBF, Gérard Manset refusa tout de go d'être filmé par les mini-caméras de studio. Pas seulement parce que la technologie avait alors la pauvre allure d'une texture VHS mais pour des raisons plus ontologiques : le chanteur et auteur-compositeur - né le 21 août 1945 à Saint-Cloud - s'est toujours montré avare de sa propre image. Croyant qu'une rareté médiatique ou tout au moins visuelle protège aussi de la dispersion exagérée de l'âme. Ainsi, hormis quelques photos promotionnelles de l'artiste, il n'existe - sauf erreur - que trois moments de télévision où il daigne apparaître : deux versions clippées d'Il voyage en solitaire, morceau qui dope sa popularité en 1975, et cette vidéo très sixties d'Animal on est mal, son tout premier 45-tours, paru en mai 1968. Dans le chaos ambiant qui ne servira pas les ventes de la chanson, d'un dandysme plutôt étanche à la variété française d'époque. Fils de famille bourgeoise - père ingénieur en aviation, mère violoniste - l'élève Manset s'était d'ailleurs déjà singularisé en ratant le bac, principalement pour insuffisance en langue française. La musique arrive dans la foulée d'un diplôme aux Arts décoratifs de Paris et devient vecteur de revanche pour celui qui ne va plus cesser de voyager, aussi en dehors des sillons de la musique.
En cinquante années d'un parcours exigeant qui choisit son public, Manset va donc réaliser une vingtaine d'albums - dont Matrice en 1989, disque d'or - mais également quinze romans et carnets de voyage où l'Amérique latine et l'Asie prennent de la place. Dans un style qui tient à la fois de la poésie, du reportage in situ et du commentaire anthropologique, les photos noir et blanc complétant régulièrement l'offre des mots. Ainsi dans 72 heures à Angkor (Les Belles Lettres,2000), Manset raconte ses trois journées du mois d'août 1998 passées à explorer le fabuleux site incrusté dans la profonde forêt cambodgienne. Une façon de déambuler en transgressant le temps, à la recherche du temple suprême : " Tout sauf découvrir en bagnole. Tout sauf n'avoir qu'une seule portion de l'espace si large, si haut, si calmé à la fraîche. Forest domestiquée et sage, en partie intacte. Le colossal mammouth va apparaître. Il sera dans son écrin de verdure, entouré de ses bassins, l'immense parure d'eau mort dans sa majesté millénaire. [...] J'ai vu la bête, le site, l'indescriptible décor. Mille et une nuits à la manière d'Angkor. "
Goûts de jeunesse
A bord du Blossom n'est pas qu'une dérive poétique vers l'infiniment tropical. Manset y retrouve aussi ses goûts de jeunesse incarnés dans une poignée de titres davantage au format chanson-rock. Avec des cuivres quasi rhythm'n'blues qui rejoignent ces guitares électriques qu'il a toujours aimées (Manila Bay), les chauffant même à blanc dans Pourquoi les femmes. Ces neuf minutes quarante-deux secondes d'un blues indolent posent la question des rapports des sexes, Manset y regrettant visiblement une forme d'amour courtois : " Nous pouvions à l'époque/Croiser des ingénues/Dont les cheveux au vent/Et dont les genoux nus/Riaient de ces désordres/De ces jeux, de ces lèvres qu'il fallait mordre ". Texte moins macho que venant d'un autre temps où il n'était pas encore question de #BalanceTonPorc. Manset étant d'ailleurs le père de deux filles adultes, l'une d'entre elles, Caroline manageant depuis plusieurs années le chanteur Raphaël. Même si l'époque actuelle ne peut pas vraiment satisfaire la légère misanthropie du chanteur, exprimée dans le second morceau de l'album, le très pop On nous ment :" La vie c'est comme ça, on nous ment toujours/On nous ment tout, on nous ment tout/On nous Mantega, on nous Mante Christo. " Manset en a imaginé le clip - en jolie animation - comme il a conçu ce Blossom de près de septante minutes, bien évidemment écrit et composé par lui, mais aussi orchestré et mixé par celui qui demeure un éternel corsaire de la chanson.

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Gérard Manset : « Je n'ai pas quitté l'enfance... »
Recueilli par Michel TROADEC pour Ouest-France (6 octobre 2018)

Depuis un demi-siècle, il voyage en solitaire ... Gérard Manset accorde peu d'interviews. Mais quand il parle, c'est dense, difficile à retranscrire. Cela éclaire une œuvre d'une grande richesse où la recherche d'un paradis perdu est centrale.

-Votre nouvel album, À bord du Blossom est un hommage aux navigateurs du XIXe siècle. Comment est née cette idée ?
-Après Aphrodite, mon précédent album, je ne voulais pas partir sur un nouveau concept. Ma maison de disques m'a interrogé... Dans la nuit, ça a dû me travailler. L'intrus m'a visité et un mot m'est venu en tête : Blossom. Je ne savais pas trop à quoi ça correspondait. J'ai cherché : un bateau commandé par le capitaine Frederick Je-ne-sais-quoi, qui a franchi le cap Horn, vers les Pomotou (Polynésie), en 1825. C'était parti. Dans la matinée, j'ai écrit un texte (qui sert de fil conducteur à l'album).
-Vous êtes-vous demandé d'où venait cette inspiration ?
-J’ai un fonds personnel autour des navigateurs du XIXe siècle, Les révoltés du Bounty, Lord Jim...

« Épouvantables » réseaux sociaux

-En un an, vous avez publié un livre de photos, une autobiographie (Cupidon de la nuit) et cet album. Vous n'avez jamais été aussi prolifique... 
-« Je ne me suis jamais arrêté quelque part pour poser mon sac. Une fois découverts, défraîchis, je me lasse des paradis. »
Le point de départ de ce triptyque, c'est le livre de photos pour lequel j'ai pioché dans mes voyages, tapant dans le Brésil, le Nicaragua, le Pacifique. Ces lieux, je les connais et je défends l'idée que le petit bonheur de la fin du XXe siècle que j'ai connu, il était identique partout, qu'on soit à Lomé ou aux Samoa. Ces visages, ces sourires, ces regards étaient les mêmes, le monde était charmant. Ça, j'ai beaucoup de mal à le faire avaler aujourd'hui.
-Le monde n'est plus charmant que dans des lieux exotiques ?
-Malheureusement, oui. En France, aujourd'hui, je suis très rarement touché par des lieux un peu épargnés, des gens qu'on voit traverser une rue, des petites écoles. Les enfants ne sont plus les mêmes, les adultes non plus. Il y a la télé, les informations. La dernière marche, c'est le net, les réseaux sociaux, mais on ne va pas ouvrir ce chapitre épouvantable.
-Ce que vous définissez joliment comme le petit bonheur, il a donc existé en France ?
-Quand j'avais dix ans. La poésie, l'onirisme, cette sorte d'infantilisme, ces choses belles et succinctes qui sont dans mes albums, cela me vient d'où ? Je ne fais que transporter le bagage du gamin qui allait avec sa grand-mère trois fois par semaine au marché, avec l'église, la place, la mairie, deux-trois petites rues et La Marne. J'ai voulu partout revoir ces très jolies choses. Et je les ai vues.
-Le nœud de votre œuvre, finalement, c'est l'émerveillement de la découverte ?
-Oui, c'est ça, le mot : « Émerveillement ». La claque que j'ai prise quand j'ai débarqué à Bangkok en 1978 ! Et après, à Manille. Comme si on m'avait ouvert une porte en me disant que tout ce qu'on m'avait raconté entre dix ans et la trentaine, c'était du flan.
-Cet émerveillement retrouvé, vous n'avez ensuite cessé de le chercher et de le raconter...
-Évidemment. Et aujourd'hui, je procède par amalgame de couches, en additionnant des choses qui n'ont pas de rapport entre elles, ça embellit, ça amplifie. Une forme de poésie qui est celle des gouaches découpées de Matisse. On prend du bleu, du vert. des lapins, des oiseaux... Et puis on met ça l'un à côté de l'autre. On en revient à l'élémentaire des coloriages. Ça résout aussi la question de ceux que ça agace de me voir égocentrique. C'est le principe du petit garçon qui a fait son château sur la plage avec deux coquillages, des algues, un bout de bâton. Il est fier. J'en suis là. Je n'ai pas dépassé ça. Je n'ai pas quitté l'enfance.
-Dans votre nouvel album, La Vierge pleure (titre d'une chanson) parce que la terre se meurt ?
-On peut tout imaginer. Oui, elle pleure devant la terre abîmée, mais plus généralement à cause de la violence, des guerres fratricides... L'humanité est dans une sorte d'histoire d'amour qui a mal tourné.
 
« Tout est dans Paul et Virginie »
 
-L'amour est au cœur de cet album, c'est aujourd'hui l'unique refuge sur Terre ?
-Peut-être pas le seul, mais le premier par lequel les autres sont accessibles. La femme, l'amour c'est un bien grand mot, mais disons les approches amoureuses sont une sorte de langage qui permet aux hommes de profiter de tout un tas de choses. Dans A bord du Blossom apparaît immédiatement une femme, Amaïti Amaïta. Il fallait bien qu'il y ait une héroïne qui résume toutes les héroïnes.
-L'une de vos chansons avance que les femmes sont devenues méchantes...
-Je pensais qu'on allait m'interpeller là-dessus, mais non. Les femmes, soit elles désertent, soit elles abdiquent, soit elles deviennent méchantes. Pourquoi ? Il faut lire Paul et Virginie (roman de Bernardin de Saint-Pierre, 1788). Toutes les réponses y sont.
-À 73 ans, vous continuez de voyager ?
-Ces dernières années, j’ai beaucoup produit. Mais, oui, je vais peut-être aller au pied levé revisiter des endroits que j'aime encore. Je pense au Brésil. à Salvador de Bahia, quand même un des plus beaux endroits au monde, un monde en soi. Même si le Salvador des années 1980 a changé. Il y avait le Pelourinho, quartier du centre, sorte de coupe-gorge à la Londres de Dickens. Maintenant tout est propre, retapé, lustré, poli. Bien sûr, il vaut mieux que les gens vivent dans des trucs beaux, mais bon... Allez, je suis encore parti...

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Gérard Manset a-t-il largué les amarres?
Par Pascale Tournier, publié le 26/10/2018 pour L’Express

Le chanteur-poète, toujours à contre-courant.
Dans A bord du Blossom, l'artiste inclassable livre des chansons envoûtantes, mais gâchées par une mentalité néo-réac.
Dès les premières secondes, le décor est planté. "Ce capitaine voulait un océan à lui, un présent de la nature, qu'il espérait comme une prière ", chante une choriste. Inclassable, fuyant les médias et la scène, Gérard Manset part à nouveau explorer ses obsessions. Cette fois, elles prennent les traits d'un capitaine qui cherche son jardin d'Eden, un paradis perdu peuplé de jeunes filles à fleurs, où la modernité n'a pas encore terni les paysages verdoyants.
A 73 ans, l'auteur-compositeur-interprète d'Animal on est mal continue de creuser son sillon d'artiste en marge. A rebours des codes imposés par le streaming, le poète délivre un album concept à l'ancienne, dans lequel alternent des récits soutenus par quelques cordes et des chansons envoûtantes mêlant calypso, rock symphonique, psalmodies enfiévrées et des mots oubliés comme " ménure-lyre " ou " paradisier ".
Indéniablement, on se laisse captiver par la sensualité ambiante qui rappelle les tableaux du Douanier Rousseau ou le roman de Michel Tournier Vendredi ou les limbes du Pacifique. Mais quand il n'est pas incompréhensible - cela lui arrive, chose habituelle chez lui -, le propos est totalement néo-réac. Manset est nostalgique d'un monde qui n'est plus, se montre critique envers le progrès et flirte même avec les idées complotistes (On nous ment). Dans Pourquoi les femmes, il chante : "Pourquoi les femmes sont méchantes et les hommes se sont tus ? " Un point de vue à contre-courant de #MeToo, dont il aurait pu se passer. De quoi gâcher cet appel du large au charme insolite.

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