Enki
Bilal, l'auteur de BD, a interviewé le chanteur, par ailleurs
dessinateur de formation. C'est lui qui illustrera plus tard la
pochette de l'album-hommage «Route Manset», initié par le journaliste
de «Libé» Bayon. Entretien-ovni.
Paru le 12 octobre 1984.
Enki
Bilal. Je voulais te demander ce que tu penses des villes. Et, toujours
en relation avec la fuite, pourquoi les évites-tu ? Qu'est-ce que tu ne
supportes pas en elles ?
Gérard Manset. Je
m'arrête aux dimensions humaines qui font tourner le monde depuis que
l'homme est sur terre. C'est-à-dire «bonjour, monsieur le pharmacien»,
«le curé»... Le monde entier tourne encore avec ça. En Afrique, les
chefs de village, en Thaïlande l'équivalent : deux, trois personnalités
locales. C'est comme ça partout. Mais dès qu'on est à Paris, Tours,
Lyon, Grenoble, on ne peut plus dire «monsieur le notaire», il y en a
quatre cent cinquante...
Mais Paris, Berlin, des villes comme ça, ça ne t'intéresse pas ?
Non, ça m'est passé.
New York ?
Non.
Ça semble une banalité, mais c'est vraiment, maintenant, toutes les
mêmes dès qu'on a posé le pied sur le sol. Si on les survole, ce
n'est pas toujours les mêmes.
Mais est-ce que ce n'est pas un besoin, le bouillonnement ?
Je
préfère le bouillonnement d'autres pays, comme l'Asie, l'Afrique. Des
trucs de sable, des baraques jaunâtres, des trucs en terre, et puis des
lumières... Ça chuchote dans tous les coins, il y a des gosses qui
rient, tout un monde qui est à la portée de la main mais dans l'ombre,
presque dans la nuit, genre chauve-souris, et ça grouille aussi et
c'est de toute manière un grouillement plus terre à terre, plus humain,
plus normal et plus sauvage, plus animal que celui des villes.
Tu pourrais faire une chanson de haine sur les villes comme tu as fait une chanson d'amour sur le Siam ?
Non.
Je n'ai pas de haine foncière. J'aime les villes, mais il faut vraiment
avoir les nerfs solides. Même pas les nerfs solides : il faut être très
jeune. Les mecs qui ont 20 ans, 16 ans, pourquoi pas ? Mais il arrive
un moment où ça devient quand même très dur. Au niveau de la
concentration. Quand on a les choses sous les yeux, ça empêche d'aller
plus loin. La navette spatiale, par exemple, peut faire planer jusqu'à
un certain âge, et, du jour au lendemain, elle devient stérile, elle
bloque. Le monde n'est plus là, il faut aller le chercher ailleurs.
C'est pour ça que je déplore tout un tas d'immondices qu'on accumule
dans les villes. Vu mon âge, ma «maturité» entre guillemets, je m'en
écarte comme du démon ! Je refuse la vidéo, je refuse les computers, je
suis pour la vieille... Je m'arrête là ! Le monde s'écroule, pour moi.
Tu as déjà eu envie de fuir dans les étoiles ? Dans le cosmos ? Comme la Femme-fusée ?
Non. Je n'ai jamais cru à l'espace, jamais eu d'attirance. Même mentalement. (Ernest le chat gogol de la Foire aux immortels, ndlr investit les genoux de Manset.)
J'espère que tu n'es pas allergique aux poils de chat ?
Non, mais... je ne suis pas très chat.
Tu es plutôt chien ?
Ni l'un ni l'autre. Je serais plutôt chat que chien.
Il y a une question à laquelle je ne réponds jamais quand on me la pose : qui aimes-tu parmi des compatriotes contemporains ?
En France, pas beaucoup de monde.
Tu écoutes quand même de la musique, non ? La radio ? La télé ?
Non, la télé, non. La radio non plus, d'ailleurs. Accessoirement, quelquefois...
L'inverse non plus : tu ne regardes pas la radio et tu n'écoutes pas la télé ?
Exactement.
Quelquefois des clips. Les clips qui, «théoriquement», marchent le
mieux. J'aime le genre cash box et compagnie. Quand on voyage, on se
retrouve dans des compagnies aériennes avec des casques sur les
oreilles, avec des hit-parades, des best-of ou des machins comme ça, et
on a une vision plus objective de la musique qui fonctionne sur le
monde. Ça, j'écoute. Chaque voyage : trois ou quatre trucs comme ça. Et
savoir que la France ne dépasse pas l'Hexagone, je n'en ai rien à
foutre. On ne connaît pas Serge Lama, on ne connaît personne dès qu'on
sort de France !
Mais est-ce qu'il n'y a pas chez toi le souci de te tenir au courant des sonorités ? Quand tu pars loin, longtemps, notamment ?
Si, j'écoute de la musique locale.
Mais l'évolution du rock, avec ses sonorités nouvelles ?
On
l'entend partout. Et puis, une chose est certaine : on est à des
années-lumière du travail que font les Anglais et les Américains. Non
pas sur le plan de la qualité du son, mais tout simplement au niveau de
la démarche mentale. La musique est à eux depuis Elvis Presley. Ils
n'ont pas la question de savoir si on copie. C'est que, même si ce
n'est pas l'accordéon, c'est de la musique qui pourrait s'apparenter au
folklore. On est vraiment dans le folklore ! Aujourd'hui, je vends une
lumière qui est de la chanson française. Ce n'est pas Jacques Brel, ce
n'est pas Léo Ferré, mais c'est de la chanson française. C'est
«folklorique». Tout à fait limitatif par rapport à la musique
internationale, un Stewart quelconque. Ou un Bob Seger, qui serait
plutôt pour moi la réalité dure de l'auteur-compositeur de dimension
internationale aujourd'hui.
Seger ? Pourquoi dur ?
Dur
parce que pénétration. C'est des mecs qui depuis quinze ans sont sur la
route, sont intelligents, sensibles, humains, fument, boivent, ont des
nerfs d'acier, ont une santé... Ce sont des mutants. Nous, c'est une
autre race. Justement, l'amateur de Manset lui-même, qui a tous les
albums, pourrait te demander un jour et se l'est demandé : «D'accord,
à chaque fois j'ai le frisson, mais quand même, il y a maldonne ! Ça
fait quinze ans qu'il nous fait le même disque ! Avec la même chose.»
J'exagère, mais j'ai beau changer de thème, de gens, quelquefois
d'orchestration, finalement, moi, analyste, je serais l'auditeur de
Manset, je dirais : «Attention, piège à con ! Moi, il ne me la fait pas
! Il fait des pochettes différentes, mais c'est toujours le même
disque.» Et effectivement, c'est le même disque. Et, à ça, il y a des
raisons. D'abord, c'est le même mec qui fait les paroles, et la
musique, et l'orchestration. Mais ça, ce n'est pas suffisant... La
raison, ça pourrait être aussi que ce sont les mêmes musiciens. Mais
tout ça, ce n'est pas les raisons non plus... La vraie raison est
dramatique, mais il faut le dire : c'est que le pauvre Manset, il a
l'air de pleurer un peu, finalement.