portrait d'un homme sans visage
échanges avec les journalistes.....
NI PHOTOS NI TV: MANSET SE LIVRANT RAREMENT, CETTE RENCONTRE N'EN EST QUE PLUS EXCEPTIONNELLE
Mercredi 10 novembre 1999
Manset, l'ermite de la chanson
française, n'est pas un mystère. Il a
simplement décidé un jour de ne vivre que de son art et de ne livrer
rien
d'autre que ses chansons. Depuis 1975 et un «Rendez-vous du dimanche»
druckerien où il avait chanté, assis par terre, «Il voyage en
solitaire»,
(qui est resté son seul tube en trente ans de carrière), Manset n'a
plus jamais
voulu apparaître sur un plateau télé. Pire, il refuse depuis d'être
pris en
photo (notre document est ancien) et son visage d'être dissimulé ou de
paraître
de dos sur ses pochettes.
Cette éthique intransigeante lui
vaut l'admiration de ses pairs envieux,
eux qui sont obligés de jouer le jeu pour vendre des disques alors que
Manset
l'artisan vend peu mais suffisamment pour entrer dans les frais de sa
firme de
disques. Manset voyage beaucoup mais parle peu. A l'heure où paraissent
un
«Best of» et quatre double CD récapitulatifs, il nous a accordé un long
entretien durant lequel il gardera longtemps les yeux fermés. Concentré.
THIERRY COLJON (pour Le Soir)
GÉRARD MANSET : Oui, c'est un peu ce qu'on dit mais
si on y regarde de plus près, il y a
des raisons. Le double «Toutes choses» date de 1990, c'est le seul qui
était en
vente. Le coffret de cinq CD, «Entrez dans le rêve», s'adresse à un
public
différent. C'est les deux seules choses qu'il y a eu. Quel artiste qui
a sorti
seize albums n'a pas au moins ça?
C'est
donc EMI qui était demandeur
de cette nouvelle compil?
Oui oui. Ça a coïncidé avec
l'arrivée dans la maison d'un nouveau
président. Bon, pourquoi pas. Ça correspondait aussi à la fabrication
de ces
quatre doubles coffrets qui sont censés remplacer dans les bacs ces
sept ou
huit numéros de CD différents qui se battaient un peu en duel. Donc
j'ai voulu
remettre tout cela dans le bon ordre. Faire une sorte de
remasterisation, de
reconfiguration définitive pour que quelqu'un qui arriverait
aujourd'hui s'y
retrouve dans une discographie où il pouvait très bien trouver «La mort
d'Orion» en pensant que ce disque avait cinq ans ou trouver «Lumières»
en
croyant qu'il était le premier. C'était n'importe quoi. Maintenant, il
y a une
chronologie, on s'y retrouve, voilà. C'est important.
Votre
dernière apparition télévisée,
qui remonte à quinze ans maintenant, a marqué les esprits. Etait-ce
déjà votre
esprit rebelle qui vous a poussé à chanter par terre?
Je ne m'en souviens pas du tout
mais je ne suis pas mécontent si cela a été
pris pour un geste rebelle. Je me souviens de Drucker, il y a bien
longtemps.
Il était tout petit et moi aussi.
Et puis
vous avez décidé que la
télévision et vous, ça faisait deux, que vous n'y aviez pas votre
place...
C'est-à-dire que la télé est
devenue de plus en plus l'apanage de
non-professionnels qui bricolent sur le plateau des gabegies... Non, ça
n'a
jamais été ma tasse de thé. Je me souviens d'une émission des
Carpentier avec
Cabrel qui m'avait demandé de venir, ça s'est passé de manière
tellement
déplorable que là j'ai décidé de ne plus mettre les pieds à la télé.
Ceci dit, la scène et la télé se
sont améliorées et je paye un peu cher le
fait d'avoir trouvé les conditions de l'époque déplorables pour
pratiquement
tout le monde, et le public autant, alors que ce n'est plus le cas
aujourd'hui.
En télévision, il y a pas mal d'émissions de qualité, plutôt
littéraires, où
l'on peut encore s'exprimer, je ne parle pas de chanter. Ça fait quinze
ans
qu'on me sollicite, des propositions assez mirobolantes mais depuis
quelque
temps, ils comprennent que cela ne sert à rien d'insister.
C'est
tout de même paradoxal que
vous, l'homme de l'image, qui avez publié de superbes livres de photos
prises
lors de voyages autour du monde, refusez votre propre image...
Oui, mais pour moi cela n'a rien de
paradoxal. C'est tout. Dans ma manière
de prendre des photos, il n'y a pas de mise en scène, c'est du
reportage, de
l'écriture... Pour moi, c'est toujours la même plume. Ça n'a rien à
voir avec
le fait d'être pris en photo pour être utilisé à titre promotionnel. Je
n'ai
pas envie de laisser cette image. Je trouve ça tout à fait dérangeant
que les
hommes politiques ne voient pas ça de plus près. Je trouve ça très
critiquable:
dès que quelqu'un disparaît, il faut immédiatement avoir un sujet
monté, toutes
les images possibles... une sorte d'impudeur généralisée. Je serais au
gouvernement, je ferais voter une loi pour qu'après la disparition de
quelqu'un, il y ait une période de dix ou vingt ans où il n'y aurait
plus la
moindre image. Je trouve intolérable qu'il n'y ait jamais le deuil
médiatique
de qui que ce soit.
«Jadis
et naguère», votre dernier
album, était assez sombre malgré tout...
Malgré tout. Bien que j'ai tout
fait pour le rendre souriant, présentable,
reluisant par tous les bouts d'une gaieté folle... Eh oui, chassez le
naturel... Mais je ne m'apitoie jamais sur mon sort qui est ce qu'il
est. Je
m'apitoie plus sur le sort du monde, le sort des autres. Moi j'ai tiré
mon
épingle du jeu. Je suis un amateur de beauté, je la traque partout, je
la
connais, je dialogue en permanence avec elle. Mais nos enfants, la
génération
qui vient va se retrouver avec un monde de poubelles et d'incorrection
généralisées, de faux discours... C'est très difficile d'évacuer ça...
Comment
tenir un tel discours sans
tomber dans un passéisme nostalgique?
C'est mon propos. «Jadis et
naguère» a failli s'appeler «Artificiers du
décadent». Du nom d'une chanson un peu polémique et violente que j'ai
retirée
en dernière minute. In extremis, au grand désarroi de ma maison de
disques qui
passe mes caprices avec brio, j'ai retiré ce titre qu'on retrouve
maintenant
dans le «best of». J'ai préféré «Jadis et naguère» pour un album dont
je suis
très content. Ce discours passéiste, je le revendique, je l'assume.
Beaucoup plus
que ça: maintenant je vais militer pour le retour au naturel.
Je ne prétends pas être meilleur ou
plus honnête que d'autres mais je dis
simplement que j'ai une sorte de perception de la réalité, une acuité
beaucoup
plus grande, c'est tout. Dans le bouddhisme, on parle de vérité ultime
que je
perçois dans beaucoup de domaines. Ça ne m'empêche pas d'avoir mes
faiblesses
et mes défauts. Gauguin était un être impossible et infréquentable,
n'empêche
qu'il a laissé à l'humanité un des plus beaux aspects de la peinture.
L'état des lieux est catastrophique
et il faut des gens comme moi pour le
dire. On parle de la sauvegarde de l'intelligence de l'humanité, ça
s'arrête
là. Je ne suis pas pour l'obscurantisme mais je suis, par exemple,
contre les
études supérieures systématiques, ce nivellement par le haut.
Je suis peut-être resté un enfant
de 10 ans totalement immature...
Ce qu'on veut casser à tout prix
aujourd'hui, c'est le silence,
l'hermétisme. On va chercher des poux dans la tête de tout le monde.
Tout le temps,
pour tout. J'ai beaucoup de mal à comprendre comment les adultes
parviennent à
vivre dans ce monde sans péter les plombs.
En
préférant le silence et le refus
de l'image, vous devenez exemplaire pour beaucoup d'artistes qui
aimeraient
avoir la liberté ou le courage de faire comme vous...
Je ne crois pas qu'il faille me
créditer d'une noblesse de caractère. Je
fais ça parce que je suis comme ça. C'est parce que la chose m'exècre
tellement
que je ne mange pas de ce pain-là. J'ai la chance - que j'ai peut-être
générée
- d'être depuis trente ans dans la même maison de disques qui, quels
que soient
les changements de direction - a toujours été dans les meilleurs termes
avec
moi. Comme si j'étais chez moi. Les choses qui ont été acceptées ont
toujours
été raisonnables, il est vrai. C'est un immense privilège car je serais
incapable de démarcher dans des bureaux différents, avoir de faux
rapports avec
des gens que je ne connais pas. Sur le plan artistique par contre, je
peux me
montrer très entreprenant. Sur le plan comptable et gestionnaire,
aussi. Face à
ce monde fantastique dans lequel on vit, je suis doté d'une carapace
bétonnée
en ce qui me concerne. Si c'est pour mon frère, ma femme, ma fille, mon
voisin
de palier ou un ami proche, je crois que je suis d'une compétence
absolue. Mais
quand il s'agit de me vendre, j'en suis totalement incapable.
Si je n'avais pas des conditions
exceptionnelles que le producteur Manset a
négociées et dont l'artiste Manset hérite, je ne sais pas comment je
ferais.
C'est une des raisons pour lesquelles, j'ai toujours pris les mêmes
équipes de
musiciens, le plus souvent possible les mêmes studios. J'ai absolument
besoin
d'un cadre qui ne change pas.
La
presse ou les dictionnaires ont
toujours utilisé des termes très fleuris pour vous qualifier. «Le
misanthrope
de la chanson française» par exemple. Qu'en pensez-vous?
Si le misanthrope est celui qui
n'est pas l'homme, ce n'est pas du tout le
cas.
«Reclus
énigmatique»...??
Reclus, oui et non. Par la force
des choses, étant Lion ascendant Cancer,
donc crabe, j'ai besoin d'être dans mon jus, dans ma carapace et de ne
pas en
bouger tant que le truc est en gestation. En ce sens, je suis reclus
par
moi-même. Sinon, au contraire, je suis plutôt quelqu'un qui serait sans
adresse, sans domicile, le voyageur aux semelles de vent. En société,
je suis
très agréable. Je regrette surtout la société dans laquelle je vivais
quand
j'étais plus jeune. Au fil des ans, l'amitié est quelque chose de plus
en plus
difficile à partager. Et puis il y a la famille, là je serais plutôt du
genre
patriarche. Le Lion est patriarche.
«Tendre
et désespéré»...
Non mais tout est bon. Evidemment
que je suis tendre et désespéré. Sûrement
plus que tout le monde. Je suis plus de tout que tout le monde. C'est
un peu ça
mon problème: je suis d'une telle exigence en tout que ça complique les
choses.
Exigence mais aussi perspicacité, curiosité, analyse, prise de tête.
Tout est
infiniment complexe dès qu'on met le doigt dans mon histoire. Et en
même temps,
au moment où le couperet tombe: excessivement simple. Je suis l'homme
des
solutions toujours simples, immédiates mais il n'empêche, il faut que
tout
autour je sache tout sur tout.
«En
quête de l'inaccessible
perfection»...
Oui mais c'est une apparence ça. Je
comprends que de l'extérieur ça
ressemble à l'inaccessible perfection. C'est beaucoup plus simple que
ça. C'est
une démarche éthique, pas mystique. Je suis comme un pèlerin que vous
n'arrêterez pas en route. Monomaniaque, oui, ce mot résume cet
acharnement
unidirectionnel. C'est ça ma grande force et faiblesse. Je suis
incapable de
faire deux choses à la fois.
Dans
vos disques, le traitement de
la voix a toujours été très particulier...
Ça, je me rends moins compte. Moi
le premier, j'ai beaucoup de reproches à
faire à ma production. Pas toujours, surtout quand je compare avec
d'autres
choses réalisées dans des conditions trois à quatre fois supérieures,
comme
chez Phil Collins par exemple. «Matrice», c'est la qualité absolue,
seulement
les studios EMI sont fermés. Et il n'y a plus de studios à Paris avec
un grand
piano. Il y a Davout, mais c'est de l'autre côté de Paris. Pour moi,
traverser
Paris, c'est aller en Chine.
Vous
n'avez aucun problème pour
aller en Asie ou en Amérique latine mais traverser Paris, c'est au-delà
de vos forces...
Ça peut faire sourire mais en
dehors de la boutade, c'est comme j'ai dit
tout à l'heure: ce souci de rester dans mon jus. J'ai besoin de rester
dans mon
arrondissement, pas loin de chez moi, de pouvoir descendre au studio
quand je
veux, je change mille fois des trucs. Ça a l'air absurde mais c'est un
état de
changement, de réajustement permanent. J'ai trente versions parfois
d'un seul
morceau. C'est pas des doutes et des hésitations, ce sont toutes des
formules
qui sont jouables et équivalentes.
Le
texte est-il au service de la
musique ou inversement?
J'ai toujours composé paroles et
musiques en même temps mais je pense quand
même privilégier le texte. La plupart du temps, la chose ne se débloque
que par
le texte, une phrase, un mot...
Avez-vous
déjà imaginé quitter la
France?
Imaginé oui, malheureusement je
suis attaché à mes pavés. Je suis le genre
de gosse de Doisneau, coiffé en brosse, en culottes courtes, avec les
galoches.
C'est difficile d'abandonner tout ça. J'ai vu ce film miraculeusement
beau de
votre compatriote. Je n'avais pas particulièrement aimé «C'est arrivé
près de
chez vous» mais «Les convoyeurs attendent» est un chef-d’œuvre absolu.
C'est
100% belge. C'est «Jadis et naguère», il n'y a pas plus passéiste.
C'est un des
films qui m'a le plus ému depuis longtemps. Je pense d'ailleurs que je
ferai la
démarche pour voir ce réalisateur. Je veux qu'il m'explique. C'est
autobiographique, j'imagine. Il a vécu dans ces rues, ces quartiers.
C'est pour
ça que ça a ce poids. Que les gens n'ont plus parce qu'ils ne vivent
plus
rien...
Manset: «Best of», «Y a une route»
(1975/1981), «Le train du soir»
(1981/1985), «Revivre» (1989/1991) et «La vallée de la paix»
(1994/1998) (EMI).