Par CHRISTIAN PERROT (Magazine Autrement N°58 /Mars 1984)
Christian Perrot, journaliste indépendant (Libération, le Monde de la
Musique, Gloria, etc.).
Ceux qui nous sont chers: Bashung, un ex-yéyé, aperçu un soir à la télé
en père Noël indigne, débitant des insanités. Chanteur de «variété »
qui joue à exhiber des blessures, à s'imbiber, à se démolir
la réputation.... la plaie ! Gainsbourg, « crooner » traître
aux rimes trop riches pour qu'il n'y ait pas de triche, papa-gâteau de
« stars» du cinéma envoyées sournoisement au
casse-pipe (Oh, Adjani . . .), et unique
membre du Gotha qui se voit déjà «cloué au mont du
Golgotha»... le crucifié ! Et Gérard Manset, l'improbable qui nous
envoie ses messages de nulle part gravés sur vinyle et passe le plus
clair de son temps à nous passer sous le nez, à soigner sa réputation
de difficile... le supprimé ! Voilà la - sainte ? -
Trinité qui pourrait, à la rigueur, servir de mythe fondateur à une
certaine « chanson française » discrète sur ses origines et non
claironnante, seule supportable, c'est-à-dire qu'on puisse soutenir
sans se tacher la réputation. Trois tordus de valeur dont les torsions
réunies redressent paradoxalement le niveau, trois souffrants pas nets
qui mettent à la question le showbiz à la française et ses semelles de
plomb, trois histoires qui sont précieuses un peu comme le sont celles
de Frances Farmer la lobotomisée, Louise Brooks la rebelle et Garbo la
recluse, sans lesquelles le cinéma ne serait qu'un amas de pellicules
...
On a isolé ici le cas le plus « limite » : celui de Gérard Manset, l' «
outsider » par excellence. Ce type complètement hors-jeu se
moque des sifflements de l'arbitre depuis ... 1968. Lacrymogènement
parlant, depuis Animal, on est mal une paye ! Dix albums
depuis, parsemés, ce qu'on pourrait appeler une carrière Avec, en
prime, quelques « tubes » hasardeux : Il voyage en solitaire, Rien à
raconter..., une manière de pied de nez au « métier», une façon royale
de qu'on pourrait si on le voulait ! Des titres qui nous
donnent des nouvelles et qui nous parviennent à peu près au rythme où
nous arriveraient des bouteilles porteuses de message lancées par un
naufragé resté en rade là-bas, aux îles : La mer n'a pas cessé de
descendre, Il faut toujours se dire adieu, Pas mal de journées sont
passées, Toujours ensemble ou Comme un
guerrier. Et pour le reste rideau ... Le reste, à savoir les
mondanités, les télévisions, les présences à des jeux radiophoniques,
les interviews, la sacrée promotion sans laquelle - c'est connu- un
artiste n'est rien de nos jours.
Gérard Manset n'a jamais voulu faire acte de présence, il s'est
retranché du jeu avec assez de fermeté pour que sa
disparition se transforme en acte d'absence. Depuis ses
débuts et avec obstination... de très rares entretiens (Paroles
& Musique 34, Rock & Folk 172), accordés sous
conditions, assez souvent effarantes : présence d'une tierce personne
proche de lui et s'exprimant en son nom, sous sa
surveillance, reconnaissance de l'existence d' « atomes
crochus » avec l'interviewer, etc. On se raconte encore dans les
rédactions comment tel journaliste s'est vu planté là en pleine
interview ou comment Manset a rebroussé chemin sans un mot après avoir
seulement vu tel autre, et on peut compter sur les doigts d'une main
les gens qui pourraient se vanter de l'approcher à coup sûr.
Ceux qui en concluraient que Gérard Manset fait des caprices de « Diva
» auraient tort : il se défend ! L'amusant du mystère Manset est
précisément qu'une telle attitude non professionnelle ne lui porte pas
tort : tout le monde a pris son pli après avoir un peu râlé, l'attaché
de presse de Pathé Marconi et les journalistes. ..
Si Manset ne se vendait pas assez bien, aucune compagnie ne pourrait se
permettre quelqu'un comme ça.
Maintenant, on se précipite pour arracher quelques mots à celui qui est
devenu pas vraiment à son corps défendant, la Pythie de la rue de Milan
: un autre vice du métier ! Le voyageur solitaire a ses fidèles, entre
50 000 et 60 000 drôles de numéros qui font avec dévotion le seul bout
de chemin qu'il les autorise à faire avec lui : acheter ses disques et
ses amis. Du genre fidèle et bon apôtre... Celui qui s'échappe,
l'insaisissable Manset, a l'assurance la plus belle : celle de trouver
toujours quelqu'un à l'attendre au rendez-vous fixé par lui. Allez
comprendre ! Et si ce rétif à la parlotte faisait des émules, est-ce
que cela embêterait beaucoup les maisons de disques ? J'ai posé la
question à Pathé-Marconi pour obtenir cette réponse, cruelle pour le
tout-venant de la chanson, mais raisonnable : « tout le monde n'est pas
Gérard Manset, de toute façon ! Il faut être franc, s'il est
encore chez nous après quinze années, c'est que nous avons fait des
concessions en sachant qu'elles nous rapporteraient, au final. Si
Manset ne se vendait pas assez bien, aucune compagnie ne pourrait se
permettre quelqu'un comme ça, c'est clair ... ».
Les concessions, ce sont la bizarrerie du bonhomme aux réactions
imprévisibles, son absence, et son exigence pointilleuse en ce qui
concerne tout ce qui se fait sur lui, sa présence là où, à ce qu'on
prétend, il n'aurait rien à faire. Pas de photos de lui sans son
consentement exprès ou alors gare au savon ! Pas de pochette
de disque qui ne soit passée par ses mains ! Et, évidemment, pas de
présence parasite sur ses disques puisqu'il cumule les fonctions
d'auteur, compositeur, interprète, éditeur (!), signe les arrangements
de ses chansons et est souvent son propre producteur... Gérard Manset
veut tout faire, une manie qui l'a poussé un jour à faire fuir la
monteuse du film l'Atelier et à apprendre le montage sur le tas pour
s'assurer d'un résultat conforme à ses idées ! Énervant par moments,
certes, et pas forcément « heureux », mais précieux ...
Comme Robert de Niro dans « Taxi driver », il a le regard
fixe des gens bien ailleurs
Manset est un exemple rare dans ce métier d' « artiste » qui assume
pleinement ses responsabilités de A comme arrangements à Z
comme zéro exemplaire de Caesar, mythique chanson en latin sortie après
Orion, mis en radio : un choix ! Les amateurs pourront la retrouver
dans le triple album-compilation conçu soigneusement par Manset
lui-même, un fait rarissime pour une compilation ... Gérard
Manset ne nous fait pas le coup de l'hypocrite séparation entre « vie
publique » et « vie privée », tarte à la crème du showbiz, et de cela,
on devrait lui en savoir gré. Il n'y a pas de faille entre le Manset
qui part aux quatre coins du monde avec un sac sur l'épaule, pour «
voir », et celui qui chante « Il voyage en solitaire » ... On comprend
la manie de silence de Manset en écoutant :
« Je n'ai rien à raconter, les faits divers, les nouveautés,
Le Figaro, l'Humanité, voyez la personne à côté. »
Ce diable d'homme aime nous renvoyez « à côté » et il doit avoir un
pâle sourire aux lèvres et même, de temps en temps, une franche
rigolade, en nous regardant régulièrement mettre à côté de la plaque
! A force de se transformer en mirage, ce chanteur
reculé nous met tous dans la position embarrassante des naïfs Dupond et
Dupont égarés au pays de l'or noir : vrai ou faux, l'arabe prosterné
vers La Mecque en plein désert ? Vraie ou fausse, l'oasis ? On peut
toujours espérer, en traçant le portrait de ce maître du mystère, avoir
moins de constance dans le malheur que les Dupondt : il n'y a jamais,
après tout, qu'une chance sur deux de se tromper !
Le cheveu corbeau et le poil dru, rouflaquettes coupées dans leur élan
et mèche rejetée à la diable, blouson de cuir plus pratique que voyou
et jean à pattes d'éléphant essoufflé, Gérard Manset traverse la vie
les mains dans les poches. Comme Robert de Niro dans Taxi Driver, il a
le regard fixe des gens bien ailleurs, perdus dans leur tête. Il
aimerait bien aller au cinéma, mais le cinéma l'ennuie, tout comme les
livres lui tombent des mains et les spectacles l'indiffèrent : c'est
son côté Des Esseintes, Proust Marcel, chambre close, pâmé !
Il a dû décider une fois pour toutes, peut-être depuis qu'à treize ans
il a choisi d'aller s'enfermer dans un pensionnat, que sa vie serait du
cinéma ... un beau film. Gérard Manset se fait son cinéma, et c'est à
la fois beau et un peu pénible ! En se mettant en scène, il
s'arrange pour nous planter là, devant un écran tour à tour blanc et
noir, opaque à tout coup ... C'est un grand mystificateur
! Ça pourrait faire un portrait, tiré d'une de ces fameuses
photos mises en circulation par Manset, une photo de rue terriblement
cinéphile ...
Au téléphone, un ami donne des bribes d'informations : Manset au
Venezuela, Manset et la cuisine thaïlandaise, Manset voulant partir à
la pêche pendant une de ses rares - et décevantes ... -
apparitions à la télévision. Feuilletons l'album photos pour en savoir
un peu plus sur celui qui se dérobe : sur une photo prise chez lui - et
donc précieuse - Manset n'est qu'une ombre dans le contre-jour, un bloc
de ténèbres se détachant d'un ciel pâle coupé en deux par le
montant d'une fenêtre. Plus loin, il a glissé, s'est ramassé sous la
fenêtre et cache son regard sous un poing serré contre lui-même
; malaise, migraine ? La photo est dans le bleu,
mystère !
Un autre ami raconte qu'après une vague discussion sur l'Afrique, où il
a passé une partie de son enfance, Gérard Manset est parti là-bas sans
rien dire et a été voir toutes les villes qu'il avait mentionnées :
pour savoir si cela correspondait au récit. Bizarre ...
Manset prétend qu'il prend encore le métro, on le croit volontiers. Il
avance que, parfois, des inconnus s'assoient à côté de lui, silencieux,
et s'arrangent pour lui faire un signe de tête, en partant : on le
croit encore ! Ils l'ont reconnu et sont restés cois, «
interdits »...
Toujours à prendre avec des pincettes ?
Il y a quelque chose chez Manset qui décourage la parole, il a trop
brouillé les cartes et trop stupéfait son monde ! Il a fait
le muet devant les micros, le sourd devant les invitations et
l'aveugle devant la télévision: globalement, on pourrait avancer qu'il
a fait l'idiot - celui qui peut aller partout - et l'enfant, celui qui
ne sait pas parler. C'est son côté Howard Hugues - aviation et cinéma -
quel- qu'un dont on pouvait même douter de l'existence ! Comme lui, il
s'est enveloppé de mystère en nous laissant nous débrouiller et s'est
transformé en quoi ? En mythe ? En pur objet de désir ? En erreur ? Il
semble qu'il ait fait le choix de nous laisser divaguer pour n'avoir
rien à expliquer.
Cela donne des malentendus savoureux comme celui-ci
: des photos montrent un Manset perdu devant une gigantesque
console, une image de reclus qui nous satisfait d'avance. La légende
voulait que Manset soit un ermite de studio jusqu'à ce qu'il nous mette
le nez dans notre ignorance en avouant n'y passer qu'un minimum de
temps : deux après-midi pour l'Atelier du Crabe ! Les rares partisans
de la chanson « franchement française » opposée au « rock »
ont eu aussi la déception de voir le monstre Manset démolir leurs
espoirs pantouflards en massacrant « la France étriquée », «
Brassens, le sommet de la médiocrité » et la «
langue française livresque et tragico-théâtrale »,
Il aime décevoir, c'est un saint et un pitre, écoutez-le parler de la
télévision : « L'idéal serait que cette émission (sur lui) soit
programmée, annoncée, puis supprimée avant sa diffusion. » Mieux que
Godard, dans le genre ! Manset, on le case quelque part à la fin dans
le showbiz, tiroir à part et à n'ouvrir qu'avec pré caution ...
Manset le crabe ? Toujours à prendre avec des pincettes !