Gérard Manset, l’art de l’effacement par David Brun-Lambert (L'Hebdo)
Voyageur solitaire depuis quarante ans, l’auteur-compositeur français a
fait de la discrétion un art total, consacré aujourd’hui par un vingt
et unième album.
Ray-Ban à verres fumés, chevelure blanche
brossée en arrière et baskets aux pieds: les résidents du quartier de
la porte de Saint-Cloud, à Paris, sont familiers de la silhouette
autoritaire de Gérard Manset. Pour autant, pas un pour courir aux
trousses du septuagénaire. Et pour cause: presque un demi-siècle après
la publication du bizarre Animal on est mal, l’artiste demeure la
figure énigmatique de la chanson française. Boudant toujours la scène,
refusant de fouler les plateaux télévisés, s’exprimant peu dans les
médias, Manset avance indifférent aux canons de son temps, réservant
son œuvre colossale aux seuls initiés. Alors que paraît Opération
Aphrodite, nouvel album, l’intransigeant s’observe en infatigable
résistant.
Entre initiés
Réduire Gérard Manset à
une étiquette: on n’y songe pas! Tout à la fois auteur, compositeur,
interprète, écrivain, photographe, peintre, baroudeur polyglotte et
poète (à sa manière), le Parisien échappe obstinément à tout système.
Secret, mais hypersollicité. Misanthrope, mais fin observateur des
chaos du monde. Exigeant, mais néanmoins accessible à qui sait
l’écouter: ce créateur hors norme bâtit depuis cinquante ans une œuvre
cathédrale, parfois intimidante, et truffée d’énigmes. La sienne, pour
commencer. Un art de l’effacement sans équivalent dans l’histoire pop
hexagonale et qu’on découvre faire l’admiration tant de Jane Birkin, de
Raphaël ou de Juliette Gréco que des rockeurs dEUS ou Mark Lanegan
invités sur Un oiseau s’est posé (2014), double CD où se revisitaient
les classiques Celui qui marche devant ou Toutes choses.
Comment
aborder Manset, alors? Moins par la curiosité qu’attisent ses aventures
discographiques que par l’intransigeante honnêteté dont le musicien
fait preuve depuis La mort d’Orion (1970), oratorio rock symphonique
barré publié alors même que crevaient les yéyés. Qu’est-il à cette
époque? Un «mouton noir», de son propre aveu. Un «inquiet pathologique»
grandi auprès d’un père ingénieur et d’une mère violoniste, et qu’on
voit finalement échouer aux Arts décoratifs. Là, cet admirateur de
Gauguin ébauche ses premières chansons, parmi lesquelles Animal on est
mal composée, rapporte la légende, en quinze minutes seulement. Un
temps plus tard, et c’est le bureau d’une huile de la maison de disques
EMI où il arrache l’impensable: une carte blanche totale! Sa légende
débute là.
Modelage
«Je suis de la vieille école,
déclarait Gérard Manset durant l’un de ses rares entretiens à la
presse. J’aime que tout bouge, tel un bateau ivre. Une chanson, c’est
du modelage, comme en sculpture. Chez Rodin, on voit les traces de
doigts et de pouces.» Ainsi, se mesurer à sa colossale discographie
signifie affronter des reliefs escarpés, des sommets mélodiques, des
harmonies souveraines que portent des textes mystères. Pour la
facilité, repassez! La grande distribution n’est pas le genre de la
maison. Tutoyer Manset, c’est plutôt se confronter à une créativité
libérée du souci d’immédiateté.
Pour cette raison, l’artiste
parvient aujourd’hui à accomplir ce qui relevait de l’impensable il y a
encore vingt ans: fédérer sous ces obscurcissements artistiques
plusieurs générations de créateurs tournés fans. On pense à Axel Bauer,
à Dominique A ou à Julien Clerc (à qui l’artiste offrait trois plages
de l’album Fou, peut-être en 2011). On pense à l’ami Alain Bashung
invitant Manset sur Bleu pétrole (2008). Ou encore au cinéaste Leos
Carax qui empruntait Revivre pour une séquence éblouie du film Holy
Motors (2012).
Grand bâtisseur et dinosaure pop, créateur
marginal et sage mélancolique, Gérard Manset offre à présent une suite
aux clartés crues de Manitoba ne répond plus (2008). Entre tristes
éclipses et justes beautés, son nouveau disque, Opération Aphrodite,
emprunte cette fois à l’univers du romancier Pierre Louÿs (La femme et
le pantin, 1898) et à la «fantasmagorie graphique» du dessinateur de
science-fiction René Brantonne. Ainsi, dans une saga musicale et
poétique où le présent n’est plus tout à fait ici se déjouent de
nouveau l’usure, la limite et «la dictature de la réalité». La bête
noire de Manset.
TOUT CE QUE VOUS DEVEZ SAVOIR SUR... GÉRARD MANSET
PAR BENJAMIN LOCOGE (Paris-Match du 24/3/2016)
Le
plus mystérieux des chanteurs revient avec «Opération Aphrodite»,
inspiré de l'euvre de l'écrivain Pierre Loüys. Remarquable.
Il
prend son temps. Depuis Manitoba ne répond plus paru en 2008 Manset
n'avait plus sorti de disque.L'homme s'est d'abord concentré sur
l'écriture de romans plus ou moins autobiographiques. Il s'est aussi
fait peintre, photographe lors d'une expo à Bruxelles en 2012. Mais il
n'a jamais délaissé la musique. II y a deux ans. après avoir signé un
contrat avec une nouvelle maison de disques il a retravaillé ses plus
grandes chansons. Cela a
remis les choses en place explique-t'il aujourd'hui. Le temps était
venu de livrer ce somptueux album.
Une «Opération Aphrodite»
surprenante
Lui
seul peut se permettre un album de 18 titres, où certaines chansons
flirtent avec les onze minutes quand d'autres sont de simples
lectures de textes - avec la comédienne Chloé Stéfani. Cela rend son
"Aphrodite", magnifiée de chansons mémorables, telles ces
"Divinités".On aime aussi les rimes de "L'amour en Océanie", les
paysages imaginaires de "Landicotal". Et surtout le morceau coup de
poing "Comme un arbre ses fruits", où pendant presque huit minutes
l'artiste règle son compte à "ce mensonge
qui est partout .. ou "ces lois qui nous broient ".
Il a
bientôt cinquante ans de carrière
Son
premier 4S-tours est sorti pendant
les événements de Mai 68. Depuis, "Arimal on est mal" est devenue une
chanson culte, que Manset s'est amusé à retravailler sur un best of
paru l'an
passé. Mais avec 20 albums studio il est aussi le meilleur représentant
d'une
chanson française exigeante, allant de l'élégiaque "La Mort d'Orion" au
rock "Matrice". Gérard est
aussi un homme qui refuse les compromis. Après le succès d' "Il voyage
en solitaire" paru en 1975, il sort l'année suivante un 33-tours
intitulé "Rien à raconter".. Le message est
clair En 1982, la chanson "Marin bar" commence à passer sur les
ondes. Il finira par la retirer de l'album.
Il a été fait officier de l'ordre
des Arts et des Lettres en 2014.
Certains sont d'abord chevaliers. Lui
est directement entré dans l'ordre par la case du dessus. Le tout sur la
demande de l'un de ses amis écrivains, futur académicien. Mais ne comptez
pas sur lui pour aller se faire remettre la décoration par un quelconque
ministre de la Culture. Pas question d'apparaître en public, encore moins
d'être photographié en compagnie de dirigeants politiques. Le plus noble de nos
chanteurs est pourtant un garçon mondain, que l'on a souvent pu croiser
au prix littéraire Le Vaudeville devenu Prix La Coupole, et qui possède de
nombreux amis dans le monde du spectacle. Ces derniers respectent tous
son souci de discrétion.
Il n'est jamais monté sur scène
Manset
est le seul artiste de sa génération à n'avoir jamais goûté aux joies
du live. Forcené du son, il a d'abord refusé de se produire dans des
salles aux sonos brinquebalantes. En 2006 il
donne son accord à un producteur pour se lancer dans sa première
tournée.
La première journée de repétitions se passe bien. Mais dès la seconde,
Gérard jette l'éponge, "Ça ne m'allait pas", estime-t'iI. Sans pour
autant fermer la porte à une nouvelle tentative. "Je ne pourrais jamais
dire que
je n'irai pas sur scène. C'est une possibilité. Mais iI y en a tant
d'autres
..
Gérard Manset, le drôle d'"Animal" de la chanson française
(Le Populaire; 24/3/2016; dépêche AFP pour la PQR)
Gérard Manset, de retour vendredi avec un 21e album, reste l'un des
secrets les mieux gardés de la chanson française, un anonymat qui est,
pour l'auteur d'"Animal on est mal", une façon de préserver son
inspiration toujours foisonnante. Cela fait plus de cinquante ans
que l'auteur-compositeur-interprète de 70 ans cultive ce statut
d'artiste inclassable - "culte" pour certains - à coups d'albums
grandiloquents, rock et littéraires. Un artiste attaché à ce statut
"hors format" qu'il entretient avec interviews rares, une quasi-absence
de photos et un refus permanent de donner des concerts. Le grand
public le connaît principalement pour son succès "Il voyage en
solitaire" (1975). Pour les adorateurs d'Alain Bashung, il est aussi
l'auteur de l'envoutant "Comme un Lego" présent sur l'ultime album du
dandy rock, "Bleu pétrole", sorti en 2008. Et il est une référence pour
certains artistes plus jeunes, comme Raphaël qui lui a rendu hommage
lors des dernières Francofolies de la Rochelle en reprenant son album
"Matrice". Après un 20e album consacré à revisiter son propre
répertoire avec des invités (dEUS, Axel Bauer ou Mark Lanegan), Gérard
Manset a de nouveau enfilé son costume de "voyageur solitaire" pour
cette "Opération Aphrodite", le titre de ce nouveau disque mêlant ses
propres oeuvres à des extraits, lus, du livre "Aphrodite" de Pierre
Louÿs (1870-1925). Plutôt qu'un nouvel album-concept, comme
pouvait l'être son opéra-rock "La mort d'Orion" (1970), Manset, avec
son art maîtrisé du contre-pied, évoque un "anti-concept", dans un
entretien à l'AFP. Ses textes, évoquant des territoires
fantasmés et des tableaux oniriques, et ceux de Pierre Louÿs, avec ses
personnages antiques, n'ont pas l'ambition de tisser une seule et même
histoire mais entrent en "télescopage", dit-il, dans un disque dense
traversé par des guitares saturées, des cuivres et cette voix venue de
l'espace.
- Chez lui en studio - Né le 21 août 1945 à
Saint-Cloud, ce fils d'un ingénieur et d'une violoniste a d'abord
touché à l'art graphique avant de convaincre la maison de disques
Pathé-Marconi d'enregistrer son premier 45 tours, "Animal on est mal",
en 1968. Ce sera le coup d'envoi d'un parcours marqué par
l'exigence et le perfectionnisme pour un artiste sûr de son fait,
avançant à son propre rythme. Ses albums ne sont pour l'instant pas
disponibles en streaming et il est toujours réticent à se montrer à la
télévision. "Je suis tout à fait ouvert, pas du tout introverti,
mais tout est cloisonné dans mon travail. Dans ma façon de créer, je ne
peux être qu'anonyme. Il faut être anonyme pour s'asseoir à une
terrasse de café et parler avec les gens", explique le chanteur, mèche
grise et blouson de cuir. Loin d'être un "solitaire", ce grand
voyageur aime le bouillonnement des grandes villes, comme Calcutta ou
Recife, mais aussi les promenades matinales dans Paris durant
lesquelles peuvent naître les futures chansons. "C'est toujours
très tôt le matin que les choses me viennent, dans une sorte de
semi-réveil. Ça déboule au quart de tour et durant toute ma vie, j'ai
été vigilant à ne pas perdre cela, à savoir apprivoiser et dompter ces
idées. Mon vrai talent ce serait ça: d'avoir acquis cette sorte de
science", estime Gérard Manset. Des idées qu'il met en musique
dans son studio, cet endroit où il se sent tellement "chez soi". "En
studio, on a vraiment l'impression de capturer le son, de
l'emmagasiner. C'est le contraire de la scène. Sur scène, ça se
disperse dans le vent, il ne reste plus rien une fois qu'on a coupé les
amplis." Le chanteur sait qu'il peut compter sur de nombreux
fidèles - son dernier album s'est écoulé à quelque 25.000 exemplaires -
même s'il regrette de ne plus beaucoup passer à la radio. Même quand,
comme pour son nouveau single bluesy "Landicotal", la durée du morceau
répond parfaitement aux formats pop standard de 3 minutes.
Après
huit ans d’absence, le septuagénaire livre un album audacieux. Une
collaboration à distance entre les textes de Pierre Louÿs, les
illustrations de Brantonne et ses paroles et musiques.
De
lui, aucun album original ne nous était parvenu depuis Manitoba
ne répond plus, en 2008.
« Déjà huit ans, ce n’est pas possible.
J’aurais dit quatre ou cinq », s’exclame-t-il, attablé à la
terrasse vide d’une brasserie de l’Ouest parisien où
il a ses habitudes. « Mais ce n’est
pas de mon fait », se hâte d’expliquer Gérard Manset,
qui livre aujourd’hui l’impressionnant Opération Aphrodite.
L’homme avait consenti, en 2014, à réenregistrer quelques-uns de
ses classiques, sur la suggestion de sa maison de
disques. « Je suis toujours très ouvert à toute forme de réinvention et
de relecture », explique-t-il. Cet inventaire effectué, Manset s’est
alors posé la question de lui donner une suite.
L’amoureux
de littérature française du XIXe siècle – Maupassant,
Zola, Balzac – renouait avec l’Aphrodite de Pierre Louÿs lorsque la
muse a frappé à sa porte, au printemps 2014. «
Le côté surréaliste de l’inspiration m’est revenu comme
jamais, alors que j’étais réticent par
rapport au matériel que j’avais,
confie-t-il. Mais j’étais très attiré par le fait
d’enregistrer à nouveau. »
C’est au petit matin, dans un
demi- sommeil, que de nouveaux textes ont alors jailli. « Je
me demandais si c’était bien raisonnable avant de prendre la
guitare, de démarrer sur un mi mineur et un ré, et de
brancher un micro, résolu à ne pas laisser filer le
truc. » Les paroles de Landicotal surgissent ainsi, suivies de
près par L’Amour en Océanie, « par paquets ». « Là, je
me dis merci mon Dieu pour ce miracle »,
se souvient Manset. Exalté, le poète, adepte du surréalisme
façon Magritte, complète ainsi quatre chansons avant de trouver
le déclic de ce nouvel album. C’est après quelques semaines de
séances de studio entamées dans la plus
grande discrétion que Manset ressort de sa
poche Aphrodite, dans une édition poche de 1965 sous
couverture rouge, numéro 649. « J’ai chez moi un rayonnage avec une
soixantaine d’ouvrages annotés. Par ailleurs, je m’étais procuré,
sur un marché du livre, la collection des “Fleuve
noir” illustrés par Brantonne. 280 numéros au total, qui me
faisaient fantasmer depuis l’enfance. Je les ai tous scannés, j’en ai
fait des tirages aggrandis que j’ai
rangés ensuite dans un grand placard, côté pages pour ne
pas être distrait. »
« Je me surveille moi-même »
Habitué
à la fréquentation d’écrivains dont il partage souvent la
table, Manset ne s’est jamais considéré comme un
chanteur. C’est par défaut que ce graphiste de formation
est devenu le principal interprète des textes flamboyants
qu’il écrit depuis la fin des années 1960. Ce jour-là, dans une
pièce de son domicile, l’ouvrage Opération Aphrodite l’interpelle. « Un
détail infime m’a fait penser à l’Antiquité. J’ai
ouvert l’Aphrodite de Pierre Louÿs, avec les passages que
j’avais cochés, j’ai branché mon micro et j’ai lu une
intro. Initialement, je pensais appeler des gens comme Poivre
d’Arvor ou Pierre Lescure, qui a une voix étonnante.
Mais, ne pouvant attendre, je les ai lus moi-même. » Baigné dans
la beauté de ces textes, il se remet à l’écriture, chacune
des interventions de l’auteur anoblissant son propos.
C’est
ainsi, d’une rencontre imaginaire entre un auteur du XIXe,
un illustrateur du XXe et un musicien du XXIe qu’est
né l’album, qui ne ressemble à rien de connu. « Je suis
toujours en train de me surveiller moi-même : on a envie de rester dans
son unicité, dans son costard à soi, quand même », affirme-t-il
entre deux gorgées de bordeaux. En jean et baskets, Manset
fait montre d’une véritable jubilation au récit d’un processus
créatif qui l’aura occupé toute une année.
Parallèlement, le chanteur Raphaël, dont il
est proche, triomphe en 2015 aux Francofolies de La Rochelle avec
une relecture gonflée de l’album Manset, classique de 1989.
Une opération qui prouvait que ces chansons méritent
d’être jouées sur scène. « Si j’avais 20 ans de
moins, j’y songerais. J’y ai songé régulièrement. » Les
amateurs de l’œuvre, eux, se sont résignés à ne jamais voir
Manset sur scène. Pourquoi ne pas envoyer un groupe les jouer à
sa place ? « Parce que je ne suis pas seul à
décider », explique ce jeune septuagénaire, habitué à maîtriser
toute sa chaîne de production depuis 1968. Aujourd’hui, le
corpus d’albums gravés par l’artiste depuis lors n’est même plus
disponible à l’achat. Pas plus que sur les plateformes de streaming. «
Le catalogue exhaustif ressortira à la fin de l’année.
À part mes deux ou trois premiers albums qui
posent problème, 90 % peuvent sortir tel quel », promet-il.
Décrochant son portable, il promet d’envoyer un exemplaire d’Opération
Aphrodite à sa fille cadette, qui vit en
Asie depuis quelques années.
Audaces stylistiques
Plusieurs
morceaux de ce nouveau disque ont donné du fil
à retordre à leur auteur, qui est aussi son critique
le plus intransigeant. « Dans ma gymnastique artistique sans garde-fou,
il arrive que je me retrouve avec un
titre très long. Parfois, même associé à une très belle
mélodie et à un arrangement superbe, on peut
s’ennuyer à son écoute. Cela, je n’ai pas besoin
qu’on me le dise. Je m’en aperçois moi-même. » Le texte de
Divinités, qui attendait son heure depuis une quinzaine
d’années, sera ainsi raboté pour prendre sa place sur Opération
Aphrodite.
Ponctué par les passages de l’œuvre
de Pierre Louÿs lus par la jeune comédienne Chloé Stefani,
« dont le timbre très clair est tombé du ciel », dit-il,
l’album multiplie les audaces stylistiques. Sans jamais courir
après le roman de Louÿs, Manset parvient à amalgamer
naturellement l’érudition de ce dernier,
les illustrations de Brantonne et son écriture singulière.
Manière d’anti- album concept, Opération Aphrodite est le lointain
héritier de La Mort d’Orion, album culte de
1970. « À la différence près
qu’il dure une heure
dix quand Orion faisait vingt minutes.
J’avais, il est vrai, utilisé le même procédé de montage et
de copier-coller, avoue-t-il. Et cette fois, même si
j’étais seul, je me sentais adoubé, à leur insu, par
Brantonne et Louÿs. »
L’élaboration de l’album pousse Manset
à se replonger dans l’Antiquité et à relire L’Illiade et
L’Odyssée comme les contes de notre enfance. « Cela m’a
permis de me rendre compte à quel point on est imprégnés de
la culture de Rome et de la Grèce antique. À cette époque,
les dieux et les déesses surgissent partout, ils intercèdent chez
les humains, c’est extraordinaire. Dans notre pauvre monde plat,
terne et taciturne, ils apparaissent de moins en moins, hélas. »
Pour autant, Manset ne sonne jamais vindicatif sur Opération Aphrodite,
merveille de fluidité et de maîtrise aux jeux
de mots parfois délirants «
Jean s’marrait, Simone s’ignorait…» « Pendant
un an, j’ai vécu là-dedans. J’ai lu tout ce qu’on peut lire
au sujet d’Aphrodite. C’était euphorisant de renouer
avec elle. Si elle avait sonné à la porte, j’aurais été
prêt à l’accueillir. »
Gérard Manset sublime Pierre Louÿs par Thierry GANDILLOT (LES ECHOS WEEK-END, le 25/03/2016)
Qui
oserait, sinon Gérard Manset, bâtir un disque autour de Pierre Louÿs
(1870-1925)? Poète proche des Parnassiens, de Leconte de Lisle et de
José-Maria de Heredia, ami de Mallarmé, Louÿs a publié, entre autres,
un magnifique roman, Aphrodite. D'une grande pureté de style, cruel,
érotique, sulfureux, il fut publié au Mercure de France en 1896 et
connut un beau succès doublé d'un scandale. Aphrodite raconte
l'histoire de Chrysis, Galiléenne aux longs cheveux d'or, et du
sculpteur Démétrios, amants diaboliques.
Gérard Manset a découvert
Louÿs il y a une dizaine d'années, frappé par sa beauté et son
insolence. «Je l'ai dans un petit aréopage d'auteurs exceptionnels,
Barbey d'Aurevilly, Nerval, Chateaubriand, Balzac. Jamais je n'aurais
imaginé d'en faire une adaptation.» L'idée vient quand il compulse sa
collection de romans de science-fiction du Fleuve noir. Il en extrait
le numéro 47, Opération Aphrodite, de Jimmy Guieu, auteur oublié. Les
illustrations sont signées de René Brantonne (1903-1979).
Manset
décide alors d'organiser son album autour d'extraits d'Aphrodite de
Pierre Louÿs. «Je me suis replongé dans ce nectar, abasourdi. Et je me
suis demandé pourquoi ne pas faire un album en intercalant des extraits
du roman et mes chansons? Evidemment, je n'allais pas simplement
illustrer «Aphrodite», mais me l'approprier fraternellement.» Kamel
Labassi, talentueux musicien d'Enrico Macias, est venu poser sa flûte,
son luth et son violon alto sur les mots de Pierre Louÿs.
Amours saphiques, crucifixions, sophismes
La
jeune comédienne Chloé Stefani prête sa voix mutine aux aventures de
Chrysis et Démétrios dans l'Alexandrie fantasmée de Louÿs. Elle nous
entraîne dans le jardin sacré des vierges mycéniennes, juives,
phrygiennes, crétoises ou babyloniennes, les bordels des quartiers non
grecs, le marché de la place de Rhacotis. Il y aura des amours
saphiques, des crucifixions, des sophismes de Zénon, des allégories
orphiques, des suicides à la ciguë. Les nappes de violon, les guitares
sèches, les trompettes bouchées, les saxos barytons, les choeurs
féminins viennent sublimer la voix unique de Manset.
Depuis près
d'un demi-siècle - Animal on est mal est sorti en mai 68 -, Gérard
Manset a bâti des cathédrales. Avec «Opération Aphrodite», il nous
donne la clé de voûte. L'Amour brisé,Le Lys dans la vallée,L'Amour en
Océanie,Ma collection particulière sont du meilleur niveau. Ce projet
ambitieux, fou et maîtrisé, ne rentre en aucune façon dans les plans
marketing de l'industrie du disque. Il est inclassable et magnifique.
Bizarrement, à part le prix Charles-Cros, pour son premier opus, «La
Mort d'Orion», Gérard Manset n'a jamais été célébré par la profession:
ni Victoire de la musique, ni prix de la Sacem. Il serait temps de
réparer cette confondante négligence. Par Zeus!
Gérard Manset, l’étrangeté à son sommet
Par Eric Bulliard(Blog La Gruyère)
Chaque
nouvel album de Gérard Manset est un événement. Huit ans après Manitoba
ne répond plus, ce chanteur à part sort un étrange Opération Aphrodite.
Où il est question d’une courtisane antique et de notre époque
décadente. Première réaction, toujours la même avec Gérard Manset:
c’est quoi ce truc? Deuxième écoute: c’est bizarre, mais quand même, il
y a des moments de pure grâce. Troisième passage: ses chansons ne
ressemblent décidément à aucune autre. A partir de là, en général, plus
de doute possible: ce type a du génie et, ici, le terme n’est pas
excessif. Opération Aphrodite, qui est au moins son 20e
album et le premier entièrement original depuis Manitoba ne répond plus
(2008), n’échappe pas à cette règle mansetienne de l’approche patiente.
Mais la perplexité initiale se révèle plus importante encore. Exigeant,
touffu, mystérieux, l’album vient rappeler à quel point ils font du
bien, ces artistes qui respectent suffisamment le public pour lui
demander un minimum d’effort. Reprenons dans l’ordre, en rappelant que
Gérard Manset, 70 ans, suit une route à part depuis ses débuts, en
1968, avec le mythique Animal on est mal. Loin du jeu médiatique et de
la scène (il n’a jamais donné de concert), il construit une œuvre
singulière et fascinante. Son seul vrai succès public date de 1975: Il
voyage en solitaire a, depuis, été repris à toutes les sauces, d’Hervé
Vilard à Alain Bashung, en passant par une atroce version de Florent
Pagny.
Ces dernières années, Manset a publié divers best of,
sélectionnant et réarrangeant avec soin ses merveilles. Comme un
guerrier (1982), Lumières (1984), Demain il fera nuit (2004), Genre
humain (2008), Comme un lego (2008)… Allez, on s’arrête à ces cinq:
elles suffisent pour se rendre compte qu’il n’a pas d’égal dans la
chanson française actuelle. Un roman fin de siècle Et voici
donc cette Opération Aphrodite… Gérard Manset s’est appuyé sur un roman
de Pierre Louÿs, paru en 1896. Aphrodite met en scène une jeune
«courtisane antique; mais que le lecteur se rassure: elle ne se
convertira pas», écrit Louÿs dans la préface.
Plus que
l’histoire libertine, c’est la langue et l’esthétique fin de siècle qui
donne sa couleur à l’album. Le chanteur et la comédienne Chloé Stefani
lisent en introduction, en final et entre chaque chanson des extraits
de ce drôle de roman, sous-titré «Mœurs antiques». Les accompagnent
Aphroditediscrètement le luth et la flûte de Kamel Labbaci, que Manset
qualifie, dans le livret, d’«incarnation contemporaine de la magie
ptoléméenne». Joli compliment.
Dans ces lectures, il est
question de fards et de parfums, d’«oindre de cérat frais le visage et
la poitrine», de «cent vierges choisies par les prêtres pour le service
du jardin sacré». Les personnages s’appellent Chrysis, Phrasilas ou
Myrtocleia. Cet univers d’étrange sensualité orientale se révèle
d’autant plus enivrant que les extraits puisés chez Louÿs s’entremêlent
sans former un ensemble suivi.
«Le monde est enrhumé» Sur
ce fond décadent (au sens du mouvement littéraire), les chansons de
Manset prennent une autre dimension. Elles nous placent devant les yeux
une autre époque décadente, la nôtre. «Où sont nos fiacres, Balzac, /
la belle évaporée, Ronsard? / Tout ça est avalé, fini, jeté aux lions,
/ mais la faute à personne», lâche-t-il dans Comme un arbre ses fruits.
Et ailleurs: «Le monde est enrhumé, le monde est embaumé…» Ou encore:
«Que t’ont-ils fait? / quand je vois ce lit défait / quand je vois ce
lit saccagé / et ce regard qui m’effraie/ parce qu’il fixe trop loin.»
Comme
à chaque album, Manset démontre un talent fou à manier une langue très
littéraire, mais aussi à combiner les images les plus mystérieuses et
les plus concrètes. Ses textes sont parsemés de «parthénogénèse», de
«lyres» et de «diadèmes», puis, soudain, il vous balance «comme elle
est belle dans le matin / quand je la vois passer». Ou alors il vous
ramène ici et maintenant en évoquant «Lampedusa, mon frère».
Jamais
toutefois il ne confond simplicité et banalité. Chaque chanson pèse de
tout son poids et quand, dans Divinités, la lecture d’Aphrodite se mêle
aux guitares électriques et à son chant aigre, légèrement tremblé,
l’album s’envole. Le texte de Pierre Louÿs et l’actualité des chansons
se mélangent, révélant la cohérence de ce projet qui lie l’antiquité
grecque, la fin du XIXe siècle et notre époque.
Armée américaine et science-fiction Opération
Aphrodite vient confirmer avec aplomb la singularité d’un
auteur-compositeur-interprète qui ne doit rien à personne. Qui fait ce
qu’il veut, comme il veut, ne ressemble qu’à lui-même. Et qui l’aime le
suive. Ou pas. Peu importe. L’œuvre est là, essentielle, à part. S’y
ajoutent de nouvelles merveilles: Le lys dans la vallée ou Galaxie
prennent place d’emblée parmi les sommets de ce répertoire unique. De
ceux qui donnent l’impression qu’une chanson suffit pour embrasser
l’ensemble de la destinée humaine. Dans sa liberté
d’artiste, Manset se permet tout. Des arrangements de synthé désuet qui
font grincer les dents en rendant difficilement supportable Comme un
arbre ses fruits et ses jeux de mots douteux («un monde où Jean se
marrait et Simone Signoret»). Il ose des envolées de plus de dix
minutes, des chœurs et des cordes à la limite du kitsch, des bruyantes
respirations. Des airs caribéens (L’amour brisé) ou bluegrass
(Landicotal), une trompette jazzy (L’amour en Océanie), un voyage
autour de sa chambre (Ma collection particulière). Je ne comprends jamais les allégories. Explique-moi, bien−aimé. Qu’est−ce que cela veut dire? Ajoutons
que l’expression Opération Aphrodite renvoie aussi au nom d’une
opération de l’armée américaine pendant la Seconde Guerre mondiale. Et
que Manset s’est inspiré, pour le visuel, de l’œuvre de René Brantonne
(1903-1979), auteur de BD de science-fiction. Autant dire
qu’il reste des pistes à explorer dans cet album qui ne ressemble à
rien de connu. Et l’on ne peut que s’incliner devant le panache
ironique de sa conclusion, tirée de Pierre Louÿs: «Je ne comprends
jamais les allégories. Explique-moi, bien−aimé. Qu’est−ce que cela veut
dire?»
Aphrodite, la saga amoureuse de Manset par Michel Troadec, Ouest-France (26/3/2016)
Plus à contre-courant que jamais, le mystérieux chanteur publie un incroyable 21e album, inspiré par la poésie de Pierre Louÿs. Il
donne rendez-vous dans un bistrot du 3e arrondissement de Paris où,
malgré le temps frisquet, il reste en terrasse, lunettes noires sur le
nez, incognito. À part les cheveux dans le cou qui blanchissent, Gérard
Manset, 70 ans, ne change guère, vissé à sa passion de la musique. Une
nouvelle fois, il a écrit les paroles, musiques et arrangements de ce
nouveau disque, promettant avoir accompli, cette fois, « un truc un peu
plus light. On est dans l'époque du light. S'il y a trois instruments,
ça suffit… » D'ailleurs, lui qui tourne avec à peu près les mêmes
musiciens depuis trente ans, a changé de percussionniste. Et rappelé le
« très délicat » Pierre Chérèze à la guitare, en plus du Quimpérois
Patrice Marzin.
Beautés de l'Antiquité Pour le reste,
celui dont la plume a une certaine cote d'amour auprès de ses
contemporains (il a écrit pour Bashung, Raphael, Gréco…) n'est toujours
pas dans la moindre concession commerciale. C'est même un
concept-album, son deuxième, qu'il propose ici, près de cinquante ans
après La mort d'Orion, son génial album de jeunesse. Pour
construire ce disque, il s'est inspiré d'Aphrodite, de Pierre Louÿs,
écrit en 1 895. Un roman de mœurs aux accents érotiques, situé dans
l'antique Alexandrie. « Le plus beau récit de la langue française. Des
histoires de beautés éthérées de l'Antiquité… Le relire m'a donné les
larmes aux yeux. Et m'a donné envie d'en enregistrer des extraits. » L'idée
lui est venue d'intercaler des chansons à lui entre des extraits
d'Aphrodite contés par une jeune femme. L'album s'est bâti tel un
puzzle. « J'ai comme un vaste grenier de chansons, un capharnaüm dans
lequel ma cervelle va piocher. » Il en crée une saga intemporelle d'une
heure dix. « C'est l'Antiquité aujourd'hui… Mon univers nombriliste
dilué dans un cadre doré. » Le nouveau Manset est un album aux
textes poétiques et aux chansons d'amour sensuelles, où l'écriture se
joue des mots, des consonances. Avec toujours des fulgurances : « Je
roulais dans un carrosse vers Landicotal/sur deux animaux à bosse
harnachés de métal/La princesse du Waziristan/dormait à mes côtés/sur
un petit coussin d'argent/sa nuque était posée… » Pour habiller
cette œuvre, Gérard Manset a choisi des dessins de Pierre Brantôme,
dont il s'émerveillait à 12-13 ans des couvertures réalisées pour une
collection de science-fiction que lisait son frère aîné. « C'était les
années 1950-1960, une époque où on rêvait aux fusées et aux Martiens… » Une
histoire antique, des illustrations de SF des années 1950, des
histoires d'amour intemporelles, voilà le cœur d'Opération Aphrodite.
Manset continue à construire, hors des modes, sa légende.
Opération Aphrodite : collection particulière de Gérard Manset (France Culture : La Revue musicale par Matthieu Conquet)
L’auteur
de chansons aussi culte que farouche, photographe et peintre à la fois
publie un disque somme et décadent où se côtoient le texte de Pierre
Louÿs et images de sciences-fiction.Voyage, princesse endormie et
servitude volontaire, vous vous trouvez à Landi Kotal, non seulement le
point le plus élevé du Pakistan, et porte d’entrée vers
l’Afghanistan, mais aussi un western oriental, une chanson de rêve
courtois imaginée au réveil par Gérard Manset dans son dernier album
qui vient de paraître : Opération Aphrodite.
Comme toujours
l’auteur de La Mort d’Orion, d’Animal on est mal (entre autres)
contrôle à la fois les textes, la musique, le mixage et l’univers
graphique : aux lectures de l’Aphrodite (vous entendiez au début la
voix de la comédienne Chloé Stéphani qui récite tout au long du disque
des extrait choisis du « roman de mœurs antiques » de Pierre Louÿs
publié au Mercure de France en 1896) viennent se superposer les
illustrations de science-fiction réalisées par René Brantonne (pour la
collection Anticipation chez Fleuve Noir). D'un mauvais genre à
l'autre, mêlant culture classique et samples, luth, violon et flûte de
Kamel Labassi, Gérard Manset suit encore le sillon qui est le sien,
celui de sa Collection particulière.
Au travers d’une
diction monocorde qui peut pour certains évoquer Cabrel ou encore
Bashung (qui a chanté d’ailleurs plusieurs textes de Gérard Manset dont
« Comme un Lego ») la Collection particulière de Manset réunit depuis
près d’un demi-siècle les happy fews : lecteurs de Stendhal et d’Honoré
de Balzac (cité notamment au travers du Lys dans la vallée) figures
d’innocence et figures divines, Orphée notamment mais aussi des jeux de
mots un peu potaches (il fait même rimer Kouchner). On retrouve enfin
surtout un goût de culture classique (grecque et romaine) ce qui
n’empêche pas d’évoquer Lampedusa « mon frère, Terre éclatée,
abandonnée Qui t’a vendue ? » dans un des grands gestes de l’album d’un
rien de misanthropie et de culture pétrie : Comme un arbre ses fruits.
"Opération Aphrodite", par Gérard Manset
(L'Obs du 25/3/2016)
Quarante-cinq
ans après "la Mort d’Orion", premier space opera rock français, Manset
récidive avec une nouvelle symphonie métaphysique. L’homme-orchestre
déroule son blues rock lyrique et ses ballades névralgiques,
entrecoupés de lectures de Pierre Louÿs. Le concept album est illustré
par René Brantonne, créateur de l’esthétique de la légendaire
collection "Anticipation" chez Fleuve noir. En couverture, Manset
reproduit celle du n° 47 : "Opération Aphrodite" (roman de Jimmy Guieu).
Nostalgique
d’une époque où il découvrait les odyssées intergalactiques, le
voyageur solitaire pioche dans les 273 couvertures du maître et nous
propose encore "Terminus 1" (Stefan Wul) ou "Créatures des neiges"
(Jimmy Guieu). Seconde clé : "Aphrodite", sous-titré "roman de mœurs
antiques" que publia Louÿs au lendemain des "Chansons de Bilitis". Le
rocker invisible souscrirait-il à ce culte de la beauté sur fond de
décadence libertine ou faut-il y voir les interrogations crépusculaires
de l’artiste ? Ce vieil enfant d’Aphrodite se penche sur les cruelles
lèvres du passé et voit la mort dans ces "divinités amies [qu’il va]
retrouver pour mille ans, dans ces allées de fruits où les jours sont
des nuits".
La Libre Belgique - 2/3 avril 2016. Rencontre Marie-Anne Georges, à Paris
Peu enclin à poser, Gérard Manset s'est pourtant prêté au jeu. "Opération
Aphrodite" est le nouvel album du Français Gérard Manset. Le vingt et
unième. L'auteur-compositeur-interprète nous livre une oeuvre
magistrale et atypique. Quand la volupté de Pierre Louÿs
côtoie la sensualité de Gérard Manset.
On va briser un
mythe. Ou plusieurs. Celui de l’ermite. Du misanthrope. De l’homme
revêche. Le Gérard Manset que l’on a rencontré le 29 mars, à la
terrasse d’un café du 16e arrondissement de Paris, se révèle charmant.
De ce charme que dégagent des personnalités délicieusement
anachroniques. Qui usent encore d’un langage châtié, sorti en droite
ligne du XIXe siècle. En rencontrez-vous souvent, vous, des gens qui
emploient le passé simple au détour d’une phrase ?
Né le 21
août 1945, l’auteur-compositeur-interprète Gérard Manset a eu 70 ans
l’été dernier. Sa production régulière ne touche peut-être qu’un public
peu nombreux, mais ô combien fidèle. Il suffit de lire les commentaires
sur Youtube ou sur des sites de ventes en ligne pour se rendre compte
du culte dont il est l’objet. En ce printemps 2016, Gérard Manset sort
son 21e album qu’il a intitulé "Opération Aphrodite". Son précédent
opus, "Manitoba ne répond plus", remonte à 2008, déjà. Huit ans entre
deux albums, c’est énorme à notre époque. "Depuis quelques années, j’ai
beaucoup travaillé, on ne voit pas le temps passer, les gens ne peuvent
pas se rendre compte." Gérard Manset n’est pas seulement
auteur-compositeur-interprète. Il écrit aussi pour les autres.
Dernièrement, Julien Clerc et Axelle Red ont eu les honneurs de sa
plume. Il est par ailleurs écrivain, photographe et peintre. En 2012,
Bruxelles accueillait un ensemble de ses dessins, huiles et photos
retouchées. Des illustrations de René Brantonne En 2014,
après 40 années de fidélité à Erni, il passe chez Warner. Il y a trouvé
une équipe qui accepte son travail marginal. Avant ce
nouvel opus original, il a sorti deux albums de reprises, 'Un oiseau
s'est posé" (2014) et "The classic alternative best of" (fin 2015].
Celui qui, en presque 50 ans de carrière, n'est jamais monté sur scène,
a replongé dans sa production -quelques 200 titres - pour en extraire
deux fois une vingtaine de morceaux qu'il a retravaillés dans les
conditions du live - paradoxe. L'artiste français a construit son œuvre
en restant fidèle à ses idéaux, envers et contre tout. "Opération
Aphrodite" est un ouvrage atypique qui n'avait rien de prémédité. Alors
qu'il s'attelle a l'écriture de nouveaux morceaux - il a promis quatre
albums à sa nouvelle maison de disques , il souhaite renouer avec une
certaine fantaisie. Dans la lignée d'"Anirnal on est mal" ou de "La
femme fusée". "Cela m'amusait beaucoup, à 50 ans passés, d'être aussi
juvénile et imprévisible qu'à 20", sourit notre interlocuteur. Les
hasards de l'existence - mais en sont-ce vraiment ?- le mènent chez
lui, dam une pièce où sont entassés, des romans d'anticipation de la
collection Fleuve Noir. Manset tombe sur le titre 'Opération
Aphrodite", illustre par René Brantonne qu'il considére, dans son
genre, comme l'égal de Magritte- "J'ai été estomaqué par le film. Et le
prénom Aphrodite a dû faire court-circuit. Je me suis dirigé vers une
autre pièce où j'ai une centaine d'ouvrages au papier jauni, aux
pages pliées, soigneusement annotés. Je suis allé fièvreusement
dénicher "Aphrodite"; de Pierre Louÿs, (1896)." Au final, les
illustrations de Brantonne rythment le livret du CD de même que des
extraits de Louÿs ponctuent l'album du début à la fin. Des extraits de Pierre Louÿs Gérard
Manset est sorti bouleversé de la lecture de ce Louÿs, peuplé de fières
courtisanes. "Une Égypte miraculeusement émouvante, attirante et
évocatrice. On peut dire que ce récit correspond à une de mes
attitudes: on y parle que de beauté. Et si tant est qu'on y trouve
quelques passages terribles, et peut-être même de la laideur, ils sont
encore beaux. Aujourd'hui, on veut nous faire accepter tellement de
choses repoussantes dans l'actualité. Voilà quelqu'un qui savait manier
la périphrase." Ne lui proposez pas d'analyser les extraits qu'il a
retenus- "C'est suffisamment flagrant, beau et simple sans aller
chercher des explications. Je pleure quand j'entends certains passages.
Déclamés par lui-même ainsi que par "un petit rayon de soleil"- la
comédienne française Chloé Stéfani , dont "le physique, l'aspect, le
visage, l'explosion de santé dans le regard, le pétillement de la
nature complète qui l'habite est tout à fait à la hauteur de ce qu'on
peut entendre", détaille-t-il, visiblement séduit. Cent fois l'artiste
remet l'ouvrage sur le métier, même si l'écriture d'un morceau peut
aller très vite. Cet album lui a pris un an et demi, nuit et jour.
"Seul, parce que tous les autres artistes, ont des orchestrateurs, des
ingénieurs du son, des directeurs artistiques, des graphistes. Moi, je
fais tout" A ceux qui lui reprocheraient sa manière de travailler les
orchestrations, les mixages, il répond: "Je ne suis pas dans les
singeries de la pop music"-De fait, sa tapisserie sonore, luxuriante,
se traduit par un travail remarquable sur les guitares, les cuivres et
les cordes. Il qualifie ainsi l'apport de Kamel Labbaci (luth, flûte et
alto) d' "incarnation contemporaine de la magie ptoléméenne." Mais
Gérard Manset est aussi de son temps :il ne s'interdit pas de succomber
aux charmes du slam. Pour preuve, "Comme un arbre ses fruits et ses 7
minutes 32. En entretien, Gérard Manset ne cherche pas ses mots, son
phrasé est élégant. Dans ses chansons, si l'on s'étonne de l'emploi de
l'une ou l'autre formule, il ne s'en offusque pas_ Ainsi "Jean se
marrait et Simone s'ignorait", "le lumbago de la démago" ou qui valait
pas même un pack de bière." "C'est trop ? C'est possible, mais je
garde, j'assume, je valide. Ceci dit dans le slam, il y avait un chemin
dans le Paradis pas Vanessa: je l'ai retiré, j'ai trouvé que c'était
désobligeant, inutilement d'ailleurs, sans fondement. Tandis que "Jean
se marrait et Simone s'ignorait", non. Ça, je peux en parler pendant
des heures. Cette époque révolue, ces films en noir et blanc. C'est la
nostalgie de tout ça, que j'évoque là." Si, dans un premier temps, il
considère que "le lumbago de la démago" sont, de toute manière, des
mots qui ne veulent rien dire, il se reprend: " J'y tiens parce que la
clé de voute de nos deux dernières décennies, sont la démagogie. On ne
peut quand même pas le passer sous silence, même si c'est un mot
valise, même si ça ne recouvre pas grand'chose de réel. J'avais plus de
raison de le laisser que de l'ôter", lance celui qui "laisse tout
sortir, mais qui est vigilant sur l'équilibre".
Se réfugier dans Ia poésie A
la question de savoir comment serait reçu aujourd'hui un roman de
moeurs antiques (le sous-titre d'Aphrodite"), si Pierre Louÿs le
présentait à un éditeur, il commente:" Un éditeur demanderait que cela
soit moins ampoulé. Qu'il y ait des phrases avec un sujet, un verbe, un
complément. C'est contestant ce style qu'on lui rendrait son
manuscrit". Quelle plume, pourtant ! "Ça n'intéresse plus personne,
cette écriture magnifique" A ses yeux, la société est dichotomisée,
"entre les gens pressés qui se confinent dans une actualité déprimante
et ceux qui arrivent à se réfugier dans Ia poésie, dans les choses
pérennes."Il a toujours considéré qu'une oeuvre doit se mériter. "Tant
mieux si le cercle est large, tant mieux pour tous ceux qui peuvent
prendre le train en route mais on n'est pas là pour s'adresser à tout
le monde, on est là pour s'adresser à ceux qui ont besoin de liberté,
de poésie. de rêve et qui veulent encore lire les contes d'Andersen." On
ne s'étonnera guére que le lys, symbôle de la pureté, de la vertu, de
la candeur, soit une constance dans son oeuvre. "Ben oui, je suis
toujours comme le petit enfant, à la recherche de cette pureté perdue,
voilà, on se balade dans un territoire préraphaélite, on n'a pas envie
d 'en sortir, on a envie que les visages soient beaux, juvéniles,
transparents". La beauté, où, celui qui a été fait officier de
l'ordre des Arts et des Lettres en 2014, la trouve-t'il encore
aujourd'hui ? "Dans les ouvrages que je cite régulièrement. Zola,
Proust. Balzac, Ronsard. A l'âge que j'ai, heureusement que les livres
que j'ai déjà lus sont là. C'est le seul recours pour s'endormir
normalement."
Opération Aphrodite" Gérard Manset En
1970, Manset sortait "La mort d'Orion'", un concept album où il
alternait chansons rock et textes récités. Quarante-cinq ans plus tard,
"Opération Aphrodite" suit la même voie. Neuf extraits puisés dans
"Aphrodite" de Pierre Louÿs rythment l'oeuvre, composée de neuf
nouvelles chansons. Ces dernières sont ancrées dans notre époque. On
pourra y déceler quelque allusion à notre monde tel qu'il tourne "mal',
mais aussi un vibrant hommage au travail de Bernard Kouchner pour MSF
("Ma collection particulière"). Une oeuvre qui nécessite une
écoute attentive, mais qui peut aussi s'apprécier plus disraitement.
Rien que pour les sublimes arrangements. Et sa voix. Quelle voix !
Le Mystique Manset
par A-L Lemancel (RFI musique) 27/04/2016
Avec Opération Aphrodite, Gérard Manset, le plus énigmatique des
chanteurs français, revient après huit ans d’absence, avec un disque au
souffle épique qui fait alterner des extraits de l’œuvre de Pierre
Louÿs, Aphrodite, et ses chansons rugueuses, tendres, lumineuses : un
disque-concept qui saisit, qui charme et entraîne dans ses sillages.
Autant de sortilèges sur lesquels Manset lève un coin de voile. Un
beau jour, Gérard Manset l’ensorceleur écrivait ; de son cœur
jaillissaient, sans direction, des chansons. Tout à son bouillonnement
créatif, la couverture d’un bouquin happe au vol son attention, celle
d’Opération Aphrodite, collection Fleuve Noir/Anticipation, illustrée
par Brantonne, dessinateur mythique de science-fiction, période années
70. Dans sa tête : court-circuit. Le démiurge dépoussière en
hâte cet autre ouvrage, retrouve avec délice ses lignes succulentes,
soigneusement annotées. Il plonge corps et âme dans l’Aphrodite de
Pierre Louÿs. Un lien, autre que la vision de l’artiste, relie-t-il ces
deux livres ? Aucun, confesse Manset, qui se retrouve, jongleur, "une
pomme dans une main, une banane dans l’autre, avec pour dénominateur
commun, la soif de beauté et d’élégance." Entre ces
deux maîtres, qu’il a la de "naïveté, l’arrogance, l’outrecuidance,
l’insolence", dit-il. Entre les extraits de Pierre Louÿs, lus par la
voix claire de la comédienne Chloé Stéfani, ses chansons s’insèrent –
ni commentaires, ni paraphrases, juste le choc, beau, violent, plein de
souffle, de trois univers. "Je parlais de tout sauf de ça (Aphrodite,
ndlr) et c’était exactement cela qu’il fallait", résume-t-il. Naît
donc de cette rencontre stellaire, Manset aux manettes, son
disque-vaisseau, Opération Aphrodite, illustré par Brantonne, épique,
œuvre de collages, télescopages, soupçons de Magritte, disque-concept
qui rappelle l’album La Mort d’Orion (1970), pierre fondatrice de son
génie, pour la jubilation, l’invention. Car Manset découvre des mondes.
Et pourtant, explique-t-il : "Comme dit Picasso, je ne cherche pas je
trouve". L’État de grâce : écouter les forces Chez
Manset, la création ne saurait, en effet, suivre un chemin logique.
Plutôt des illuminations, des forces "multiples, récurrentes", qui
surgissent, et qu’il faut savoir écouter. "Je ne suis jamais seul",
confie-t-il. Toujours à l’affût de ces apparitions, soigneux des
circonstances qui les engendrent – souvent, lors de matins entre chiens
et loups, embrumés de sommeil – conscient que la poésie se niche dans
chaque recoin du monde, Manset attend, stylo en main. Lorsqu’elles
surviennent, Manset pêche ses idées à la ligne de ses écritures
allongées sur le calepin. Sur le capot d’une voiture, sur le bout d’une
table, dans les chaos du métro, il écrit. "La chanson vient d’un bloc.
Je dois être prêt à l’accueillir, lorsqu’elle échoit de la
stratosphère". Peu de ratures, peu de retours. L’homme parle d’extase,
d’"état de grâce", proche de celle d’un Saint-François-d’Assise, de la
"vérité ultime" du bouddhisme, ou de la naïveté d’un enfant, au cœur
ravi du battement d’ailes d’un papillon. Pour ces instants révélés,
Manset se déclare chanceux : "Je crois n’être qu’un outil, un
intermédiaire".
Croire aux divinités
Pour ce
disque, Opération Aphrodite, l’artiste se laisse abreuver au fleuve
d’une autre œuvre, aux sources d’un monde antique, peuplé de divinité.
Selon lui, l’Aphrodite de Pierre Louÿs, photographie fantasmée de
l’Alexandrie du Ier siècle avant Jésus Christ, roman d’amour décadent,
ivre de "relations charnelles et poétiques invraisemblables",
tourbillon de sensualités, constitue l’un des dix plus beaux textes de
la langue française. "Une bombe à fragmentation littéraire,
où chaque mot fait mal, chaque mot fait mouche", éclaire cet amoureux
des romans français du XIXe, fanatique de Balzac, Stendhal,
Chateaubriand, pourfendeur des écrits contemporains et de toute
traduction, peu amateur "d’histoires", mais sensible au "choc des mots
qui vous pénètrent le cerveau". Dans l’œuvre de Pierre
Louÿs, évoluent des divinités antiques, grecques et romaines, qui
"viennent sur terre, parlent aux vivants, copulent avec les mortels…".
Manset y croit. Évalue d’un "peut-être ?" timide, la probabilité d’en
avoir croisé quelques-unes. Juge "belle à pleurer" l’expression
"Aphrodite, née de l’écume". "On espère, on aspire, on préfère rêver le
monde ainsi, dit-il. On désire l’existence de la déesse des moissons,
et la réactivation de ce Panthéon" Car voici son drame : un
monde dépeuplé de ses esprits. "Depuis vingt ans, nous assistons à une
dérive médiatique et cosmique : tout se déglingue !", déplore-t-il. Et
Manset de citer, en vrac, ces "jeunes qui ne lisent plus", écrivent
moins, la destruction des maisons en banlieues, l’absence de poésie. Et
puis, il tance cette "philosophie perdue", ces néo-philosophes qui
pérorent à longueur de journée, réinventent des slogans, des sentences,
à grands coups de charabia, et dont la pensée n’égale pas celle du
"moindre curé de campagne d’il y a trente ans". Il faut, dit-il,
revenir à l’enseignement brut du Bouddha. L’énigme Avec
Opération Aphrodite, œuvre d’épopée, sur des riffs de guitare rugueux
ou des riddims reggae, d’une voix fêlée qui laisse filtrer la lumière,
la force et la fragilité, Manset le mystique, repeuple donc le monde, à
renfort de "chocs des mots". "Toute ma vie, je n’ai fait que suivre
Aphrodite : la beauté. Je la nomme enfin", dit, ému, ce septuagénaire
discret, absent du monde médiatique. Son
œuvre-cavalcade se clôt par cette énigme de Pierre Louÿs, portée par
Chloé Stéfani : "Je ne comprends jamais les allégories. Explique-moi,
bien-aimé : qu’est-ce que cela veut dire ?" Sur ce questionnement
métaphysique, le souffle se tend, en suspens. Le disque s’achève. Son
écoute laisse des traces : caresse, émotions, cicatrices, empreintes
d’un monde réinventé. Le mystère Manset.
Le 21e album de Gérard Manset, un bijou hors des modes par X. Alonso; LaTribune de Genève, (4/5/2016)
Le chanteur discret fait dialoguer ses chansons avec les textes d’un écrivain de la fin du XIXe. Rencontre! On
rencontre Gérard Manset dans un bistrot parisien où l’artiste le plus
culte de la scène française a ses habitudes. Depuis des décennies, de
véritables légendes se racontent sur l’impénétrable sphinx auteur d’
Animal on est mal , bande-son des émeutes de Mai 68. Le Manset assis en
face de nous se montre aussi courtois que disponible. Et bavard dès la
première seconde d’entretien. A 70 ans, l’homme a peut-être
moins le goût du mystère qu’autrefois. «Avec cet album, je renoue avec
une inspiration juvénile. J’ai pris conscience que j’avais toujours
droit à la fantaisie, à la différence. C’est important dans un monde où
la poésie n’a plus droit de cité. Oui, cette poésie gratuite des choses
belles!» lance cet auteur-compositeur-interprète qui signe, avec
Opération Aphrodite , son 21e album en quasi cinquante ans de carrière. «La
connexion avec Pierre Louÿs a été forte. Aussi, j’ai trouvé amusant de
mettre bout à bout mes chansons et des extraits de l’œuvre. Je n’ai pas
cherché à illustrer ni à narrer quelque chose de similaire!» Aphrodite,
le roman de Pierre Louÿs, est paru à la fin du XIXe siècle. Cet ami de
Gide et grand admirateur de Mallarmé est un de ces écrivains aussi
raffinés que méconnus du lecteur ordinaire, et dont on imagine que les
adeptes s’échangent les éditions rares sous le manteau.
«Je suis très XIXe siècle!»
Pierre
Louÿs est évidemment mort plutôt jeune (54 ans), dans le plus grand
dénuement. «C’est effrayant que quelqu’un ait eu ce destin, raconte
Gérard Manset. C’est l’égal d’un Balzac, d’un Chateaubriand, d’un
Maupassant. Je suis très XIXe siècle en littérature. Moi, je cherche à
être émerveillé. C’est pourquoi il me faut des femmes, des rêves
éveillés. Et des portraits de femmes qui font pleurer.» Aphrodite et
ses déclinaisons… Mais Gérard Manset a avant tout enregistré
un disque de Manset. Un de ces ovnis, comparable à nul autre. Ou alors
à La mort d’Orion, cet album concept de 1971 où le Parisien s’est
mesuré aux Beatles et à Pink Floyd. «J’ai tout de suite fait la liaison
avec Orion, sourit-il à la remarque. Concept et anticoncept, les deux
veulent dire la même chose.» L’anticoncept Opération
Aphrodite est ainsi un recueil de chansons oniriques, qui trouvent le
mot juste et perdent l’auditeur dans d’étranges circonvolutions quand
elles ne vous caressent avec du verre pilé. Car le style Manset, cela a
toujours été l’épique et l’intimité tout à la fois. «Je travaille seul
et de manière autonome. Je suis un cas à part. Personne ne reprend la
main de Magritte pour peindre un Magritte. Je veux être aussi
authentique que possible», avance Gérard Manset. L’auteur d’Il voyage
en solitaire a toujours fonctionné de cette manière, recluse et hors
des modes.
Manque d’ambition
«La radio ne passe
que du mi-dur et du mi-mou. Aujourd’hui, il y a de la musique partout,
mais il n’y a aucune ambition. Il n’y a que des play-lists.» Aucune
forfanterie pourtant chez Manset, qui se voit davantage en artisan
besogneux. «Je me retiens prisonnier de mes propres
ambitions. Car je sais maintenant que je suis le seul à pouvoir
parachever ces petits galions que sont mes disques. Il n’y a
strictement aucun ego dans ce que je dis», explique cet artiste qui ne
s’est jamais produit en concert. Notamment de peur que la qualité
sonore soit trop mauvaise. Encore un blocage de perfectionniste. «Je
suis toujours inquiet de tous mes choix. Enregistrer est une gestation
particulière. Cette inquiétude est une souffrance exaltée!»
Disque rétrofuturiste
Gérard
Manset est sans doute cet «architecte des ligatures» qu’il cite dans le
morceau manifeste «Comme un arbre ses fruits». Dans cette chanson de
huit minutes, il règle son compte à cette époque si triviale de cette
voix froide, métallique et tremblée, sur des réverbérations de guitare
qui n’appartiennent qu’à lui. Gérard Manset propose, avec «Opération
Aphrodite», un album «anticoncept», dit-il, aux forts éclats poétiques,
mais plus disparates que cohérents. Dix-huit plages, dont la moitié est
portée par les récitations des textes de Pierre Louÿs par la comédienne
Chloé Stefani (pour la plupart). La pochette et le livret renvoient,
eux, à l’enfance de Gérard Manset, puisque illustrés par le dessinateur
rétrofuturiste de science-fiction René Brantonne, très actif dans les
années cinquante. La dizaine de chansons d’«Opération Aphrodite»
constitue une fresque onirique qui dit surtout les hantises de Manset.
Ce monde en déliquescence sous ses yeux.
Manset “Opération Aphrodite” PHILIPPE THIEYRE (Rock'n'Folk N° 585, Mai 2016)
Deux
ans après “Un Oiseau S’Est Posé”, recréation de titres passés, et huit
après “Manitoba Ne Répond Plus”, dernier opus avec des chansons
nouvelles, “Opération Aphrodite” est le vingt-et-unième album de Gérard
Manset. Avec en fil conducteur “Aphrodite”, roman sensuel,
orientalisant et libertin de Pierre Louÿs, il n’en porte pas moins sa
griffe indélébile, aussitôt reconnaissable. Tantôt érudit quand il
évoque les nabatéens, les galiléens, les maximes de Zénon de Cition,
les mânes de Balzac et de Ronsard, ou Rhacotis, l’ancienne Alexandrie,
tantôt cédant, sans doute avec une certaine jubilation, à la facilité
du calembour mondain, le chanteur compositeur et arrangeur construit
son univers autour de courts extraits du roman, lus par Manset lui-même
ou par la comédienne Chloé Stéphani sur fond de violon, d’oud et
d’arpèges de guitare. Mêlant le son gras des guitares électriques, la
frappe sèche de la batterie et les nappes de cordes auxquels se
superposent ici des cuivres délicats, le lyrisme inimitable du musicien
se retrouve dans les dix titres originaux. Du rock (“L’Amour Brisé”),
du blues (“Landicotal”) et du pur Manset, aucun autre qualificatif ne
convenant, aussi bien dans ses atours de voyageur (“L’Amour En
Océanie”, “Que T’Ont-Ils Fait”, “Ma Collection Particulière”) que
de contempteur d’un monde où “le mensonge est partout... Tout décline,
tout s’enfonce... Quand tous les jours... on rétrécit les pièces”, tels
“Comme Un Arbre Ses Fruits”, “Le Lys Dans La Vallée”, “Divinités”
ou “Galaxie”, titre en écho au dessin intergalactique de Brantonne sur
la pochette. Une œuvre toujours aussi singulière peut-être moins
évidente, pour laquelle il faut prendre le temps d’en pénétrer les
subtilités et la force évocatrice pour en jauger le poids.
Le nouveau disque du chanteur mystérieux n’est pas vraiment son chef d’oeuvre. Christian Larrède (Les Inrocks) Mai 2016
Ce
bon gros album majestueux croise plusieurs disciplines artistiques. On
y utilise en effet les dessins de Brantonne, illustrateur patenté des
romans d’anticipation qui firent, des décennies durant, le bonheur des
halls de gare, et en particulier d’Opération Aphrodite, du distingué
ufologue Jimmy Guieu. Le conte galiléen d’amours sulfureuses de Pierre
Louÿs, spécialiste salué, avec Les Chansons de Bilitis, de cet érotisme
décadent à dominante antique qui affriola la fin du XIXe siècle, en
constitue l’ossature. Manset, septuagénaire discret de la chanson
française, qui déroule ici son vingt et unième album, après huit ans de
silence – hormis la reprise de certains de ses titres dans Un oiseau
s’est posé, en 2014 –, y compose, réalise et interprète comme à
l’accoutumée.
Et s’octroie des déflagrations créatives entre
les mots dits et ses chansons, s’enroule dans un rêve afghan
(Landicotal) ou laisse retentir les harmonies d’un luth et de cuivres
triomphants dans ce péplum sonore. La plupart du temps en mode talking
blues (les presque huit minutes de l’infini réquisitoire Comme un arbre
ses fruits, déploration parfois ambiguë de l’Epiphanie perdue), le
chanteur s’autorise quelques indulgences d’écriture inhabituelles. En
compensation, une grandiloquence en seconde nature illumine les
meilleurs moments d’un disque où l’auditeur perd souvent ses repères.
Un bien ou un mal, c’est selon.
Gérard Manset: “Si j’avais 30 ans, j’irai vivre dans un pays sans foi ni loi avec des pistoleros à chaque coin de rue”
par Sylvain FESSON pour Philosophie Magazine, le 29/04/2016
“Il
est grave Socrate ! Vraiment grave ! Je peux pas croire que ce soit lui
ce questionnaire, je peux pas croire qu’on l’ai pas amputé, amoindri.”
Ainsi parlera l’artiste à de nombreuses reprises quand on lui soumettra
ce questionnaire, éberlué, incrédule – “Socrate a quand même pas dit ça
!” –, refusant de s’y plier totalement, remettant “les pendules à
l’heure pour qu’on n’ait pas l’impression” qu’il “entre facilement dans
la vulgarisation”. Il le trouvera même “tellement conventionnel“ qu’il
voudra illico s’en faire un, “le questionnaire de Gégé, il sera
atomique ! Oui, je vais le valider, l’estampiller, le déposer.” Sacré
Manset ! Cinquante ans qu’il est dans sa case comme seul au monde,
refusant de rentrer dans les autres et de céder à l’époque tel une
sorte de Bashung qui n’aurait jamais frayé avec la révolution rock et
toujours tout fait lui-même, textes, musiques, orchestrations. Ainsi
que photos et livres. Un homme œuvrant et à l’œuvre pas facile, peu
commode. Œuvre au noir ? À l’heure d’Opération Aphrodite, vingt et
unième album sorti en mars 2016, qu’il revendique dans la lignée de ses
« sagas », « 15 en tout », que furent La Mort d’Orion (1970), 2870
(1978), Lumières (1984), Matrice (1989) et La Vallée de la paix (1994),
nouvel album qui ne sera toujours pas suivi du moindre concert, on a
quand même essayé. De l’amadouer, de le questionner, de le travailler.
Réputé volontiers mystérieux, pour ne pas dire récalcitrant et bougon,
Manset a accepté de lever le voile, se révélant au fil de la discussion
tout aussi généreux, jovial, gourmand et parfois même facétieux et
enfantin que l’image de vieil ours misanthrope qu’il se plaît ou
plaisait à forger.
Quels sont les penseurs qui vous accompagnent ?
Gérard
Manset : En priorité Balzac et Zola, qui est peut-être moins dans la
poésie mais plus dans un expressionnisme musclé. Oui, pour moi, les
penseurs, ce sont les littérateurs-écrivains. Moins les poètes. Et
surtout pas les philosophes, les Kant et compagnie, les Nietzsche et
les machins. Aucun philosophe à part Bouddha. Gautama, l’enseignement
primordial du bouddhisme, le theravāda de base, celui-là oui. Les
philosophes l’ont tous pillé sans le savoir, parce que, quand on
commence par étudier les textes d’origine du bouddhisme, on se rend
finalement compte que, dès qu’on ouvre la moindre page de n’importe
quel penseur, elle est déjà incluse dedans, elle y a été moulinée et
scientifiquement et philosophiquement.
Votre mot favori ?
«
Envisager. » Il revient souvent celui-là. Il m’impressionne. Parce
qu’il y a l’idée de voir enfin advenir le visage qu’on imagine. Mais je
suis un amoureux de la langue. Je dirais « amphigourique » aussi…
La question qui vous tourmente ?
Rien.
Alors si, c’est vrai qu’en y réfléchissant... J’allais dire
l’imbécilité, c’est pas le mot, je n’aime pas ce genre de mots qui ne
veulent rien dire. Non, essayons d’être plus précis. Ce qui me
tourmente, c’est la justice distributive, cette injustice irrationnelle
qui frappe l’un ou l’autre sans raison. Quand c’est rationnel, pourquoi
pas, mais quelquefois c’est irrationnel. On naît dans une famille comme
ci, on naît dans une famille comme ça, avec un père comme ci, une mère
comme ça, etc. Que peut le psychanalyste ? Que peut le politique ? Y a
un moment où on peut pas calmer tout le monde, soigner tout le monde, y
a des injustices, enfin des inéquitabilités... Donc voilà, c’est la
justice distributive qui tourmente. De voir des gens mendier dans la
rue, des bossus, des filles disgracieuses, c’est terrible.
Votre démon ?
Aucun.
Mais comme beaucoup d’hommes, de jeunes hommes ou d’adolescents, j’ai
des attirances esthétiques : une épaule, une chevelure, un regard, une
silhouette... En général, jeunes, évidemment, idyllique. C’est la
Bardot des débuts. Ça a été le style de tout le monde quand elle avait
18 ans et qu’elle a épousé Roger Vadim. Là on était dans l’Aphrodite
justement, elle aurait pu être une divinité de l’Olympe. On n’en a plus
beaucoup de comme ça chez les actrices.
Votre devise ?
Je
m’en suis fait une parce qu’un jour je me suis fait mes armoiries, mon
blason. Je l’ai même décrit dans une de mes nouvelles qui n’est pas
encore sortie qui s’appelle La Maison du Lys de France, l’histoire d’un
petit garçon qui disparaît dans des histoires de chevauchées liées à la
royauté. À la fin il décrit son blason à lui et donc c’était le mien.
Je l’ai pas dessiné mais je crois qu’il y aurait la Vierge, dans cette
devise, genre : « Vierge est mon âme », ça vient de me tomber du ciel à
l’instant. Oui, ce ne serait pas : « Père, gardez-vous à droite ! Père,
gardez-vous à gauche ! »
Un Dieu, un maître ?
Je
n’ai pas de croyances particulières, je suis pas un pratiquant. Mais on
peut ne pas être pratiquant ou être peu croyant et être quand même
admiratif des icônes bibliques de toutes obédiences... Pour ce qui est
du bouddhisme, je vais pas dire que j’ai rompu les amarres, non, parce
que je suis pas ce qu’on appelle un « entré dans le courant ». J’ai
toujours regardé ça d’assez loin, admiratif... Disons que je peux pas
appliquer ça, sans ça j’aurais arrêté de faire de la musique car dans
le bouddhisme l’artistique est quelque chose de tout à fait
déconseillé. On ne fait pas de théâtre, on n’est pas au centre de
quelque chose, ce qui est d’ailleurs une des raisons pour laquelle je
n’ai jamais voulu être trop visible ou trop exposé et faire de la scène.
Le combat dont vous êtes le plus fier ?
Aucun.
Je ne suis fier de rien. Enfin si, en y réfléchissant je serai
peut-être fier d’avoir justement su me préserver, d’être resté en
dehors de tout en ayant vu beaucoup de choses, de n’avoir jamais été
partie prenante d’autre chose que d’une forme d’asociabilité, d’âge
primal revendiqué... Je suis pas du tout pour la société, les lois,
là... La légèreté des lois d’aujourd’hui qui ne parlent qu’aux plus
pressés, qui ne s’intéressent pas aux détails significatifs, ce n’est
pas pour moi.
Ce que vous retenez de votre éducation ?
La
légèreté. L’exemplarité. Je m’en rends compte aujourd’hui mais j’ai eu
beaucoup de chance. Avant, je croyais que tout le monde était plus ou
moins comme ça. Mais faut dire aussi que pour les gens de ma
génération, ceux d’avant 68, y avait pas toutes ces différences
d’aujourd’hui. Y avait des riches et des pauvres, y avait des ouvriers
et y avait des intellectuels, mais tout ça c’était bon enfant, tout ça
était un peu dans le même sac. Sac d’ailleurs qui n’était pas laïc.
Enfin très peu laïc. On ne revendiquait pas la laïcité à tout bout de
champ. Ça, c’est assez récent et je crois que ça déstabilise beaucoup
de gens. Ce que je retiens, c’est donc une sorte de confort
intellectuel, même avec des zéros en français, même avec des études
bâclées. Mais j’avais un frère aîné probablement plus intelligent que
la moyenne puisqu’il a fait Polytechnique, tout du moins quelqu’un de
brillant, brillant comme il faut être brillant, c’est-à-dire attrapant
plus de chevesnes que moi, trouvant plus d’escargots que moi, lançant
son couteau plus habilement que moi... Donc admiratif d’un frère aîné.
Que peut-on demander de mieux que d’être admiratif d’un frère aîné ?
Pour des raisons justifiables en plus, enfin, logiques, puisqu’il était
polytechnicien. Quelqu’un qui avait tout lu, tout vu. Qui savait tout
et dont je ramassais petit à petit, derrière lui, tel un pique-assiette
les parcelles de savoir.
Oui, admiratif de mon père aussi,
pourquoi pas ? Même si admiratif n’est peut-être pas le mot. Mon père,
une sorte de grand dégingandé à la Gary Cooper. Un type très heureux
d’avoir des fils aussi différents, tout ça dans la légèreté surtout...
Alors, oui, des paires de baffes de temps en temps, des phrases comme :
« Tu seras un incapable dans la vie ! », enfin toutes les menaces
possibles, mais tout ça n’ayant pas réellement de consistance. Ou
alors, c’est que j’en étais vraiment très, très éloigné. Son métier ?
Oh ! on va pas entrer dans les détails, mais il était ingénieur, il a
fait de très belles études aussi. Self-made man. Ayant eu une enfance
compliquée. Oui, pas du tout un nanti. Il avait gagné à la force des
études, mais comme beaucoup de gens à l’époque. On ne mettait pas ça en
avant. Les gens travaillaient, étaient talentueux, affectueux. La
majeure partie de la société était comme ça.
La maxime du bien que vous aimeriez avoir transmis à vos enfants ?
Alors
moi, je me rends pas compte, je me fie plutôt à ce qu’elles m’ont dit,
parce que c’est des filles, et ce qu’elles m’ont dit, c’est que je leur
avais foutu la paix, mais tout en étant tout le temps là, très
vigilant, attentif, très père, pas poule, mais omniprésent, surveillant
la couvée mais n’attachant pas d’importance à ce qu’était la réussite
conventionnelle, non, m’intéressant à leurs relations, à leurs
lectures, ayant des conversations très longues sur des sujets
inattendus, donc les intéressant peut-être quelque part, même si elles
étaient pas d’accord sur tout. Donc transmettre quoi ? On va dire
l’attention, je crois. Mais je crois que y a beaucoup de parents qui
sont très attentifs à leurs enfants. C’est ça, la cellule familiale. La
société a bousillé tout ça, on peut pas comparer une petite famille
d’aujourd’hui, des gens de 30 ans avec deux enfants de 4-5 ans à la
famille des années 1960-1970. Avant, à l’époque de Mathusalem, y a
trois millénaires, on pouvait être présent, dire : « On coupe la télé
», dire : « On lit tel livre. » Alors ça veut pas dire que les enfants
le lisaient mais on pouvait préserver la cellule familiale. On pouvait
dire : « On va au zoo tel jour » sans que l’un ou l’autre veuille faire
36 000 trucs différents. Y avait pas toute cette dissolution
d’activités et de sollicitations.
Préférez-vous faire des enfants ou des œuvres ?
Au
risque de me répéter, avec mon grand âge, mon âge vénérable, j’ai connu
les années 1970, et, à cette époque-là, on ne se posait pas la
question. En plus, les enfants, on les faisait souvent sans le savoir,
enfin sans le vouloir. On rentrait un soir, on avait accroché son
pardessus à la patère et la femme disait dans un sourire : « Chéri,
viens t’asseoir, que crois-tu que j’ai à t’annoncer ? » Et voilà, on
était dans une magnifique série télé plus proche de La Petite Maison
dans la prairie que des atroces séries d’aujourd’hui. Après, certains
le vivaient mal, certains le vivaient bien, mais voilà, y avait pas la
conscience du truc. Alors, après, la création, le mot « œuvre » est
peut-être présomptueux, parlons plus simplement de l’inspiration, là
oui, on y est tous les jours dans l’inspiration et ses créations, on
les assume, on les élague, on les évalue, les pèse, les élève. La pesée
des âmes…
L’idée reçue qui vous blesse ?
Ce
talent qu’on prête à certains et qui est totalement injustifié.
C’est-à-dire que les gens n’analysent pas. Un jour j’ai résumé
l’affaire en disant : « Moi, avant toutes choses, c’est la quantité ».
Je veux dire, Zola c’est une masse, Hugo c’est une masse, c’est sans
arrêt, c’est des tiroirs, on peut y passer quinze vies. C’est pas un
pauvre petit écrivaillon à moitié poète qu’a sorti deux récits en vers
en allant à la ligne tous les trois mots. C’est Picasso, qui en a plein
les tiroirs, les malles, les greniers, plein les maisons de campagne.
Voilà. Je suis avant tout pour la quantité. Je crois que les quelques
êtres exceptionnels qui ont jalonné l’art s’autohabitaient et que donc
y avait sans arrêt, sans arrêt, sans arrêt des bourgeonnements. C’est
le chêne avec ses milliards de branches, de ramifications, c’est pas la
petite pousse gentillette, amusante. Voilà, l’idée reçue qui me blesse,
c’est qu’on juge ou jauge ces choses de la même manière, avec les mêmes
modes de calcul. C’est comme si quelqu’un comparait le Tāj Mahal à un
petit cabanon de campagne bricolé, c’est insultant. On peut être très
heureux dans le petit cabanon de campagne bricolé du moment où on tient
la main de la personne qu’il faut et qu’il y a du soleil, mais ça n’a
rien à voir avec le Tāj Mahal. Et Balzac, c’est le Tāj Mahal.
Le lieu qui pour vous se rapproche le plus de la cité idéale ?
Y
en a eu quelques-unes. Qui ont existé. Que j’ai visité durant mes
voyages. Y a eu La Havane en 85-86-87, à l’époque des balseros [ceux
qui quittaient l’île à bord d’embarcations de fortune]. La Havane que
je parcourais seul, jour et nuit, enfin surtout la nuit, étant le seul
Occidental. Y avait quelques Espagnols mais très peu. La Havane pour sa
topographie, son climat, pour le Malecón, la mer transparente qui vient
te lécher, toutes ces façades qui étaient toutes plus belles les unes
que les autres, décrépies, habitées, squattées, creusées, ouvertes au
vent. Ça, c’était quand même la beauté à l’état pur. Même si là-bas ils
se partageaient une paire de Nike. On peut pas tout avoir... Y a eu
d’autres belles cités proches de ça, par exemple en Asie. J’y suis allé
aussi, je m’y promenais seul, la nuit toujours, mais l’Asie c’est pas
nos racines, c’est trop différent de chez nous, alors que La Havane ça
reste le monde latin. Aujourd’hui, la cité idéale ça pourrait être
Lisbonne, Porto, qui est absolument sublime. Mais aujourd’hui, à cause
de l’Europe, de toutes ces conneries, y a beaucoup trop de tourisme, de
McDo, de paires de lunettes et d’appareils photo...
De quelle illusion vous bercez-vous ?
Qu’il
y ait un au-delà. Un bel au-delà avec nos archanges dans les nuages qui
nous accueillent d’un : « Viens te balader dans le pré avec Proust,
voilà, ils t’attendent tous, tu vas pouvoir indéfiniment discuter de
poésie avec eux en bouffant des crevettes grillées et en regardant
passer les petites allant se baigner ! »
En attendant l’au-delà, le banquet de votre vie ?
Ah
! ça c’est une bonne question. C’est la bonne question.
Malheureusement, j’ai jamais pu passer à l’acte mais j’ai toujours
voulu avoir des grands apparts, vivre de bonne chère, convier plein
d’amis, avoir des domestiques, tout ça, mais indépendamment des moyens
nécessaires, j’ai jamais vraiment eu l’occasion, le temps, et puis faut
se décider, tout est compliqué... Alors bon, au banquet de ma vie, y
aurait pas 80 convives. Ce serait celui de La Peau de chagrin. À partir
de la huitième ou dixième page. Voilà, faut relire La Peau de chagrin.
Y en a une cinquantaine de pages de ce dîner sublime.
De quoi vous accuse-t-on ?
On
m’a pas accusé, c’est pas le mot, mais on m’a décrié sur ma langue en
littérature, enfin « on », quelqu’un dont je ne vais pas citer le nom
ici s’est permis un jour une attaque virulente totalement déplacée sur
un de mes ouvrages qui avait d’ailleurs reçu de très belles critiques.
On a le droit de critiquer tout ce qu’on veut dès lors qu’on y met une
forme raisonnable. Moi le premier, j’aurais beaucoup à critiquer dans
mon personnage et mes créations, je pourrais être très saignant,
précis, sans pour autant verser dans des sortes d’anathèmes imbéciles.
Mais voilà, pendant une quinzaine d’années j’avais quelques
détracteurs, notamment dans la musique, puisque c’est ce qu’on voyait
le plus, et y a eu deux-trois dérapages comme ça. Je crois que ce qui a
dû agacer pendant longtemps, c’est mon immaturité, enfin, c’est pas
seulement mon immaturité mais mon manque de références et de culture
car je viens de rien, je viens d’un zéro au Bac, en français, et un
zéro en musique. Zéro partout. J’ai été jeté de trois établissements.
Donc je viens vraiment de rien. J’ai appris le solfège en quelques
mois... Et puis l’inspiration m’est tombée sur la tête comme ça. Mais
j’ai toujours écrit, très tôt, des pièces en vers, très longues, des
alexandrins. J’étais un amateur d’Hugo mais rien ne rentrait, tout
ressortait... Donc je peux tout à fait comprendre que ce type un peu à
la Antoine de l’époque ait pu en agacer certains, qu’ils se soient un
peu exprimés à un moment et qu’à force ils aient finit par avaler la
couleuvre. Aujourd’hui, le terrain est donc un peu plus chaleureux.
Mais aussi parce que parallèlement s’est levée une armée d’une
quinzaine ou vingtaine de mousquetaires de l’affaire Gégé. Donc voilà,
on m’a simplement contesté ou tourné en dérision ou attaqué sur des
histoires de phrases tordues, des propos asociaux ou je ne sais quoi,
là où Gainsbourg se permettait de déféquer sur tout le monde sans que
ça dérange quiconque. Tout cela est grotesque, à la tête du client. On
revient à l’idée de justice distributive...
La chose le plus grotesque que vous ayez faite par amour ?
Rien.
J’ai rarement fait des choses grotesques par amour. J’ai pu faire des
choses dangereuses, ou risquées ou problématiques, jamais grotesques.
Est-ce qu’on peut faire des choses grotesques par amour ? Qui pourrait
faire des choses grotesques par amour ? Non, par exemple, traverser la
rue sans regarder parce qu’elle apparaît et qu’il faut la rattraper,
c’est dangereux mais pas grotesque. Alors voilà, j’ai dû faire des
choses inconscientes mais pas grotesques, c’est pas le mot. Le mot est
péjoratif, ça voudrait dire qu’on n’a pas son self-control, alors oui
mais non... Ce que j’ai fait de dangereux par amour ? Le sida on s’en
protège. Non, peut-être qu’aujourd’hui ce serait lié à l’âge des
protagonistes. Oui, c’est la seule chose. C’est qu’un mec de 35 ans
amoureux d’une fille de 17 ans et trois quarts, sans le savoir, il peut
avoir les pires ennuis. Mais encore une fois, pour moi, c’est
complètement différent. Je parle d’une époque, tout n’était pas permis,
mais on n’était pas dans ces interdits, c’est venu petit à petit. Alors
on s’est habitué, il faut rentrer dans le rang. Moi j’ai toujours fait
ce qu’il fallait où il fallait... Je suis lion ascendant cancer donc
l’artistique c’est mon côté cancer, c’est-à-dire très ténébreux avec
des ramifications partout, des sous-sols, des trucs un peu humides,
mais le lion c’est mon côté social et le lion est quelqu’un incapable
de mentir, il est d’une rectitude absolue, c’est le monarque absolu,
droit pour ses sujets et donc tout ce qui est social, que ce soit
impôts, justice ou juste garer sa voiture, tromper m’est impossible.
C’est pas dans ma nature. Sauf que j’ai de la chance d’avoir l’âge que
j’ai parce que petit à petit tout ça s’est tellement rétréci que,
aujourd’hui, que ce soit sur le plan des impôts, de la voiture ou des
amourettes, tout est devenu compliqué... Je sais pas, si j’avais 30 ans
aujourd’hui j’irai vivre dans un pays sans foi ni loi avec des
pistoleros à chaque coin de rue... D’ailleurs, parenthèse, dans tous
ces pays sans foi ni loi que j’ai connus à l’époque, on marchait pas
sur le pied de quelqu’un, mais on n’avait pas à marcher sur le pied de
quelqu’un et quand on ne marchait pas sur le pied de quelqu’un, tout le
reste marchait justement.
Que placez-vous au-dessus du plaisir ?
Rien.
Je crois que toute ma vie j’ai quand même cherché... Alors le plaisir,
c’est peut-être pas le mot, mais disons raffinement, intellectuel et
autres... Je suis pas très goûteur. J’aime la nourriture, j’aime la
nourriture asiatique. En Asie, tout est bon. J’aime un bon vin, je suis
quand même un bon vivant mais comme ça, sans plus, ça va pas très loin,
j’arrête vite le compteur. Par exemple, à un dîner, le plaisir pour moi
va plutôt venir des amis, des discussions, des convives, de la
convivialité, voilà... J’aime bien que tout ça aille quelque part. On
me demande souvent : « Gérard, tu prends l’avion ? Tu voyages encore ?
» Alors oui, quelquefois, mais j’ai toujours voyagé dans un but précis,
j’avais des objectifs quelque fois très immédiats. Je prends pas
l’avion pour aller sur une plage. J’ai jamais fait ça. Je peux pas. Mes
voyages ont toujours été liés à l’initiation et la découverte. Là on
parle de Socrate, mais on pourrait citer Sparte à propos de cette envie
de partir dans la nature sans même une couverture. Oui, je suis pas mal
dans le truc initiatique. Pour simplement, tourner le dos à ce qu’on
connaît et aller vers ce qu’on ne connaît pas. C’était le saut à
l’élastique des années 1970.
La question que vous aimez poser aux autres ?
C’est
souvent pour connaître leurs histoires de filles. C’est-à-dire qu’il y
a plein de trucs succulents dans la vie, liés à l’art, à la
connaissance, mais, pour moi, tout ça n’a de sens que si ça passe à
travers le genre complémentaire. Ou si ça a passé. Ou devrait passer.
Sinon, c’est comme un ethnologue qui n’irait pas sur place, qui
resterait dans les livres ou se contenterait d’une poterie qu’il aurait
chez lui. Non, faut connaître toutes les poteries, tous les livres,
toutes les époques, voilà. Et je suis toujours intrigué par cette
différence que je pense avoir avec tout le monde, c’est-à-dire que je
ne vois pas mes amis aussi captivés par ça que je le suis. Étant
jeunes, ils ont tous été amoureux une fois ou deux, ils ont vécu leurs
trucs mais je ne les vois pas considérer la chose comme étant
primordiale. Chez eux, c’est plus conventionnel, social. Je ne dirai
pas que j’ai gardé la curiosité de mes 20 ans « pour les femmes » ni «
pour la femme », je dirai que j’ai gardé la curiosité de mes 20 ans
pour l’espèce féminine, le genre féminin. Pour l’autre moitié du monde.
C’est plutôt l’autre moitié du monde. À une certaine époque, celle de
Marco Polo, on ne connaissait rien de la Chine. Hé ben ! voilà, la
femme, c’est la Chine d’aujourd’hui.
Ce que vous ne feriez jamais gratuitement ?
Je
ne peux pas répondre, toute ma vie j’ai fait tellement de choses
gratuitement pour tout le monde... Et en même temps, je suis quelqu’un
de très sévère, enfin de très précis en affaires. Ça m’a toujours amusé
de faire tomber des budgets importants, d’avoir des conversations
d’homme d’affaires et de gestionnaire, d’entrepreneur précis et de
plier des bras, gentiment hein ! pas du tout pour faire mal mais par
challenge, sans en être fier pour autant. J’ai d’ailleurs un rapport
très distant à l’argent et aux choses matérielles. Mes baskets c’est
toujours les mêmes, mon Levi’s pas loin et les voitures je n’en ai
plus. Je regrette de ne pas avoir été plus consommateur...
Avez-vous peur de la mort ?
J’allais
répondre mais non, je trouve que ça n’a pas sa place dans un
questionnaire, c’est trop banal, ça n’a pas de sens. Non, là-dessus il
faut rester dans un territoire de non-dit.
Autrement dit, quelle serait la belle mort selon vous ?
Non,
je répondrai pas non plus. Il y a des choses sur lesquelles il ne faut
pas mettre de nom, la mort n’est pas un mot récent, mais à ce sujet il
vaut mieux utiliser des périphrases. Par exemple pour dire « faire
l’amour » en Thaïlande on dit « aller se promener ». Ils sont allés se
promener. Donc, on sait pas, on reste dans le flou. Peut-être ont-ils
été se promener d’ailleurs...
Opération Aphrodite par Valérie Lehoux (Télérama, N° 3453 do 16/03/0216)
Les années passent et Manset ne change pas : même voix tremblée, même
écriture homérique. Un album envoûtant, inspiré des écrits de Pierre
Louÿs.
Chaque fois, le mystère recommencé. L'alchimie Manset. Cette chose — on
ose à peine dire ce charme —, plutôt froide et pourtant habitée qui
intrigue, attire, déroute. Exclut et enveloppe en même temps. Qui nous
entraîne aux franges de l'ésotérisme et de la fantasmagorie, portée par
une voix tremblée. Allumée. Le plus médiaphobe des
auteurs-compositeurs-orchestrateurs-interprètes n'a jamais cessé de
creuser le même sillon, s'évertuant à ne ressembler à nul autre qu'à
lui-même. Loin de s'épuiser, ce vingt et unième album, quarante-huit
ans après le premier (et quarante-six ans après l'homérique Mort
d'Orion) enfonce le clou.
Par sa matrice même : une déclinaison du mythe d'Aphrodite, librement
inspirée d'un roman de Pierre Louÿs paru à la fin du xixe siècle, dont
des extraits ponctuent le disque de bout en bout (dits, pour
l'essentiel, par la comédienne Chloé Stefani). Dans cette fresque
mythologique qui rappelle le souffle des grands tableaux historiques,
ce ne sont pas les passages lus qui nous emportent, ce sont les
chansons, écrites et composées par Manset, rêveries sensuelles aux
mélodies monochromes, tendues par les guitares électriques ou pas,
relevées de cuivres charnus, et qui peuvent atteindre six, sept, voire
onze minutes (Comme un arbre ses fruits, Que t'ont-ils fait, surtout,
ont d'étranges pouvoirs d'envoûtement). Des chansons qui nous plongent
dans un âge d'or fantasmé, peuplé de fières courtisanes, où l'amour et
la nudité ne sont jamais entachés de rien ; où l'homme et la nature se
fondent dans une harmonie perdue, souillée par des siècles d'irrespect
délétère. L'Aphrodite de Louÿs fait écho aux obsessions de Manset,
humain qui pleure la culture classique et observe ses congénères avec
une distance foncièrement politique — souvent trop codée pour qu'elle
saute d'emblée aux oreilles — et viscéralement poétique.
EUROPE 1 SOCIAL CLUB / Émission du 2/5/2016 par F. Taddéi
Bonjour
Gérard Manset, je suis ravi de vous recevoir dans Europe 1 Social Club.
Vous sortez un nouvel album, « Opération Aphrodite ». « Opération
Aphrodite », c'est la rencontre de Gérard Manset, de Pierre Loüys,
l'auteur d' « Aphrodite » et des chansons de Bilitis. Et plus étonnant
de Jimmy Guieu, l'auteur d' « Opération Aphrodite » et de quantité
d'histoires de soucoupes volantes. Un écrivain de science-fiction de
série B, on va dire, plus habitué des plateaux de Christophe
Dechavanne, que de Bernard Pivot. Vous êtes un lecteur de Jimmy Guieu ?
Non, mais je suis un visualisateur de René Brantonne qui a fait les illustrations, c'est ça.
Celui qui a dessiné la pochette de votre disque et à l'intérieur de
votre disque, il y a d'autres dessins, c'est René Brantonne,
effectivement un illustrateur de collections d'anticipation.
Voilà, qui a fait les 280 premiers numéros, enfin toutes les gouaches
des 280 premiers numéros de la série fusée, et c'est ça qui est
mythique, alors j'en ai lu quelques-uns quand j'avais 15 ans, oui, ça
faisait rêver. C'est une époque de science-fiction révolue, très
ingénue, presque enfantine, on va dire, où voilà, oui, il y avait des
robots, il y avait des vaisseaux spatiaux.
Et ça vous plaisait ?
J'avais 15 ans, 14 ans, 12, ça me plaisait. En tout cas, ça me plaisait
sûrement plus qu'aujourd'hui, parce qu'à part des Bienvenue à Gatacca,
qui était sublime et le film, voilà, très rare, pour le reste, non.
Mais c'est très amusant parce que d'ailleurs votre disque avec ces
dessins de fusée de René Brantonne, donc que vous avez emprunté à Jimmy
Guieu, ça ressemble plus à du Jimmy Guieu, qu'à du Pierre Loüys.
Euh...l'intérieur ?
Non, le dessin...
Ah, le dessin en lui-même.
L'esthétique, on va dire, l'esthétique de votre album...
Moi, je le défends, enfin, je défends l'esthétique de René Brantonne,
c'est-à-dire toutes ces illustrations sur fond noir, comme étant du
même niveau que Magritte, enfin, je le mettrais très haut.
Ouais, on va écouter tout de suite, ben, le premier morceau qui ouvre
cet album, Gérard Manset, c'est l'ouverture. On l'écoute tout de suite.
...
Gérard Manset, qu'est-ce que vous aimez chez Pierre Loüys ?
Euh...j'y resongeais en l'entendant à nouveau, subjugué par la qualité
et de la place, du sens et de la signification de chaque terme, c'est
l'éminence de la langue, c'est un des auteurs les plus
invraisemblablement parfaits qu'on ait... voilà, moi je suis toujours
un amateur du 19ème
La toute fin du 19ème, hein ?
Oui, oui, oui...
Pour vous citer, je crois que c'est 1894...ou 1895
On est d'accord, voilà mais on est dans le sommet absolu et ce «
Aphrodite » est une histoire un peu étrange qui se passe quasiment
entièrement la nuit, à l'époque des Ptolémée donc au tout début de
notre ère...
Oui Alexandrie...
Voilà, Alexandrie au tout début de notre ère et évidemment c'est une
histoire entre un sculpteur et une héroïne, une courtisane de l'époque,
très jeune, voilà, je ne sais pas, il n'y avait aucune... il n'y avait
absolument rien de prévu, de prédestiné dans cette... prédestiné
probablement, de prévu, non dans cet amalgame parce que c'est
simplement, ayant commencé l'album, ayant 4-5 titres que ça allait être
un album comme tous les autres où j'allais faire une succession de
petits...qui voilà, le petit wagon qui...et pour faire un train un peu
différent des précédents mais...mais il m'est venu, au soleil,
peut-être, j'ai dû prendre, j'ai les 280 premiers numéros évidemment
d'anticipation, j'ai même scanné toutes ces images, je pensais même les
publier un moment parce qu'elles sont tellement belles, bon...
Les images de Brantonne...
Voilà, toutes les images avec les titres tous plus fantastiques les uns
que les autres, bon, et puis en voyant ce « Opération Aphrodite » où
j'ai dû me dire : « Ah ouais, là, c'est...on est dans SAS, là, bravo »,
ah ben voilà, on est dans le télescopage mental, avec le « Aphrodite »
de Pierre Loüys, qui était dans une autre pièce, j'ai été le chercher
tout de suite, je l'ai ouvert, je suis retombé sur les passages annotés
et les pages pliées, je suis tombé raide mort, j'ai été brancher un
micro et j'ai enregistré.
D'ailleurs, y'a plusieurs textes entre les chansons, des textes de
Pierre Loüys, dits par Chloé Stéfani, euh... ces mœurs antiques, euh...
qui baignent cet album, hein, les mœurs décrits...les mœurs décrites
révisitées...revisitées par Pierre Loüys, donc disons un esthète de la
fin du 19ème siècle, elles n'ont plus d'actualité, aujourd'hui ?
Ah non, évidemment qu'une ligne sur deux serait rayée, biffée,
l'éditeur ne le publierait pas, alors que c'est d'une sagesse, on va
dire, c'est très prude, très propre, mais, euh, encore une fois, moi je
suis un amateur de la forme et pas du fond, donc on y trouve une
liberté intellectuelle manifeste, mais tout ça est souligné, soutenu et
amplifié par la qualité de la langue, on en revient toujours à ça. Moi,
j'ai beaucoup de conversations privées avec des amis, auteurs pour
l'essentiel, où je suis le seul à défendre cette idée. On est dans une
époque, on ne parle que du fond. Mais voilà, j'exècre le fond. Le fond,
il est le même pour tout le monde. Si on est...Voilà, on peut réunir
dans une même pièce des gens d'avis totalement opposés, s'ils sont
sincères, honnêtes et bien élevés, au bout d'une après-midi où ils
auront mangé un seul sandwich, et on aura donné que de l'eau, ils
seront tous d'accord. Donc, c'est la forme qui compte, c'est
l'élégance. C'est les gens bien vêtus, s'exprimant bien, avec un ton
mesuré et châtié. Pourquoi pas ? Et donc, on est là-dedans, dans cette
élégance de la langue française que personne n'a égalée, peut-être des
Shakespeare de l'autre côté de la manche, mais...
Alors, ça voudrait dire, Gérard Manset que ce culte amoral du plaisir,
de la jeunesse et de la beauté qu'on trouve chez Pierre Loüys, et qu'on
retrouve par la même occasion...
Enfin...amoral aujourd'hui, il n'était pas à l'époque, il faut resituer les choses...
C'était un petit peu scandaleux quand même...
Ah non, à la publication, je parle de l'Égypte du début du siècle.
Bien entendu, là, c'était très différent, vous avez raison.
Voilà, voilà...
Mais ce culte, donc du plaisir, de la beauté, de la jeunesse, cette
célébration du corps, des orgies, des amours, cette..., fit que...
Il n'y a pas d'orgie, là...
Pas dans l'album, mais dans le livre.
Non, pas dans le livre non plus.
Ah oui, non, non, non, non, non. C'est pas justement les chansons de
Bilitis, c'est autre chose. J'ai jamais été un amateur. Non, il a écrit
aussi, il faut souligner quand même, qu'on a un des très grands romans
aussi, de la langue française, qui est beaucoup plus connu celui-là,
qui a été "La femme et le pantin".
Souvent, adapté au cinéma.
Voilà, souvent très mal, adapté au cinéma. Mais voilà, qui est un
récit, oui, d'amour beaucoup plus conventionnel, mais encore une fois,
très bien mené.
Ce que je voulais dire, c'est que tout cela, tout ce culte typiquement
de Pierre Loüys, alors, vous n'y êtes pas sensible, vous, ce qui vous
intéresse, c'est, au fond, la sonorité des gens, la beauté de la langue.
Oui, je vais vous dire très franchement, parce que je suis un petit peu
dépassé par, comment je pourrais dire, des réflexes, presque pavloviens
face à la beauté qui m'arrivait. Donc, il se trouve que je fais une
sorte, pas de best of, mais pour un très gros coffret qui va sortir en
novembre, où il y aura pratiquement une vingtaine d'albums, je me
demandais si j'ai des tas de bouts d'Aphrodite que j'ai pas utilisé.
Alors, en... notamment avec Chloé ...
Stéfani…
Ou moi, alors j'avais d'autres...alors, j'en ai ressorti un en me
disant, ben celui-là, il fait 8 minutes, je vais peut-être le mettre.
Alors, elle lit un texte, euh… elle soulève la pierre, il y a le
collier, elle le met, et moi, j'ai parlé avant d'autres choses, parce
que j'aime bien les choses qui sont mises en confrontation, et n'ayant
aucun rapport entre elles, c'est un peu pour ça d'ailleurs, que dans
l'album, j'ai fait, entre cette succession d'enchaînements qui sont les
textes de Pierre Loüys et mes titres, je n'ai absolument pas voulu des
titres qui illustrent quoi que ce soit, j'ai au contraire mis des
choses en porte à faux, considérant que ça élargissait, voilà, le champ
d'investigation artistique. Et j'ai été très étonné, j'étais resté...
j'ai dû lire... la dernière fois que j'avais dû lire ce « Aphrodite »,
c'était, il y a 8 ou 10 ans, et j'en avais coché un certain nombre de
pages, quand j'ai réenregistré tout ça, je n'ai pris que certains
bouts, je n'ai pas tout relu. À chaque fois, j'en avais les larmes aux
yeux tellement c'était beau. Je suis tombé sur quelques pages un peu
plus sévères sur des descriptions, voilà, de... pas de harem, enfin
de...Et là, il se trouve que je suis retombé sur une page très
violente, enfin violente, c'est pas le mot, d'ailleurs, enfin, qui m'a
tiré les larmes aux yeux, mais qui est presque indivulgable. Et donc,
j'ai été surpris, peut-être moi-même, de m'attendrir, à ce point avec
le temps, peut-être une dizaine d'années de plus qui ont passé, ou
alors d'être conditionné encore un peu plus par cette époque putricide,
et voilà, en venir presque à trouver que, quoi, il y aurait certaines
choses de douteux ? Donc, je m'interroge même sur mes états... mon état
d'esprit, voilà. Mais en tout cas, oui, j'ai été un peu dépassé par ce
« Aphrodite » en m'attachant qu'à la langue.
On écoute à un autre morceau d'Opération Aphrodite...Gérard Manset, c'est Landicotal...
Gérard Manset, je suis sûr que cette chanson va plaire à tous ceux qui
aiment Gérard Manset, ça va être dans votre top-ten, qu'est-ce que vous
en pensez ?
C'est possible, en tout cas, ça me reflète bien dans ma déconnade entre
guillemets, voilà, dans mon inspiration, abrupte, au réveil, je prends
la sèche, je suis entre deux eaux, je suis encore un pied...
Au réveil ? Cette chanson-là ?
Oui, un pied dans le rêve, j'ai toujours un pied entre, voilà, à mi-chemin du rêve.
Et ça vous met longtemps ?
Non, je suis obligé de me lever, parce que j'ai les premières phrases,
« je roulais dans un carrosse, vers Landicotal sur deux animaux à
bosse, harnaché de métal » et j'ai des scrupules à me rendormir, si je
ne vais pas la noter, parce qu'elle n'est pas réinscrivable après, au
réveil, si on se rendort entre temps, et puis alors de là, la deuxième
suit, la troisième, et puis je prends la sèche et j'y vais. Ah oui,
celle-là, c'est en une heure oui, elle a été au...
Il y a une chanson qu'on n'écoutera pas là, parce qu'elle est un peu
longue, qui s'intitule "Comme un arbre ses fruits", dans laquelle vous
faites un portrait terrible de notre époque que vous qualifiez de
délétère. En quoi est-elle délétère, cette époque, Gérard Manset ?
En tout cas, juste un mot sur ce titre, qui s'appelle "Comme un arbre
ses fruits" très long, qui fait 10 minutes, qui est une sorte de slam,
que j'ai voulu un peu comme ça, qui est à moitié parlé, avec un refrain
chanté, mais je la voulais apaisée, donc j'ai refait la voix deux,
trois fois, ce qui est très rare, parce que je ne voulais pas qu'elle
soit vindicative le poing levé, pas du tout, c'est plutôt une
tristesse, c'est plutôt on tourne le dos qu'on lève le point, elle
aidait..., alors après, c'est des lieux communs, tout ce que je dis
dans ce titre, c'est bon, voilà, c'est pas simplement, c'était mieux
avant, quand je dis, c'était mieux avant, c'était mieux il y a 3000 ans
avant, c'est pas y'a 25 ans avant, donc, oui, bon...que répondre ?
Délétère, elle est délétère par tous les bouts, et principalement
artistiquement...je me faisais une réflexion, il n'y a pas longtemps,
parce que, quelquefois, on nage dans l'évidence, mais on ne sait pas
pour quel détail... quelque chose, vous le... l'artistique, c'est la
dernière roue du carrosse, aujourd'hui, que ce soit...la littérature un
peu moins, on arrive un peu à maintenir la tête hors de l'eau de
certains artistes au niveau des éditoriaux, mais tout le reste, tout le
reste, c'est la dernière roue du carrosse, et les gens ne... parce que
pourquoi ? Parce que les gens ont tourné le dos... j'avais cette
sensation, on parlait de films de fiction tout à l'heure, mais il y a
un mec qui est perdu dans l'espace, il voit le vaisseau, le vaisseau
s'éloignait, alors le vaisseau avec tout ce que comprend le vaisseau,
et donc là aujourd'hui le vaisseau, il regarde quoi, la politique, les
gens ne s'intéressent plus qu'à la politique.
C'est l'économie...l'économie
Beaucoup moins, beaucoup moins, c'est l'économie politique...on va dire
voilà et donc...qu'ils aient 20 ans, 40 ans, 60, 80, c'est la politique
jour et nuit, bon...
Qu'est-ce que vous écoutez aujourd'hui, comme musique, Gérard Manset ?
Moi, j'ai quasiment jamais écouté de musique, donc j'ai écouté du
classique, quand j'étais jeune, je suis maintenant assez sensible à des
auteurs que je considérais un peu plus... simple, c'est un mot un peu
trivial, mais un peu plus... pas légers non plus, que je pourrais dire
un peu plus abordable, ou un peu plus comme Chopin, que je mets
maintenant en haut de la liste, donc avec le temps, voilà, mon cuir,
s'est un peu...
Assoupli... ?
Assoupli. Et je suis Chopin, si j'écoutais quelque chose et quelques
fois encore Beethoven, bien sûr, je suis dans Balzac, dans Beethoven,
je l'ai dit 1000 fois, et maintenant dans Chopin.
Alors, il y a une question que je pose à tous mes invités dans cette
émission, et vous n'y couperez pas vous non plus, Gérard Manset, je
cherche le style de notre époque, le style de l'art et de la culture
d'aujourd'hui, et je demande à tout le monde, qu'est-ce qu'on fait de
nouveau, depuis le début des années 2000 ? Vous allez me dire pas
grand-chose, j'imagine.
Alors ben, les gens ont beaucoup plus de temps, même les artistes, a
fortiori, et puis ils ont des subventions, et puis ils ont des j'sais
pas quoi, enfin, des possibilités. Mais...Alors, il y en a qui sont
dans la démesure, ils font de grandes choses, des trucs volumineux,
clinquants, violents. Mais il y en a d'autres aussi, c'est peut-être
ceux-là, ceux-là peut-être qui resteront, c'est plutôt dans le
minimalisme, c'est dans la bague, c'est dans la chevalière, c'est dans
un jeu d'échec, dans une pièce nouvelle, voilà, c'est plutôt dans le
travail d'orfèvre, je pense que peut-être, s'il reste quelque chose.
Et qu'est-ce qu'on ne fait plus, qu'est-ce qui aurait tendance à
disparaître, pour vous, toujours artistiquement, esthétiquement,
culturellement ?
Alors, j'espère que les sociologues s'y pencheront sérieusement dans la
décennie, parce qu'ils ne restera plus que les sociologues, d'ailleurs,
je crois que c'est plus une conséquence, c'est la conséquence du fait
que la société a tellement changé que tout est dispersé, superficiel,
volatile, et que donc, ben, les pièces artistiques s'en ressentent, et
qu'on fait des choses légères, superficielles, démembrées,
désarticulées, sans réelle signification, tout simplement, parce qu'on
a déjà tout fait, et qu'on ne peut pas en vouloir à tous les créateurs
d'aujourd'hui, d'essayer de continuer de pédaler dans le vent, non, il
ne restera pas grand-chose. On aura plus de "La peau de chagrin", de
Balzac, non, plus personne n'écrira ça. On aura des demi-Houellebecq,
des quarts de Houellebecq, on aura des philosophes, on aura oui, alors
des philosophes qui ne font jamais que répéter, ce que malheureusement
était inscrit dans l'enseignement du Bouddha, mais que personne n'a
jamais lu les textes theravadas d'origine. Et puis voilà, et on aura
des penseurs, on aura toujours, je pense encore, des gens qui font des
études supérieures brillantes, on aura peut-être encore des QI Mensa
au-dessus de 150, mais ou de 140, j'sais plus, mais pour le reste, je
ne crois pas, qu'artistiquement, on en verra la manifestation.
Merci d'avoir participé à cette émission, Gérard Manset avant que l'on
se quitte, on va écouter "L'amour en Océanie", une autre chanson tirée
de votre nouvel album, « Opération Aphrodite ».
Vous nous en dites un mot, avant qu'on l'écoute ?
Oui, parce que, après ce que j'viens de dire, on pourrait dire, mais
qu'est-ce que c'est que ce farfelu avec ce qu'il nous explique et ce
qu'il se permet de sortir ! Non, non. Mais oui, moi, je suis dans la
cour de récré. Moi, j'ai toujours le droit de jouer, de m'amuser, à
faire des collages, et puis j'ai presque l'âge, malheureusement de...,
c'est les gouaches découpées...
Vous refaites des rimes en âge, d'ailleurs...comme dans la chanson, collages....
Voilà, voilà...et donc là non là, je m'amuse, c'est du dadaïsme, plus
que du dadaïsme, c'est du... j'aime beaucoup laisser parler le
subconscient, celle-là aussi, elle m'est venue très vite, pareil, «
L'amour en Océanie », « ce qu'on voit dans l'Océanie, on la tire sur le
rivage, c'est comme un grand coquillage... euh toute habillée de
lainage », bon, faut oser quoi, je me dis est-ce que t'as le droit de
faire ça ? Après tout, j'ai tous les droits.