Pour
ce dossier spécial qui est censé fermer la porte sur vingt ans de
carrière, Gérard Manset a pensé à dresser un « abécédaire » des gens
qui ont compté pour lui. « Parce que j’ai eu souvent droit », dit-il, «
sinon à des critiques, du moins à des réflexions du genre : Il fait
tout en solitaire, il n'en a rien à foutre des autres, alors qu'en fait
il y a quelques mecs auxquels je dois beaucoup. C'est l'occasion
ou jamais de les citer. »
-BERNARD ESTARDY Je
l'ai rencontré en 1967 à CBE, le studio qu'il venait d'ouvrir avec
Georges Châtelain. Un studio en huit pistes demi-pouce. À l’époque
c’était une révolution. Je venais d'enregistrer "Animal, on est mal'’
et trois autres tires, au studio Blanqui de Pathé qui était en trois
pistes, et c’était tellement mauvais sur le plan du son. C’était très
difficile pour moi à 20 ou 22 ans, de gueuler après des techniciens qui
étaient là depuis trente ans - que j’ai apporté ces bandes
pourries à CBE où j’ai pu les repiquer en huit pistes. C’est là, avec
Bernard qui est musicien avant d’être technicien, que j’ai commencé à
faire des trafics systématiques ; chaque fois que je demandais quelque
chose je n’avais pas droit à des yeux en ac¬cent circonflexe, je
l’obtenais instantanément. « Animal » a donc été sauvé par Bernard, si
bien que j’ai continué à travailler avec lui : après le premier 45t,
j’ai fait le premier 30 cm -68- puis La Mort d'Orion et 'Caesar'
en latin qui est une adaptation libre (rires) de La Guerre des Gaules…
Je travaillais seul dans le studio fermé à double tour par une porte
d’un mètre d’épaisseur, dans des conditions que je n’ai jamais
retrouvées ensuite dans cette ambiance de découverte, de facilité pour
un créateur qui possède un interlocuteur capable de comprendre
instantanément ce qu'on lui demande et même d’aller au-devant de
ses désirs. C’est pour ça que, plusieurs fois, j’ai dit que depuis dix
ou quinze ans on ne faisait que descendre sur le plan technique. -JEAN-CLAUDE PETIT A
l’origine, Bernard Estardy travaillait avec Jean-Claude Petit qui
faisait ses premiers arrangements. Un grand talent, d’une efficacité
redoutable. C'est moi qui avais dirigé les musiciens du premier 45, en
65 ou 66 au Studio Blanqui Chez Pathé : un cauchemar. Il y avait vingt
ou vingt-cinq musiciens. avec cordes, cuivres, guitares, batterie, je
jouais moi-même du piano. Six ou huit mois après avoir fini le 45t chez
CBE, j’ai demandé à Jean-Claude Petit de diriger les séances du
premier 30, pour lequel je m'étais permis d’écrire des arrangements
encore un peu plus conséquents puisque je savais que quelqu'un allait
les diriger. Parce que j’écrivais la musique et les arrangements, mais
diriger les musiciens, c’est un autre métier, c'est requins blues
et compagnie…. ROGER BERTHIER Après
le premier 30, Jean-Claude m'a dit : « Écoute, moi je
suis arrangeur, ça ne m’intéresse pas tellement de seulement diriger
tes séances, surtout que d’autres peuvent le faire aussi bien que moi »
et il m’a présenté le violoniste Roger Berthier qui assurait la régie
de ses cordes. Finalement j’ai pris Roger, non pour diriger mes séances
d’orchestre que j’ai continué à faire tout seul, mais pour le recording
des cordes. D’abord pour la régie, parce qu’il prenait de très bons
musiciens, et ensuite pour des tas de nuances, quelquefois des erreurs
d’écriture, parce qu'il y avait un dièse qui manquait, un bécarre à
droite à gauche... Aux tout débuts, hein, parce que j’avais appris la
musique très vite. J’ai vécu avec Roger les plus grands pieds de ma
vie, des recording de cordes où il y avait vingt cordes qui se
mettaient à jouer ce que j’avais écrit, sans pain, sans rien, c’était
extraordinaire. Déjà, sur le premier 30, il y avait un titre pour
lequel j’avais écrit plusieurs tapis de cordes, « L'une et l’autre »
-un titre au texte nul, enfin quasiment, c’était une époque où
j’écrivais sans trop savoir pourquoi, mais les harmonies étaient
belles- je découvrais tout ça et Roger dirigeait… II a continué avec le
double quatuor de La Mort d’Orion et jusqu’à Comme un guerrier. Plus
les quelques cordes de « Que deviens-tu » sur Lumières, il n'y en a pas
dans le dernier. Parmi
les musiciens que dirigeait Roger, je voudrais citer Michel Cron qui
m'a vraiment fait quelques violons solos superbes, et puis Hubert
Varron qui a notamment fait le violoncelle de « Que deviens-tu » à la
coda.
-LES MUSICIENS J’ai
toujours dit que les musiciens je les ‘luttais’ plus que le contraire.
Mais enfin j’ai quand même eu quelques bons moments avec certains, et
il faut bien les nommer puisque bientôt ce sera du passé… Tout d'abord,
il y a Bunny, le batteur, un Italien, personnage haut en couleurs,
étonnant, qui a réussi ce tour de force exceptionnel d’arriver par sa
bonne humeur, son entrain, son enthousiasme, à balayer toutes mes
angoisses, et Dieu sait s’il y en a ! (rires). C’était au moment
d’enregistrer le titre « Lumières », je ne voulais pas en faire un truc
banal, si bien que ça me semblait inaccessible, je ne savais plus par
quel bout commencer, j’avais mille solutions….J’étais miné. Ça peut
sembler absurde, parce que c’est le contraire de ce que l’on
imaginerait, mais au fur et à mesure que j’avais plus de métier ou
d’expérience, et plus je me sentais enfermé dans un ghetto mental. Au
début, ne connaissant rien, n'ayant aucun problème dans la tête, je
prenais des musiciens, j’écrivais n’importe quoi, je dirigeais, tout
allait bien, et puis petit à petit, voulant être au plus près de la
création que j’imaginais, le passage entre l'inspiration et la réalité
me semblait de plus en plus abstrait....Et pour « Lumières », c’était
pire que tout, jusqu’à ce que Bunny me prenne par la main pour aller au
studio tape sur la caisse claire …et balaye d'un coup les mille
solutions. Ça c'est fantastique, ça n'a pas de prix. Il y a un autre
batteur que je tiens à citer, c'est François Auger, pour une séance
extraordinaire de « Y’a une route ». Je crois que si j'avais un
play-back à sortir de tous mes disques, c'est la basse-batterie de «
Y’a une route » que je conserverais. Didier Batard était à la basse, et
François Auger a joué ce jour-là comme un dieu. On a dû faire
deux-trois prises seulement. Je chantais en direct et je jouais de la
guitare sèche en même temps que David Woodshill. David, j’en ai parlé
souvent. C'est le seul qui ait fait tous mes albums depuis Y'a une
route, excepté le dernier puisqu'il s'est tiré aux Etats-Unis. Son
dernier grand moment a été sur « Lumières », un titre qu'il a
exactement éclairé à la guitare électrique comme je le voulais en lui
donnant ce côté rock et très dur du truc. Cette couleur rock qui lui
manquait... Un autre grand moment de David, c'était dans « Le verger du
Bon Dieu » où il a fait une petite guitare sèche pendant que je
chantais en direct : dans le studio, c'était le silence, une ambiance
de grand frisson. Idem avec Marc Péru, un autre guitariste qui a fait
des choses superbes aussi, notamment dans l’album Royaume de Siam
et puis dans 'Manteau rouge' où il s'est éclaté. Enfin, je citerai
Didier Bâtard, un très bon musicien à la guitare basse, et Serge
Perathoner, pour les claviers, qui a fait quelques titres comme 'Le
train du soir ' ou tous ceux de L 'Atelier du crabe où il avait
exactement le toucher que je voulais. -FRANCK LORDS et YVES STAVRIDÈS Je
les cite ensemble, parce qu'ils se sont trouvés tous deux dans une même
affaire, qui est le film L'Atelier du crabe, un portrait d'une heure en
35mm sur des titres de chanson, c’était des clips avant la lettre, il y
a cinq ou six ans. Franck, je l'ai connu a Cannes il y a vingt-cinq
ans, il a eu quelques petites expériences dans le cinéma et maintenant
il a fait sa place – en or, d'ailleurs - dans la pub et le clip. Quand
j’ai fait le film, c'est lui qui a réalisé l’image. C'est un truc qu'on
a fait en copains, que je n'aurais pas fait dans d'autres
circonstances, parce que je voulais un mec qui puisse non pas me
supporter- parce que je suis très supportable en fait -mais supporter
ce genre de situation pendant quelques week-ends de tournage et le
temps du montage. Quant à Yves Stavridès, qui est plus jeune d'une
dizaine d’années que moi et Franck, c'est lui qui a accepté le rôle
ingrat d'assumer le film auprès de Pathé qui produisait à des fins
promotionnelles. En fait, L'Atelier du Crabe a été projeté à la SACEM
lors de la sortie de l’album, devant 200 ou 300 personnes, après, il a
tourné dans deux ou trois universités et c'est tout. -PIERRE BOURGOIN C'est
le premier directeur de Pathé que j’ai rencontré. Un mec très
intelligent et d'une grande sensibilité. C'est lui qui m'a signé
"Animal " et puis qui a accepté -après quelques petits tests, parce
qu’on n’a rien sans rien – les conditions de contrat que je demandais,
c'est-à-dire autonomie, libertés totales, pas de directeur artistique,
pas de choix de titres, un budget. Ça m'a permis d'amener toujours les
produits finis, avec les « mix » et tout et d'abord ça m'a permis de
faire La Mort d’ Orion chez CBE. -MICHEL LANCELOT Là,
il y a une case vide, puisque Lancelot nous a quittés en février 84…
Mais j’ai bien connu Michel à l’époque de son émission 'Campus' sur
Europe 1, c'est peut-être lui qui a fait connaître le plus La Mort
d’Orion et qui, en tout cas, l'a crédibilisé, avalisé en quelque sorte.
J'ai même fait une télé pour lui avec des titres d'Orion. On se
revoyait assez régulièrement depuis 82-83 et on aurait eu des choses à
faire ensemble. -MIKE LESTER C'est
un chanteur italien pour lequel j'ai produit deux albums, l'un en
France, l'autre à Londres à l'époque de Royaume de Siam : très bonne
expérience. Mike m'a fait découvrir deux des trucs les plus importants
de ma vie : Bob Seger et le karaté. Je n’étais pas très branche avant
sur la musique rock, mais quand j’ai commencé à écouter l'oiseau Seger,
je suis tombé raide mort. C'est la musique que, dans une autre vie,
j’aurais faite… Le karaté, c'est un peu comme le plan de Bunny dans
'Lumières".Il y a des moments où il faut y aller, des trucs à ne pas
rater. Ça faisait 25-30 ans que je n'avais pas foutu les pieds sur un
stade, et à travers le karaté, grace à mon premier prof Jean Burnier,
j’ai découvert un art martial, le bouddhisme et tout… Quant Mike, il a
fait deux très bons albums, mais il est italien, il chante en anglais
avec un léger accent, et on sort ça en France donc, sur le plan
commercial, c'est perdu d'avance. -MARC CHARUEL C'est
un photographe freelance que j’ai rencontré par hasard à Bangkok, il
m’avait vu sortir de l’Ambassade de France et voulait faire un
reportage sur moi en Thaïlande. Je lui ai dit qu'il n'en était pas
question -tu sais ce que je pense de la photo et des photographes...-,
néanmoins on est devenu copains et à Paris, il m'a sorti le grand jeu –
rapidité, efficacité, qualité - et on a fait deux-trois reportages
ensemble qui m’ont tiré une bonne épine du pied : puisque
je refuse toujours les séances de photos, au moins j'en avais
certaines à
fournir. Naturellement, j’ai récupéré tous les négatifs, il était
catastrophé, mais c’était le deal. J'ai fait pareil avec L'Express,
quand ils ont publié deux pages sur moi : j’avais accepté leur
reportage photo à la condition que je puisse l'acheter et que je
récupère les négas et les tirages… - LES JOURNALISTES Maintenant,
un trip journalistes, parce qu'il y a quand même eu quelques taureaux
ou béliers (rire) qui ont cherché absolument par tous les moyens à
enfoncer certaines portes à mon sujet. Il y en a peu, mais ils ont les
nerfs solides et ils ont fait un boulot terrifiant (rire), et
remarquable en ce sens qu'il n'y a jamais eu la même démarche ou
sollicitation de ma part, ce numéro de Paroles et Musique étant
vraiment l’exception qui confirme la règle. Il y a d'abord Bayon, qui a
grandement contribué à créer la 'Légende Manset'. Il y a très
longtemps, il vivait en Bretagne, il était dans les plans 'La Mort
d'Orion’ ‘Jeanne’ et tout ça, et il s'est mis à écrire à Rock’n’Folk
parvenant à publier un ou deux papiers sur moi qui, pour un canard
comme celui-là avaient l’air de tomber de la lune. Le premier était sur
Royaume de Siam, une critique importante de plus d’une page. Ensuite,
il s'est permis d'envoyer la dose dans Libé avec des pages
entières, même avec Comme un guerrier. Il y aussi Jean-Michel Reusser
qui a réussi à fourguer des pages dans Le Figaro, en dehors des papiers
qu'il fait dans Best, et Jean-Luc Porquet qui a publié un très bel
article dans Actuel où j'aurais eu deux lignes si ça n'avait pas été
lui, comme j’ai eu deux lignes à propos du dernier album. Pareil pour
Yves Stavridès qui a réussi à imposer deux pages dans L’Express… Et je
ne parle pas de Fred Hidalgo, bien sûr (rire) avec le dossier de
Paroles et Musique d’il y a quelques années et la première couverture
qui m’était consacrée, malgré mes réticences et mes exigences. -LE « GÉNÉRIQUE » Le
générique, c'est le service pochette et planning de Pathé avec lequel
j'ai directement travaillé : c'est Armelle, Jacques, Bernard et
Christine. Je les cite pour le secret et l’efficacité avec lesquels
j'ai toujours pu réaliser tous mes documents -MARYSE BESSAGUET Une bonne bouffée d’air pur, enfin pour la promotion du dernier album.
-MALEK Je
l'ai gardé pour la fin, pour lui régler son compte, mais il mériterait
un chapitre à part. Dix années de cohabitation tranquille au Studio de
Milan, de 70 à 80. Un associé avec lequel on s'entend parfaitement
c'est rare, un copain… Une des rares sociétés où l'on se sépare sans
malaise quand je me suis tiré, il a continué tout seul. Mais quand
même, mentionnons le long sommeil, sur la console, pendant les douze
minutes de ‘’Lumières’’- il n'a pas ronflé, mais ce n’était pas loin-,
et son départ pour la campagne pendant que j'enregistrais Prisonnier de
l’inutile. Voilà (rire), le chapitre est terminé. Propos recueillis par Fred HIDALGO