Luc MARIANNI - Françoise CROUZIER Le 19.1.78 (Rock En Stock n°10)
Cette
interview, vous vous en seriez doutés,
correspond à la sortie de son nouvel album « 2870 ».
Manset est un personnage énigmatique, parlant peu, se cachant derrière
sa barbe. S'il peut paraître un peu distant au premier abord, ceci
n'est en fait qu'un masque. Par-delà sa timidité, il révèle
une personnalité profonde et très déterminée quant à son
travail et à ses projets. Manset sait où il va, il ne fait qu'affirmer
son chemin. Il a son monde à lui, sa planète et n'espère pas la quitter
de sitôt. Rock en Stock: Comment es-tu venu à la musique ? G.
MANSET : Par le piano classique, j'ai appris tout seul,
lecture, déchiffrage ... méthode rose. Je jouais dans un groupe,
avec quelques copains, du piano. Le
clavier permet de situer tous les instruments, et à la limite ça
devient très simple d'écrire la musique pour quelqu'un qui ne connait
pas les claviers, un guitariste ou un saxophoniste par exemple c'est
plus difficile. Ce qui est nécessaire, c'est l'aspect rythmique. Je
jouais de la batterie, quand on joue de la guitare, on peut écrire une
ligne de basse (les 4 cordes sont les 4 premières de la guitare), quand
on joue de la batterie, qu'on a décomposé ses plans rythmiques, on a
les points essentiels à donner aux musiciens. R. en S. : Tu as choisi de faire tout toi-même? G.
M. : Ce n'est pas volontaire, c'est une conséquence. J'ai été déçu et
très vite blasé par ce que j'ai entendu faire par des professionnels
dans ce domaine-là. J'ai préféré, à la limite, faire quelque chose de
mal, des erreurs, puis les corriger mais au moins le faire tout seul,
apprendre. Dans la création il faut obligatoirement qu'il y ait un
pourcentage de surprise très important, de découvertes. On ne crée pas
dans des domaines que l'on connaît. Dès que l'on a la maîtrise il n'y a
plus d'inspiration, plus rien il faut passer à d'autres techniques.
Quelqu'un qui n'est que guitariste ne peut composer que dix pour cent
de ce qu'il aurait composé s'il connaissait d'autres instruments. Même
chose pour quelqu'un qui est mélodiste et compositeur mais pas auteur,
pour quelqu'un qui est auteur compositeur
mais pas orchestrateur. Chaque technique
nouvelle apporte une part d'inspiration. R. en S. : Comment es-tu entré dans le monde de la musique ? G.M.:
Dans ma famille il n'y a pas de musicien, on est étranger au
show-biz. J'ai produit mon premier 45 tours « Animal on est mal » avec
quelques copains, j'ai connu là le studio et les
premières difficultés techniques. L'ingénieur du studio CBE
découvrait la technique, se heurtait à tout ce qu'il
y avait de «blouses blanches» dans les studios. A ce moment-là c’était
« très clinique ». Seules les grandes sociétés phonographiques avaient
des ingénieurs du son, des studios, et tout ce monde sur le plan
musical travaillait un peu n'importe comment. Aucun technicien ne
savait jouer d'un instrument, ils ne s'occupaient que des vues-mètres.
C'est très difficile de résumer tout cela. Il faut être derrière une
console pour pouvoir s'en rendre compte. J'ai donc fait ce 45 tours au
moment où les studios commençaient à être créés par des gens qui
n’étaient plus techniciens à l'origine. J'ai fait un studio quelques
années plus tard avec un ami. Maintenant celui qui veut faire un
studio n'a pas besoin de quinze ans d'études pour connaître
l'acoustique. C'est très simple, mais c'est comme la musique, on peut
passer trente ans à jouer de la guitare, mais si on n’est pas
fait pour cela on connaîtra la technique et c'est tout. R. en S. : Est-ce que tu refuses l'expérience des concerts ou est-ce que tu n'as pas la possibilité de le faire ? G.
M. : On ne peut pas faire cela seul, et je n'ai pas trouvé de musiciens
qui correspondaient question forme d'esprit. Pour faire de la scène il
faut être jeune, je ne le suis déjà plus (32 ans). Il faut avoir cette
forme d'esprit «homogène» où l'argent, le temps, le but n'interviennent
pas. Il ne faut pas faire de la scène pour réussir un passage, avoir de
bonnes critiques. Il faut faire de la scène à dix-huit ans quand on a
rien dans la tête, quand on demande rien de plus que de monter sur une
scène et de s'éclater. Quand j'ai commencé j'avais déjà quelques années
de trop. R. en S. : Tu aurais aimé faire de la scène? G. M.: J’aimerais encore, c'est un de mes rêves ... dans un monde parallèle. R. en S. : Cela ne pourrait être qu'un concert occasionnel ? G.
M. : C'est une vie différente, je ne conçois pas la scène sans les
tournées. Si faire de la scène c'est réunir quatre musiciens pour jouer
une soirée ou deux, et les recontacter deux mois après pour la même
chose, cela n'a pas d'intérêt. Les gens aiment voir des trucs qui font
du bruit, qui brillent, qui bougent. Quelques uns seulement y vont
pour l'artiste. Il y a aussi le métier, et ça on ne l'a qu'avec
l'expérience, c'est un cercle vicieux. R. en S. : Tu sembles beaucoup admirer McCartney ? G.M.
: Oui, c'est surtout son côté super cool. D'abord j'aime la jeunesse de
McCartney et son côté bâtisseur, cérébral. J'ai beau
essayer de m'en libérer de temps en temps je suis
attiré par les cérébraux : Beethoven, McCartney ... ceux qui pour moi
ne dépendent pas des autres. McCartney est un mélodiste exceptionnel,
une voie qui m'éclate, ce qui est très rare, car en général la musique
ne me fait rien du tout. Dans les chansons de McCartney il y a tout. Il
arrive à être simple et profond. Dans les pays de langue anglaise il
est considéré comme un faiseur de soupe. Moi
j'y vois plus que de la soupe, je vois un mec nature qui sait trouver.
Par exemple ce n'est pas un pianiste, mais quelle classe !!!!! R. en S. : As-tu un autre exemple ? G.
M. : Oui, regarde les musiciens de Pink Floyd ils sont tous mauvais
mais qu'est-ce qu'ils assurent... ! Même
quand ce n'est pas en place ils assurent et c'est fantastique. Le
talent n'a pas besoin du véhicule technique, mais si tu as le talent et
la technique tes chances sont décuplées. R. en S. : D'autres personnalités t'ont-elles frappé ? G.
M. : Oui, Elton John. Je n'aime pas ce qu'il fait, il est trop
show-biz, mais sans être pianiste il joue mieux que tous les pianistes.
Dans « Il voyage en solitaire » j'ai fait le piano par hasard et
je l'ai gardé. Elton John m'aurait fait le même sans que j'ouvre la
bouche. Mais je n'ai trouvé personne pour le faire... R. en S. : C'est peut-être un problème de communication ? G.
M.: C'est un problème de différence. Je pense que je suis différent. Je
suis peut-être pareil que certains, mais ils ne parlent pas la même
langue que moi. Et pourtant dans ce que
je fais je ne consacre pas tout à la musique
anglo-saxonne, je ne cherche pas à imiter. J'ai un feeling
personnel, bien qu'il soit dialectiquement très français,
parce que je suis très attaché à la langue. R. en S. : Certains
musiciens parlent de partir aux USA, que penses-tu de cette démarche
? G.
M: Partir n'est pas un début, c'est une fin en soi. Il faut avoir
essayé de maîtriser tout ce qu'il y a en France, parce que de toute
façon nous ne serons jamais Américains. Il faut avoir les nerfs
solides pour aller aux USA; c'est un constat d'échec. Je suis en
train de produire des Américains. Je me sens si près d'eux que je ne
peux vivre autrement. Je ne peux plus vivre avec les
mesquineries quotidiennes, sur le plan intellectuel ou
musical, où certains vivent un an ou deux sur deux secondes
d'imagination. C'est le vide, le néant complet. Les Américains ont une
vie complètement différente que commencent à avoir certains
jeunes en France. R. en S. : Sur ton disque tu n'as pas marqué le nom des musiciens ? G.
M. : Ce sont ceux qui jouent pour les trente marginaux qu'il y a en
France (par exemple Zacha) ils ne jouent pas uniquement avec moi. R. en S. : Tu ne préfèrerais pas avoir un groupe qui ne jouerait qu'avec toi? G.
M : Oui, si je faisais de la scène. Mais cela serait dans
un autre monde, une autre vie. Les Américains que j'ai rencontrés sont
comme ça. Il y a des musiciens qui n'ont pas le feeling peut-être à
cause du côté individualiste, mais le feeling c'est la vie. R. en S. : Peut-être cherches-tu à exprimer quelque chose qui est trop profond en toi ? · G.
M. : Quelque chose qui n'est pas visible ... Je
pense aux ·gens qui pour moi apportent quelque chose à l'humanité, qui
sont neufs; qui créent. Léo Ferré est un créateur, voilà un génie, un
artiste. Dans ce qu'il fait de bien ou de mal voilà un homme entier
... Il y a une multitude de vies possibles dans l'art qu'ont vécu
des gens comme Picasso et que vit peut-être Léo Ferré. R. en S. : Crois-tu que tu vis ce genre de choses? G.
M. : Je n'en vis pas assez, mais j'ai la conscience, la
vision. En France, dès qu'un mec a quelque chose il
est obligatoirement replié sur lui sans rémission. R. en S. : Au point de vue maison de disques, pourquoi Pathé ? G.
M. : Je suis tombé sur un directeur de production qui a été d'accord
sur les conditions et la façon dont je voulais travailler. R en S. : Tu ne penses donc pas comme beaucoup d'autres en France être une victime ? G. M. : Non, je n'ai fait aucune concession. Il faut trouver les arguments, je suis tombé sur un type à qui j'ai dû plaire. R.
en S. : Parfois pour une seule chose on est obligé d'en faire des tas
d'autres inintéressantes
?
G. M.: Ce n'est pas vrai, c'est un mythe, je n'ai jamais vu
un artiste se faire brimer. Quelquefois on ne s'occupe pas d'eux, on ne
les écoute pas, on leur met l'arrangeur qu'il ne faut pas ou on ne sort
pas leur disque, ça vient d'eux aussi. Les pauvres artistes dans les
grandes sociétés phonographiques, cela n'existe pas. L'artiste fait la
loi quand il veut la faire. Zacha a fait son trente centimètres,
il a eu le studio, les musiciens ... R. en S. : Vis-tu de la SACEM ? G.
M. : Non, mais je suis un homme d'affaires, discuter,
négocier m'intéresse. Je suis éditeur, producteur, orchestrateur,
preneur de son. En cumulant ces fonctions tu gagnes quand même
plus. Je n'ai jamais rien fait pour de
l'argent, j'ai demandé parfois beaucoup mais parce que j'étais
intéressé sur le plan artistique. J'ai produit des musiques de film
pour le Canada, des trente centimètres, un disque avec Herbert
Léonard, mais je n'ai jamais fait que ce qui me plaisait, j'ai
aimé toutes ces galères, c'était une façon de voyager. R. en S. : Peux-tu nous donner des exemples de ce que tu as fait ? G. M. : Ces choix ne sont pas des choses importantes. R. en S.: Et la musique classique? G.
M.: Il y· a beaucoup de côtés pompiers, pompeux
dans la musique classique, beaucoup de faux talents. Ou cela me
déçoit totalement ou cela me plaît tellement
que cela me fait mal. Il serait temps de procéder à des
critiques, à une démystification dans le classique. Il y a des choses
insurmontables qui ne semblent pourtant ne gêner ni les gens ni la
critique. Certains solistes jouent comme des pieds parce qu'ils
n'ont rien compris. Ils sont dans la
virtuosité, la performance ou le show-biz. Ils ont la technique,
elle trompe le public mais pas les musiciens. Si un musicien fait part
au public de la technique, qu'il connaît tout le monde, admet
qu'il sait jouer alors que c'est là que commence la musique. R. en S. : As-tu des projets extramusicaux? G.
M. : A l'origine je faisais de la peinture, j'ai envie de reprendre et
d'écrire, j'écris depuis longtemps mais j'ai du mal à aller au bout.
J'attends le bon moment. Je ne suis pas blasé ni déçu, seulement étonné
d'une chose: pourquoi ce que j'ai fait n'a t-il pas eu plus d'impact?
Ça ne passe pas en radio, Pink Floyd non plus, c'est une question
d'isolement. R. en S. : L'isolement nuit-il à ton inspiration ? G.
M. : Non, l'inspiration je l'ai, je n'ai rien calculé, ni voulu, ni
volé. Je n'en suis pas responsable, à chaque fois que je trouve
quelque chose j'ai l'impression que cela vient d’ailleurs... R. en S. : Et la création artistique ? G.
M. : Le schéma classique, c'est la prétention de la
technique, la vision de l'essentiel, puis l'abandon
des valeurs reçues de tout ce qui
est stable. Tu obtiens de nouvelles techniques culturelles
quand tu te rends compte des mystifications que tu as
subies. Et tu retrouves les idées premières qui font que tu découvres
quelque chose d'autre.
(par Daniel LESUEUR paru dans Rock’n’Roll Musique n°11, Février 1978)
Un
nouveau Manset me fait toujours le même effet qu'un nouveau Beatles du
temps de leur règne : une première écoute « fine bouche » de vagues
réflexions du style « moins bon que le précédent » ... Comme si
un rock critique pouvait en quarante minutes juger des mois de travail
et de recherche ! Mais un Beatles ou un Manset, c'est une chambre au
petit matin: on ouvre un œil et on ne voit rien; pourtant, au bout de
quelques secondes, les contours apparaissent et la lumière traverse les
interstices des volets. Comme de coutume Gérard supervise l'album
d'un bout à l'autre. En effet, pour lui, disque, pochette, notes
complémentaires, logo, etc. forment un tout et il ne serait question de
négliger le moindre détail. C'est pourquoi la pochette de “2870” a
été réalisée par Hipgnosis Elle pourra sembler mystérieuse pour le
public français, habitué à la traditionnelle photo du chanteur recto
verso ! Superbe enveloppe que l'on admire, que l'on tourne et retourne
avant d'oser la desceller. A l’intérieur, deux portraits encadrés de
noir, et les textes, bien sûr. Une production qui domine toute
la scène française depuis exactement dix ans. L’idolâtrie et le
fanatisme ont toujours été néfastes; c'est peut-être ce qui a tué les
Beatles. Gardons-nous donc de faire du héros un futur martyr et
sachons pourquoi nous l'aimons… quitte à attendre quelques jours avant
de juger son œuvre Deux ans sont si longs qu'on aurait tendance à
regarder chaque nouvel album comme un rare météore tombé d'une planète
magique et mystique ! Mais je ne suis pas martien, je vous parlerai donc de ce disque en termes clairs. «
2870 » est un édifice splendidement équilibré : quatre titres se
partagent la première face, tandis que la seconde est aux trois quarts
occupée par la pièce maîtresse qui a donné son nom à l'album. Le côté
magique de Gérard est sans doute de toujours savoir prononcer des
phrases quasi religieuses sans qu'elles sonnent de façon bizarre ... Dans
un tout autre ordre d'idées, Léo Ferré a toujours su rendre poétiques
les mots les plus bassement matériels. L'art de Manset est de pouvoir
dire « je suis Dieu » sans que quiconque puisse tiquer ; à tel point
qu'on ne sait s'il s'agit d'athéisme ou de profonde religion. «
Jésus », qui ouvre l'album en est la plus exacte illustration : «
Serais tu devenu sourd, sourd.. » Laisse-toi tomber des nues. Très dure
réalité, courageux, clairvoyant, il ose déclarer : « Tes disciples...
t'appellent au secours. T'as pas le temps de leur faire de discours
». Sans haine contre personne, il ne fait que constater.
Sans se chercher de bouclier, il s'adresse directement à qui de droit:
« Tu m'as bien compris de travers ». Lorsque je parle de
l’équilibre parfait de ce « Manset 78 », la meilleure preuve en est
cette succession de couleurs/réflexions « Jésus », non pas amer mais
lucide. La suivante, « le Pont », est par contre riche d'espoir et
d'amour. Puis revient la froideur implacable dans ce qui est sans doute
son texte le plus violent... UN HOMME, UNE FEMME Faisant
corps avec ce texte écrasant et irréversible car, une fois de plus, il
constate l'évidence sans proposer de parade au destin, une guitare vous
déchire… Une guitare qui semble tout droit issue d’ « Electric Ladyland
». « Attends qu’il te condamne à vivre encore. Avec sa marque sur le
corps ». Plus dure que la mort cette condamnation à vivre avec une
plaie sournoise au fond du cœur. Pire que la haine, le mépris et
l'abandon conduisent tout droit à l'amour, à la tendresse et aux
larmes, tout ce qui émaille la chanson suivante. AMIS « Amis
» termine cette face, douce et déchirante tour à tour. Lorsque l’esprit
devient boussole folle, lorsque la vie a perdu toute direction, toute
raison d’être ... « A quoi sert d'aimer s'il faut le dire, le répéter ». 2870 Gérard
a toujours su évoquer le passé, le futur et le surréel de façon si
précise que c'est celui qui l'écoute qui le rejoint et baigne
harmonieusement dans le théâtre ainsi créé. Beauté et puissance des
contrastes ; l'enfant seul et condamné sans défense contre les tours
immenses, le froid et le silence. Des images merveilleuses : « Un
navire ancré dans le ciel/ Une ville en verre ». Une atmosphère infernale et envoutante qui débouche logiquement sur l'apaisement du dernier titre. Si
le cosmos entier n’est qu’un assemblage divin où le malheur n'est que
la raison d’être du bonheur, Manset, maître du mot et du contraste,
achève son édifice par un festival d'ombres et de soleils, où voisinent
l’âme heureuse et les femmes merveilleuses avec l’âme noire et la
sinistre mémoire. L’enfant symbole de pureté est à nouveau présent,
malgré l’impossible retour en arrière pour réparer ce qui a été saccagé
à jamais. L’impression qui se dégage de ce nouveau
Manset, si l'on veut vraiment « l'étiqueter » est qu'il semble
différent des précédents. Différent, tout d'abord, par un son « 1978 »
(voir « le Pont ») alors que tous les autres baignaient dans une
atmosphère typiquement Manset, indépendamment de toute influence
temporelle ; différent aussi par les textes qui évoluent dans un
univers sans doute abordable par un plus large public. Souhaitons que
cela se réalise rapidement car il n'est que trop temps.
– 2870 – Un album un peu oublié…Mais ô combien réussi ! Révision en 2019 par Daniel Lesueur pour Culturesco
« Un nouveau Manset me fait toujours le même effet qu’un nouveau Beatles du
temps de leur règne », écrivais-je en 1978 dans le mensuel ROCK’N’ROLL MUSIQUE:
une première écoute « fine bouche », de vagues réflexions du style « moins bon
que le précédent »… Comme si un rock-critique pouvait en quarante minutes juger
des mois de travail et de recherche! Mais un Beatles ou un Manset, c’est une
chambre au petit matin : on ouvre un œil et on ne voit rien ; pourtant, au bout
de quelques secondes, les contours apparaissent et la lumière traverse les
interstices des volets. Comme de coutume Manset supervise l’album d’un bout à l’autre. En effet,
pour lui, disque, pochette, notes complémentaires, logo, etc. forment un tout
et il ne serait question de négliger le moindre détail. C’est pourquoi la
pochette de « 2870 » a été réalisée par Hipgnosis. Elle pourra sembler mystérieuse
au le public français, habitué à la traditionnelle photo du chanteur,
recto-verso ! Superbe enveloppe que l’on admire, que l’on tourne et retourne
avant d’oser la desceller… et la déceler. A l’intérieur, deux portraits encadrés de noir, et les textes, bien sûr. Une production qui domine toute la scène française depuis exactement dix
ans Deux ans sont si longs qu’on aurait tendance à regarder chaque nouvel album
comme un rare météore tombé d’une planète magique et mystique ! Mais je ne suis
pas martien, je vous parlerai donc de ce disque en termes clairs… 2870 est un édifice splendidement équilibré : quatre titres se partagent la
première face, tandis que la seconde est aux trois- quarts occupée par la pièce
maîtresse qui a donné son nom à l’album. Le côté magique de Manset est sans
doute de toujours savoir prononcer des phrases quasi-religieuses sans qu’elles
sonnent de façon bizarre… Dans un tout autre ordre d’idées, Léo Ferré a
toujours su rendre poétiques les mots les plus bassement matériels. L’art de
Manset est de pouvoir dire « je suis Dieu »sans que quiconque puisse tiquer, à
tel point qu’on ne sait s’il s’agit d’athéisme ou de profonde religion. « Jésus
», qui ouvre l’album en est la plus exacte illustration : « Serais-tu devenu
sourd, sourd… Laisse-toi tomber des nues » Très dure réalité, courageux, clairvoyant, il ose déclarer : «Tes disciples… t’appellent au secours / T’as pas le temps de leur faire de
discours.. » Sans haine contre personne, Manset ne fait que constater. Sans se chercher
de bouclier, il s’adresse directement à qui de droit : «Tu m’as bien compris de
travers ». Lorsque je parle de l’équilibre parfait de ce « Manset 1978 », la meilleure
preuve en est cette succession de couleurs / réflexions : – « Jésus », non pas amer mais lucide. – « Le Pont », par contre, riche d’espoir et d’amour. Puis revient la froideur implacable dans ce qui est sans doute son texte le
plus violent… UN HOMME, UNE FEMME Faisant corps avec ce texte écrasant et irréversible
car, une fois de plus, il constate l’évidence sans proposer de parade au
destin, une guitare vous déchire… Une guitare qui semble tout droit issue d’«
Electric Ladyland ». « Attends qu’il te condamne à vivre encore / Avec sa marque sur le corps » Plus dure que la mort, cette condamnation à vivre avec une plaie sournoise
au fond du cœur. Pire que la haine, le mépris et l’abandon conduisent tout
droit à l’amour, à la tendresse et aux larmes, tout ce qui émaillé la chanson
suivante. « Amis » termine cette face, douce et déchirante tour à tour. Lorsque
l’esprit devient boussole folle, lorsque la vie a perdu toute direction, toute
raison d’être… « A quoi sert d’aimer s’il faut le dire, le répéter » 2870 pièce maîtresse de près d’un quart Manset a toujours su évoquer le passé, le futur et le surréel de façon si
précise que c’est celui qui l’écoute qui le rejoint et baigne harmonieusement
dans le théâtre ainsi créé. Beauté et puissance des contrastes ; l’enfant seul
et condamné, sans défense contre les tours immenses, le froid et le silence.
Des images merveilleuses : « Un navire ancré dans le ciel / Une ville en verre » Une atmosphère infernale et envoûtante qui débouche logiquement sur
l’apaisement du dernier titre. Si le cosmos entier n’est qu’un assemblage divin où le malheur n’est que la
raison d’être du bonheur, Manset, maître du mot et du contraste, achève son
édifice par un festival d’ombres et de soleils, où voisinent l’âme heureuse et
les femmes merveilleuses avec l’âme noire et la sinistre mémoire.
L’enfant-symbole de pureté est à nouveau présent, malgré l’impossible retour en
arrière pour réparer ce qui a été saccagé à jamais. L’impression qui se dégageait de ce Manset, si l’on veut vraiment « l’étiqueter
», est qu’il semblait différent des précédents. Différent, tout d’abord, par un
son « 1978 » (voir « Le Pont ») alors que tous les autres baignaient dans une
atmosphère typiquement Manset, indépendamment de toute influence temporelle ;
différent aussi par les textes qui évoluent dans un univers sans doute
abordable par un plus large public.