2870

"2870" (1978)

Jésus. Le pont. Un homme une femme. Amis. 2870.Ton âme heureuse.

PATHE-MARCONI, 30 cm; 2C068- 14482/A.

Oui, bien sûr, on ne peut pas dire de Manset qu'il écrit des chansons, comme on le dirait de Lavilliers, de Béranger ou de Brassens, ni que ses textes aient une prétention littéraire (ou simplement une organisation logique) qui leur per­mettraient d'exister sans la musique. A part quelques idées très claires, comme ce : « A quoi sert d'aimer, s'il faut le dire », qui est un discours en soi, la plupart des mots sont comme des musiques pour l'esprit qui flot­tent sur le grand mouvement de la musique tout court. C'est un assez extraordinaire disque de musique, avec des réussites plus spectaculaires que d'autres, comme ce  « Un homme, une femme », dont le caractère dynamique vaut bien l'espèce de malaise qui naît à l'écoute de « 2870 ». Artisan solitaire, comme on le sait, de cet éton­nant monde sonore, de cette couleur instrumentale savamment travaillée en studio (comme Velasquez travaillait ses verts), Manset est sans doute un cas unique d'« auteur disco­graphique » qui ne peut se réaliser qu'à l'abri des scènes et du public. C'est un alchimiste électro­nicien qui sait fabriquer de la musique vivante.

Magazine "Chanson" (1978)
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2870, par Manset.
Par Gaston LAURENT  (Jours de France n°1209 – 11-17/02/1978)

Il a été toujours très en avance sur son temps,  c'est-à-dire notre temps, et sans doute Manset est-il le  compositeur qui utilise  le mieux tout ce que l'électronique  a mis aujourd'hui au service de la musique.
«  Deux  mille huit  cent soixante-dix », titre vedette de son nouvel  album  chez Pathé,  en est la parfaite  illustration sonore.  Et il ne laisse à personne  le  soin  d'en  revendiquer la paternité puisqu'il en est à la fois le compositeur, l'auteur,  «l’orchestrateur»  et le «mixeur» ...  Comme il  l'est d'ailleurs  tout  au  long  de ce surprenant  33 tours. Surprenant, non pas que cette  œuvre nous étonne de la  part de Manset, mais nous pensions, à l'audition de ses dernières gravures, qu'il était arrivé à un point où  l'inspiration trébuche et  devient  routine. Il n'en est donc rien. « 2870 » -à lui seul - ne dure pas moins de quatorze minutes. Bonnes  à  écouter ... et à méditer.

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Au premier coup d'œil : la classe — une pochette signée Hipgnosis; on pense à un micro d'abord, puis l'on devine les traits d'un visage derrière un masque d'escrime.
Manset, le masque, le mur, l'impénétrable... « Et je parle peu, personne ne sait où je vis/Y'a que  mon ombre qui me suit... » Des photos de ville, grisâtres, froides et troubles, ambiguës. Manset,
Gérard a toujours le même regard, de plus en plus décavé hirsute, ses poils ont encore  poussé, ses traits sont plus marqués. Sur la deuxième pochette intérieure, il y a les paroles. Dans la troisième, le disque enfin. Chez n'importe qui d'autre (à l'exception peut-être des plus grands, un Wonder, un McCartney ou un Lennon) on renâclerait à ce fastidieux déshabillage, on prétendrait que ce n'est plus un disque mais un emballage, luxueux peut-être, mais superflu. Mais n'est-ce pas le comble du raffinement : un Manset se mérite et se protège.
Tout porte à croire que Manset ne réussit vraiment qu'un album sur deux : le premier fut le brouillon d'une carrière, chaque chanson y était une promesse à tenir ; puis il y eu « La Mort d'Orion » qui brûlait les étapes, premier chef-d'oeuvre français de l'ère post-beatlessienne. Longue période abyssale, traversée du désert, voyage en solitaire au bout duquel « Manset » (sans titre) servit d'exorcisme l'album le plus immédiat et le plus bancal :
Manset s'entête encore à vouloir tout faire, il bricole. Mais il y a « Jeanne » un chef-d’œuvre encore
et le lien entre l'ancienne et la nouvelle ère, il entrevoit le chemin.
Avec « Y'a Une Route », il le trace de façon éclatante : finis les tâtonnements ; il y a dans ce disque la folle démesure d'« Orion » avec une maîtrise technique toute nouvelle ; une apogée
demeurée inégalée.
« Rien à Raconter » porte trop bien son titre, mais parmi quelques morceaux plutôt bâclés « Cheval Cheval » permet d'espérer. On est enfin récompensé.
« 2870 » est la suite logique de « Y'a Une Route ». En moins impressionnant moins d'aventure, ou peut-être de notre part, vieux admirateurs exigeants sinon inconditionnels, une certaine accoutumance à un style qui, s'il est toujours aussi personnel, nous apparaît aujourd'hui moins radicalement nouveau. Mais qu'importe ! Cela veut surtout dire qu'il existe désormais un « son » Manset immédiatement reconnaissable, inégalé sinon inimitable.
Manset pousse l'usage du studio (le sien) en des régions inexplorées, il force les procédés jusqu'à l'absurde, jusqu'à les totalement dénaturer, jusqu'à la rupture et la dysfonction dans l'exagération : réverbération énorme, spatialisation exagérée, détails hypertrophiés... il en est parfois de même pour les instruments, comme l'usage perverti de l'accordéon sur « Amis », et le traitement de
« 2870 » (le morceau) dans son intégralité : de la basse presque absente, caverneuse, mais sous-jacente, viscérale, au riff à la fois lourd, lancinant et pourtant jamais identique à lui-même, une rythmique à la pesanteur disco et des violons dont on ne peut dire s'ils sont acoustiques ou électroniques ou les deux trafiqués, harmonies irradiées. Morceaux de rock-fiction sur ces stridences et cette scansion qui étaient la découverte de « On Sait Que Tu Vas Vite ». Un quart d'heure d'intense pulsation : tension, dégradation, tension, fascination. C'est extatique.
Manset, c'est l'ambiguïté, la dualité, les faux départs et les fausses fins, le tout dans l'unité de l'intériorité « Pas moyen de se défendre/sans voir du pont, le pont se fendre », c'est ce qu'il chante, même si le texte imprimé dément.
Ambiguïté entre le rock et la chanson, entre la violence et la sérénité (jamais réalisée), la misogynie et la tendresse : ambiguïté dans la construction des phrases, avec des emboîtements de bribes et de propositions : « Amis/plus jamais peut-être/nous n'aurons/dimanches et fêtes/s'en iront... » des fuites de langage, des malversations. C'est somptueusement incongru.
« 2870 » occupe les trois quarts de la seconde face. Que dire des autres morceaux ? Pas de faiblesses, seulement quelques réminiscences de chansons antérieures : « Jésus » est la suite du « Golgotha » du premier disque, « Un Homme Une Femme » a des accents wondériens, les mélodies sonnent Manset, qui s'en plaindrait ? C'est presque parfait. —

JEAN-MARC BAILLEUX. (Rock & Folk n° 134 / Mars 1978)