Oui, bien sûr, on ne peut
pas dire de Manset qu'il écrit des chansons, comme on le dirait de Lavilliers, de Béranger ou
de Brassens, ni que ses textes aient une
prétention littéraire (ou simplement une organisation
logique) qui leur permettraient d'exister sans
la musique. A part quelques idées très
claires, comme ce : « A quoi sert d'aimer, s'il faut le dire », qui est un discours en
soi, la plupart des mots sont comme des musiques
pour l'esprit qui flottent sur le grand
mouvement de la musique tout court. C'est un assez
extraordinaire disque de musique, avec des réussites plus spectaculaires que d'autres, comme ce
« Un homme, une femme », dont le caractère
dynamique vaut bien l'espèce de malaise qui
naît à l'écoute de « 2870 ». Artisan solitaire, comme on le sait, de cet étonnant monde sonore, de cette couleur instrumentale savamment travaillée en studio (comme Velasquez travaillait ses verts), Manset est sans doute un cas unique d'« auteur discographique » qui ne peut se réaliser qu'à l'abri des scènes et du public. C'est un alchimiste électronicien qui sait fabriquer de la musique vivante.
Magazine "Chanson" (1978)
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2870, par Manset.
Par Gaston LAURENT (Jours de France n°1209 – 11-17/02/1978)
Il
a été toujours très en avance sur son temps, c'est-à-dire notre temps,
et sans doute Manset est-il le compositeur qui utilise le mieux tout
ce que l'électronique a mis aujourd'hui au service de la musique.
«
Deux mille huit cent soixante-dix », titre vedette de son nouvel
album chez Pathé, en est la parfaite illustration sonore. Et il ne
laisse à personne le soin d'en revendiquer la paternité puisqu'il
en est à la fois le compositeur, l'auteur, «l’orchestrateur» et le
«mixeur» ... Comme il l'est d'ailleurs tout au long de ce
surprenant 33 tours. Surprenant, non pas que cette œuvre nous étonne
de la part de Manset, mais nous pensions, à l'audition de ses
dernières gravures, qu'il était arrivé à un point où l'inspiration
trébuche et devient routine. Il n'en est donc rien. « 2870 » -à lui
seul - ne dure pas moins de quatorze minutes. Bonnes à écouter ... et
à méditer.
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Au premier coup d'œil : la classe — une pochette signée Hipgnosis; on
pense à un micro d'abord, puis l'on devine les traits d'un visage
derrière un masque d'escrime.
Manset, le masque, le mur,
l'impénétrable... « Et je parle peu, personne ne sait où je vis/Y'a
que mon ombre qui me suit... » Des photos de ville, grisâtres, froides
et troubles, ambiguës. Manset,
Gérard a toujours le même regard,
de plus en plus décavé hirsute, ses poils ont encore poussé, ses
traits sont plus marqués. Sur la deuxième pochette intérieure, il y a
les paroles. Dans la troisième, le disque enfin. Chez n'importe qui
d'autre (à l'exception peut-être des plus grands, un Wonder, un
McCartney ou un Lennon) on renâclerait à ce fastidieux déshabillage, on
prétendrait que ce n'est plus un disque mais un emballage, luxueux
peut-être, mais superflu. Mais n'est-ce pas le comble du raffinement :
un Manset se mérite et se protège.
Tout porte à croire que
Manset ne réussit vraiment qu'un album sur deux : le premier fut le
brouillon d'une carrière, chaque chanson y était une promesse à tenir ;
puis il y eu « La Mort d'Orion » qui brûlait les étapes, premier
chef-d'oeuvre français de l'ère post-beatlessienne. Longue période
abyssale, traversée du désert, voyage en solitaire au bout duquel «
Manset » (sans titre) servit d'exorcisme l'album le plus immédiat et le
plus bancal :
Manset s'entête encore à vouloir tout faire, il bricole. Mais il y a « Jeanne » un chef-d’œuvre encore
et le lien entre l'ancienne et la nouvelle ère, il entrevoit le chemin.
Avec
« Y'a Une Route », il le trace de façon éclatante : finis les
tâtonnements ; il y a dans ce disque la folle démesure d'« Orion » avec
une maîtrise technique toute nouvelle ; une apogée
demeurée inégalée.
«
Rien à Raconter » porte trop bien son titre, mais parmi quelques
morceaux plutôt bâclés « Cheval Cheval » permet d'espérer. On est enfin
récompensé.
« 2870 » est la suite logique de « Y'a Une Route ».
En moins impressionnant moins d'aventure, ou peut-être de notre part,
vieux admirateurs exigeants sinon inconditionnels, une certaine
accoutumance à un style qui, s'il est toujours aussi personnel, nous
apparaît aujourd'hui moins radicalement nouveau. Mais qu'importe ! Cela
veut surtout dire qu'il existe désormais un « son » Manset
immédiatement reconnaissable, inégalé sinon inimitable.
Manset
pousse l'usage du studio (le sien) en des régions inexplorées, il force
les procédés jusqu'à l'absurde, jusqu'à les totalement dénaturer,
jusqu'à la rupture et la dysfonction dans l'exagération : réverbération
énorme, spatialisation exagérée, détails hypertrophiés... il en est
parfois de même pour les instruments, comme l'usage perverti de
l'accordéon sur « Amis », et le traitement de
« 2870 » (le
morceau) dans son intégralité : de la basse presque absente,
caverneuse, mais sous-jacente, viscérale, au riff à la fois lourd,
lancinant et pourtant jamais identique à lui-même, une rythmique à la
pesanteur disco et des violons dont on ne peut dire s'ils sont
acoustiques ou électroniques ou les deux trafiqués, harmonies
irradiées. Morceaux de rock-fiction sur ces stridences et cette
scansion qui étaient la découverte de « On Sait Que Tu Vas Vite ». Un
quart d'heure d'intense pulsation : tension, dégradation, tension,
fascination. C'est extatique.
Manset, c'est l'ambiguïté, la
dualité, les faux départs et les fausses fins, le tout dans l'unité de
l'intériorité « Pas moyen de se défendre/sans voir du pont, le pont se
fendre », c'est ce qu'il chante, même si le texte imprimé dément.
Ambiguïté
entre le rock et la chanson, entre la violence et la sérénité (jamais
réalisée), la misogynie et la tendresse : ambiguïté dans la
construction des phrases, avec des emboîtements de bribes et de
propositions : « Amis/plus jamais peut-être/nous n'aurons/dimanches et
fêtes/s'en iront... » des fuites de langage, des malversations. C'est
somptueusement incongru.
« 2870 » occupe les trois quarts de la
seconde face. Que dire des autres morceaux ? Pas de faiblesses,
seulement quelques réminiscences de chansons antérieures : « Jésus »
est la suite du « Golgotha » du premier disque, « Un Homme Une Femme »
a des accents wondériens, les mélodies sonnent Manset, qui s'en
plaindrait ? C'est presque parfait. —
JEAN-MARC BAILLEUX. (Rock & Folk n° 134 / Mars 1978)